16

Novelli poussa un grognement de pauvre bête, se dégagea des grosses mains de frère Bernard qui le soutenaient, faillit perdre l'équilibre, se cogna aux jambes du pendu et les écarta comme branches en forêt. Il avança en titubant vers le cercle des soldats. Vitalis et Salomon accoururent à son aide, il les repoussa et bouscula sans même le regarder le capitaine qui lui tendait un gobelet de vin avec un air d'apitoiement bouffon. L'homme fit semblant de chanceler sous la rebuffade, en singeant un effroi comique, vida d'un trait la timbale, et proféra, sur les clercs et leurs sensibleries femelles, une épaisse raillerie qui fit rire sa troupe.

Novelli ne l'entendit pas: il courait déjà par la garrigue et appelait Stéphanie sous la basse brume de l'aube. Ses compagnons le suivirent pour la chercher avec lui, se dispersèrent au hasard des faux sentiers, parmi les buissons épineux, crièrent aussi son nom, hissés sur le moindre roc, explorant du regard la lande déserte et chacun demandant aux autres, de loin, s'ils ne la voyaient pas. Ils étaient soudain très effrayés à l'idée d'être privés de sa présence, et, flairant l'air gris, découvraient qu'ils aimaient puissamment, d'amour muet, cette jeune femme envolée qui ne répondait pas à leurs appels. Vitalis l'avait vue s'enfuir, à l'instant où l'on passait la corde au cou de Jean le Hongre. Il entraîna ses compagnons, désignant le bout de la crête où Jacques venait de disparaître dans un enfoncement de talus. Parvenus au rocher où tombait la pente abrupte, ils firent halte, soulagés, soupirant sombrement: au pied du mur de terre, dans l'ombre d'un bouquet d'arbustes, Stéphanie était assise, la tête enfouie dans ses jambes enlacées et Novelli, agenouillé, parlait à son oreille en caressant sa chevelure. Il l'aida bientôt à se lever, mais elle semblait à bout de forces. Elle s'abandonna contre lui. Il la prit par la taille pour l'aider à marcher. Ils s'éloignèrent ainsi, trébuchant aux cailloux, vers l'étroit chemin broussailleux qui menait à la grande route de Toulouse. Alors les autres coururent chercher les chevaux qu'ils avaient laissés aux abords du dernier campement avant le chêne double.

Ils descendirent prudemment, tirant par le licou les mules parmi les arbres et les sentes malaisées jusqu'au bord du champ de bataille où n'étaient plus que des tertres de terre fraîchement remuée, des traînées de chaux vive et une grande misère de haillons, de souliers béants, d'armes brisées. Là, ils virent Stéphanie accourir au-devant d'eux. Elle ne semblait plus accablée, au contraire, elle était à nouveau échevelée, vivace comme un feu ranimé. Elle demanda à Salomon de lui prêter son cheval, saisissant au mors la bride, comme un écuyer, et ordonnant au bonhomme, d'un regard buté, noir, éblouissant, de mettre pied à terre. Elle voulait retourner au chêne pour enterrer son frère. Salomon descendit de sa monture et répondit que les soldats, quand il les avait quittés, creusaient déjà la fosse sous le pendu. A l'heure présente, ce maudit travail qu'elle voulait faire était sans doute terminé. Jacques vint derrière elle, la prit aux épaules et lui promit de revenir dans quelques jours planter une croix et prier sur la tombe du Hongre. Elle regarda le juif. Son air disait: «Vois, père, je ne pleure pas, personne jamais plus ne me fera pleurer. Dans ce monde abominable je veux être maintenant une femme simple et pure, pure de toute cendre, de toute attente, de toute peur.» Salomon la trouva si belle et fragile qu'il se sentit monter dans la poitrine un gémissement d'amour. Sa bouche trembla, il lui tendit les bras. Elle vint s'y blottir douillettement et ils restèrent ainsi un moment, les yeux clos pour mieux goûter la paix mélancolique de leur âme. Quand elle se défit de cet embrassement, Novelli était déjà sur sa mule et la contemplait avec une bonté très aimante. Vitalis et frère Bernard, qui s'en étaient allés devant, les attendaient sous un bouquet d'amandiers, à la croisée du grand chemin. Elle monta d'un bond en selle, baisa le poing de Jacques qui lui tenait la bride, et, battant la croupe de sa bête, les rejoignit au galop.

