Ils sortirent de Toulouse par la porte du Château Narbonnais, chevauchant côte à côte au pas fringant des mules. Des lambeaux de brumes nocturnes traînaient encore par le faubourg, où ils ne rencontrèrent que des bruits de volets qui s'ouvraient sur la rase campagne, et quelques vieilles femmes ensommeillées aux puits. A peine passé les dernières maisons, ils virent se lever le soleil sur la crête des collines et entrèrent en silence dans un grand chemin ombragé. Des chants d'oiseaux débordaient des arbres, les fleurs des vergers pleuvaient sur l'herbe neuve et les toits des cabanes. La brise était fraîche, mais la journée s'annonçait saoulante. Dès qu'ils furent dans cette exubérance printanière, Stéphanie parut soudain s'éveiller, et portant haut la tête respira l'air parfumé avec délices, le visage offert comme à une cascade bienfaisante. Elle n'avait jamais pu s'empêcher, au hasard de ses routes, même les plus rudes, de flairer le moindre signe, de saisir passionnément le plus humble bienfait, de le goûter, de s'en réjouir, d'en épuiser le suc, comme s'il était le dernier miracle avant la mort. Ainsi fit-elle dans ce matin piquant, malgré son souci et la peur qu'elle avait d'aller à la mort de son frère. Elle suivit un vol de corbeaux au-dessus des vignes, se dit en chantonnant qu'il était de bon augure, cueillit au passage une branche fleurie, en dispersa les pétales sur la tête de son compagnon, tenta mille manigances pour ne point se régaler seule des menus plaisirs du beau temps, mais une méfiance craintive la retint de prendre la main de son diable de Novelli: il semblait avancer dans d'inépuisables ténèbres, les sourcils froncés et les yeux obstinément fixés sur l'horizon. Des paysans matinaux qui s'en venaient aux marchés de la ville avec des baudets chargés de hottes durent tirer leurs bêtes dans les buissons, quand ils le croisèrent, tant sa route était raide. Il ne sembla même pas les voir.
Ils cheminèrent ainsi une bonne heure, jusqu'à ce que Jacques décide, sans rien en dire, de faire halte pour déjeuner de fromage et de pain. Il poussa sa mule dans un pré, à l'ombre d'un chêne, enfermé derrière sa figure comme s'il voyageait seul. Stéphanie, étonnée, attendit sur sa selle qu'il ait mis pied à terre et dénoué le sac où étaient les provisions. Quand il fut assis dans l'herbe, elle vint s'agenouiller devant lui, prit tendrement sa tête et l'obligea à la regarder. Alors il s'émut de l'inquiétude qu'il devina dans ses yeux et caressa du bout des doigts sa joue, avec un pauvre sourire de blessé. Elle se laissa aller contre sa poitrine, et la berçant ainsi:
– Pardonne-moi, dit-il. J'ai perdu hier mon seul ami, et je me sens le coeur comme une caverne.
Il hésita un moment, puis se mit à lui parler, en longue plainte trébuchante, et se libérant ainsi de ses bouillonnements d'amertume, revint peu à peu à la douceur d'amour dont il se sentait si démuni depuis la veille. Il lui dit comment il avait été convaincu par Salomon d'Ondes de se défaire de sa charge d'inquisiteur, comment il avait décidé de se dépouiller de toute ambition, pour s'offrir sans retenue à la fraternité, à l'amitié pure, insurpassable, comment il avait résolu de se faire moine mendiant, pour ne plus rien nourrir en lui que l'affection du monde, pour être enfin sans autre volonté que celle de Dieu. Il n'avait pas douté un seul instant que Salomon éprouvait l'exaltation qu'il se sentait lui-même, et que le juif, touché par la grâce chrétienne, le suivrait dans son aventureuse pauvreté conquise au prix de combats ardus et magnifiques. Il avait même rêvé de grandes découvertes sacrées, courant les chemins en sa compagnie, car cet homme (il dit cela avec une admiration véhémente) était très savant: il avait fréquenté un alchimiste arabe, lu de nombreux livres et traversé, au cours de sa vie, de dures épreuves dont il savait le sens.
