Jacques Novelli, revenu vers midi au couvent des frères prêcheurs, s'en alla droit à la bibliothèque, en grande hâte et très désireux de ne rencontrer personne dans les couloirs tant il craignait, en l'état où il était, les regards de compassion et les paroles à dire. Parvenu sans encombre dans son gîte il poussa derrière lui le verrou avec un soulagement de pourchassé enfin à l'abri, puis s'avança dans la pénombre familière et laissa aller la tête dans ses bras contre le rebord de la cheminée. Il lui fallait maintenant raccommoder son esprit défait par les blessures subies aux funérailles de son oncle, autant que par la déchirante amitié de Salomon d'Ondes, miraculeusement offerte à l'instant le plus noir de sa débâcle. Car l'émotion éprouvée aux paroles du juif était en vérité un alcool aussi fort que sa rage contre les nobles. Elle ne l'enivrait pas moins, et sans doute l'emportait-elle dans des tumultes plus profonds et plus durables que les grimaces de ces gens gonflés de grands airs et de fiel qui avaient sali sa matinée. Ceux-là lui apparaissaient déjà comme de vieilles défroques négligeables: le premier vent après la tempête qui le tourmentait encore aurait tôt fait de les disperser. Mais comment tempérer l'emballement de fraternité que Salomon d'Ondes avait débridé en lui? Il en tremblait à se rompre. Il se prit à désirer mourir un jour pour cet homme en quelque bataille héroïque. «Jamais de ma vie personne ne m'a tendu si bonnement, si simplement la main», se disait-il. Il s'en émerveillait et s'effrayait aussi d'être indigne d'un pareil cadeau. Et chaque fois qu'il essayait de se ramener en chemin raisonnable, les sursauts de son coeur le poussaient à nouveau en rêve puéril.
Il fallait, pourtant, qu'il cesse de divaguer ainsi. Il se planta en tête l'absolue nécessité d'amener Salomon à la religion catholique. Pour cela il prierait jusqu'à perdre la voix, il jeûnerait jusqu'à la transparence, mais il ne laisserait pas son seul ami véritable hors de l'amour de Dieu. Cette résolution fermement renouvelée l'apaisa. Il s'en alla rallumer les deux chandelles aux coins du lutrin et resta un long moment les mains posées sur la reliure du registre d'inquisition où étaient tant de pauvres vies, de peurs, d'erreurs, d'errances, tant de dure justice et si peu de pitié. Il avait beaucoup négligé son travail, ces derniers jours. Sa charge de juge ecclésiastique ne lui pesait plus guère maintenant, tant il était décidé à s'en délivrer, mais il ne pouvait pas se conduire en fuyard. Les procès en cours devaient être menés jusqu'à leur terme. Il voulut donc s'obliger à l'étude et se mit à feuilleter les comptes rendus des interrogatoires qu'il avait autrefois imposés à des malchanceux sans envergure. Autrefois? Il lut, sur la page inachevée au milieu du cahier, la date écrite à la plume grasse par frère Pélisson et soulignée d'un trait de règle: «l'an du Seigneur 1321, le neuf du mois d'avril». Il y avait moins de trois semaines. En ce temps-là son coeur ne s'emballait pas au nom de Stéphanie, Salomon d'Ondes vendait du drap rue Jouzaigues, Arnaud vivait et lui-même allait tous les jours au Château Narbonnais condamner sans grand souci des malfaiteurs épouvantés. Dix-huit jours étaient passés, à peine le temps que les bourgeons verdissent. Il dit à haute voix la dernière question qu'il avait posée à un certain Jean de la Borde, pauvre bouvier accusé d'hérésie manichéenne. La phrase sonna comme une outre vide à ses oreilles. Il la répéta d'une voix plus sonore et pénétrée. Une envie de rire très amère lui vint. Quel homme était-il donc dans cette vie lointaine où il travaillait dur et ne rêvait jamais? Il se souvint de son grand