Ils chevauchèrent en silence jusqu'à l'auberge d'Avignonet, où ils trouvèrent l'adolescente boiteuse devant la cheminée, poussant des bûches humides sous le chaudron noir, accroupie dans l'exacte position où ils l'avaient laissée la veille. Rien n'avait bougé: les mêmes volailles sous les tabourets picoraient la terre battue, le même vent gonflait la toile de la lucarne, le même chiffon mouillé croupissait dans l'évier de pierre. Dès le seuil, Novelli fut assailli par l'odeur de fumée qui régnait sur cette pénombre, et la respira avec un sentiment soudain de vieille et pesante familiarité. Il lui sembla qu'il revenait dans un rêve déjà vécu, énigmatique, vaguement dangereux, et que cette maison était peut-être une halte obligée sur son seul chemin véritable, celui dont il ignorait le terme et le sens. Il resta un moment sur le pas de la porte, captivé par la pauvre fille courbée sur ses braises rétives, qui paraissait avoir suspendu là ses gestes d'irrémédiable misère, en attendant son retour. Il voulut sans raison aller vers elle, hésita, craignit de l'effrayer et rejoignit les autres qui s'attablaient. Elle les regarda en grimaçant par-dessus son épaule, les reconnut, se redressa agilement malgré sa hanche torte et accourut vers eux comme s'ils étaient de sa parenté. Jacques lui demanda où était son père. Elle fit un signe vers le rempart du village en reniflant un sourire, puis s'en fut au cellier et en sortit bientôt avec un lourd panier qu'elle tenait à bout de bras entre ses jambes pitoyables, le corps rejeté en arrière pour le mieux soulever. Stéphanie, la voyant en peine, poussa un petit cri de mère poule, accourut à son aide, prit l'anse au pli du coude d'un geste de fermière, et tenant l'infirme par la main s'avança vers la tablée d'hommes. Elle les servit avec une aisance grave et maternelle, posa au milieu d'eux le pain et le fromage enveloppé d'un linge, et les pichets de vin, et les timbales devant chacun, puis s'en revint vers la cheminée avec la boiteuse qui à nouveau glissa, pour l'accompagner, sa main maigrichonne dans la sienne en la contemplant béatement. Elle s'assit sur un tabouret, attira la fille contre elle et se mit à lui parler à voix basse. L'autre lui répondit en pareille confidence, la prit par le cou et minauda, la tête de côté, comme font les enfants confiants. Elles restèrent ainsi un long moment à chuchoter, à rire par menus éclats, à se cajoler, tant occupées de douceur et si insolemment étrangères aux hommes que Salomon se pencha vers Novelli et murmura, avec une sorte d'impatience jalouse:

– Va chercher ta femme.

Il n'avait cessé de la regarder, les yeux plissés, et Jacques aussi, depuis qu'elle avait quitté la table. Il trancha le pain, tandis que Vitalis emplissait les gobelets, fit mine de bouger, mais à peine était-il à demi dressé qu'elle se leva, au fond de la salle, comme si elle avait entendu les paroles du juif. Elle revint prendre place parmi ses compagnons. L'adolescente s'en alla chercher à l'évier un seau de bois et courut au puits, laissant la porte ouverte. Le soleil frais envahit les tables, les visages, les murs tout à coup traversés d'ombres franches. Chacun, dans la lumière du matin, but son vin et mangea sans un mot sa pitance, puis Novelli, qui avait hâte de quitter ce lieu, ouvrit sa bourse au creux de sa main. Alors Stéphanie le saisit par la manche et lui dit, tête basse:

– Je reste ici.

Il se tourna vers elle, infiniment ébahi. Elle le regarda avec une pitié si amoureuse qu'il sentit son esprit se déchirer, et ne vit plus que brouillard. Elle dit encore, dans un souffle mourant:

– Pardonne-moi.

