Un peu avant l'aube, à l'heure où les moines chantaient matines, un grand rouquin fourbu s'en vint cogner au portail du couvent, dans la ruelle du Colombier, et demanda à voir l'Inquisiteur Novelli. Cet homme, nommé Palhat, arrivait à l'instant d'un voyage éprouvant: Jacques l'avait envoyé à la poursuite de Jean le Hongre, pour l'espionner, après que ce pendard mystique eut quitté Toulouse avec sa troupe. Le frère portier le fit entrer en maugréant dans le jardin. Palhat attendit là un long moment, sous un arbre, écoutant craintivement les voix des moines qui montaient de l'oratoire, dans l'ombre à peine pâle, et tenant une lanterne à hauteur de sa figure pour que son maître le reconnaisse quand il sortirait de l'office. Il était affamé et grelottait misérablement: il avait couru toute la nuit hors du grand chemin, dans la gelée blanche des collines et des traverses forestières, pour informer l'inquisiteur des événements survenus à Castelsarrasin, où les Pastoureaux campaient depuis la veille. Novelli, environné de brume sombre, apparut le premier sous la haute porte voûtée de la chapelle. La tête basse, les mains frileusement enfouies dans les manches, l'esprit encombré de psaumes et de mauvais rêves, il faillit passer sans le voir devant le rouquin à la face éclairée. L'autre lui toucha l'épaule. Jacques sursauta, l'air ahuri, et lui fit signe de le suivre dans la bibliothèque.
Ils y trouvèrent Stéphanie. Elle s'affairait devant le feu, qui ronflait déjà avec une vigueur pétillante, illuminant les manuscrits aux reliures fauves entassés sur la longue table. Novelli lui demanda, sans même la regarder, d'aller chercher du lait chaud et quelque nourriture solide pour le voyageur. Stéphanie obéit vivement, et passant près de lui l'effleura de l'épaule, comme par inadvertance. «Cette effrontée me nargue», pensa-t-il. Il eut à peine le temps de flairer son parfum, de sentir le vent de ses jupes et d'apercevoir son talon chaussé de laine rouge dans le sabot: elle avait déjà franchi la porte de la salle. Mais quand elle revint avec une cruche fumante et une boule de pain dans un torchon, elle apparut sur le seuil comme une vierge nourricière sortant de ces ténèbres où se font les rêves de Dieu. Elle s'avança vers la cheminée, les manches de sa chemise troussées jusqu'aux coudes, bien droite et lente de peur que le lait ne déborde. Sa figure, dans la lueur du feu, avait un air de pure offrande, son regard était tout baigné de jour vif, de beau midi, et Palhat en fut aussi pantois que devant un miracle. Il se signa presque, le front traversé de rides désordonnées, et se souleva précipitamment pour la débarrasser. Elle vit son trouble mais n'y prit garde. Elle lui tendit le pain comme l'eût fait une épouse, avec un naturel poli par longtemps d'amour.
Alors Novelli, qui s'était reculé dans la pénombre pour l'examiner à son aise, et peut-être se garder d'elle, se sentit tant attiré par ce visage qu'un vertige le prit et qu'il entendit son coeur dans ses tempes. Il se reprit aussitôt, pensant «Elle ne veut pas être sorcière, mais elle l'est.» Il lui demanda de rester en leur compagnie, car le bonhomme, dit-il en désignant Palhat qui s'était mis à bâfrer, à grands coups de mauvaises dents, arrivait de Castelsarrasin avec des nouvelles de son jean-foutre de frère, que Dieu maudisse.
Elle s'assit sur un tabouret, les mains jointes entre les genoux, très inquiète soudain, et se pencha vers le rouquin lourdement installé dans une lente rumination. Alors Novelli se détentit et la contempla avec affection. A nouveau il la tenait ferme, prise dans un tourment d'amour qui suspendait en elle toute force, obscurcissait toute pensée. Voilà qu'elle ne songeait plus à faire la fière, maintenant. Il eut un petit rire sec, et savoura secrètement une brumeuse volupté de chasseur prêt à caresser, en doux vainqueur, le poil hérissé de sa proie. Palhat aussi était en son pouvoir depuis qu'il avait fait libérer sa femme, après quelques semaines de dure prison, pour délit d'hérésie mineure. Il la lui avait rendue contre la promesse, solennellement crachée, d'accourir au moindre signe et d'accomplir sans question toute besogne qui lui serait commandée. Palhat, très épris de sa jeune épouse, n'avait jamais manqué à sa parole, et manifestait au sauveur de ses amours, chaque fois qu'il se trouvait en sa présence, un attachement de brute naïve et roublarde qui inspirait à Novelli une confiance très sûre.