Il se tut pour étreindre plus fort sa compagne et baiser son front, puis dit encore:
– Je suis sûr que tu l'aurais aimé. A nous trois, nous serions peut-être montés vivants au Ciel. Mais il n'est pas aussi fraternel que je le croyais. Hier, j'ai découvert qu'il n'avait jamais eu l'intention de m'accompagner. Je suis allé chez lui. Il ravalait sa boutique et se frottait les mains à l'idée de la voir déborder bientôt d'étoffes neuves. Je pense qu'il n'a jamais eu que le souci de se débarrasser de moi. Il l'a fait avec une grande froideur. Dès qu'il m'a vu inoffensif, il m'a tourné le dos, et je suis resté seul avec mon misérable désir de faire de lui mon frère.
– Pourquoi ne pouvez-vous partager en bonne entente ce qui vous importe, toi mendiant, lui marchand? demanda Stéphanie, sans bouger de l'embrassement où elle était blottie. Les vrais chemins sont ceux du coeur, pas ceux du monde.
Novelli resta pensif, cherchant à dire son sentiment, mais comme les mots ne trouvaient pas leur chemin, il secoua la tête et murmura:
– Il n'a pas d'affection pour moi.
– Dieu sait.
– Il m'a percé comme une muraille. Il n'a jamais rêvé que de liberté mesquine. C'est un fuyard.
– Peut-être.
– Je ne veux plus penser à lui. Moi, dit-il dans un soudain sanglot de colère, j'espérais un ami véritable, un ami assez fidèle pour tomber bravement au travers de mon corps, le jour de ma mort, plutôt que de m'abandonner.
Il entendit un menu grelot de rire contre sa poitrine et défit son étreinte. Stéphanie se leva d'un bond, étendit sur l'herbe une serviette blanche, trancha le pain et deux pans dans la motte de fromage, tendit à Jacques son déjeuner. Puis elle le regarda manger avec une attention très aiguë, mouillant ses lèvres, les narines en éveil, comme si elle s'appliquait à goûter l'exacte saveur de ce qu'il dévorait à grandes fournées. Il en fut gêné, haussa les sourcils.
– Parfois tu es comme un enfant, parfois comme un homme invincible, lui dit-elle. Tu es fragile, écervelé, autant digne de dévouement que de détestation. Tu ressembles à mon frère. Mais lui ne fut ni ne sera jamais aimant et saint comme toi, qui vas à son secours. Tu es bête, aussi, Novelli. Tu cours en amour comme un chien fou, tu te cognes partout, tu exiges, tu pleures, tu mords, mais tu es si bon que me viennent des larmes de tendresse et de fierté, quand je te vois cherchant ainsi le bien. Tu es mon époux.
Ils se sourirent, ombre et soleil sur le visage, au gré de la brise. Novelli, appuyé contre l'arbre, se mit à savourer bonnement sa mangeaille et sentit peu à peu sa vie si bien accordée au beau temps qu'il se laissa aller, lui aussi, à guetter des signes de bon présage dans les envolées d'oiseaux et les détours des fourmis sur les pierres. Il égrena sur elles des miettes, penché comme un géant méticuleux, pour payer des grâces infimes, tandis que Stéphanie bouclait le sac. Puis il conduisit les mules par la bride jusqu'au chemin. Comme ils reprenaient la route, il dit:
– Je n'ai besoin de personne d'autre que toi pour aller où Dieu voudra. De personne d'autre. Tant que nous serons ensemble, je serai vivant.
Il rit pour lui seul et répéta encore: «vivant», comme s'il découvrait le goût d'un fruit sacré. Alors, du fond du sous-bois, monta soudain un bruit de cavalcade effrénée. Ils se retournèrent et aperçurent au loin des hommes chevauchant à toute bride, faisant de grands gestes et criant des appels au travers des rayons de lumière éblouissante qui tombaient des feuillages. Ils ramenèrent prudemment leurs montures dans le pré, pour laisser la place à ces furieux.
Quand le premier cavalier sortit du couvert des arbres et du tourbillon de poussière qui l'environnait, Jacques, dressé sur ses étriers pour mieux le voir, ouvrit soudain la bouche et resta stupide, reconnaissant formellement, dans ce foutu routier qui lui venait dessus, frère Bernard Lallemand, débraillé jusqu'à la bedaine, la face et les cheveux poudrés de gris comme s'il sortait d'un saloir. Le moine, parvenu au bord du pré, poussa un braillement de satisfaction et tira si fort sur ses rênes qu'il fit mordre le ciel à son cheval. Derrière lui, pareillement réjouis et poussiéreux, firent halte Salomon d'Ondes et Vitalis le Troué.