La jeune infirme, de retour du puits, franchit le seuil, traînant son seau d'eau, le soleil sur les épaules. Elle tira la porte derrière elle et la pénombre revint. La bourse dénouée glissa de la paume de Novelli, les deniers roulèrent parmi les reliefs du repas, sonnant contre les timbales.

– Ainsi tu ne veux pas être la compagne d'un moine mendiant, dit-il.

Il eut un ricanement amer, tira méchamment sur sa manche pour la défaire du poing de Stéphanie. Elle répondit:

– Tu n'es pas taillé pour les grands chemins, Novelli, tu ne le seras jamais.

Elle tremblait, se retenant à toute force de pleurer. Il tâtonna devant lui comme un aveugle à la recherche de ses deniers, en balbutiant: «Mon Dieu mon Dieu.» La main de Salomon se ferma sur son poignet. Un visage d'ombre se pencha sur son épaule. Il entendit ces paroles, fermement dites:

– Aucune nécessité ne te pousse sur les routes. Seule t'excite la passion de ta gloire intime, de ta beauté secrète. Mais cette gloire, cette beauté que tu veux cultiver ne sont nécessaires ni au monde, ni à l'accomplissement de ton existence, et ce qui n'est pas nécessaire est vain, Novelli. Du vent, comprends-tu?

Jacques hocha la tête pour répondre qu'il comprenait. Stéphanie, s'effrayant de le voir si désespérément hébété, se rapprocha de lui, acharnée, tout à coup, à trouver dans son esprit les paroles les plus justes, les plus fortes possibles pour ranimer cette vie d'homme qui semblait s'éteindre.

– L'amour est aussi précieux que le pain, il ne faut pas le laisser perdre, dit-elle. Je sais bien ce que je dois faire pour qu'il ne se gâte pas: me garder de tes folies et te garder de l'errance, qui finit toujours en carnage, ou en poussière de désert. Je serai servante dans cette auberge où tu pourras venir quand il te plaira. Que m'importe sa misère, j'y ferai de grands ménages, je la garderai propre et accueillante. Ma maison est ici, Novelli, à mi-chemin entre mon frère mort et mon époux vivant, si tu veux bien accepter de l'être.

– Il est trop tard. Ma lettre voyage déjà vers le pape, à l'heure présente. Il m'accordera bientôt la pauvreté que je lui ai demandée, et le bâton de pèlerin que nous devions tenir ensemble. Ne me parle plus si tu as pitié de moi.

– J'ai rendu visite à Gui de l'Isle avant de te rejoindre, dit Salomon, remuant sur son tabouret comme un mal assis.

Novelli lui fit face, la rogne à la bouche. Le juif, qui taquinait des miettes sur la table, l'air faussement contrit, ferma à demi les yeux pour dissimuler une irrépressible lueur d'espièglerie.

– Le légat romain dont t'a parlé l'évêque arrive aujourd'hui à Toulouse, où il passera la nuit prochaine. Ta foutue lettre ne lui sera confiée que demain matin, à l'heure de son départ. Je l'ai lue, elle est magnifique et misérable. Tu as encore le temps d'en gratter l'encre et de m'offrir les parchemins blanchis, qui m'ont paru de belle qualité.

Jacques gueula:

– Je ne ferai rien de semblable, en se détournant comme un offensé, mais il avait l'air d'espérer soudain, de revivre. Il faisait le braillard mais jubilait obscurément.

– Tant pis pour moi, dit Salomon.

– J'ai subi de dures ténèbres, des brisements sinistres, gronda Novelli, à nouveau courbé sur la table, tout gonflé d'une vigueur de bélier. J'ai le sentiment d'avoir traversé la mort, Salomon, la vraie mort. J'ai renoncé à mes pouvoirs et au secours de Dieu, je me suis dépouillé de tout, jusqu'à l'amour nu. Je n'ai plus rien, je ne suis plus rien qu'une tête creuse sur un corps d'épouvantail. Quelle autre route pourrais-je suivre que celles des mendiants, dis-moi?

– Il te reste à franchir un dernier obstacle, Jacques, celui qui te sépare de la paix. Tu peux encore te perdre, car rien n'est gagné, quand tout ne l'est pas. Tu es passé par où ne passe pas le monde. Reviens au monde, fils, ne te laisse pas emporter au large. Nous t'aimons.

