15

Après avoir quitté les sentinelles au bord de la route, Novelli et ses compagnons s'engagèrent sur le sentier de Naurouze et cheminèrent sans un mot dans la rumeur d'un vent subit et le bruit cavalier des sabots sur les cailloux jusqu'à ce que leur apparaisse, au premier détour de la colline, un grand champ où gisaient les morts de la bataille. Alors ils s'arrêtèrent un instant sur la garrigue parmi les buissons bas et les touffes d'arbustes, inquiets et méfiants, semblables à des voyageurs égarés parvenus au bout du monde et contemplant, au-delà des terres sûres, les moissons de la Camarde.

– Vive Dieu, maître Novelli, dit Vitalis, grimaçant de dégoût, voilà de la belle oeuvre d'amour.

Stéphanie lui cracha une insulte sèche, baissa la tête comme un bélier et la première poussa sa monture dans le chemin qui longeait cette désolation.

Les cadavres partout abattus dans le pré étaient nus et semblaient innombrables. Certains saignaient encore sur l'herbe par d'abominables tranchées de viande, tous étaient couchés comme peut-être ils dormaient d'ordinaire dans leur lit, innocents et obscènes, offerts, gueule et ventre, ou bras et jambes batailleurs, montrant au ciel leur cul ou recroquevillés, la tête contre les genoux, pareils à des enfants avant de naître. Des hommes aux bottes lourdes, le poitrail à demi ceint de gilets délacés, allaient et venaient parmi eux, pioches et pelles sur l'épaule, les enjambaient en parlant de femmes et de solde, fouillaient des haillons entassés pour dénicher de-ci de-là, comme mendiants aux ordures, des ceinturons encore solides et des manches d'armes bien ronds en pogne. D'autres s'échinaient à creuser des fosses dans les replis du champ, environnés de sacs de chaux vive. Novelli, passant au bord de ces tombes sommaires, fit un grand signe de croix, courbé sur sa selle, en murmurant un bref miserere, mais ne s'attarda pas: il était trop préoccupé par Stéphanie qui allait devant, serrant au col son manteau que le vent menaçait d'emporter, et pressant sa mule sur le chemin montant. Frère Bernard, lui, fit halte. Jacques le vit s'agenouiller au bord d'un trou où l'on jetait des morts, et se mettre en prière. Son remords de n'avoir pas accompli lui-même ce nécessaire travail religieux en fut allégé, et il voulut s'inquiéter de ne laisser personne à la traîne, mais Vitalis et Salomon, qui avaient mis aussi pied à terre, étaient déjà loin derrière. Le bateleur tenait par la bride son cheval et celui du moine. Il attendait son ami. Le juif, penché sur un rocher au bord du sentier, s'appuyait sur un long bâton ramassé dans les broussailles pour contempler à ses pieds ces corps épouvantablement inoffensifs que l'on traînait par les chevilles, et qui avaient si rudement changé le cours de sa vie. Il avait l'air d'un berger méditatif. Novelli, le voyant ainsi, se sentit allègre et très confiant dans la bonté du bonhomme.

Il mit sa mule au galop pour rattraper Stéphanie. A mi-chemin de la cime, sur des caillasses en pente douce, brûlaient des feux que les coups de bourrasque échevelaient sous des chaudrons enfumés, attachés à des faisceaux de bâtons. Autour de ces soupes militaires, les soldats harassés qui installaient leur campement suspendirent un instant leurs gestes pour regarder passer, l'oeil allumé, cette fille à la chevelure dénouée, à la belle figure droite sur sa monture noire, qui tranchait fièrement le vent et chevauchait au-dessus d'eux sans paraître les voir. Quand le chêne double apparut au bout du chemin, elle bondit à terre et courut vers le sommet proche, agile et légère comme une bête effarouchée, tandis que Jacques s'arrêtait devant une tente plantée sous un grand pin. Là était le capitaine du sénéchal de Carcassonne qui avait conduit la bataille. L'homme était d'âge gris, large et vigoureux. Il trônait sur un coffre à l'abri de l'auvent de toile, le ventre largement ceinturé, et se faisait laver les pieds par un freluquet d'écuyer qu'il repoussa d'un coup de talon quand il vit s'approcher l'Inquisiteur Novelli: il le reconnut, il était posté à l'entrée de la cathédrale Saint-Étienne, le jour des funérailles du cardinal Arnaud, et l'avait vu entrer sous la voûte de la nef.