corps maigre et tremblant d'un rien, de son esprit sans cesse irrité par les sots et les timides qui ne savaient parler clair, prompt à se scandaliser des manquements aux règles pieuses, férocement ancré dans la stricte logique, soucieux jusqu'à la hargne de ne point se salir les mains ni les vêtements, sans amour d'aucune sorte sauf pour l'implacable Dieu de gloire qui le tenait en laisse. «Quelle foudre a donc réduit en cendres cet homme que je fus, et par quel miracle suis-je pourtant vivant, charnu, souffrant, joyeux? se disait-il, parcourant les feuillets du registre et retrouvant de-ci de-là des lambeaux de sa vieille peau bavarde et sèchement sonnante. Comment ai-je pu vivre ainsi? Je suis mort, en vérité, et ressuscité. Mais d'où me vient cette vie nouvelle que je me sens dans ce coeur, dans cette tête dévastés? Novelli le juge cachait si bien ses souffrances qu'il pouvait se croire invulnérable dans sa foi. Moi j'ai l'âme meurtrie, saignante, et je ne suis plus sûr de rien. Novelli le juge était un terrifiant pourfendeur de renégats. Moi je suis un homme de chair enragé d'amour. Novelli le juge se voulait droit. Je m'espère bon. Il voulait mériter les honneurs promis. Je les ai découverts haïssables. Suis-je plus heureux que lui? Non. Mais Dieu m'est témoin que j'aimerais mieux courir les bois comme un loup jusqu'à crever de soif et de misère plutôt que de me voir pape dans la carcasse de Novelli le juge.» Il ferma le cahier et s'en alla pousser du pied les bûches à demi consumées dans la cheminée. Le feu bondit en un soudain ronflement. Il le contempla longtemps, à nouveau rêveur, et se mit à répéter en lui-même: «la vie, la vie», ce seul mot à chaque souffle de sa poitrine, cherchant dans sa simple musique la saveur d'un sens impossible à dire.
Des bruits tout proches, dans le couloir, le ramenèrent brusquement au monde. Il s'entendit appeler, reconnut la voix de frère Bernard Lallemand et ouvrit la bouche pour demander qu'on le laisse en paix, mais avant qu'il ne parle l'autre lui dit, avec la fausse jovialité dont on accable parfois les malades, que maître Salomon d'Ondes était là et l'invitait à une promenade à l'orme de l'Oratoire. Aussitôt, le coeur tonnant, il se précipita, entrebâilla la porte et risqua sa figure, cherchant du regard son ami très cher. Il avait l'air d'un homme que l'on vient de tirer du sommeil.
– Pardonnez-moi, lui dit Salomon, l'air embarrassé et souriant à peine, si vous désirez rester seul nous reviendrons plus tard.
– Non, non, répondit vivement Novelli. Oh, Vitalis, vous êtes là aussi?
Le bateleur hocha la tête avec une vigueur rieuse et frère Bernard fit de même contre son épaule, en le poussant du coude. Ces deux compères et le juif, dans la pénombre du corridor, avaient dans les yeux une chaleur d'amitié émouvante, un peu craintive. Novelli, les voyant ainsi gauchement plantés, fut pris de petits sanglots illuminés et vint vers eux, les mains tendues. Alors les autres, rassurés, se détendirent soudain et voulurent tous parler en même temps.
– Je vais à la cuisine chercher du pain et du fromage, dit frère Bernard, et peut-être un tonnelet de vin, si vous le permettez, mon Jacques. Il fera bon boire et manger sous l'orme. Attendez-moi, cria-t-il, courant déjà par les couloirs.
– Je ne suis pas allé au pré de l'Oratoire depuis le temps où j'y accompagnais monseigneur Arnaud, dit Salomon. L'envie m'est venue, tout à l'heure, d'y retourner en votre compagnie. N'est-ce pas une bonne idée? Vous avez grand besoin, maître Novelli, de soleil bête, de vin frais et de palabres sans conséquence. J'ai appris la médecine autrefois, et je sais les bons remèdes pour les gens en votre état.