– Non, non, dit Jacques, pesamment accoudé, remuant le front entre les épaules. Je n'ai rien appris, rien gagné. Tant de travail, tant de chemin pour rien, Salomon! Je n'ose plus lever la tête, de peur d'entendre de mauvais rires dans le ciel.

Salomon d'Ondes sourit et pencha sa bonne figure à toucher presque la tempe de Novelli, qui contemplait obstinément un fond de vin, les mains croisées sur sa timbale. D'un volet de lucarne que la boiteuse ouvrit près de la porte le soleil leur vint devant, parmi les cruches et les deniers épars sur la table.

– Te souviens-tu, dit le juif, te souviens-tu de Novelli le Jeune quand il revint de son collège romain avec sa science noble? Es-tu cet homme, Jacques?

– Certes non, je ne le suis plus.

– Et de l'Inquisiteur Novelli, qui rendit tant de sentences impitoyables, du haut de sa cathèdre, t'en souviens-tu?

– Oui, je me souviens de lui. Il est mort, mille fois brûlé.

– Et celui qui voulait à toute force me faire agenouiller dans son église, et me poussait à coups de belle langue, de menaces sournoises, est-il encore vivant, dis-moi?

– Celui-là espérait un frère et se cognait aux murs, dit Novelli. Il me plaisait assez, mais il est aussi tombé de moi en me laissant étrangement vivant.

– Ainsi te voilà libre, Jacques, et je suis libre aussi.

– Pour toi, il est vrai que tu peux faire selon ton coeur. Vis, c'est tout ce que je souhaite.

– Ce que je peux, tu le peux aussi désormais. Tu n'as plus à souffrir, mon bon fils. Tu n'as plus à te débattre, tes vieilles prisons se sont défaites en poussière. Tu peux entrer dans Toulouse sur ta mule, assuré de ta bonté, aller à tes affaires, jouer aux dés ou chanter la messe, baptiser, consoler les mourants, goûter les fruits du temps, tous les fruits, grand ouvert, Novelli, comme une maison de vie. Une maison de vie: voilà ce que doit être un homme véritable, et tu le seras bientôt car tu sais aimer, tu connais les âmes. De ce que les jours à venir t'offriront, tu choisiras ce qui est juste, ce qui est bon, sans souci de Dieu ni de toi-même, et tu apprendras à dire, pour ceux qui sauront entendre, des paroles sûres et vraies. Sûres et vraies: tu ne parleras plus pour chasser les effrois, pour tromper les malheureux ou te farcir de gloire, mais pour nourrir ce qui doit l'être et te sentir vivant. Tu ne cacheras plus l'amertume du monde mais tu diras aux gens «Voyez, où vous êtes je suis, aussi mortel que vous, soumis aux mêmes lois et je vais dans les heures qui passent, portant mes souffrances et mes bonheurs, comme vous, mais moi je ne crains rien parce que je n'attends rien, et je suis l'amant de tout regard qui cherche.» L'espoir est inutile autant que l'angoisse des prochains hivers. Les travaux nécessaires useront assez tôt ton corps et ton esprit. Ne t'impose pas ces sortes de fatigues que seul l'orgueil commande, Jacques, tu n'y récolterais que du mauvais vent.

– Je ne pourrai jamais vivre comme tu dis parmi les puissants, les menteurs, les gonflés de tripaille. Ceux-là n'ont pas soif d'amour, Salomon, ils veulent régner, asseoir leur cul sur des têtes basses, rien d'autre. Il faut les fuir, ce sont des diables.

– Non: des enfants, monseigneur. Ils ne sont pas allés où tu es allé, donc ils ne savent pas ce que tu sais, et ce n'est pas parce que leur misère n'est pas visible qu'ils sont indignes de pitié.

– Les saints ne sont chez eux que parmi le bas peuple. Ils ne se mêlent pas aux cours des princes, des prélats, des sénéchaux.

– La sainteté est chose intime, point publique. Cesse de te perdre dans les naïvetés de l'apparence.

