Après les prières de l'angélus, Jacques Novelli abandonna frère Bernard et Salomon d'Ondes à leur conversation chagrine sous le porche du couvent et courut au trépas de son oncle, dans la nuit salubre et tourmentée, s'éclaboussant aux flaques, tenant ferme son capuchon gonflé par la bourrasque et son manteau serré au col. Il avait plu jusqu'au crépuscule et les pavés, les enseignes sur les façades, les portails peints aux carrefours en étaient tout luisants chaque fois que la lune apparaissait, pleine et pure, entre deux bouffées de vent nuageux.
Place des Salins, il s'engouffra sous l'abri de la galerie accolée aux maisons, et fit halte pour reprendre haleine. Les rafales sifflaient furieusement entre les tuiles de l'auvent, mais à hauteur d'homme, le long des murs aux portes closes, pas le moindre souffle. Dans un renfoncement de portail qui puait très fort le pissat, il écouta la nuit alentour, et essaya de se raffermir dans son chagrin de bon fils, où il se sentait mal ancré. A deux pas de lui un rat fouillait des reliefs du dernier marché, vieux légumes, linges et pots brisés. Il cogna du pied dans ces ordures pour le chasser, un faisceau de lune balaya la place, effleura les ferrures grinçantes du puits, des chariots, des chiens errants, se perdit au carrefour des Tavernes. Il allait se remettre en route quand un long feulement de jouissance, au-dessus de sa tête, traversa un volet mal fermé. Il en eut le coeur empoigné par un bonheur violent et s'en fut précipitamment, comme un voleur surpris. Au débouché de la rue Fonderie, le vent le reprit par le travers. Il descendit à grands pas au milieu des ruelles bosselées et tordues qui menaient à la porte de Comminges et à la maison de la Daurade où le vieux cardinal s'essoufflait au bout de sa vie, entre des moines agenouillés. Mais la sarabande des nuées sur la ville, le claquement des pans de sa cape derrière lui et l'enivrant combat de son corps contre la tempête l'éloignèrent infiniment de l'ensoleillement désincarné où il imaginait maintenant son oncle Arnaud, que rien ne tenait plus à la Terre.
Il parvint au bord de la Garonne par la rue du Port-Saint-Antoine où les anciens bordels, depuis longtemps abandonnés, menaçaient de s'effondrer sur des peuples de bêtes qui débordaient dans les bourbiers du dehors par les portes éventrées et le seuil herbu des lucarnes. Le Pont Couvert lui apparut illuminé dans une trouée de lune jusqu'aux ténèbres de l'autre rive. Il décida subitement d'entrer à la Daurade par la petite porte du jardin, et non point par le porche ordinaire où l'attendait sans doute le chanoine. Ainsi, peut-être pourrait-il monter à la chambre sans être vu de personne. Il contourna le couvent entre deux murailles de vergers, dans une odeur printanière fraîche et violente, sans plus se soucier de préserver le feu de son chagrin, pensant, avec une rage de grande santé, que la vie était ainsi: obscure et venteuse, charnue, méchante. «Dieu, se dit-il, déteste la paix. Même à la sève il faut de la hargne pour grimper aux arbres. La méchanceté que je me sens est celle de la vie qui me baigne. Cette belle femelle vorace ne veut rien savoir du soleil sec où va mon oncle, sans plus de viande autour que d'habit à la Vérité. Arnaud, Arnaud, l'au-delà où vous allez est hors de tout danger. Il est simple, rieur. Moi je marche dans la chair savoureuse et puante du monde, que j'aime extrêmement.» Il parla ainsi, courbé contre le vent, au bord du trou que le mourant laissait dans son esprit, et vit soudain briller le rire de son oncle comme un soleil, au loin. Alors lui vint une joie subite, émerveillée. «Une bonté nous tient ensemble, pensa-t-il, une bonté qui n'est pas de moi, qui n'est pas de lui.» Et il se remit à courir vers cette porte basse qu'il entendait battre au bout de la ruelle.