Vitalis se faufila entre eux et ferma la porte de la bibliothèque, à grands gestes de pitre précautionneux.
– Il ne faut pas que vos philosophies sortent de là, dit-il, l'index devant la bouche, sinon elles vont nous suivre et nous gâcher le plaisir.
Novelli et Salomon d'Ondes rirent ensemble et leurs éclats sonnèrent si joyeusement que frère Bernard Lallemand, revenant de l'office avec un baluchon de victuailles, se mit à rire aussi, sans autre raison que le contentement de ses compagnons.
Ils sortirent du couvent en se bousculant comme quatre écoliers en baguenaude. Jacques n'avait jamais connu ce bonheur d'oiseau libéré qu'il éprouvait soudain, au milieu de ses compères. Frère Bernard, marchant à ses côtés par les ruelles et sentant pour la première fois de sa vie cet homme tant admiré à hauteur de son âme simple, le regardait respirer l'air poussiéreux, l'écoutait dire des sottises avec les autres, et l'envie lui venait de hurler de joie, de montrer à tout le monde son maître comme un miraculé. «Quel brave fou», se disait-il chaque fois que Novelli frôlait une fille avenante en faisant mine de n'y point prendre garde, «et quel jour béni!». Ils sortirent de la ville par la poterne des Pénitents Blancs, longèrent un moment le rempart, s'en éloignèrent au travers d'un verger resplendissant. Quand ils furent en vue du pré, Vitalis se mit à courir à grands bonds de jeune chien vers la fontaine de vieille pierre et le vaste feuillage de l'orme. Jacques le suivit, courant aussi, se saoulant de vent et de soleil, et le gros moine s'essouffla derrière, riant et criant, tenant le bas de son froc haussé jusqu'aux genoux, la bedaine ballotante et le baluchon lui battant le dos. Parvenus dans l'ombre des branches, haletants, radieux, ils regardèrent le rempart ocre, au loin, les vignes pentues, les arbres fleuris, et Salomon qui venait à son pas, beau et lent comme un patriarche accoutumé aux longues routes. Frère Bernard s'accroupit pour dénouer le linge où étaient les provisions. Il débonda le tonnelet dans le bruissement du feuillage sous la brise, le tendit à Novelli et lui dit, avec un air d'audace éclatante:
– Tiens, bois.
Il osait lui offrir du vin pour la première fois, et pour la première fois le tutoyer. Jacques eut un rire espiègle au dedans, mais s'appliqua à ne point remarquer ces nouvelles manières et but quelques gorgées à la bonde, si maladroitement que sa bouche déborda. Sa figure en fut sillonnée de ruisseaux, il s'étrangla, toussa, rota, rendit son tonnelet au moine en le remerciant d'une voix mourante, mais digne. L'autre, avant de boire à son tour, la face énormément épanouie, leva à deux mains le petit fût luisant au-dessus de sa tête, comme pour trinquer avec le ciel, en murmurant un benedicite très familier. Vitalis le Troué vint vers Novelli en faisant tinter de la monnaie dans sa main et dit:
– Voulez-vous jouer avec moi, monseigneur?
Comme l'autre, perdu de confusion, avouait n'avoir, de sa vie, manié les dés ni les cartes:
– Mon jeu n'est pas de hasard, dit encore le bateleur tout à coup environné de petits soleils argentés, jetés en l'air d'un coup de pouce. Chacun de nous jongle avec quatre deniers. Vous en tombez un. Il me revient, mais je dois le risquer. Me voilà donc jonglant à cinq deniers, et vous à trois. Vous en tombez un autre. Il me revient aussi. J'en lance six et vous deux. Il vous est alors facile de ne plus perdre, et moi jonglant à six deniers j'ai grand-peine à conserver mon gain. Vous attendez ma faute et regagnez bientôt un denier, puis un autre. C'est un amusement honnête et de sens infini. Plus on le pratique, plus il enseigne.