Il l'accueillit avec un respect abrupt et peu bavard: il était de ces hommes d'armes qui ne savent pas parler aux clercs, Novelli le devina et se sentit aussitôt aisé, sûr de lui. Il aimait manier les gens de cette sorte. Il lui dit qu'il était venu interroger Jean le Hongre, le laver des possibles souillures d'hérésie et lui pardonner ses crimes, au nom du Christ. Puis il lui demanda avec une fausse indifférence finaude s'il n'estimait pas que son prisonnier devait être remis aux autorités religieuses. Le Hongre, en effet, n'était pas un assassin banal. La reine de France avait encouragé sa croisade. De plus, il se faisait passer pour moine. Peut-être l'était-il, peut-être pas. Dans les deux cas il appartenait à l'Église, qui avait à juger autant ses fils fautifs que les usurpateurs de l'état ecclésiastique.

– Je n'entends rien à ces subtilités, répondit le capitaine. Je ne veux pas vous déplaire, monseigneur, mais à mon avis il n'est pas de procès nécessaire pour le meurtrier d'un prêtre et d'un viguier. Il doit être pendu au premier arbre venu.

– Laissez-moi d'abord lui parler. Nous déciderons ensuite ce qu'il convient de faire.

Le soudard se botta, se vêtit d'un vaste manteau et se lissa la barbe en grognant à mi-voix quelques considérations malsonnantes sur les incompréhensibles manières des gens de robe. Novelli ne voulut pas les entendre, flatta son épaule et s'inquiéta, l'air hypocrite, des morts de la troupe dans la bataille. Il lui fut répondu que pas un seul soldat n'avait été blessé. Jacques félicita rondement son homme, et le traita d'intelligent stratège, ce qui ne déplut pas. Il s'en fut jubilant vers la colline où étaient Stéphanie et son frère, convaincu d'avoir en poche le sursis de ce vagabond bouleversant qu'il chérissait inexplicablement et n'avait pourtant jamais rencontré.

Le vent était tombé mais il faisait frais, et parmi les arbres sombres Novelli frissonna soudain, piqué par l'aigre mélancolie du crépuscule. Il pressa le pas. Parvenu sur la crête de la colline, il ne vit d'abord, au loin, que Stéphanie environnée de lumière pâle. Elle lui tournait le dos, immobile et droite dans sa cape noire. A quelques pas devant elle était le chêne double. Pas une feuille de sa vaste couronne ne bougeait. Il s'approcha lentement, comme s'il marchait vers un autel d'église. A un souffle de sa compagne il aperçut Jean le Hongre, qu'elle cachait. L'homme était à genoux dans un creux herbu, entre les arbres jumeaux, les bras en croix, lié aux deux troncs par les poignets. Sa robe de moine n'était plus qu'une guenille tenue par des lambeaux aux épaules, à la taille par une corde. Il grelottait. Quand il vit apparaître Jacques derrière le corps de sa soeur, une passion magnifique s'alluma dans ses yeux, et pour mieux distinguer ce grand personnage qui lui venait, il remua dans la pénombre, étira ses deux bras pendus comme des ailes misérables; et sa jeune figure de pur ermite, auréolée de rousseurs bouclées, vint dans la dernière lueur du jour. Ils restèrent un moment à se regarder. Jacques pensa: «il a l'air d'un ange blessé», et le Hongre, hochant la tête au bout d'un long chemin de pensées tumultueuses, murmura:

– Ainsi, c'est toi.