– Voyez-moi cet enfant de choeur qui s'en allait tout seul livrer bataille au diable sur sa mule basse, dit le moine. Le pauvre ne sait pas que les grands chemins sont mal famés, et qu'il est très imprudent de voyager sans escorte.
Il emplit l'air d'un rire énorme, désignant à ses compagnons la mine de hibou que faisait son maître. Novelli regarda l'un après l'autre les trois hommes, indécis entre la rogne et le contentement, la bouche débordante de bégaiements, de jurons et de saints noms. Il dit enfin:
– Où avez-vous trouvé de pareils chevaux?
Ils contemplèrent le ciel, bafouillèrent. La joie de frère Bernard s'étrangla dans sa gorge et son front se fit soucieux.
– Dans l'écurie de l'évêque Gui, dit enfin Vitalis.
– Volés? demanda Novelli, retenant à grand-peine, derrière son air scandalisé, un grand ravissement.
– J'ai envoyé un valet à monseigneur Gui, dit frère Bernard avec une inquiétude considérable. Il est prévenu que nous lui ramènerons bientôt ces bonnes bêtes. Jacques, comprends que sans elles nous n'aurions jamais pu te rejoindre.
– C'est vrai, dit Novelli, c'est vrai.
Il tourna bride et se remit roidement en chemin, cherchant à dissimuler l'émotion très joyeuse qui le bouleversait. Stéphanie fit trotter sa mule à son côté, le regarda obliquement, le jugea fréquentable, et caressa son poing serré sur les rênes.
– Mon Dieu, mon Dieu, murmura-t-il en regardant au loin la route, que veut-on de moi? Quelle sorte d'épreuve ces malandrins m'imposent-ils? Un jour ils me délaissent et le lendemain me poursuivent. Vont-ils encore me faire mal avec leur affection que je ne comprends pas?
– Salomon d'Ondes a l'air d'un brave homme, dit Stéphanie.
– Je vais vers des jours difficiles. Crois-tu qu'ils soient venus m'aider, me raffermir le coeur? Écoute-les, ces fous. Ils m'accompagnent en riant.
– Les oiseaux aussi.
– Hé, que m'importent les oiseaux?
– Ils ne se soucient ni de bien, ni de mal. Ils sont innocents, comme tes amis, contents de vivre, simplement.
– Pas moi, grogna Novelli.
Il se tut, le temps d'un coup d'oeil aux feuillages bruissants, puis ajouta, comme s'il condescendait à une concession magnanime:
– Il est vrai, tout de même, qu'il fait beau.
Il desserra le poing de sa bride et mêla ses doigts à ceux de Stéphanie, mais son air resta sévère et embarrassé jusqu'à ce qu'ils parviennent au gué d'un ruisseau où Vitalis et frère Bernard mirent pied à terre pour se laver le visage. Comme ils s'attardaient à s'asperger en braillant à la belle eau fraîche, dans l'ombre du sous-bois, Salomon poussa son cheval sur le chemin montant et vint à la hauteur de Novelli.
– J'aurais voulu voyager seul avec vous et votre compagne, dit-il, mais je n'ai pu empêcher frère Bernard de me suivre. Et où va frère Bernard, Vitalis va.
Jacques, l'air maussade, examina son compagnon, le jugea de bonne figure, faillit sourire (une allégresse de plus en plus vivace lui remuait le coeur) mais choisit de retarder encore la paix, et planta le menton dans sa poitrine. Il répondit, teigneux:
– Vous êtes trop haut perché sur votre foutue cavale, maître Salomon. Parler avec vous m'indispose. Pardonnez-moi.
– Je comprends cela, dit le juif. J'éprouvais un sentiment semblable quand vous étiez inquisiteur, et moi faux chrétien menacé de prison. Converser avec vous me fut un travail très effrayant, je peux bien vous l'avouer maintenant. Je vous voyais comme un aigle redoutable. J'ai pourtant fait de mon mieux pour n'être pas croqué. Si j'avais tremblé devant votre importance, où serais-je aujourd'hui?