Près d'elle, une femme était assise contre la muraille cabossée d'aspérités blessantes. Elle était vêtue de lambeaux de sacs et serrait contre son ventre un tas de hardes où dormait un nourrisson. Novelli, s'approchant, ne distingua de son visage souillé de crasse et de boue, entre les longues mèches de cheveux luisants qui lui tombaient autour de la figure, que ses yeux grands ouverts et fixes. Comme il enjambait son corps à moitié étalé jusqu'au milieu de la ruelle, d'un geste de pauvre putain mendiante elle haussa les guenilles qui lui couvraient les jambes et se dénuda jusqu'aux cuisses couvertes d'ulcères, maigres et laiteuses. Elle n'eut même pas un regard pour l'homme à qui elle offrait ainsi l'extrême misère de sa chair, sans espoir d'être désirée. Novelli eut si grande pitié d'elle qu'il s'agenouilla, lui couvrit les épaules de sa cape et lui baisa les mains. Alors il vit que l'enfant qu'elle berçait était mort. Il lui dit doucement qu'elle devait le suivre dans le couvent, où des moines prendraient soin d'elle, mais la femme ne parut pas l'entendre, ou peut-être ne put bouger. Il la prit dans ses bras, la souleva. Elle laissa aller la tête contre sa poitrine, perdit un sabot en franchissant la porte du jardin et Novelli s'avança, chargé d'elle et de son enfant mort, dans le grand bruissement des arbres sous le vent mouillé de la nuit.
Il ouvrit d'un coup de pied le portail du parloir et entra. Les rafales de la bourrasque faisaient à peine frémir les rideaux des lucarnes. La pénombre de la pièce, où ne brûlait qu'une bougie plantée au milieu de la table à tréteaux et un feu presque épuisé au fond de la cheminée, lui apparut, après la tourmente du dehors, comme un refuge paisible et sûr à l'abri des terribles humeurs du monde où Dieu semblait jouer à la vie et à la mort comme un jongleur de balles, sans se soucier des vertiges humains. A l'étage où se mourait le cardinal le plancher grinçait, et la psalmodie de la prière des agonisants résonnait sourdement. Novelli voulut coucher la femme sur les dalles pour aller chercher du secours, mais elle s'agrippa à son cou en gémissant. Alors il la serra contre lui, comme un bien très précieux, en lui disant des paroles de bon père, et gravit l'escalier. En haut des marches il cogna contre la porte, du bout de la botte. Un moine vint lui ouvrir et resta pantois, voyant sa figure sévère, sans trace de douleur, et dans ses bras cette pauvresse en haillons qui sentait si fort la basse-fosse humide.
Novelli le bouscula pour entrer, porta roidement son fardeau de misère jusqu'au milieu de la chambre. Les prières cessèrent aussitôt, et dans l'air parfumé d'encens les moines à genoux le regardèrent avec une inquiétude étonnée. Quatre cierges brûlaient aux quatre coins du lit. Le vieil Arnaud respirait encore, à longs râles doux. Le chanoine se pencha vers son visage, lui dit à voix basse et pressante que son neveu l'Inquisiteur était là, mais il ne parut pas l'entendre. Alors l'ecclésiastique s'empressa au-devant de Novelli avec de grands gestes de majordome, et voulut le ramener sur le palier pour le débarrasser de cette mendiante qui l'encombrait, et de ce petit mort au creux de son ventre, comme si leur présence en ce lieu était une offense grave à l'ordre noble du trépas, et à sa propre personne toute confite en tristesse pieuse. Novelli lui ordonna de le laisser en paix, d'une voix si forte que l'autre en resta bégayant et horrifié. Puis il s'en alla déposer la pauvre femme sur un tabouret, au chevet du lit, et la soutenant aux épaules, car elle était hébétée et geignait faiblement comme dans un mauvais sommeil, il se retourna à demi vers les moines.
– Allez donc préparer une chambre et des tisanes et des serviettes propres pour cette malheureuse, leur dit-il. Faites aussi chauffer une bassine d'eau. Ses jambes et ses pieds sont malades, ils ont besoin d'être lavés. Pour mon oncle, je dirai les prières qu'il faut. Ne vous souciez plus de lui, car il n'a plus souci de vous, s'il en eut jamais.