– J'en connais qui ont souffert le martyre, nom de Dieu. Ceux-là seuls sont grands et purs, cria Novelli, exaspéré.

– Il est des routes qui vont au feu, d'autres aux cimes, d'autres aux villages. A chacun la sienne. J'ignore ce qu'est la pureté, mais je sais que la folie est de ne pas suivre sa route.

– La souffrance et la mort ne sont pas respectables, dit soudain Stéphanie, reniflant ses larmes. Me serais-je faite recluse à la porte du Bazacle, tu m'aurais mieux aimée. Aime-moi vivante, imbécile.

Novelli se redressa d'un coup, suffocant, tout bouillonnant de paroles lourdes, enragées, prodigieusement amoureuses. Il voulut crier quelque chose par le regard, agita les mains devant sa figure, empoigna sa compagne aux cheveux, lui baisa violemment la bouche, la repoussa et la contempla, éperdu, le visage pourpre, effrayé, furieux, suppliant. Elle baissa la tête, essuyant ses lèvres mordues. Elle avait dans les yeux une joie de victoire.

Vitalis et frère Bernard se levèrent en disant qu'il leur fallait abreuver les chevaux. Le moine avait l'air émerveillé. Passant derrière Stéphanie, il se pencha sur elle et lissa sa chevelure en murmurant une bénédiction. Elle le regarda s'éloigner, surprise, souriante, puis quitta elle aussi la table avec les cruches vides en demandant à la boiteuse où étaient les tonneaux. Novelli, les mains sous le menton, semblait maintenant absorbé dans un songe matinal. Salomon, content de se retrouver seul avec lui, s'affermit sur son tabouret et dit, chassant à petits coups la poussière de pain autour des timbales:

– T'ai-je parlé de cet alchimiste qui m'instruisit autrefois, à Cordoue? Je crois que oui. Il était aveugle et vivait de menus colportages, d'aumônes. Un jour, comme il mendiait à la porte d'un couvent, il sentit s'approcher un noble qui s'assit près de lui, sur la borne du porche, et lui demanda simplement si sa compagnie ne le dérangeait pas. Mon maître, flairant la bonté qui l'environnait, sut aussitôt que cet homme, qu'il n'avait jamais rencontré, était pourtant un très intime compagnon. Il était conseiller à la cour d'Andalousie, mais avait traversé les mêmes faillites d'âme que lui, les mêmes morts et la même renaissance, c'est pourquoi ils s'étaient l'un l'autre reconnus. Le mendiant n'avait aucun respect pour les gens de pouvoir, et le grand personnage aucune pitié particulière pour les vagabonds, mais ils parlèrent longtemps, convenant ensemble de la folie du monde, de la beauté de la vie, de l'ignorance commune des puissants et des pauvres, de l'amour nécessaire. A la fin, le noble baisa la main de l'aveugle et lui donna l'or qu'il avait. L'aveugle ne lui fit pas l'injure de le remercier, car ils étaient frères, et chacun reprit sa route. En apparence, l'une était poussiéreuse, l'autre dallée de marbre. En réalité, elles étaient semblables, mais ils étaient seuls à le savoir. Que tu sois évêque ne changera rien à ton âme, Novelli. Tu le seras parce qu'il se trouve que c'est ton chemin. Une fois franchie la porte qui s'ouvre devant toi, tu sauras reconnaître tes vrais compagnons, quel que soit leur habit, et tu apprendras qu'ils ne sont guère nombreux. Tu vivras presque seul, sans rien demander. Tu offriras la simplicité et la compassion dont tu seras capable à qui voudra, et tu satisferas les désirs de ton corps, même les moins nobles, avec l'amour qu'il faut en tout. Alors te viendra un savoir inexprimable et si subtil que tu auras peine, au début, à le distinguer de l'illusion, mais n'aie crainte: il se gravera peu à peu dans ton coeur et deviendra aussi ineffaçable que s'il était creusé dans une pierre dure.

Stéphanie revint avec des cruches pleines à ras bord de vin écumant. Elle resta un instant hésitante, curieuse de la rêverie où étaient maintenant les deux hommes, puis à nouveau s'éloigna: l'adolescente la rappelait à grands gestes et chuchotements, désignant l'échelle qui grimpait aux combles.