Il éprouvait décidément un étrange bonheur à peser sur les âmes, à les sentir bien chaudes et palpitantes sous la main. Il avait une si grande famine de cette amoureuse puissance qu'il rêvait souvent, pour émouvoir plus sûrement le monde et l'attacher à lui, de vivre un jour dans l'admirable nudité des saints. Il priait Dieu de lui en donner la force, à ses heures de grand mépris pour les pouvoirs de l'or et le prestige de ces bouffis de la noblesse qui se satisfaisaient de régner sur des grimaces, des mensonges peureux et des agenouillements prostitués. Il voulait, lui, toucher au fond des coeurs où gisent les mystères, et ce désir le tenaillait si durement, parfois, qu'il en souffrait une soif de damné.
Quand il eut fini de manger, Palhat se tourna vers Novelli et lui dit que Jean le Hongre et sa troupe avaient, la veille, fait un nouveau massacre de juifs dans le faubourg de Castelsarrasin. Cependant, s'il avait couru toute la nuit à s'en rompre le coeur, ce n'était pas pour informer l'Inquisiteur d'un événement aussi prévisible. Le bonhomme vit bien que Novelli attendait des révélations plus graves. Il but son lait, se pourlécha, jouit un peu du maigre plaisir de faire macérer son maître. Mais l'autre, à qui ce jeu ne plaisait pas, lui prit la cruche des mains et lui fit signe, sèchement, de poursuivre. Alors Palhat, à nouveau humble, dit:
– A l'heure où j'ai quitté la ville, peu après le crépuscule, un grand incendie ravageait la Juiverie et les Pastoureaux étaient enfermés dans l'église où ils tenaient prisonniers le curé et le viguier de cette pauvre paroisse.
Il hésita après ces mots, car il avait encore à conter de grandes choses et désirait émerveiller monseigneur l'Inquisiteur, mais ne savait par où s'aventurer. Novelli, très impatient, cogna du talon sur les dalles. Palhat s'en effraya, se voûta comme s'il craignait d'être battu. Stéphanie, voyant son air égaré, lui prit les mains avec de grandes questions dans les yeux. Alors, tout à coup débondé, il se mit à parler, dans une extravagante précipitation de bégaiements émus.
Après les meurtres et la conversion hâtive de quelques juifs, dit-il en tombant à chaque souffle dans des phrases sans fond, Jean le Hongre entra dans l'église de Castelsarrasin sur son cheval, au grand galop, en l'excitant comme s'il avait une armée de diables aux trousses. Mais parvenu aux marches de l'autel, il freina sa bête d'une poigne si ferme, et flatta si habilement sa croupe et son encolure qu'elle se laissa tomber à genoux devant le saint sacrement en remuant la tête comme pour honorer Dieu. Sa troupe salua ce prodige par des vivats, des chants fanatiques et de tels entrechocs de piques que les fresques des murailles en furent blessées, et quelques statues brisées.
Le prêtre, qui jusqu'alors avait tenté d'apaiser la foule, fut grandement scandalisé de voir son église ainsi profanée. Il voulut pousser le cheval dehors, mais ne parvint même pas à l'émouvoir. Beaucoup de grandes gueules raillèrent son impuissance. Alors il dénoua la corde qui lui ceignait la taille, la prit bien en main, la fit tournoyer au-dessus de sa tête en criant des malédictions et se mit à fouetter furieusement la bête agenouillée qui, aussitôt, se redressa si fort que Jean le Hongre, qui tenait la bride, en fut renversé parmi ses gens. Cette révolte fut accueillie par une infernale criaillerie qui affola le grand cheval. D'une ruade, il faillit fracasser le crâne du curé, et la bousculade, les cliquetis d'armes, les imprécations redoublant, il se cabra, la crinière hérissée, les naseaux tendus vers la voûte peinte d'étoiles en battant l'air de ses sabots. Derrière lui, un immense gueulement sortit de mille bouches. Le souffle de cette clameur, comme une charge de bataille, le fit hennir terriblement et le poussa en avant. Il bondit sur l'autel, qu'il renversa, de l'autel dans les stalles nobles, qu'il fracassa, des stalles dans la foule épouvantée, où il se mit à piétiner des ombres, environné de fumées et de torches, comme une Bête d'Apocalypse labourant son champ de réprouvés. Alors Jean le Hongre se fraya un chemin parmi les corps abattus, les mains tendues, les gueules hurlantes, et vint au-devant de lui, sans crainte de ses sabots ni de son mufle écumant. Il ouvrit les bras, s'offrant ainsi follement à sa fureur. Mais à l'instant d'être renversé, il se suspendit à son encolure et le tint embrassé, la joue serrée contre son oreille. Il le tira vers le portail, aussi fort qu'il le put, en lui parlant et le cajolant. D'autres alors le poussèrent à coups de piques et ils parvinrent ainsi à l'amener sur la place où des femmes criaient et couraient, les mains tendues vers les nuées rouges du crépuscule.