Jacques suffoqua. Quoi? A l'instant où il allait presque pardonner les traîtrises passées, voilà que ce châtré osait lui roter tranquillement à la figure sa satisfaction de l'avoir, lui, Novelli, pauvre naïf souffrant, roulé dans la farine. Il en fut si bouleversé qu'il prit son souffle comme un homme qui se noie, bondit à terre, agita les bras, l'esprit en feu, et soudain, dans un prodigieux coup de gueule libérateur, voua le juif aux bites d'un millier d'ânes. Du coup, se sentant débondé, il ricana comme un diable, et les pires jurons paysans qu'il s'interdisait depuis qu'il avait revêtu sa première robe de moine lui remontèrent de l'enfance et lui sortirent de la bouche avec une aisance charretière, une fougue, une telle joie de revivre, après si longtemps de sommeil, que toutes ses peines nobles, pesanteurs fraternelles et broussailles de coeur en furent arrachées de sa tête comme poignées de vieille paille. Il saisit les rênes que tenait Salomon et les tira si fort en arrière qu'il fit se cabrer le cheval. Le juif embrassa l'encolure, perdit les étriers, ne put empêcher que son cul ne fuie sur le flanc de la bête et glissa au sol en poussant des «ho, ho» de funambule qui perd son fil. Il tomba assis dans l'herbe avec une rudesse rebondissante, les mains sur la tête pour se garder des sabots piaffants. A peine eut-il le temps de geindre: deux poings au col lui firent ravaler ses hoquets, et prestement remis sur pied il lui fallut subir une ultime fulmination de postillons et de malédictions pétaradantes avant que Novelli, à bout de souffle, le repousse comme l'on se défait d'un agrippement de mauvaise bête. Salomon partit à reculons, battant l'air de ses grandes ailes. Un arbre le sauva d'un nouveau tapecul. Il s'y tint, puis se courba lentement, s'essuyant des bras la figure comme un enfant battu, les épaules secouées de sanglots. L'autre, le voyant pitoyable, se sentit aussitôt vidé de sa colère. Il regarda Stéphanie, l'air penaud. Elle se détourna, et d'un coup de talon poussa sa mule dans la pente du chemin pour aller chercher Vitalis et frère Bernard qui sortaient ruisselants du gué après leur bataille d'éclaboussements. Jacques s'approcha du juif qui reniflait encore, le visage dans ses mains. Il le prit aux poignets et dit:
– Tout de même, Salomon, avouez que vous êtes un sacré bandit.
Le bonhomme releva la tête. Alors Novelli vit que s'il avait à l'instant pleuré, c'était de rire: une merveille de malice brillait dans ses yeux mouillés.
– Non, non, mon frère, le plus brigand des deux, c'est vous, répondit-il.
– Moi? croassa l'autre, stupéfait, se frappant la poitrine. Moi, un brigand? Pourquoi?
Salomon ne put répondre: à nouveau il riait trop. Novelli le regarda, la mâchoire pendante, et sentit une bouffée de jubilation irrépressible lui venir aux yeux. Des gloussements roulèrent dans sa gorge, il les retint d'abord avec une sorte de honte de puceau, mais sa rogne avait fait un grand ménage dans sa tête. Des éclairs de pitrerie lui trouèrent soudain l'humeur, une tempête de joie simple et brute lui monta des entrailles et du coeur en un déferlement de pure ivresse, et il se mit à rugir énormément, répétant sans cesse entre deux éclats: «Pourquoi? Pourquoi?», comme s'il ne comprenait rien à son bonheur subit, rien au rire du juif, rien aux bouffonneries dont il peuplait soudain le monde. Il s'étouffa, voyant devant lui Salomon secouer la tête pour répondre «oui, oui», incapable d'en dire plus, tant le contentement l'exténuait. A bout d'haleine, ils ouvrirent ensemble les bras et s'étreignirent comme deux ivrognes.
Ainsi les trouvèrent frère Bernard, Vitalis et Stéphanie, de retour du ruisseau. Le moine et le bateleur, découvrant leurs deux maîtres réconciliés, s'exclamèrent joyeusement, giflèrent la croupe des chevaux et vinrent mener autour des embrassés une sarabande débridée en poussant des jurons si sonnants et charnus que les oiseaux, dans les feuillages alentour, se turent, effarouchés, et s'envolèrent en brefs froissements vers les branches hautes. Stéphanie, restée à l'écart, les regarda faire, l'air amusé, puis se mit à contempler Jacques qui serrait dans ses pognes nerveuses les épaules de Salomon. Elle ne l'avait jamais vu aussi puissamment planté dans la vie. Elle eut un sourire heureux, avide, comme si elle avait envie d'entrer dans cette étreinte qui la ravissait, puis leva la tête au ciel, chercha le soleil à travers les arbres. Il était haut, le matin mûrissait, il ne fallait pas s'attarder. Elle mit sa mule au trot, laissant les hommes à leurs effusions turbulentes, bien droite sur sa selle et la poitrine fièrement ronde, en femme sûre d'inspirer le seul amour, le seul désir qui vaille.