Il attendit que les trottinements effarouchés s'éteignent sur le plancher, et que la porte se referme sans bruit. Quand il fut seul, il se mit à bercer la femme pour apaiser l'effroi de cauchemar où elle se débattait. Il lui caressa la figure avec une tendresse d'amant, la réchauffa contre sa poitrine. Puis, comme il levait la tête pour s'éloigner un peu de sa puanteur et reprendre haleine, il vit que le visage de Novelli le Vieux, sur l'oreiller, s'était tourné vers lui. Ses yeux étaient toujours fermés mais il semblait sourire. Novelli le Jeune se pencha, le sang se mit à cogner durement dans ses tempes. Il resta un moment à l'affût d'un signe, d'une parole, mais l'autre ne bougea pas. Alors il lui dit, à mi-voix:
– Mon oncle, m'entendez-vous?
Les paupières du cardinal s'ouvrirent à peine, un trait luisant et pâle apparut entre elles, un râle s'exténua entre ses lèvres lentement décollées. «Il me faut lui dire, pensa Jacques, il me faut lui dire maintenant ce que je dois.» Il fit un grand effort pour retenir les tremblements qui l'envahissaient, et se mit à parler sans même savoir si les mots sortaient vraiment de sa bouche, car son esprit lui échappait à chaque battement de coeur.
– Mon oncle, mon oncle, dit-il, je suis venu avec une pauvre putain mendigote et un enfant mort que j'ai trouvés devant la porte du couvent. Il fait grand vent dehors, et la nuit est belle. Quand je les ai vus, l'idée m'a traversé qu'ils attendaient votre âme, là, dans la ruelle, pour la conduire je ne sais où. Il m'a semblé qu'il y avait entre vous une parenté secrète, ou une très ancienne promesse d'amitié. Je vois maintenant que leur présence ici est plus heureuse et juste que celle du chanoine et de ses moinillons. Peut-être suis-je égaré dans des rêveries pitoyables, mais tel est mon sentiment à cette heure de séparation où je tremble devant vous. Croyez-moi, oncle Arnaud, votre existence fut bonne. Bénies soient vos femmes, vos vanités innocentes et les sciences aimables dont vous avez nourri votre esprit. Mais la seule bonté ne fait pas un homme pleinement accompli, vous savez cela. Il y faut aussi cette misère répugnante qui fait douter du sens de nos vies. Je vous l'apporte, mon oncle. Voici la plus basse douleur du monde, épousez-la, et désormais confiez-vous à elle seule. Je dépose cet enfant mort dans ses loques merdeuses sur votre oreiller propre, il est la souffrance incompréhensible, il est l'injustice, il est la trahison du Père. Que votre dernier souffle soit pour l'amour de lui et de personne d'autre. Accueillez cet enfant comme votre frère très intime. Alors vous pourrez entrer dans l'épouvantable obscurité de Dieu avec la pleine confiance de ceux qui savent tout aimer. Paix sur vous, mon oncle, paix sur vous.
Il se tut car il sanglotait et les larmes qui ruisselaient sur son visage l'aveuglaient. Il s'essuya les yeux. Alors il vit que la tête grise du petit mort avait glissé sur l'oreiller, et que sa bouche s'était accolée au front du vieil homme. Il se pencha sur eux, fasciné par ce terrible et miraculeux baiser. La main de l'enfant, à la lisière du drap, était tenue serrée par celle du cardinal Arnaud Novelli. Il y avait encore, entre ses paupières entrouvertes, cette vague lueur d'aube, mais il ne respirait plus.