Ces seules paroles firent bondir le coeur de Novelli. Il se sentit troué, prit la main de Stéphanie comme pour s'assurer qu'il n'était pas seul, et se donner courage. Elle se pencha de côté, leurs tempes se joignirent et il vit qu'elle pleurait en silence. Il la fit asseoir près de lui, dans l'herbe. Le Hongre les regarda avec un sourire aigu, attentif à la bonté des gestes, à l'abandon confiant de sa soeur, aussi ravi que s'il savourait la découverte d'un sentiment longtemps imaginé, mais son regard brillait trop, Jacques en éprouva un malaise sournois. Il n'osa pas tenir sa compagne enlacée devant cet homme excessif dont il craignait, étrangement, le jugement. Il dit, s'adressant à Stéphanie:

– J'ai parlé au capitaine de la troupe. Demain, nous ramènerons ton frère à Toulouse. Il ne sera pas pendu, il ira en prison, et le temps aidant, peut-être parviendrons-nous à le faire oublier.

Le Hongre poussa en avant son corps comme s'il s'échinait à tirer un fardeau trop lourd pour son pauvre corps loqueteux et dit, souriant encore avec une douceur à faire trembler un bourreau:

– Je veux mourir ici, Novelli. J'exècre la prison. La mort est une bonne mère.

Stéphanie se retourna brusquement, en entendant un bruit de pas et de voix dans la nuit tombée. Elle se dressa d'un bond, craignant que des soldats viennent les persécuter. Ces fossoyeurs et roteurs de soupe lui faisaient horreur. Elle soupira, rassurée:

– Ce sont tes amis.

Salomon et Vitalis vinrent s'asseoir sans un mot dans l'herbe à côté de Novelli, et regardèrent le prisonnier avec une gravité captivée. Ils semblaient contempler un animal sacré. Jean le Hongre se tourna vers Jacques.

– Qui sont ces gens? dit-il.

– Je suis le serviteur d'un juif, répondit Vitalis.

Et Salomon, paisiblement:

– Je suis le juif.

Il plissa les yeux pour tenter de voir, à travers l'ombre, si ces mots altéraient le visage de cet étrange barbare qui haïssait son peuple. Le Hongre, lui aussi, se mit à l'examiner avec une curiosité très affûtée. Chacun, un instant, chercha comme un assoiffé quelque chose dans le regard de l'autre. Ils parurent se brûler soudain et se détournèrent en même temps. Frère Bernard Lallemand entraîna Stéphanie vers les buissons proches. Personne n'osa parler en leur absence. Ils revinrent avec une brassée de bois qu'ils disposèrent entre le prisonnier et ces hommes assis en face de lui comme des juges paisibles. Le moine s'accroupit, se frotta vigoureusement les mains en disant:

– Il fait froid, et battit son briquet d'étoupe. Le feu grimpa bientôt parmi les brindilles, éclairant les figures. Novelli dit:

– Je suis venu t'aider, Jean.

– Il est trop tard, répondit le Hongre. Je pars demain. Je suis très impatient d'entrer dans le pays des morts. J'espère y trouver du nouveau.

– Ne fais pas le fanfaron. Je t'offre la vie.

Jean le Hongre se tourna vers Stéphanie, lui dit:

– Ne peut-il comprendre que je n'en veux pas?

Frère et soeur se regardèrent au travers des flammes, restèrent tendrement captifs l'un de l'autre, et Novelli vit soudain sur leurs visages ressemblants une sorte de dévotion, une commune lumière dans leurs yeux, une complicité de brigands célestes familiers des mêmes hauts vents qui le fit tomber en désarroi, en grande jalousie fascinée aussi: ces deux-là devant lui se faisaient serment sans paroles de se retrouver un jour, non point dans un vague au-delà mais dans la vie heureusement inévitable, une fois franchis tous les obstacles, une fois lavés tous les maux et les meurtres que la tranquillité de leur regard affirmait scandaleusement négligeables auprès des certitudes qui les habitaient. Ces fous semblaient savoir ce que nul ne savait. Ils se sourirent, peut-être au souvenir de quelques instants de leur vie ignorés du monde, peut-être par contentement de se sentir inaccessibles dans leur amoureuse confiance. Stéphanie posa enfin la main sur celle de Novelli, qu'elle sentit glacée.

– Nous avons parlé en t'attendant, dit-elle. Il ne faut pas l'obliger à vivre. Je crois que ce serait un péché.