Vitalis et frère Bernard ne tardèrent pas à chevaucher à sa suite, tandis que Novelli, du bout de sa manche, s'épongeait le visage, et que Salomon, tenant ses reins meurtris, se redressait en grimaçant et riant encore.
– Enfin, dit-il, nous voilà capables de vivre et de parler sainement.
Ils cheminèrent pourtant un moment en silence, humant l'air et jouissant des ombres fraîches de la route, tout au repos de leur ivresse, puis Novelli, le regard errant par le sous-bois, dit, la mine tranquille:
– Je n'ai encore rien compris, Salomon.
Ils eurent ensemble un regain de joie. Jacques se sentait maintenant confiant comme jamais, jouissant allégrement d'une sorte de plénitude légère, insouciante, sans pareille. Salomon lui répondit:
– Quand vous êtes venu me voir à la prison de l'Écarlate où vous m'aviez fait enfermer, maudit juge, je vous ai vu très exalté à l'idée de me convertir par la seule vertu de vos discours. J'ai eu aussitôt bon espoir de vous vaincre à ce jeu de ferrailleurs de mots que j'ai de tout temps affectionné, je l'avoue, et qu'il vous plaisait tant de m'imposer. Je vous l'ai dit: vous me faisiez peur, mais vous étiez ignorant, encombré de scrupules. Moi, je vous détestais assez pour ne vous faire aucune grâce, et de plus, je connaissais vos failles. Votre oncle Arnaud (la paix sur lui), s'était plaint d'elles, plusieurs fois, en ma présence. Je savais que vous aviez des démangeaisons de sainteté. Je vous ai donc gratté très malignement. Il ne me fut guère difficile de vous amener où je voulais.
– Maudit juif, vous ne m'avez jamais ni méprisé, ni menti, dit Novelli avec une assurance joyeuse. Je me souviens de votre visage et de la douceur de votre voix le jour où vous m'avez parlé de ce mur qui nous séparait. Vous ne faisiez pas le rusé, vos paroles venaient de l'âme. Il était mille fois vrai que ma détestable puissance empêchait nos mains de se joindre comme elles devaient. Il vous fallut du courage pour me faire comprendre cela.
– Quand on veut perdre un homme, maître Novelli, il n'est pas nécessaire de lui mentir. Il suffit de lui opposer une vérité assez lumineuse pour l'aveugler, et assez forte pour qu'il se casse la tête contre elle. C'est ce que j'ai fait. Mon dessein était de changer le Grand Inquisiteur de Toulouse en bonne bête inoffensive. Pour parvenir à mes fins, mon arme fut cette double évidence: on ne peut entrer armé d'un fouet dans la fraternité d'un homme. Où est le pouvoir de contraindre, l'amour n'est pas.
– Vérité magnifique, maître Salomon. Je vous sais gré de m'avoir forcé à l'aimer ardemment. Maintenant, je me trouve bien, en elle, comme dans le ventre de Dieu.
– Il en est d'autres plus superbes et terribles, maître Novelli. Mais j'avoue que celle-là, quand je l'ai dite, me parut assez belle pour vous éblouir. Je savais qu'elle éveillerait en vous quelque passion. Je ne pensais pas cependant que vous en seriez épris au point de vouloir vous donner à elle corps et âme.
– Je ne suis pas homme à me satisfaire de petits bonheurs, Salomon. Je suis capable de m'enfoncer longtemps dans l'erreur, mais quand je vois enfin où est la flamme de la bonne chandelle, sacrédieu, j'y vais droit, sans flânerie.
– Ma faute fut de croire que vous n'aviez pas de courage. Vous me paraissiez si enfantin, parfois! Je pensais que mes arguments troubleraient assez votre conscience pour que vous n'osiez plus menacer ma liberté. Et qu'avez-vous fait, misérable? Vous avez sacrifié, dans le seul espoir de m'attirer à votre Dieu, vos gloires promises et la tranquillité dorée d'une vie de grand notable. Quel insupportable cadeau, maître Novelli, pour un juif qui n'a d'autre ambition que de vivre en paix avec son coeur de petit prix!