Jacques resta longtemps à son chevet, assis par terre aux pieds de la mendiante, la tête abandonnée contre le drap, au bord du lit, accablé par une fatigue si soudaine et si lourde que son esprit s'éteignit, toute pensée, toute douleur défaites dans la même brume. Longtemps il ne se sentit vivant que par les bruits qui le traversaient, sans aucun écho dans l'âme: le vent, dehors, les rares craquements du feu et la rumeur monotone des moines qui s'étaient remis à prier, en bas, dans le parloir. Puis il se redressa et regarda la chambre où il ne viendrait plus, la pénombre des murs, l'armoire luisante où étaient les bagages de son oncle. Il dit adieu à ces choses qui maintenant revenaient à la vie dans son coeur, puis, sans oser regarder les deux morts sur le lit, il aida la femme à se lever et à marcher, comme une blessée, vers la porte. Elle avait repris quelque misérable vigueur et sa figure grimaçait de l'effort douloureux qu'elle faisait. Jacques s'inquiéta de voir qu'une sorte d'impatience sauvage la poussait à quitter au plus vite ce lieu trop étranger, trop calme et riche où elle laissait son enfant, où des hommes incompréhensibles pouvaient encore lui demander des comptes qu'elle ne saurait rendre.
– Des moines vont vous soigner, bonne femme, lui dit-il.
Elle grogna et voulut se défaire des mains de cet homme qui la soutenaient, mais elle n'avait guère de forces. Il la serra plus fort contre lui. Comme ils parvenaient à grand-peine au milieu de l'escalier, elle découvrit, en bas, une assemblée de visages inconnus dans la vague lumière des chandelles, et des remuements de gens qui s'apprêtaient à venir à son secours, les bras tendus. Elle eut un recul de bête cernée, un grand frisson hoquetant, et soudain se mit à hurler en s'accrochant aux vêtements de Jacques, comme si des monstres la menaçaient. En un éclair d'effroi il sut qu'elle était folle, qu'aucune parole ne la pourrait calmer, et que ses griffes arracheraient la chair de ses épaules s'il tentait de se défaire de son étreinte. Quelques marches au-dessous d'eux, les moines bouche bée, n'osaient plus le moindre pas, le moindre geste. Alors une inspiration soudaine illumina la face de Novelli. Rageur et tonnant comme un prophète en bataille, il cria à ces hommes pétrifiés dans leur poltronnerie:
– Regardez, bonnes gens, regardez comment Dieu aime ses créatures!
Il prit à deux mains la tête de la mendiante et lui baisa la bouche, le visage, les cheveux, avec une fureur d'amant goulu, et l'enlaça, empoignant sa nuque, sa taille, ses reins sous les haillons. Et la femme en rugissant poussa son ventre contre le ventre de l'homme, et l'homme, haletant et gémissant, lui rendit à grands coups son rude amour. Puis il baisa encore sa figure répugnante, l'étreignit, se tint étroitement contre son corps, de toutes ses forces épousant la folie, et la folie, peu à peu, s'épuisa en doux sanglots. Alors il la berça, la caressa en lui murmurant de bonnes choses. Elle s'amollit, s'abandonna. Il la coucha dans ses bras et descendit parmi les moines qui s'écartèrent de son chemin en se signant. Son vêtement était déchiré, ses lèvres saignaient, et dans son regard brûlait un feu de triomphe effrayant. Il la porta jusqu'au seuil du parloir, la déposa et ouvrit le portail. Le vent de la nuit, frais et mouillé, s'engouffra dans la maison. Elle s'en alla en courant comme un animal délivré, trébuchante et voûtée sous les grands arbres échevelés.