– Ne l'écoutez pas, c'est un tricheur, dit Salomon, arrivant sous l'orme.
Le juif sourit, malicieux, s'assit dans l'herbe, but au tonnelet à petits coups prudents, attentif à ne point perdre une goutte, le reboucha soigneusement et se trancha une tartine de pain bis.
– Premier degré de la sagesse, répondit Vitalis en jonglant à huit deniers avec une agilité de maître bouffon. Vous perdez, je gagne, et je gagne encore. Vient l'instant où je suis trop riche. L'excès de biens me fait basculer en pauvreté. C'est la loi du Ciel: au plus haut du jour, la nuit commence. Deuxième degré de la sagesse: parce que vous avez perdu, vous voici maintenant gagnant. Le dénuement vous fait remonter en richesse. C'est la même loi du Ciel: le jour commence à minuit, au plus noir des ténèbres. Il est des milliers de degrés à gravir. On entrevoit, peu à peu, des ponts entre les sentiments contraires, d'étranges vérités sur les hauts et les bas, la vie et la mort, et l'on pressent que si l'on pouvait atteindre l'ultime sagesse du jeu, les deniers danseraient tout seuls dans le ciel. Nous n'aurions plus qu'à les contempler. Tenez, maître Novelli, je vous les rends. Je ne veux pas voler un inquisiteur qui boit du vin et rit aimablement aux jongleries d'un bateleur.
Il lui tendit sa main pleine de pièces et Novelli, ébahi, rougissant, joyeux, s'aperçut que sa bourse, à sa ceinture, était ouverte et vide.
– N'est-ce pas qu'il parle bien? dit frère Bernard, les joues gonflées de mangeaille et le regard empli de merveilles. Mais tu as beau dire, Vitalis, ajouta-t-il après boire, ta parabole n'est pas juste. Je n'ai jamais vu un noble, en ce monde, tomber par excès de richesse en misère de serf, ni un serf anobli pour trop de pauvreté.
Il éclata de rire, à demi saoul déjà, et secoua Novelli d'une bourrade lourdement assénée. L'autre le rabroua. Les yeux du moine, alors, tombèrent en soudaine contrition, et il s'empressa d'offrir à son maître une tranche de pain tartinée de fromage.
– Je ne parle pas pour ce monde, dit Vitalis d'un ton de parade foraine. Je méprise ses lois, j'exècre ses principes, je conchie sa gloire. Et vous, monseigneur Novelli?
– Des haines m'y tiennent, répondit Jacques la bouche pleine. Mais elles s'éteindront bientôt, si Dieu veut. En vérité, le souci de justice m'y tient aussi. J'aime les hommes, et je les voudrais bons. Je suis sans doute très orgueilleux. Le fromage est parfait, frère Bernard.
– J'ai pris aussi des galettes sucrées, murmura l'autre, en confidence.
– Non, je ne parle pas pour ce monde, dit Vitalis, comme s'il s'adressait aux herbes du pré. Je parle pour la vie qui tourne et qui bat dans nos corps, et nous monte à la tête, et nous descend au ventre, et sans cesse nous affûte des envies basses, de hauts désirs. Dans ce monde ne bougent et ne bataillent que des apparences. On ne peut s'y préoccuper que de ruser pour survivre, de parer les coups, de fuir ou de mordre quand on se sent menacé. Seuls, les puissants et les grands brigands confondent la vie et le monde. Ils sont fous: ils croient que pour atteindre le paradis il suffit de poser son cul sur la tête des pauvres et de les cravacher pour les pousser au ciel.
– Ce matin, à la cathédrale, dit Novelli, les gens m'ont fait peur. Ils m'ont semblé plus vides d'âme que le corps de mon oncle Arnaud dans son cercueil. Une sorte de mort terrible, que je n'avais jamais pressentie, glaçait la face des nobles, rôdait dans les bavardages des petits notables et pesait même, par malheur, sur la nuque des clercs. Tous étaient comme des diables polis. Je les croyais ensorcelés. Rien de libre ne vivait en eux, rien d'abandonné, ou de simplement espérant.