Jacques eut brusquement envie de se lever et de quitter ce lieu où il n'avait plus rien à faire, de revenir seul à Toulouse, de se délivrer en route de ses amours, comme l'on abandonne de trop pesants fardeaux, et de vivre désormais solitaire parmi le peuple de sa ville, indifférent aux êtres, et d'abord aux détours de sa propre existence, puisqu'il était décidément exclu de tous les miracles, et surtout de cette grâce enviable où était encore Stéphanie. Jamais elle ne le regarderait comme elle avait regardé ce misérable condamné. Qu'avait-elle découvert qui l'assure en pareille paix devant la mort prochaine de son frère? Qu'avait-elle compris que lui, Novelli, ne pouvait comprendre? Salomon, à côté, écarta d'un geste une soudaine bouffée de fumée, remit du bois au feu et derrière la flamme jaillie, la figure du Hongre apparut à nouveau vivement éclairée, comme suspendue dans la nuit. Le juif se pencha en avant et lui demanda à mi-voix:

– Quel âge as-tu?

– Jusqu'à ce que l'on me pende, bonhomme, répondit l'autre fièrement, j'ai vingt ans.

– A vingt ans, dit Salomon, je quittais à peine la maison de mon père. J'étais naïf et je craignais le monde. Je commençais mon temps.

– Moi je finis le mien. Dur labeur, monsieur le juif, dur labeur.

– J'avais peur de la mort, à vingt ans. Elle m'effraie encore.

Salomon dit cela en guettant un possible frémissement, un éclat de débâcle peut-être dans le regard du Hongre, mais il ne vit qu'une grande moquerie étonnée sur ce visage environné d'étincelles que l'ombre, maintenant, prenait et rendait sans cesse au gré des flammes bondissantes.

– L'au-delà est comme la campagne, dit-il. Une fois franchis les remparts, on y peut courir vers la vraie Terre sainte. Je sais cela, moi. Je suis meilleur que vous.

– Tu es le pire vivant qu'il me fut donné de rencontrer, répondit Salomon, et pourtant je te regarde sans te vouloir de mal, parce que je pense et je sens que la vie est bonne. Même en toi, foutu diable, la vie est une bénédiction.

– C'est vrai, juif, c'est vrai. La vie est bénie, le monde est abject et les hommes sont exécrables.

– Cette nuit ne finira pas sans que je sache aimer ou que je meure, gronda soudain Novelli.

Sa voix était si terrible que ses compagnons se sentirent le coeur trébucher. Jean le Hongre bondit en avant, cherchant celui qui parlait ainsi.

– Aimer, aimer, dit-il, haletant, mille fois j'ai essayé. J'ai cherché. Et de ma maison d'enfance à cet arbre où je suis attaché je n'ai connu qu'un chemin de cadavres, Novelli, un chemin de cadavres.

– La lumière qui te brillait devant était celle des feux de l'enfer, point ta bonne étoile, et tu ne le savais pas, et Dieu t'a laissé courir parce qu'il n'avait aucun souci de toi. Dieu ne guide personne, pauvre homme, ni dans ce monde ni dans l'autre. Sait-il seulement que nous vivons, ce porc? Il ne faut rien espérer, il fait froid partout, il n'est nulle part de pitié, pas plus pour le moine que pour l'assassin. Il n'est pas de pitié, hurla Novelli, tout à coup dressé sur ses pieds, battant furieusement les flammes.

De l'autre côté du feu le Hongre était aussi debout, tirant sur ses liens, trépignant, follement rieur et douloureux, le visage traversé d'éclats de larmes.

– Si tu n'as pas trouvé de pitié en ce monde, fais qu'elle soit, brailla-t-il. Invente-la, Novelli, invente la pitié!

Jacques rugit comme si l'âme lui était arrachée, avança droit, piétinant les braises, empoigna son couteau à la ceinture et en deux coups de lame trancha au ras du poignet les cordes qui entravaient le Hongre. Il dit, tandis que l'autre regardait bouche bée ses mains libres:

– Tu peux fuir, je mourrai à ta place. Avant de partir attache-moi où tu étais.

L'autre releva la tête. Il avait dans les yeux un feu presque apaisé. Il répondit:

– Ce n'est pas cela, la pitié.