Un petit novice turbulent poussa aussitôt la lourde porte contre la bourrasque, et la verrouilla en deux claquements secs. Une bouffée de fumée reflua de la cheminée, que des moines éventèrent à grands envols de manches. D'autres se mirent à souffler sur le feu sali, tandis que les anciens, parmi les tabourets, se parlaient à mi-voix, la tête basse et les doigts croisés sous le menton, en faisant semblant de prier. Un long moment ils s'occupèrent ainsi en désordre pour ne pas avoir à regarder Novelli, qui leur faisait grande honte. Le chanoine attendit que le remue-ménage s'apaise, planté raide devant la table à tréteaux où rayonnaient maintenant trois chandeliers de cuivre, puis se résigna à s'avancer vers l'inquisiteur, l'air aussi douloureux que s'il allait au supplice. Il lui demanda d'un ton compassé comment était son oncle le cardinal, mais Jacques vit bien qu'il n'était aucunement préoccupé du pauvre Arnaud. Les yeux de l'ecclésiastique n'étaient emplis que de scandale et de trouble. Novelli lui tourna le dos sans répondre, s'approcha de la table et fit signe aux moines de s'assembler autour, puis au chanoine de prendre place à son haut bout. Quand tous les regards furent tournés vers lui, il dit:
– Frères, monseigneur Arnaud est trépassé. Sa volonté très pieuse est d'être enseveli avec l'enfant de cette pauvre folle qui tout à l'heure mendiait du secours à la porte de votre couvent, et que vous n'avez pas su entendre. Il m'a demandé de veiller expressément à ce qu'il en soit ainsi, pour le salut de son âme et le service du Christ. Comme je m'offusquais, et lui faisais remarquer qu'il ne convenait pas à un prélat de fréquenter aussi assidûment la basse humanité, il me répondit que les pauvres étaient les fils bénis de l'Église, et qu'un cardinal ne saurait être un bon serviteur de Dieu s'il répugnait à amener avec lui au Ciel le mendiant qu'il a rencontré sur sa route. Je me suis rendu à ces admirables raisons. Que l'enfant soit donc lavé, habillé de blanc et couché sur le coeur du cardinal Novelli. Outre ce saint travail, je vous confie le soin de faire publier la nouvelle et de prévenir l'évêque Gui, ainsi que les notables de la ville. Qu'une troupe de bons soldats et de moines se tienne prête à partir dès l'aube prochaine avec la lettre que j'écrirai tout à l'heure pour monseigneur le pape. Frères, je n'oublierai pas vos bontés, et je vous saurai gré du souci que vous avez eu de mon oncle pendant sa maladie, si vous savez obéir et vous taire humblement, comme il convient aux gens de notre condition. Il suffit au monde de savoir que l'enfant fut amené au mourant par la divine Providence, dont je ne fus que l'instrument.
Il fit un signe de croix au-dessus des chandeliers et sortit en laissant derrière lui le grand portail ouvert. Dans la bourrasque retrouvée, il pensa avec un étrange sentiment de délivrance qu'il venait de mentir gravement, pour la première fois de sa vie, à d'innocents religieux. L'idée de s'en confesser lui parut extravagante. Il avait agi contre toute raison, contre toute règle et toute pudeur, mais il avait bien agi. Il sentait son esprit tout neuf, libéré d'une gangue insupportable. La nuit était tumultueuse et magnifique. Le vieux Novelli, joyeux, vivant, trottait à son côté. Il l'entraîna par des ruelles et des carrefours sans églises en imaginant avec délectation Stéphanie, les yeux ouverts dans les ténèbres du grenier où elle avait sa chambre, et très inquiète de lui.
Le lendemain matin, l'évêque Gui, assis noblement, avec sa crosse et sa mitre, sur son cheval noir, précédé d'un moine qui portait une haute croix d'or dans le ciel lavé et suivi d'une troupe de pénitents chantant à voix grave des psaumes, s'en alla au couvent de la Daurade par les ruelles populeuses où l'on avait accueilli le deuil public, proclamé dès le jour levé, comme une éclaircie de fête dans les travaux des jours: ni fracas de chariots, ni bruits de métiers, les portefaix badaudaient, le dos libre, les femmes s'attardaient aux fenêtres et aux pas des portes, retenant dans leurs jupes les enfants turbulents au passage de la procession. La nouvelle de la mort du cardinal n'avait, en vérité, bouleversé personne, mais on se répétait, en le savourant longuement, le désir de ce saint homme d'être enterré avec un fils de mendiante. Des matrones, mains jointes sous les grosses poitrines, s'en émerveillaient aux larmes autour des puits, et les hommes, en petits groupes au seuil des forges éteintes et sous les arbres des places, le commentaient gravement, en sentences admiratives.