– Au collège de Rome où j'étais avec Gui de l'Isle, dit Novelli, on parlait de moi comme d'un pape possible. Ces murmures me paraissaient extrêmement vulgaires, ils me faisaient horreur, je ne voulais pas les entendre.

Il eut un soupir de grande lassitude et dit encore, avec un étrange regret:

– Je serai un jour cardinal, tu seras un riche marchand juif, et nous serons amis.

– Je peux bien, si tu veux, me faire catholique.

– Tu te moques.

– Oui, mais point de toi. J'en aurais des avantages.

– Certes, tu ne paierais plus le tribut judaïque, dit Novelli, riant.

Et Salomon, avec une lueur gourmande aux yeux:

– J'aurais accès aux livres des couvents.

Ils jubilèrent ensemble, se servirent à boire et choquèrent haut leurs timbales. Stéphanie leur fit un signe d'au revoir avant de sortir avec la boiteuse. Ils regardèrent, par la lucarne proche, leur belle compagne et la pauvre fille enlacée à sa taille s'éloigner sur le chemin du village, sans doute à la rencontre du père. Des rires et des éclats de voix résonnaient au seuil de l'écurie, séparée de l'auberge par un mur très sommaire et lézardé. Vitalis et frère Bernard, langues, regards et mains agiles, jouaient aux sous avec le ciel. Novelli resta songeur, souriant de temps en temps aux pensées qui lui venaient. Salomon s'en fut s'accouder à l'étroite fenêtre et se mit à contempler, derrière les premières masures du village, la colline bleue de Naurouze au loin, pensant à la saveur d'amour qui leur était venue au pied du chêne double. Il n'en avait jamais goûté d'aussi simple et forte. Sans doute fallait-il être chrétien pour oser s'enivrer d'elle jusqu'à l'extrême débâcle de l'âme, comme l'avait fait Novelli.

Les deux joueurs entrèrent soudain dans la salle en menant un bruyant sabbat de pitres. Frère Bernard Lallemand avait la mine rouge et faraude d'un homme qui n'ose tenir un pari difficile. Il faisait à chaque pas mine de fuir mais avançait, bousculé à grandes bourrades par son compère.

– Ce gros âne veut vous parler, dit Vitalis, amenant le moine devant Novelli, et le retenant par la ceinture.

Frère Bernard se dandina comme une oie grasse, cherchant du regard une aide dans l'auberge déserte, consentit enfin à se tenir planté sur ses deux jambes et à faire face à son maître, prit puissamment son souffle, battit du poing sa paume pour aider les mots à sortir de sa bouche, dit:

– S'il est vrai que chacun doit suivre son chemin, et se tut, incapable d'aller plus avant, poussé au rire par les coups de coude du bateleur dans ses côtes.

– Il veut se faire saltimbanque, monseigneur, avoua Vitalis.

Le moine le repoussa, et, la mine inquiète, se mit aussitôt à plaider avec un empressement cahotant:

– Je suis un homme de foi simple et sûre, Jacques, tu sais cela, dit-il. Que la gueule me brûle si je songe un instant à renier Notre Seigneur Jésus. Mais par malheur j'aime le vin, les jeux, tant de hasard que d'adresse, et plus que les grand-messes, misère, m'émeuvent les parades foraines et les beaux fanfarons. Si je pouvais ne point quitter cet habit et pourtant gagner ma vie à battre les estrades, à chanter les grandes amours qui font pleurer les maraîchères, à jongler et jouer des fables comme Vitalis m'a appris, je serais le plus heureux de tes frères, assurément.

Novelli emplit une timbale, la lui tendit et baissa la tête, tout pensif. Bernard parut surpris, regarda Vitalis et Salomon avec un sourire piteux, n'osa boire, dit encore:

– Je ne voulais pas t'offenser.

– Tu ne m'offenses pas, répondit Jacques, levant les yeux vers lui. J'ai du chagrin que tu me quittes. Tu as veillé sur moi si longtemps.

Il sourit, l'air bienveillant. Bernard en eut de la buée au regard.