– Hé, c'est donc moi qui vous ai vaincu, ricana Novelli. Vous n'avez pas pu vous empêcher de me plaindre, quand vous m'avez vu dépouillé, et de vous émouvoir quand vous m'avez senti prêt, pour le seul bien de nos âmes, à tout rompre de ce qui m'attachait à la puissance.
A force de jouer au saint, me suis-je dit, cet imbécile est fort capable de le devenir vraiment, et par ma faute. Je ne voulais pas avoir à me reprocher pareil désastre.
A nouveau leurs éclats de rire retentirent sous la voûte de feuillage. Ils talonnèrent leurs montures et bientôt, au sortir d'un détour du chemin, leur apparut, dans la lumière de midi, la vaste plaine du Lauragais. Frère Bernard, Vitalis et Stéphanie les attendaient au bord des champs, contemplant au loin les remparts d'un village sur une colline de belle herbe. Avant de pousser sa mule au galop pour les rejoindre, Novelli dit, épanoui:
– Et maintenant, grâce à Dieu, vous êtes pris d'affection pour moi. Vous voilà contraint de me suivre où j'irai.
– Me voilà contraint de vous suivre, en effet, pour tenter de prendre ma revanche, puisque vous estimez m'avoir vaincu. Il me reste quelques vérités dans ma besace. Je les jouerai volontiers, si vous voulez encore risquer votre vie contre elles.
– Vous perdrez, répondit Novelli avec une plaisante grimace conquérante.
Il battit la croupe de sa bête et Salomon le laissa aller, souriant de le voir si fièrement droit, et si petit sous des arbres si grands.
Parvenu à la lisière de la forêt où étaient ses compagnons, Jacques vint aussitôt à leur tête, et d'un geste de chef de bande leur ordonna de le suivre. Il connaissait ce village dont les premières maisons échappées à la vieille muraille d'enceinte étaient maintenant presque à portée de voix. C'était Avignonet. Chevauchant au milieu de la route qui ondulait parmi les prés, il désigna le haut donjon carré planté à la cime de la butte, au beau milieu de l'amoncellement des toits, et dit à Vitalis et Salomon qu'autrefois, au vieux temps de la Croisade contre les Albigeois, une troupe d'hérétiques très sauvages venue de Montségur avait fait un grand massacre d'inquisiteurs dans la salle basse du château. Après un instant de méditation, il avoua qu'il ne comprenait pas pourquoi Dieu, en cette circonstance, avait abandonné aux haches des bandits ces malheureux frères qui pourtant n'avaient jamais cessé de travailler pour Sa gloire.
– Sans doute, croyant bien faire, avaient-ils fauté avec plus d'obstination que moi, dit-il.
Il ajouta, en s'efforçant d'en ricaner:
– Notre Père céleste est tout de même impitoyable.
– Les meilleurs des hommes n'ont pas de Père au Ciel, chantonna doucement Salomon. Personne ne veille sur leur tête. Les meilleurs des hommes sont libres.
Vitalis, du haut de sa cavale, se pencha en riant et dit, ébouriffant la tignasse de Novelli d'une poigne de garnement:
– Apparemment, muletier, vous n'êtes pas de ces très bonnes gens.
Jacques secoua la tête, bougonna:
– Vous dites des sottises, et se renfrogna. Salomon le regarda malicieusement, à la dérobée, posa la main sur son épaule.
– Croyez-vous vraiment, dit-il, que Dieu se préoccupe de juger nos actes, de nous corriger, de nous punir? Croyez-vous qu'il vous baise au front, le soir, quand vous avez agi comme il faut, et borde vos couvertures? Allons, il vous faut grandir, maître Novelli. Débarrassez-vous donc de ce mauvais Créateur qui garde ses fils en enfance et ne se réjouit pas de voir chacun bâtir sa maison où bon lui semble.
– Vos persiflages ne parviendront pas à m'agacer, répondit Novelli. Vous savez bien que nous aurons tous, un jour, des comptes à rendre.
– Si j'avais à comparaître devant Dieu, dit Vitalis, il ferait beau voir que ce fainéant me juge, lui qui n'a jamais daigné soulager la Terre de ses lèpres, de ses guerres, de ses bûchers, de ses aveuglements. Mais je suis tranquille. Pas plus ici-bas qu'ailleurs je ne le rencontrerai. L'estrade d'un bateleur et le trône d'un Tout-Puissant ne sont pas du même monde.