– Ce qui rend effrayants les masques du pouvoir est l'irrémédiable absence d'amour, dit Salomon.
– C'est pourquoi je ne veux plus être de ces hommes qui gouvernent leurs semblables.
– Hé, que nous chantes-tu là, Jacques? dit frère Bernard. Il faut aux peuples des âmes bien trempées comme la tienne pour tracer les chemins et nous guider en bon ordre, sinon nous ne serions que des bêtes perdues. Je t'interdis de penser encore à déserter les honneurs qui te viennent. Bois, frère, tu en as grand besoin.
– Je ne sais si des maîtres sont nécessaires aux villes, aux pays, aux rêves de chacun, dit Vitalis, mais s'ils doivent être, pour que la vie n'en souffre pas trop il faudrait les tenir à l'écart dans des léproseries de grande allure, comme des gens dangereux et dignes de pitié. Car l'absence d'amour sur leur figure, quand ils parlent au peuple, fait d'eux les plus misérables parmi les hommes. Et certes, si nous devons nous garder, par charité, de maudire leur malheur intime, au moins conviendrait-il de ne point vanter ces infirmes comme les meilleurs d'entre nous.
– Jacques et moi ne comprenons rien à tes discours, dit frère Bernard, se levant à grand-peine de l'herbe tiède où il commençait à somnoler. Jouons aux deniers, Vitalis.
Un grand rire silencieux secoua Salomon couché contre l'orme, les doigts croisés sur le ventre. Il dit au bateleur, les yeux brillants de larmes joyeuses:
– Tu as mal fermé la porte de la bibliothèque, tout à l'heure. Les philosophies sont sorties. Sales bêtes! Elles chatouillent, elles irritent. Heureusement, le vin les effraie.
Il se redressa pour boire quelques goulées gourmandes au tonnelet. Novelli sourit et se laissa prendre un moment à la douceur de la brise. Sur une pierre plate en lisière du pré, un moine et un soldat jouaient aux échecs, penchés face à face sous un pommier en fleurs, comme pétrifiés en un salut réciproque. Un couple d'adolescents s'arrêta un instant pour contempler l'échiquier, puis s'en fut en se piquant de paroles gaies vers la chapelle en ruine environnée d'oiseaux. La fille semblait plus amoureuse que son compagnon, plus impatiente d'atteindre l'abri des murailles éboulées. «Ils ont déjà fait l'amour ensemble, se dit Novelli. Cela se voit: elle a le désir heureux, et lui va sans fièvre à ce plaisir qu'il a déjà goûté.» Il pensa à Stéphanie, s'imagina près d'elle sous l'orme, baisant sa joue et lui parlant légèrement pour la faire rire, parmi ses amis tranquilles et complices. Il se mit à chantonner, et vit bientôt ce bonheur ordinaire, dans la lumière vibrante des vignes et des arbres au lointain, aussi sublime qu'un mariage céleste. Il pensa qu'il ne vivrait jamais cela en cette vie, mais n'en fut pas mélancolique: il faisait beau, et son esprit était comme un jardin d'Eden.
Vitalis, près de lui, jonglait à sept deniers, et frère Bernard, qui faisait sauter un seul sou dans sa grosse main, essayait de troubler son compère en l'accablant de moqueries. Jacques s'en amusa un moment, puis vint à se railler lui-même avec une indulgence ensommeillée. «Vis et dors et mange et va où Dieu te pousse, sans questions, se dit-il, ronronnant. La vérité tombe de l'esprit quand elle est mûre, comme le fruit de l'arbre. Elle n'est pas plus exprimable que la saveur d'une pomme. Il faut être bien extravagant pour s'escrimer à dire aux gens la saveur d'une pomme.» Il bâilla:
– J'ai soif.