Dans l'église, tout était brisé, sauf la croix haute plantée dans le sol, au fin fond de la nef. Des morts gisaient sur les dalles, les membres rompus, le crâne fendu. On entendait des gémissement dans l'ombre des recoins, et le sang maculait le visage de nombreux vivants qui erraient de-ci de-là, dans une grande rumeur hébétée. Le prêtre, toujours armé de sa corde enroulée au poing, voulut se hisser sur une balustrade pour haranguer cette malheureuse foule. Des hommes l'en empêchèrent, l'accusant d'être la cause du carnage, et comme il résistait, Jean le Hongre, revenu de la face où il avait conduit son cheval, ordonna qu'on le saisisse et qu'on le lie à la croix.
C'est à ce mauvais moment que le viguier vint chercher du secours pour combattre l'incendie de la Juiverie qui menaçait des maisons chrétiennes. Mais voyant, dès le seuil, la violence que l'on faisait au curé, il s'avança d'un pas ferme pour le délivrer, en criant à la garde. Aussitôt quelques bergers du Hongre vinrent à lui, les bâtons en avant, la figure tordue par de menaçantes ivresses. Ils se mirent à l'insulter et à l'assaillir de crachats. Tandis qu'il les repoussait de la botte et du poing en gueulant des jurons, d'autres Pastoureaux, courant parmi les morts que l'on traînait au milieu de l'allée, s'en allèrent fermer le portail à double verrou pour que les soldats ne puissent pas entrer. L'obscurité en fut épaissie, et le viguier, soudain presque aveugle dans la dévastation de l'église, trébuchant aux débris de bois et de statues pêle-mêle fracassés qui encombraient le sol, se trouva bientôt entouré de cris sans visages, harcelé de coups de piques invisibles. Il était haut, large, et de visage très sanguin. Il se mit à mouliner des bras, à défier autour de lui des fantômes fuyants. Les bâtons qui le cernaient s'énervèrent. On le bouscula sournoisement, pour le faire tomber. Dans la lueur d'une torche tout à coup brandie devant sa figure, on vit luire dans son poing un éclair de dague. Mais avant qu'il ait pu frapper l'un des hommes qui l'aiguillonnaient, la boule de feu s'abattit sur sa tête si puissamment qu'une flamme lui resta au milieu du front, comme une corne, et que la résine embrasée ruissela dans ses yeux. Il tomba à genoux, les mains sur la face, en rugissant. Aussitôt des pognes le saisirent aux épaules et le traînèrent, accroupi dans sa douleur et ses hurlements, au pied de la croix où le prêtre était déjà attaché. On les lia ensemble, dos à dos.
Alors Jean le Hongre fit relever l'autel que son cheval avait mis à mal, et se hissa sur cette sainte table. On lui tendit deux torches. Il en prit une dans chaque main, et les bras ouverts comme un crucifié il resta ainsi, immobile et raide, jusqu'à ce que son peuple d'ombres, devant lui, fasse silence. Il était grand, dit Palhat en tremblant encore d'étrange amour, aussi grand et beau qu'une statue vivante, il illuminait la voûte, et pourtant il était pitoyable, il faisait monter dans la gorge des sanglots de tendre misère comme un enfant vaillant au retour de la guerre, avec ses cheveux frisés et ses yeux trop clairs, et sa poitrine maigre dans les déchirures de sa robe de moine, et son épée sans fourreau qui tiraillait la corde qu'il avait autour de la taille. Il était effrayant aussi: par instants, il était pareil à un Christ frotté d'enfer, car la nuit et les lueurs sans cesse mouvantes, entre ses feux tenus, se disputaient son visage.