– Veux-tu que nous partions ensemble en Palestine, sans armes, sans rien qui nous aide à marcher? demanda Novelli, se retenant roidement de trembler. Va, je te suis. Si ta vie est menacée, je la sauverai. Tu n'auras à subir d'autre pénitence que de me voir souffrir pour tes fautes.

– Non, non, ce n'est pas de la vraie pitié, dit le Hongre. Cherche encore, trouve, Novelli.

Son regard dévia: une ombre traversait le feu. Une main se posa sur l'épaule de Jacques. Il sursauta. Le souffle de Stéphanie murmura sur son visage:

– Dis ce que tu sens, simplement ce que tu sens.

– Ce que je sens n'est pas ce qui importe. Moi, je ne suis qu'un mort qui cherche son chemin vers une nouvelle vie. Je suis nu, j'ai tout perdu, espoirs, désirs, paroles justes. Je n'ai plus rien à demander à personne, plus rien à offrir, et je suis là, avec des mots qui montent de tous les fonds de mon corps vers ma bouche, mais ce sont de pauvres mots, ils ne valent pas qu'on les dise.

– Je les veux, dit le Hongre.

Novelli prit une grande inspiration pour retenir ses sanglots, mais voyant le visage de Jean le Hongre tout illuminé, secoua la tête en signe d'impuissance, laissa soudain aller ses larmes, balbutia avec une tendresse déferlante, irrépressible:

– Pauvre enfant, pauvre enfant, mon Dieu, pauvre enfant, mon Dieu, se courba, ploya les genoux, tandis que Jean le Hongre s'agrippait à ses habits, s'efforçait de le tenir debout, disait sourdement:

– Ne tombe pas, Novelli, ne tombe pas, il faut que tu restes droit, ne m'abandonne pas, Novelli, serre-moi.

– Tu vois bien que je ne peux rien, râla Novelli, tu vois bien que je suis inutile.

– Tu me donnes tout ce que tu peux donner, tout ce qu'un homme peut donner.

– Je voulais te sauver, je voulais que tu sois en paix, content, Jean, content, et je ne sais que pleurer.

– Jamais un homme n'a pleuré sur moi. C'est bon. C'est la pitié. La vraie pitié. Ce bordel de monde est baisé, bonhomme, il est baisé.

Il abandonna le col de Novelli et laissa aller les bras le long de son corps, fatigué comme au sortir du plus rude combat de sa vie. Alors Jacques le saisit par la tignasse pour lui faire lever la tête et le regarda, joignant presque au sien le front. Une inexprimable découverte de lumière, maintenant, disputait ses yeux à la tourmente, et s'il sanglotait encore, ses soupirs étaient ceux d'une fin d'orage. Le Hongre lui sourit. Ils se prirent aux épaules, s'aidèrent l'un l'autre à s'asseoir et restèrent immobiles à goûter les bruits simples du feu, sa chaleur sur les visages. La paix revint sous le vaste feuillage.

Alors Vitalis se mit à chanter doucement. Ce fut comme un murmure qui peu à peu prit force sourde, et sans jamais monter à la voix claire envahit les esprits, y mena sa danse lente et remua des songes obscurs d'une très vieille et délicieuse bonté. Les paroles n'étaient qu'une plainte d'amour naïf, mais la musique, par longues poussées rauques, les transfigurait en merveilles de source pure. Frère Bernard, les écoutant, eut bientôt envie de les savourer dans sa bouche, de les redire, de les entendre encore. Il se mit à les rythmer de la tête, le regard perdu devant lui dans les flammes. De longs grognements faux lui sortirent de la gorge, froissant sa figure et plissant ses yeux. Ses trébuchements parurent contrarier Salomon, qui tenta de les corriger discrètement, en se battant le genou du plat de la main, puis il se prit lui aussi au chant et tête basse laissa aller un nasillement maladroit, indécis, émouvant à rire ou pleurer de tendresse, tant il était appliqué. Les trois hommes chantèrent ainsi avec une ferveur cahotante, sans que leur voix ne dépasse le cercle autour du feu. Quand ils se turent, Vitalis, n'osant regarder le Hongre, dit:

– C'est la chanson que j'aime le plus. Si elle est trop simple et profane pour un homme que l'on va pendre, pardon. Elle me vient de ma mère.