Gui de l'Isle, tout au long de sa route, huma cette fièvre pieuse, du haut de son cheval, avec une satisfaction de gourmet. Il avait toujours admiré le cardinal Novelli pour son grand savoir, il s'était plu à l'aimer pour sa bonté paillarde comme un fils indulgent et peut-être envieux, mais le lent épuisement du vieil homme avait usé et adouci sa peine de le perdre. Il ne songeait qu'à sa bouleversante inconvenance au bord de la mort. Se pouvait-il que ce miraculeux vieillard soit tombé en sainteté subite? Le peuple le croyait, le tour était beau et l'évêque Gui, respirant par la ville ce parfum de foi ranimée, en avait le coeur tout gonflé de chaleureuse mélancolie. Il n'en était pas moins fort perplexe. Arnaud Novelli n'avait jamais éprouvé, pour les prestiges divins, qu'une considération moqueuse, et pour les pauvres une affection certaine, mais distante. Comment l'idée de cette folie avait-elle pu germer dans sa cervelle mourante? Gui remua un moment cette question dans sa tête, sans en trouver l'issue. Il ne put qu'imaginer Novelli le Vieux penché sur lui, du haut de son ciel, riant de son embarras, et se sentit comme un élève moqué par son maître. Tandis qu'il bénissait la foule qui l'acclamait, sa vie, tout à coup, lui parut terne et vaguement honteuse.
Quand il fut dans la chambre mortuaire, parmi l'encombrante assemblée des moines et la fumée des encensoirs, il trouva que le défunt avait une belle figure d'aïeul tendre, avec son avorton de mendiante, tout vêtu de blanc, serré contre son coeur. Il renifla quelques larmes puis s'agenouilla à son chevet et pria sans conviction, levant plusieurs fois la tête, à la dérobée, pour regarder le visage paisible du cardinal, sur l'oreiller, comme s'il espérait un clin d'oeil de malice. Il ne s'attarda guère. Il avait hâte d'entendre Novelli le Jeune lui conter la dernière heure de son oncle, dont il avait été le seul témoin. Jacques devait être malheureux et revêche comme un fagot d'épines: il était toujours ainsi quand il ruminait quelque douleur. «Il m'enverra au diable, se dit Gui de l'Isle. Qu'importe.» Son compère le préoccupait beaucoup depuis quelque temps. Il lui semblait moins raide mais il était, assurément, plus exalté, flamboyant, parfois, à faire peur. Gui pensa, dans une soudaine bouffée d'angoisse, que son seul frère en ce monde couvait peut-être une grande maladie d'âme. Il laissa son attirail d'évêque à ses clercs et s'en alla au couvent des frères prêcheurs, chevauchant à toute bride le long de la Garonne, parmi le peuple insouciant.
Il trouva Jacques Novelli dans la bibliothèque en compagnie de Stéphanie. Ils étaient en conversation très animée et s'interrompirent quand le gros Gui, tout essoufflé, apparut sur le seuil. Jacques le regarda bouche bée, comme s'il était pris en faute, mais le voyant décontenancé, il eut aussitôt un geste d'agacement et lui tourna le dos. L'autre s'avança pesamment dans la salle, inquiet et ne sachant que dire. Stéphanie, toute craintive, en profita pour trotter vers l'ombre du couloir. Et comme Gui, troublé par sa fuite précipitée, se tournait vers elle, l'air surpris, elle le salua d'un semblant de génuflexion avant de fermer la porte. Il pensa que Novelli venait de l'informer des crimes commis par Jean le Hongre à Castelsarrasin, qu'il était en grande colère contre ce bandit, et qu'il avait sans doute pris des décisions excessives, comme à son habitude. Pourquoi diable l'aimait-il avec tant d'inquiétude, malgré les rudesses qu'il lui faisait subir?