Quand les derniers bruits de bâtons et raclements de sabots se furent éteints dans les ténèbres de l'église, il parla. D'abord il fut hésitant et sans force comme un errant perdu qui voudrait confesser un amour inexprimable. Puis il s'échauffa, sa voix se raffermit, des paroles douces et mélancoliques lui vinrent aux lèvres et l'on vit son âme, peu à peu, se dépouiller de toute armure, de tout ornement, de toute brume. Alors sa beauté parut plus haute encore, et beaucoup de gens le contemplèrent avec de grands soupirs, le visage extasié, comme si l'homme qui parlait devant eux était pétri de lumière, et non plus de chair.
Il se tut un instant. Puis soudain il appela Dieu avec des paroles si simples, et une familiarité si quotidienne que des femmes rirent en se frottant les yeux, et que Dieu vint chacun le vit dans le regard du Hongre. Il ne fit aucune prière. Il demanda seulement au Créateur de l'accueillir, non point comme un mendiant de Sa pitié, mais comme un fils aimant désireux d'étreindre le grand corps rassurant de son père, et d'accoler sa joue à sa barbe pour se redonner courage. Il rendit compte calmement du sang perdu, des âmes gagnées, des fatigues et des révoltes ramassées en route. Puis il raconta à cette Ombre divine qu'il semblait voir, le ravage que son cheval venait de faire dans l'église. Il lui reprocha, en riant à grands éclats exaltés et déchirants, son indifférence à ce malheur. Il le fit avec une telle force et une confiance si sûre que les gens, dans l'assemblée, courbèrent le dos en gémissant, convaincus que Notre Seigneur était vraiment là, attentif, sous la voûte, parmi les torches qui brûlaient au-dessus des têtes. Enfin il parla au Père céleste du travail prochain, des douceurs lointaines, des méfaits présents, et lui dit que l'espoir manquait aux Pastoureaux autant que le pain, mais qu'Il ne devait pas se préoccuper de leurs misères, parce qu'ils L'aimaient trop pour le vouloir en souci.
Beaucoup de femmes et d'hommes, touchés par sa détresse et la beauté de ses paroles, se mirent à pleurer, et leur rumeur se fit bientôt si houleuse et tourmentée qu'elle imposa silence à Jean le Hongre, sur l'autel où il se tenait. Soudain, les torches lui tombèrent des mains, et l'on ne vit plus que son corps sombre, grandi jusqu'à la voûte par des cierges aux flammes vacillantes que tenaient des hommes à ses pieds. Il resta un moment ainsi, immense et immobile, puis il fit le geste tendre d'embrasser la vaste obscurité, d'apaiser un enfant imaginaire dans ses bras. Le silence revint. Alors les gens entendirent chanter doucement celui qui les berçait. Ils se mirent à fredonner avec lui, et l'air se fit ainsi d'une bonté miraculeuse. Il y eut un instant fragile où toutes les douleurs semblèrent oubliées, toutes les haines futiles, où le tranquille amour du monde parut enfin possible. Mais cela ne dura guère. Voyant son peuple s'en aller vers la paix, le Hongre laissa s'éteindre sa voix, et berçant toujours la nuit dans ses bras, il tourna la tête et se mit à invectiver violemment, à mots brefs et orduriers, les deux pauvres hommes liés à la croix, au fond de la nef. Le chant, dans l'église, en fut excité. Il enfla, se fit sonnant, coléreux, traversé de cris. Tout à coup, Jean le Hongre hurla qu'on lui rende sa soeur, pleura qu'on libère, par pitié, sa bien-aimée Stéphanie, sinon il égorgerait ces notables, qui tentaient lamentablement d'arracher leurs poignets du fût luisant, en se tortillant comme si le feu les grillait. Il ordonna que l'on aille dire ces paroles à Gui de l'Isle et à l'Inquisiteur Novelli: si dans trois jours on n'avait pas obéi à son ordre, il ferait porter à l'évêque de Toulouse les têtes du prêtre et du viguier, suspendues au cou d'un boeuf.
Il parla encore, mais sa voix fut submergée par un grand déferlement d'alléluias, d'imprécations et de danses de piques. A ce moment, la chaleur et la puanteur n'étaient plus supportables dans l'église. Il fallut ouvrir le portail. Des hommes s'en allèrent dire aux soldats postés sur la place que leur viguier était prisonnier, et qu'ils devaient rentrer chez eux. Comme les torches brandies menaçaient leur figure, et que ces gens d'armes étaient en petit nombre, ils s'égayèrent dans la nuit.