– Elle est belle, répondit le Hongre, extasié. Je crois qu'elle est plus belle que toutes les prières que nous avons dites, Novelli et moi, dans notre vie.

Puis, se tournant vers Salomon:

– Je me souviens de toi, juif, dit-il, reniflant et se frottant les yeux. Tu étais le plus lâche de tous ceux que j'ai conduits à la cathédrale Saint-Étienne. Tu suais de peur et faisais l'important. Tu braillais je ne sais quoi, que tu étais l'ami du cardinal Arnaud, je crois.

– C'est vrai, répondit Salomon. Je n'avais jamais connu pareille détresse. J'étais prêt à toutes les bassesses pour me sortir de tes pognes.

– Parce que tu aimes la vie, dit le Hongre, hochant la tête avec respect.

– Oui, plus que tout au monde. Aujourd'hui encore, je l'aime aussi ardemment qu'un homme de ton âge peut désirer une femme.

– S'il te plaît, monsieur le juif, donne-moi l'amour de la vie, lui dit le Hongre, le visage soudain suppliant. Ne me manque plus que lui, maintenant, pour que je meure comme il faut et que Stéphanie soit heureuse.

Salomon le regarda en souriant et rougissant comme si l'autre lui demandait de chanter encore, puis chercha des mots dans la nuit lointaine, prit une subite inspiration pour parler mais n'y parvint pas, remua la tête, murmura:

– C'est difficile à dire.

– Essaie, Salomon, lui souffla Novelli, à voix pressante. Essaie encore.

– Regarde, dit le juif, désignant d'un geste large les étoiles, les arbres, les rougeoiements fumeux des camps qui montaient du flanc de la colline, derrière des buissons et des lignes de talus. Regarde!

Il se leva, hésita un instant, ouvrit soudain les bras, et renversant en arrière la tête se mit à cogner le sol du talon, à battre des mains dans le ciel obscur, à hausser les genoux pour des élans mal assurés, à danser sans grâce autour du feu, à tournoyer avec un entrain sévère, trébuchant dangereusement aux pieds de ses compagnons, dispersant les braises du pan de son manteau, mimant des extases énamourées, menant enfin un sabbat si débridé et grotesque que Novelli enfouit le visage dans ses manches pour s'en amuser sans bruit et que frère Bernard, ne pouvant retenir ses gloussements, partit d'une toux d'asthmatique, agrippé à son compère Vitalis. Le Hongre, montrant du doigt ce grand pantin gesticulant à sa soeur, éclata franchement de rire. Alors Salomon, découragé, abandonna sa danse, reprit son souffle, se rassit et dit, penaud:

– Le seul impuissant, le seul inutile, c'est moi, Novelli. Il aurait fallu que je m'envole et que je plane sur la nuit, que j'embrasse le front des arbres et le bec des oiseaux, ainsi peut-être l'amour de la vie aurait touché ce pauvre homme. Par malheur, les plus vrais, les plus bienfaisants des sentiments ne peuvent vivre que dans un grand silence solitaire, au plus obscur de nos chairs, de nos sangs, de nos brumes. S'ils sortent, ils meurent, ou se défont en bouffonneries. Misère, je voudrais que mon corps soit un puits de lumière pour que vous puissiez voir l'amour que j'ai aussi beau que je le sens.

– Vous manquez de simple pratique, lui dit Vitalis. Pour que la vie descende de la tête aux membres, il faut éteindre la tête. Tous les saltimbanques savent cela, maître Salomon.

L'autre haussa les épaules.

– Tu ne comprends rien, dit-il.

Le bateleur lui tendit sa gourde de vin, mais il la repoussa, et se renfrogna.

– Ne sois pas fâché, juif, dit le Hongre. Nous t'aimons comme tu es. Bois, tu l'as mérité.

Il obéit à contrecoeur, s'essuya la bouche, et revenant de sa bouderie:

– Je regrette que tu ne vives pas, dit-il. Je t'aurais fait connaître une belle juive, elle t'aurait appris mes danses hébraïques.