Le tonnelet sonnait creux. Il s'en alla boire à la fontaine. Quand il revint, il vit que Salomon l'observait, les yeux mi-clos. Il se planta devant lui, les poings sur les hanches, et dit fièrement:
– Savez-vous que j'ai décidé de vivre simple et pauvre? Je me ferai bientôt moine mendiant. Ainsi, Dieu respirera librement entre nous, comme vous le vouliez.
– Il est une simplicité plus grande encore, plus belle et plus profonde que celle des mendiants, répondit le juif, se levant de sa sieste et s'époussetant les vêtements. Vous la découvrirez, maître Novelli, j'ai confiance en vous.
– Quoi, sans pouvoir d'aucune sorte, sans autre bien que ma main tendue, ne serai-je pas encore assez humble pour vous plaire tout à fait? Diable, faudra-t-il que j'aille nu par les routes?
– Non, non, dit Salomon, riant de bon coeur. N'ayez crainte. Je vous aime déjà beaucoup comme vous êtes.
Frère Bernard laissa tomber son dernier sou, distrait par un novice qui courait vers eux comme un dératé à travers le pré, en faisant de grands signes. Le moinillon, la figure embrasée, s'arrêta devant Novelli et lui dit, par bouts de phrases entre ses souffles rauques, qu'un serviteur du palais épiscopal était venu tout à l'heure au couvent avec un message de l'évêque. Gui de l'Isle désirait s'entretenir aussitôt que possible avec son frère Inquisiteur. L'affaire semblait urgente. Jacques, pris d'inquiétude soudaine, regarda Salomon et sans un mot s'en alla, laissant derrière lui ses amis très perplexes. Il vit le couple adolescent sortir ébouriffé de l'abri des ruines. Les deux jeunes gens, insouciants, s'alanguissaient encore l'un contre l'autre. Il les trouva haïssables, dans son angoisse revenue, et passa devant eux comme un furieux, en les repoussant du sentier, l'esprit noir et plaintif. «Il n'est aucune pitié en ce monde, se disait-il. A chaque heure de bonté répond un supplice nouveau. Impossible d'avoir confiance en Dieu. Il ne nous distrait de nos peines que pour mieux nous faire tomber dans ses trous.»
Un malheur était arrivé à Stéphanie: voilà la pensée qui lui cognait au crâne, à grands battements de sang. Quelle autre nouvelle méritait pareille urgence? Gui savait qu'il était amoureux d'elle. Il voulait le prévenir, en bon frère, craignant sans doute qu'il ne reçoive l'annonce du drame avec trop de douleur, s'il l'entendait d'un messager indifférent. Il franchit la poterne des Pénitents Blancs dans un courant d'air désert, loin devant le novice qui avait renoncé à marcher à son allure, et se mit à courir parmi le peuple des ruelles au travers d'un brouillard d'ombres et de lumières éblouissantes. Parvenu aux abords de la place Saint-Étienne, il s'efforça de tenir sa hâte en bride et de reprendre un maintien plus noble. Des moines et des hommes de peine s'affairaient devant la cathédrale, allaient et venaient par le portail ouvert à deux battants, chargeaient sur des chariots des tentures en longs rouleaux, des brassées de cierges et des faisceaux d'étendards qu'ils entassaient comme des fagots de branches. Il passa parmi eux sans être salué: nul n'osa, il avait l'air trop funèbre. En deux bonds il franchit le perron du palais épiscopal, monta par le vaste escalier de pierre à la chambre meublée de divans et de fourrures où se tenait d'ordinaire l'évêque. La porte était entrouverte. Il la poussa. Gui était accoudé à sa longue table, devant la fenêtre, perdu dans la contemplation de plans d'ogives et de flèches gothiques.
– Entre, dit-il mollement, sans relever la tête.