– C'est alors, dit Palhat, que je suis parti. Sachez, monseigneur Novelli, que trois garçons de tout jeune âge sont en route pour apporter ces mêmes nouvelles à notre évêque. J'ai vu le Hongre les désigner pour ce travail. Ils se feront passer pour des colporteurs, bien qu'ils soient presque des enfants, de peur qu'on ne les arrête s'ils se disent Pastoureaux. Sachez aussi que Jean le Hongre, avec sa troupe et ses prisonniers, aura quitté Castelsarrasin avant la prochaine nuit, je ne sais pour quelle ville. Sans doute, monseigneur, jugez-vous cet homme très malfaisant. Selon mon sentiment, il est peut-être saint, quoique calamiteux. Si je n'étais pas à votre service, je crois que je l'aurais suivi, car il sait inspirer à ceux qui le fréquentent un si violent désir de Dieu, et une pitié tant amoureuse que j'ai le coeur tout meurtri quand je pense à la mort misérable qui lui viendra bientôt, s'il ne prend pas un autre chemin.
Novelli, assis devant son lutrin, le front dans les mains, sembla s'éveiller quand Palhat eut fini de parler. Il leva la tête mais n'osa pas regarder Stéphanie qui contemplait les flammes dans la cheminée, fixement, en se retenant de pleurer. L'aube grise venue par la fenêtre se mêlait maintenant aux lueurs du feu, des pas résonnaient à l'étage, et des voix dans le couloir. Palhat but encore du lait, à longues goulées bruyantes. Quand il fut rassasié, il écouta ces bruits qui ne lui étaient pas familiers et contempla, l'air craintif, les meubles lisses dans la mélancolie du jour à peine éclos, les livres, puits de paroles inaccessibles, les souillures de boue entre ses pieds, sur le dallage propre. Il eut une grande envie de partir. Il se leva, la main timidement tendue vers la porte. Son maître lui fit signe qu'il pouvait aller. Il sortit sur le bout des sabots, comme l'on quitte la chambre d'un moribond.
Stéphanie le poussa dehors du regard puis se tourna vers Novelli avec, dans l'éclatante obscurité de ses yeux, une sorte de détresse et de confiance débridée. Il en eut une grande chaleur au front, se sentit rougir mais ne baissa pas la tête. Le jour austère et pâle qui les séparait s'effaça, la même tristesse, la même bonté leur vint et les unit. Alors ils découvrirent qu'ils éprouvaient tous deux pour Jean le Hongre une affection de père et mère pour un fils fou, détestable, capable d'abomination, et pourtant pur de faute mortelle comme le sont les pires enfants au regard de ceux qui leur ont donné la vie. Un moment ils restèrent ainsi, chacun se découvrant, se perdant et jouissant en esprit l'un de l'autre. Ils ne virent pas, ainsi abandonnés à leur fièvre innocente, que leurs âmes se baisaient. Quand ils se sentirent nus, il était trop tard: ils tombaient déjà en amour comme dans un gouffre, face à face, les lèvres tremblantes retenant des sanglots profonds. Stéphanie en resta pétrifiée, n'osant bouger de peur de briser la lumière où elle était. Novelli, pareillement ébloui, s'empoigna au col, comme pour s'arracher à sa chute, balbutiant:
– Femme, femme, ne me regarde pas ainsi, tu me fais mal. Mère de Dieu, veux-tu me tuer?
Elle eut un élan de douceur effrayée, et lui dit qu'elle lui voulait tout le bien du monde. A nouveau leurs esprits s'unirent dans la même soif haletante, mais presque aussitôt il se reprit, refusa l'effusion, baissa la tête, honteux, et dans les yeux de Stéphanie brilla ce mauvais contentement de sorcière qu'il avait tant détesté tout à l'heure. Il se sentit vaguement méprisé, en eut envie de pleurer de rage. Il n'avait pas, lui, cette facilité des femmes à se laisser aller aux sentiments. Certes, il ne voulait plus se défendre d'elle, mais pourquoi ne comprenait-elle pas la crainte insurmontable qu'il éprouvait à avouer l'ivresse coupable et déroutante où il était? Ne pouvait-elle avoir pitié de lui, ne point exiger qu'il tombe tout de suite en perdition, attendre que son affolement s'apaise avant d'offrir ses mains au piège où il désirait tant se prendre?