– Jacques, dit-il, je suis d'un piètre courage devant la douleur, tu me connais assez pour savoir cela. J'arrive à l'instant de la Daurade avec la simple envie de te serrer dans mes bras, rien de plus, mon bon frère. La mort de ton oncle me peine, et sa volonté de se faire enterrer avec un enfant de pauvre femme me remue terriblement l'esprit. A vrai dire, notre vieil Arnaud me fait peur, depuis que je le sais au Ciel, vivant dans la paix des Bienheureux et attentif à nos actes. Sans doute sait-il lire nos pensées, maintenant, et je nous sens, toi et moi, très indignes de son regard.
– Ne crains pas, ricana Novelli en faisant mine de s'intéresser aux parchemins qui encombraient son lutrin. Et ne m'agace pas à me chanter la gloire de ton saint Arnaud. C'est moi qui l'ai manigancée. Quand j'ai posé l'enfant sur son oreiller, ce mécréant ne voyait ni n'entendait plus rien.
Il se mit à feuilleter les pages d'un registre d'Inquisition puis, comme Gui ne répondait pas, il haussa les sourcils et lui jeta un bref coup d'oeil. Son compère était stupidement planté au milieu de la pièce, les bras ballants, la bouche ouverte, pétrifié dans un grand étonnement scandalisé, mais Jacques devina, sous le froissement du front, comme une lumière de délivrance et un contentement d'exploit. Son coeur se mit à battre à grands coups fringants.
– J'ignore pourquoi j'ai agi ainsi, dit-il. Hier, je savais. Aujourd'hui, je ne sais plus.
– Quelle folie, balbutia Gui de l'Isle, agitant enfin sa lourde tête, Dieu, quelle misérable folie tu as faite!
Ils se regardèrent comme deux frères coupables, et Jacques, voyant encore ce fond de jubilation dans le regard de l'évêque, baissa les yeux pour dissimuler l'éclat vivace qu'il se sentait aussi. Alors Gui vint à lui, fougueux, gémissant, et l'étreignit, puis ils restèrent un moment face à face, se tenant aux épaules, Jacques contemplant avec une indulgence un peu distante le visage de son compagnon, tout désordonné à force d'affection, et Gui trouvant à se chauffer le coeur dans le feu pudique de ce grand homme sombre et frémissant qu'il avait toujours voulu protéger, comprendre, servir peut-être, en d'inimaginables aventures. Il dit soudain:
– Es-tu certain que les moines de la Daurade ne se doutent de rien?
– Qu'importe, personne n'osera parler, nous sommes trop puissants, répondit Novelli avec un sourire contraint.
– C'est vrai.
Gui de l'Isle eut un rire éclatant, redressa sa forte taille et Jacques sentit renaître en lui sa perpétuelle colère contre ce bougre malséant, si prompt à se goinfrer de vanités. «Dieu m'a donné un ami fidèle, pensa-t-il en soupirant. Par malheur, il est encombrant et sot.» Il se replongea dans son registre, tournant du pouce les feuillets sans même faire semblant de les lire, et se mit à parler des derniers méfaits de Jean le Hongre, impatient de se fouetter les sangs et décidé à troubler la confiance béate qui illuminait le visage de Gui. Il décrivit les événements de Castelsarrasin avec une complaisance provocante, en insistant sur la belle audace de ce brigand mystique, sur son émouvante éloquence, et l'amour qu'il inspirait à sa troupe.