Les nouvelles n'étaient pas graves, Jacques en fut aussitôt certain. Si ce bien-aimé balourd avait eu à lui annoncer le malheur redouté, il se serait précipité à sa rencontre avec des mines de gros chien gémissant. Du coup, le monde lui parut à nouveau supportable. Il s'avança, méfiant. Alors Gui enroula ses parchemins, fit place nette devant lui, et souriant avec satisfaction, tendit ses mains baguées à son compère, disant:
– Jean le Hongre est perdu, mon bon. Assieds-toi, et sois content. Madame Stéphanie va bientôt revenir.
Novelli se posa lentement sur une chaise sans cesser de regarder l'évêque, une grande bousculade de questions en tête et les yeux encore inquiets. Gui de l'Isle jouit un moment du très rare contentement de tenir à sa merci ce frère un peu saint dont il se croyait méprisé. Il attendit, pour parler, de le voir froncer les sourcils et remuer impatiemment sur son siège. A l'instant où Novelli, exaspéré, prenait son souffle pour proférer une de ses méchancetés coutumières, il dit:
– Je ne comprendrai jamais par quel aveuglement, par quelle mollesse subite tu as pu croire que ce Hongre était digne de compassion, toi si lucide d'ordinaire, et si habile à juger les gens. Dieu sait qu'il est un assassin très encombrant. Avec un peu de bon sens politique, il aurait pu passer pour un guerrier: d'autres, de même tonneau que lui, ont vécu vieux et honorés. Mais ce morveux n'a pas plus de cervelle que de pitié. Je te le dis: il est perdu. Sais-tu ce qu'il a fait?
– Il a tué le curé de Castelsarrasin, répondit Jacques en grimaçant douloureusement. Et sans doute, aussi, le viguier.
– Tout juste, mon bon. Il les a égorgés lui-même en deux coups d'épée. Ce fut, paraît-il, très horrible.
Il dit cela avec un dégoût de mauvais comédien qui scandalisa Novelli. Une jubilation indécente brillait dans les yeux de l'évêque. Il haïssait le Hongre. Le pauvre fou serait bientôt traqué comme un loup par toutes les troupes du comté: voilà qui suffisait à asseoir largement sa figure joviale sur ses épaules. Jacques retint à grand-peine les paroles massacrantes qui lui venaient, baissa la tête, et jouant négligemment avec la croix de sa ceinture:
– A-t-on des nouvelles de Stéphanie?
– Pas la moindre. Mais si elle est raisonnable, elle ne restera pas auprès de son frère. Elle ne peut plus sauver personne.
– Elle m'a dit un jour que s'il le fallait elle mourrait avec lui pour ne pas le laisser seul paraître devant Dieu.
Jacques parla d'une petite voix tremblante, le front bas, pâle tout à coup, et suant de peur. Gui, le voyant bouleversé, vint s'accroupir devant lui, prit ses mains, chercha son regard, puis murmura:
– L'aimes-tu donc si fort? Veux-tu que j'envoie des hommes la chercher? Dis, veux-tu? J'ai là quelques estafiers qui peuvent partir sur l'heure.
– Elle ne les suivra pas.
– Hé, il faut savoir, parfois, enlever une femme. Mes gens ont assez de poigne pour te l'amener prestement. Crois-moi, elle renâclera peut-être mais plus tard, quand tu seras évêque, elle te rendra mille grâces de l'avoir sauvée.
Jacques releva la tête et regarda son frère de lait avec une stupeur effarée. Gui attendait de bonnes paroles, le visage tout froissé d'affection anxieuse.
– Tu ne me connais plus, lui dit Novelli. Tu es bon, tu es détestable, tu as grand souci de moi, et tu ne sais pas quel mal tu me fais de me vouloir ce bien.
Il posa les mains sur le visage de l'évêque, lui sourit avec un courage de désespéré. L'autre balbutia, les yeux mouillés:
– Jacques, Jacques, je ne sais pas ce qui se trame dans ta tête, tu me fais peur. Je suis un homme simple, moi, mes sentiments sont grossiers peut-être, mais quand je te vois comme tu es, je bénis le Ciel de m'avoir fait lourdaud. Tu grimpes trop haut dans la douleur, trop haut dans la bonté, j'ai peur de te perdre. Dis-moi, s'il te plaît, ce qui te rend si malheureux.