Elle poussa soudain un long soupir, s'accouda sur ses genoux et posa les mains sur son visage. Ce fut lui, alors, qui ne put supporter de la voir perdre courage. Il se dressa, s'approcha d'elle, exigeant comme un affamé qui vient de découvrir l'abondance et ne peut en démordre, voulut la prendre aux épaules pour qu'elle le regarde encore, mais elle le repoussa sans force, et comme elle levait à nouveau les yeux vers lui, il vit l'amour en elle tout embrumé, encombré de doutes, de paroles difficiles. Elle était revenue dans la sécheresse du monde.
– Il me faut partir, monseigneur, dit-elle. Vous ne pouvez laisser égorger deux hommes pour le pauvre plaisir de me garder auprès de vous.
Le tremblement de sa voix rassura Novelli. Elle souffrait à l'idée de se séparer de lui. Dieu, comme cette douleur était belle et bonne! Il sourit, gauchement. Il ne retrouvait plus ses gestes ordinaires, il ne savait que faire de ses mains, des mots hésitaient dans sa bouche, mais il était content. Il voulait bien, maintenant, se perdre. Il eut un air si touchant et sot que Stéphanie en sanglota de tendresse et baissa la tête pour renifler et s'essuyer les yeux d'un revers de poing.
– J'ai grand besoin de toi dans ce couvent, dit-il. Ne pleure pas, je sauverai ces hommes que ton frère veut tuer.
– Comment ferez-vous, Jacques Novelli, maintenant que vous voilà un pauvre enfant avec cet amour de moi qui vous tient?
Elle cria presque, recula hors de portée de la main consolante qu'il tendait vers elle et le regarda, véhémente, la figure en larmes. Il en fut épouvanté. Si quelqu'un l'avait entendue, dans le couloir ou à l'étage où traînaillaient des pas, il était perdu. Il ne pourrait souffrir sa misère d'être pris ainsi en flagrant délit de passion coupable. La réprobation des moines l'écraserait. Il imagina le mépris de frère Bernard Lallemand, qui le servait avec tant de dévotion, l'indulgence sarcastique de Gui de l'Isle, et le désir lui vint d'aller mourir comme un galeux, la face dans un recoin de mur, pour ne plus voir ces visages familiers soudain changés en impitoyables figures de Jugement dernier. Il était en danger terrifiant par la faute de cette femme, et pourtant, en plein milieu de son effroi, il sentait flamber dans sa poitrine une allégresse neuve, vivace: il aimait, l'enfer était beau. Il était aimé, grâce plus éblouissante et précieuse que les plus exaltantes rêveries de sainteté.
Personne n'avait entendu ces folles paroles qui le bouleversaient encore, sinon quelqu'un aurait déjà frappé à la porte. On vaquait, dans le couvent, aux tâches ménagères, et Novelli, maintenant, s'offusquait de se découvrir scandaleux, s'amusait en secret de sa propre honte, regardait Stéphanie en se retenant de la battre pour la peur qu'elle lui avait faite, et de la serrer dans ses bras pour ce qu'elle avait osé dire. Elle vit dans ses yeux ces furieuses envies contraires. Elle se tint droite, armée de douceur indéracinable, offerte à la tempête mais point à l'embrassement. Elle dit simplement, à voix si basse qu'il devina les paroles sur ses lèvres plus qu'il ne les entendit:
– Il me faut partir.
Elle était trop belle. Il se sentit tout à coup très pauvre de coeur et de figure, mais quoi, s'il n'était qu'un rustre sans grâce en face d'elle, il avait au moins le pouvoir de la contraindre. Cette drôlesse se croyait donc autorisée à agir à sa guise? Songeait-elle vraiment à l'abandonner, à le laisser seul dans son feu de coeur? La garce! il se redressa et s'efforça, la bouche arquée, de revenir à sa morgue de juge.
– Si je te laissais partir, dit-il, le Hongre se vanterait partout de m'avoir fait tomber à sa botte. J'en perdrais toute autorité. N'oublie pas, ma fille, que je tiens du pape ma charge d'inquisiteur. Je ne peux la laisser salir par un bandit qui enrage le monde et ravage les églises.