– Crains qu'il t'entende et te fasse tomber de cheval pour ces mauvaises paroles, grogna Novelli, l'oeil sombre et le menton dans son col.
Salomon eut un petit rire de crécelle triste et dit entre ses dents:
– Quel merdeux tu fais, monsieur l'Inquisiteur.
Une grimace tordait sa bouche mince: Salomon venait de se laisser aller à l'impatience. Ce n'était pas son habitude. Novelli, vivement piqué, se dressa sur ses étriers pour l'insulter à même hauteur, mais il eut à peine le temps d'ouvrir la bouche: frère Bernard, qui n'avait rien entendu de leurs palabres, les bousculait joyeusement. Il venait d'apercevoir une auberge parmi les premières maisons, au large du rempart. Il brandit sa gourde vide et poussa son cheval au galop pour arriver le premier sous l'enseigne où un nabot de tavernier ventru les regardait venir. Salomon le suivit, Vitalis aussi, en criant qu'on l'attende. Jacques et Stéphanie mirent les derniers pied à terre à l'ombre de l'auvent. A l'instant d'entrer dans la salle où les autres remuaient déjà les tabourets, elle lui prit la main, et sans le regarder lui dit à voix basse qu'elle l'aimait. Ces mots, dans le corps de Novelli, firent une délicieuse brûlure qui le traversa comme un trait d'eau-de-vie.
Le petit homme au ventre rond posa deux cruches sur la table en assurant d'un ton de confidence que le vin était de sa vigne, puis s'en fut rabrouer une adolescente maigre et boiteuse qui s'affairait devant la cheminée à pousser des bûches trop lourdes sous un chaudron, et disparut, les pieds encombrés de volailles, derrière le rideau de l'écurie. Alors Jacques appela la fille, qui s'approcha en claudiquant bas, l'air méfiant. Il lui demanda si l'on avait eu des nouvelles, au village, de Jean le Hongre et de ses Pastoureaux.
– Ils sont passés par Saint-Félix, répondit-elle. Ils allaient vers la mer. Des colporteurs ont dit à mon père que la troupe du sénéchal de Carcassonne les attendait sur la colline de Naurouze. Je crois qu'ils seront bientôt tous pendus.
Elle rit stupidement, mais ses yeux restèrent douloureux. Stéphanie, s'efforçant de contenir les tremblements de ses mains croisées, la regarda avec un air de révolte effarée, comme si cette pauvre figure déjà fripée était celle d'une sorcière infaillible aux sentences inacceptables. Jacques renvoya d'un geste la fille, qui puait trop fort l'eau pourrie. Elle s'en fut à cloche-pied parmi les tables.
– Il nous faut partir, dit Salomon.
Il se leva. Vitalis et frère Bernard vidèrent leur gobelet et sortirent à la hâte derrière lui. Avant de monter en selle, Novelli demanda au tavernier le plus court chemin pour atteindre Naurouze. L'autre lui désigna une colline bleue, au fond de la plaine.
– La route y va tout droit, dit-il. C'est le seuil des nuages. Là finit le pays toulousain, et commence celui des vents marins. Si votre mule est vaillante, vous y serez avant la nuit.
Quand ils rencontrèrent les premiers soldats occupés à décrotter leurs bottes au bord d'un ruisseau, le ciel pâlissait à peine. Des feux fumaient au flanc de la colline proche. Ils surent aussitôt qu'ils arrivaient trop tard: l'air sentait la fin de débâcle. Novelli se fit connaître des soudards et leur demanda ce qu'il était advenu des Pastoureaux. Ils lui répondirent, fiers comme des bûcherons, qu'ils avaient trucidé une bonne centaine de ces vagabonds, que les autres avaient abandonné leurs misérables armes et s'étaient tous débandés, sauf leur chef, Jean le Hongre, qui était prisonnier. Alors Stéphanie bondit sur le plus fanfaron de ces rustres, l'empoigna au col avec une fureur invincible et hurla:
– Où est-il?
L'homme, très effrayé, tendit le bras vers la cime de Naurouze, où était un prodigieux chêne double: deux troncs s'ouvraient devant le soleil en une couronne de feuillage unique, immense, superbement déployée. Stéphanie, fascinée, regarda le grand arbre en libérant lentement le soldat de ses griffes, puis se tourna vers Jacques. Dans ses yeux brillait une lumière de folie sainte. Elle semblait contempler la mort avec amour.