– Je ne serai jamais évêque, répondit Novelli. Je ne veux plus gouverner les gens. J'ai décidé de vivre dans la seule volonté de Dieu, sans pouvoir, libre, démuni de tout. Si je fais enlever Stéphanie par tes estafiers, je me conduis comme un vulgaire cul doré. Je renie le serment que je me suis fait, je perds mon âme, je meurs écrasé de honte. Et pourtant, il faut qu'elle vive et me rejoigne.
– Misère, misère, gémit Gui de l'Isle, tu es encore plus fou que je n'imaginais.
Ils se turent et s'enfoncèrent dans leurs pensées, accablés, indifférents aux pépiements des oiseaux au bord du toit, à la rumeur tranquille de la vie sur la place. Dame Grazide, passant sa tête ronde et fripée par la porte entrouverte, les vit ainsi: Jacques accoudé à la table, la tête penchée entre les épaules, et Gui, le front tourmenté, affalé sur la fourrure qui couvrait les dalles, contemplant le ciel bleu par l'étroite fenêtre. Elle entra, trotta vers eux sur la pointe des pieds, mais sa discrétion était feinte, comme d'habitude. Des rides malicieuses plissaient ses yeux, et le plateau qu'elle portait tintait comme une sonnaille d'agneau. Il était chargé de timbales d'argent, d'un cruchon de vin sucré et d'un monceau de galettes. Elle s'arrêta derrière Novelli, baisa sa chevelure et déposa près de lui ses gourmandises. Puis, satisfaite, elle croisa les doigts sous sa grosse poitrine et fit mine de s'éloigner.
– Grazide, lui dit Gui de l'Isle, que faut-il faire quand on ne peut accomplir un acte, et que cet acte, pourtant, est nécessaire?
– Confiance en Dieu, mon fils, répondit-elle.
Elle était sur le seuil et regardait ses hommes, rieuse, haussant à petits gestes les épaules et les bras sous ses seins lourds. Jacques tourna la tête vers elle, tout à coup ébahi comme s'il découvrait une évidence oubliée. Elle lui fit du bout des doigts un salut de grand-mère, dit:
– Ne laissez pas refroidir les galettes, elles sont moelleuses comme il faut, et sortit en laissant la porte entrebâillée. Gui ne l'entendit pas s'éloigner. Elle les épiait encore. «Elle règne sur nos vies comme au temps où nous étions enfants, se dit-il. Elle en sait sur nous peut-être plus que nous-mêmes.»
– Confiance en Dieu, murmura Novelli.
L'évêque, déjà, servait le vin, l'air renfrogné, en croquant un gâteau.
– Elle est aussi folle que toi, dit-il.
– Elle m'a remis sur mon chemin, tout va bien, Gui, tout va bien. Nous n'irons pas chercher Stéphanie. J'attendrai que s'accomplisse la volonté de Dieu.
Ils grignotèrent leur goûter et burent en silence. Quand Jacques se leva pour partir, il dit à Gui de l'Isle qu'il comptait écrire au pape pour lui demander de le délivrer de sa charge d'inquisiteur. Gui le supplia de réfléchir encore et lui fit promettre de lui confier la lettre. Il la ferait porter lui-même à Rome, par ses propres messagers, s'il ne parvenait pas à le convaincre de sa stupidité.
Dans l'escalier du palais, Novelli rencontra Grazide et l'étreignit si fort qu'elle poussa des cris de poule étouffée. Elle l'accompagna jusqu'au seuil du portail, le tint un moment enlacé, plaisanta sur sa bonne mine, puis le laissa aller et regarda son haut corps vigoureux s'éloigner dans la poussière de la place Saint-Étienne en rajustant ses cheveux blancs sous sa coiffe et murmurant une prière éperdue, comme une mère qui ne sait pas où va son fils.