Elle le regarda avec un tel air d'indulgence amoureuse qu'il en fut offensé. «Ne mens pas, disait la lumière de malice, dans ses yeux. Que t'importent tes vanités politiques? Tu veux me garder, voilà tout.» Et elle jouissait de savoir sa présence si maladroitement désirée. Elle eut envie de caresser son visage, effleura à peine le coin de ses lèvres. Il empoigna sa main, pris de colère.
– En vérité, dit-il, je devrais te ramener en prison et laisser s'accomplir le malheur que ton frère manigance. Sa fin en serait précipitée. Les nobles et les gens d'Église le détestent. Ils retiennent leur haine et se détournent de lui en se pinçant les narines parce qu'ils n'osent pas prendre ouvertement le parti des juifs. Mais s'il tuait un prêtre et un viguier, quelle aubaine! Ils pourraient gueuler au fou sans plus de retenue, et lâcheraient leurs pires chiens à ses trousses. Le Hongre serait pris et pendu. Et personne au monde n'aurait pitié de lui, sauf sa soeur et l'égaré que je suis.
– Je connais les égarés, répondit Stéphanie, et je vois bien que vous n'êtes pas de leur confrérie. J'en ai consolé plus d'un, dans les herbes, au hasard des haltes. Il m'est arrivé de boire leurs larmes avec leur désir de moi. Je n'en suis ni fière ni honteuse: je fus un court instant leur espoir de salut, mais je n'ai pu en sauver aucun. Ces gens ont la rage des chemins. Ils marchent comme s'ils voulaient sortir vivants de leur corps. Pauvre moine! Vous êtes trop intelligent pour comprendre leurs mauvaises peines. Vos égarements ne sont que de courts voyages d'où vous pourrez toujours revenir sans souillure majeure, pour peu que les gens de votre maison ne s'aperçoivent pas de vos absences. Vous ne connaîtrez jamais, Dieu merci, la souffrance des errants sans secours ni le malheur de mon frère que des démons imaginaires ont conduit dans le plus vrai des enfers. Il est perdu, je le sais. Laissez-moi me perdre avec lui, et sauver ces deux hommes qu'il veut tuer.
Il leva la main sur sa tête, criant presque, lui aussi, sans souci des frères qui pouvaient l'entendre:
– Ainsi tu es une putain et tu ne m'aimes pas.
Elle ne broncha pas et lui répondit, avec un orgueil si tranquille qu'il en fut aussitôt désarmé comme un enfant coupable.
– Sachez que je vous aimerai au-delà de ma vie et vous attendrai où Dieu voudra. La mort n'usera pas ma patience, je le sais très sûrement, et pour vous effacer de moi il faudrait que je n'aie plus d'âme, ce qui ne peut pas être.
Et comme il ne bougeait pas, le regard en désarroi, en grand désir de l'étreindre aussi, elle ajouta, furieuse et superbe:
– Serre-moi donc contre ton corps et dis-moi adieu.
Il fit «non» de la tête, pauvrement, tout fuyard. Elle vit bouger ses lèvres pour un mot d'amour qu'elle n'entendit pas. Il ne voulait pas qu'elle s'en aille, et ne pouvait toucher ce corps qui le tentait durement. Elle le vit en si grande souffrance qu'elle prit sa main et la baisa. Alors il se mit à sangloter en bafouillant des mots d'amour, en jurant qu'il était perdu et voulait mourir d'elle. Il dit enfin, avec autant de force qu'il put:
– Ton frère ne fera rien d'irréparable avant trois jours. Si tu es capable de patience, attends ici trois jours, le temps de trouver une porte par où nous faire sortir de ces folies.
Elle répondit:
– Oui, Novelli, oui, puis lui tourna le dos, enveloppa les reliefs du repas de Palhat dans un torchon, et s'en alla.
Tout au long de la journée, Novelli la surveilla, inventant des prétextes au milieu des travaux et des conversations pour aller par les pièces où elle était, et se raviver un peu l'esprit à la voir, comme en passant. Salomon d'Ondes lui rendit visite à l'heure dite. Il lui fit un sermon fougueux que frère Bernard Lallemand interrompit au beau milieu. L'énorme moine entra dans la bibliothèque comme un vieux chien puant et ruisselant de pluie printanière. Il avait l'air de sortir d'un lourd sommeil mouillé, signe qu'il était dans une grande tristesse. Il annonça à son maître que le cardinal Arnaud était mourant et désirait le voir.