– Moi, je t'aurais donné mes chansons, dit Vitalis. Tu aurais fait un bon batteur d'estrade.

Frère Bernard le poussa du coude, remua son cul.

– Il sait aussi jouer aux deniers, dit-il.

Il eut un air content d'aimer, anxieux aussi d'avoir parlé trop fort, d'avoir peut-être dispersé un parfum de miracle naissant.

– Il fait bon, murmura Novelli. Regardez la lune. On dirait une fille timide.

Elle était à demi cachée par une haute branche de pin parasol. La nuit sembla soudain d'une inépuisable douceur.

– Bonté divine, soupira le Hongre en contemplant le ciel.

Il resta un long moment bouche bée, puis vint sans bruit au bord du feu mourant, se pencha au-dessus des bûches, prit Salomon par le cou et lui dit quelque chose à l'oreille que les autres n'entendirent pas. Le juif sourit, les larmes aux yeux. Jean le Hongre se rassit à sa place et bafouilla encore, regardant ses compagnons, épuisé d'étonnement:

– Bonté divine.

Les autres baissèrent la tête comme pour saluer une présence que le moindre mot aurait effrayée. La fin de la nuit passa ainsi, en prières sans paroles. Un peu avant l'aube, Stéphanie se glissa derrière Salomon pour lui demander, à l'abri de sa main, ce que son frère lui avait dit en confidence.

– Il m'a dit que j'avais réussi à lui donner l'amour de la vie, murmura le juif, retenant à nouveau des pleurs de contentement. Je crois qu'un grand bonheur lui est venu, je ne sais comment. C'est peut-être important, madame Stéphanie, si l'au-delà est un chemin.

Elle lui baisa la joue et ils restèrent serrés ensemble comme père et fille. Auprès d'eux, des têtes somnolaient sur les épaules voisines. Seul, frère Bernard veilla pour que le feu ne s'éteigne pas.

Quand les premières brumes pâlirent au fond de l'est, le capitaine vint avec quatre hommes de sa troupe. Novelli s'en fut à sa rencontre et l'attira vers la garrigue, pour pouvoir lui parler sans que ses compagnons l'entendent. Il lui dit que le Hongre avait confessé ses crimes, que c'était un faux moine et qu'il lui semblait inutile de s'encombrer plus longtemps d'un pareil bandit. Ces paroles ravirent le soudard. Il ordonna à ses gens d'aller au camp chercher une échelle et un rouleau de chanvre, et les poings sur le pommeau de son épée ramenée au milieu du ventre, se mit à louer avec une rudesse joviale le bon sens de monseigneur l'Inquisiteur. Novelli le toisa avec une sévérité qui le fit taire, lui tourna le dos et s'en revint sous le chêne double où le Hongre était debout, tenant Stéphanie embrassée. Les quatre soldats accouraient déjà le long de la crête, le premier brandissait une corde, les autres rameutaient une bande de curieux débraillés, encore empêtrés de sommeil, qui prirent place en large cercle autour de l'arbre, poussant dans l'air calme jurons, bâillements, rires lourds, et se grattant la tignasse embroussaillée de brins de litière. Jean le Hongre se détourna d'eux et murmura simplement:

– Fais que la mort vienne vite, Jacques.

– Je tirerai sur tes jambes, lui dit Novelli. Bon vent, mon frère.

Ils s'étreignirent, puis regardèrent la corde descendre d'une branche maîtresse où était perché l'écuyer. Alors, au milieu du cercle de badauds, comme comédiens en foire, Vitalis se mit à chanter à voix forte, Salomon d'Ondes à danser sur l'herbe avec une étrange grâce de grand oiseau maigre, frère Bernard à prier debout, les bras ouverts, offert au monde. Et quand le Hongre fut hissé vers le ciel, Novelli se suspendit à sa ceinture, le corps oblique, comme un sonneur de cloches, jusqu'à ce qu'il ne bouge plus, puis se laissa glisser au sol, cherchant Stéphanie à travers ses larmes, mais il ne vit que des bottes et des gueules ébahies de soldats. Il voulut hurler son nom. Il ne put: frère Bernard l'empoignait aux épaules pour le remettre droit.

Загрузка...