– Je reviendrai, dit-il à petite voix.

– Pars d'abord, bel homme, pars, je te bénis.

Une immense joie illumina la figure du moine. Sa timbale en trembla, sa main ruissela de vin.

– C'est toi qui m'as donné envie de grimper au ciel, avec tes grands élans, dit-il. Par le petit chemin de notre chapelle, je me serais endormi, j'ai le jarret trop ferme et le coffre trop large. Jacques, je me sens un désir de liberté à faire voler toutes les portes en fétus de bois.

– Tu ne seras jamais plus serviteur, dit Novelli, radieux.

– Serviteur? Je ne l'ai jamais été, répondit l'autre, se rebiffant avec une mauvaise foi rayonnante.

Il fut aussitôt environné de rires, et rit aussi.

– Nous ne venons pas à Toulouse, dit Vitalis. Nous voulons être à Carcassonne pour les fêtes de mai.

Ils vidèrent les cruches, n'osant plus se regarder, n'eurent d'un long moment que de pauvres paroles vides, et la hâte leur vint de se séparer avant que la mélancolie se fasse trop pesante. Vitalis le premier s'en alla ouvrir la porte, humer l'air. Novelli prit frère Bernard par la main et le conduisit jusqu'au seuil. Là ils s'étreignirent, chacun reniflant sur l'épaule de l'autre, le moine disant:

– Embrasse pour moi madame Stéphanie et nos frères du couvent, et Jacques:

– Va vite, ne t'inquiète de rien.

Salomon serra pareillement Vitalis le Troué dans ses bras, le bénit, et lui fit promettre de ne point trop railler les nobles. Ils s'arrachèrent avec peine à ces embrassements, la figure des saltimbanques se tourna vers la grand-route, ils s'éloignèrent en courant, tournèrent une fois sur eux-mêmes, en un pas de danse trébuchant, pour agiter les mains en signe d'adieu, et disparurent.

Leurs compagnons restèrent silencieux au bord du chemin, à attendre Stéphanie. Quand ils la virent apparaître à la poterne du village, avec l'aubergiste et sa fille, ils s'avancèrent à sa rencontre. Le petit homme était content: depuis l'hiver passé où sa femme était morte, il avait besoin d'une servante. Novelli lui dit, en lui glissant sa bourse dans la main, qu'il viendrait souvent voir la jeune dame. L'autre lui promit servilement qu'elle serait traitée comme doit l'être la compagne d'un grand homme.

Stéphanie et la jeune boiteuse, qui ne voulait plus la quitter d'un pas, grimpèrent sur la même selle pour accompagner Jacques et Salomon jusqu'à la lisière de la forêt. Leurs adieux furent simples et brefs. Les regards et les mains furtives sur les visages ne parlèrent que de prochaines retrouvailles.

– Garde-toi, Novelli, dit-elle.

– Garde-moi, dit-il.

Et il tourna bride. Les deux hommes entrèrent dans le bois, traînant derrière leurs montures un cheval et deux mules sans cavaliers.

Le voyage fut lent et rêveur. Ils retrouvèrent avec une émotion rieuse les arbres foisonnants d'oiseaux et l'herbe foulée où ils avaient failli se battre, le gué du ruisseau où Vitalis et frère Bernard s'étaient baignés, et le pré où ils s'étaient rejoints, de grand matin. Vers le milieu de l'après-midi apparurent les premières cabanes au bord des vergers, les fumées indolentes du faubourg dans le ciel pur, les remparts de la ville, au loin, et l'odeur de Garonne. Alors, cheminant au pas de son cheval, sur le chemin large au bord de l'eau, Novelli dit:

– Je serai tout à l'heure accueilli dans mon couvent comme à l'ordinaire, j'en sens déjà les parfums familiers, puis comme à l'ordinaire j'irai distraire une heure ou deux Gui de l'Isle de ses plans de cathédrale. Il sera content de me voir revenu au bon sens. Il pensera que j'ai traversé une sorte de tempête d'âme et que j'en ai réchappé, avec l'aide de Dieu. Il m'offrira des friandises de Grazide. Nous passerons un bon moment.