Cependant, il ne parvint pas à irriter l'évêque comme il l'aurait voulu. Gui, tandis qu'il parlait, s'était assis au coin du feu. Il regarda douloureusement Novelli quand il l'entendit traiter cette abominable grande gueule de Jean le Hongre comme un Michel archange, mais ne protesta pas. En vérité, il se demandait pourquoi son Jacques le harcelait ainsi, comme aux plus mauvais jours, après qu'ils eurent fait la paix et se furent fraternellement embrassés. Il se mit à l'examiner avec attention, jouant subtilement de ses faux airs balourds, et peu à peu flaira, dans l'enjouement venimeux de Novelli, dans ses tremblements de voix déguisés en mauvais rires, quelque secret impossible à dire. Alors lui revint à l'esprit l'air fautif que son compère avait eu en le voyant apparaître sur le seuil de la bibliothèque. Il se souvint de l'embarras qu'il avait éprouvé tandis que la soeur du Hongre fuyait comme une servante réprimandée. Il l'avait entendue parler haut et fort méchamment à l'instant où il poussait la porte. Il n'avait pu comprendre ce qu'elle disait, mais assurément aucune femme n'avait jamais osé répondre sur ce ton à l'Inquisiteur Novelli. Ces deux créatures se déchiraient en une guerre inavouable. Et quelle sorte de guerre, sinon d'amour? Gui n'avait jamais traversé de ces tourmentes. Il imaginait parfois de superbes passions dans des rêveries joliment naïves et secrètes, mais hors ces moments d'exaltation, il n'espérait rien des femmes parce qu'il se croyait sans grâce. Son ordinaire était fait de lingères dociles et de grands sentiments inexprimés. Pensant à ces mélancoliques jardins qui l'habitaient, il entendit Jacques lui dire qu'il voulait sauver Jean le Hongre et garder Stéphanie en ce couvent. Sa voix défaillait, et son regard semblait désespéré. Gui lui répondit qu'il désirait l'impossible, mais qu'il l'aiderait autant qu'il le pourrait.
– Je hais le Hongre, dit-il. Je voudrais le voir pendu. Mais bien plus que sa perdition m'importent ta vie, et la grandeur de ce qui te travaille.
Alors Novelli se vit tout à fait désarmé en face de cet homme qu'il avait toujours considéré avec hauteur parce qu'il jugeait son intelligence lente et malhabile. Gui de l'Isle, cela se voyait à son air, le savait pris d'amour pour Stéphanie. Il ne le raillait ni ne l'accablait de questions impudiques. Il était infiniment meilleur que lui, plus compatissant, plus proche qu'il ne le serait jamais de la noblesse véritable. Il était, lui, infaillible devant les devoirs importants. «Et moi, pensa Novelli, moi qui aime faire sonner mon nom comme un envol de vastes ailes, qui suis-je, en vérité? Un juge arrogant, un esprit orgueilleux, obscur, ridiculement embroussaillé dans des maux inextricables où le moins futé des novices ne serait jamais tombé.» Il se tenait très droit devant la cheminée, fixant les flammes avec l'envie de s'y perdre, et Gui de l'Isle, regardant avec une affection de bonne bête son compagnon désemparé, se disait qu'il savait enfin pourquoi il aimait tant ce fou: parce qu'il s'acharnait à trouver des réponses introuvables dans des recoins d'âme où il n'oserait jamais aller lui-même. Après longtemps de silence, il dit, se levant et remuant l'air:
– Autant que je pourrai t'aider à porter tes fardeaux, Jacques, je le ferai. Pour l'heure, j'ai grand-faim. Allons déjeuner ensemble à l'évêché, mère Grazide sera contente de te voir. J'aimerais te montrer certains plans de mon architecte qui vont chercher très haut la lumière du ciel. Moi, vois-tu, je me sens l'âme d'un archer de Dieu: planter dans les nuées une flèche de cathédrale, voilà ce qu'il me faut accomplir. Remonte donc de tes enfers, peste d'homme! Je me sens futile comme une donzelle quand tu me regardes ainsi, avec tes yeux de Christ. Allons, il nous faut aussi travailler aux funérailles de ton oncle.
Il parlait trop, à nouveau. Novelli voulut sourire et ricana, faute de savoir mieux faire. Il pensa qu'il devait se tenir à Gui pour ne point perdre pied, et aussi s'acharner à faire entrer l'Église dans l'esprit de Salomon d'Ondes. Ce travail-là était beau, et le ramènerait à la clarté. Il n'était que temps de s'atteler de bon coeur à l'oeuvre.
Quand il revint du palais de l'évêque, peu après l'heure de vêpres, le frère portier lui dit que Stéphanie était depuis longtemps partie avec des hardes sous le bras. Il avait cru qu'elle allait au lavoir, mais elle n'était pas revenue.