– Souvent, répondit Salomon, tout semble aux gens limpide, indiscutable, parfaitement simple. Pourtant, tout est faux. J'aime qu'il en soit ainsi, je ne sais pourquoi.

– Que s'est-il donc passé, dis-moi, depuis la dernière maladie de mon oncle Arnaud?

– Rien que de prévisible. Le vieux cardinal est mort, une bande de brigands a été taillée en pièces, et son chef pendu. Maître Novelli travaille toujours à convertir son juif. On dit qu'il visite souvent une fille d'auberge à Avignonet, comme s'il n'y avait pas assez de putains à Toulouse. Pourquoi ris-tu?

– La vie me plaît, Salomon, et pourtant je me sens comme un fantôme dans ce monde.

– J'éprouve le même sentiment, fils, répondit tranquillement le juif.

Comme ils parvenaient au Port Garaud, quatre moines de la Daurade qui sortaient d'une barque bafouillèrent des bénédictions empressées au passage de monseigneur Novelli. Jacques se tint raide sur son cheval et rendit le salut avec une sévérité très noble.

Épilogue

Salomon d'Ondes se convertit à la religion catholique à la Saint-Jean d'été, après boire. Vitalis le Troué et frère Bernard Lallemand, revenus ce jour-là à Toulouse, avaient invité leurs compagnons à un festin de fruits et de vin sous l'orme de l'Oratoire. Il faisait une chaleur accablante, et le juif était ivre à demi quand il accepta de jouer sa religion aux deniers, avec frère Bernard. Le moine, plus saoul que lui, mais d'une habileté très neuve aux jongleries, n'eut guère de mal à le faire chrétien. Salomon accepta sa défaite avec une tendre bonhomie, disant qu'il devait en être ainsi. Il fut donc baptisé le lendemain à la cathédrale Saint-Étienne par Jacques Novelli, en présence de l'évêque Gui, d'une belle assemblée de fidèles et de Stéphanie, venue pour l'occasion d'Avignonet.

Jacques, à cette date, avait abandonné sa charge de Grand Inquisiteur de Toulouse. Il était désormais chanoine de la très riche abbaye de Fontfroide, que son oncle lui avait laissée en héritage. Au cours de l'hiver qui suivit, il fut intronisé évêque de Pamiers. Salomon et Stéphanie vinrent alors s'installer dans cette ville, près de la maison épiscopale où ils s'enrichirent convenablement à faire commerce de drap et de laine d'Ariège.

Ils parlèrent souvent avec Novelli de la nuit qu'ils avaient ensemble vécue sur la colline de Naurouze. Salomon prétendit un jour que s'il avait épousé la foi chrétienne, c'était peut-être en souvenir de ces heures communes, mais il n'en fut lui-même jamais sûr. Pourtant, au cours d'un séjour qu'ils firent à Rome (Jacques était alors cardinal), ils résolurent tous les trois d'être enterrés, quand l'heure serait venue, au pied du chêne double où était Jean le Hongre. Salomon trépassa le premier. Il y eut sa sépulture, si l'on en croit le témoignage de frère Bernard Lallemand, qui s'en était revenu en son couvent des frères prêcheurs après que Vitalis eut été bastonné à mort sur l'ordre d'un seigneur d'Aquitaine qu'il avait trop rudement raillé. Novelli mourut en Avignon, auprès du pape Benoît XII, dont il était devenu le confident. Ses funérailles officielles furent célébrées à Toulouse. Dès la nuit qui suivit, son corps fut porté en grand secret (Gui de l'Isle était du voyage) à la cime de cette butte dont un versant connaît des vents que l'autre ignore.

Quant à sa compagne, on ne sait rien d'assuré sur sa fin. Cependant, les archives d'Avignonet rapportent que le premier jour de l'an 1360 une très vieille femme fut trouvée morte couchée entre les chênes jumeaux de Naurouze. Elle était veillée par une boiteuse folle qu'il fut impossible de séparer d'elle. On peut donc raisonnablement estimer que Stéphanie était venue mourir auprès de Jacques Novelli, qu'elle ne cessa jamais d'appeler son époux.

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