JON

Visible depuis des lieues dans sa solitude abrupte et battue des vents par-dessus l’inextricable fouillis de la forêt, la butte, appelée par les sauvageons Poing des Premiers Hommes, avait effectivement, se disait Jon, le profil d’un poing brun violemment brandi du fond de la terre au travers des arbres, avec ses jointures de roc et ses versants pelés.

Au moment d’en gagner le sommet avec lord Mormont et ses officiers, il prétendit laisser Fantôme en bas, sous les arbres, mais le loup ne l’entendait pas de cette oreille, qui, par trois fois, tenta de s’esbigner ; les deux premières, un coup de sifflet impérieux le rappela, rétif, en arrière mais, à la troisième, le Vieil Ours perdit patience et jappa : « Fiche-lui la paix, mon garçon ! le récupéreras plus tard… Tiens à arriver là-haut avant le crépuscule, moi. »

Au bout de la pente, raide et caillouteuse, il se trouva qu’une muraille de blocs erratiques haute de sept pieds couronnait le faîte, et ils durent la contourner par l’ouest assez longuement avant d’y trouver une brèche assez large pour les chevaux. « Bon emplacement, Thoren, déclara Mormont quand ils dominèrent enfin les parages. Difficile d’espérer mieux. Nous y camperons jusqu’à l’arrivée de Mimain. » Il sauta à bas de sa selle et, délogé de son épaule, le corbeau prit l’air avec un gros croassement chagrin.

Le panorama qu’offrait le site avait beau être captivant, c’est sur l’antique enceinte de pierre grise, avec ses marbrures de lichen blanchâtres et ses barbes de mousse verte que s’attarda le regard de Jon. Le Poing passait pour avoir, à l’aube des temps, été une forteresse des Premiers Hommes. « Vieux, tout ça. Et costaud, dit Thoren Petibois.

Vieux, piailla le corbeau qui décrivait des cercles tapageurs au-dessus des têtes, vieux, vieux, vieux.

— La ferme ! » lui décocha le Vieil Ours, grondeur. Il était trop fier pour reconnaître sa lassitude, mais la tension qu’il s’imposait pour demeurer à la hauteur d’hommes plus jeunes lui coûtait cher, Jon ne s’y trompait pas.

« Cette éminence sera facile à défendre, au besoin », souligna Thoren qui, menant son cheval par la bride, examinait le rempart circulaire. La bise fustigeait son manteau bordé de martre zibeline.

« Oui, ça ira. » Mormont leva une main vers le vent, et les griffes du corbeau qui vint atterrir sur son avant-bras en égratignèrent la maille noire.

« Et l’eau, messire ? demanda Jon.

— Nous avons traversé un ruisseau, en bas.

— Une longue trotte, et rude, objecta Jon, pour boire un coup. Et hors les murs.

— Trop flemmard pour grimper, mon gars ? » grimaça Thoren.

En entendant Mormont décréter : « Nous ne saurions trouver de position plus forte. On charriera suffisamment d’eau pour être sûr de n’en pas manquer », Jon comprit qu’il serait vain de discuter. Ainsi les frères de la Garde de Nuit reçurent-ils l’ordre de s’installer dans l’ancienne citadelle des Premiers Hommes. Tels champignons après l’averse y poussèrent des tentes noires, et la terre nue s’en tapissa de couvertures et de paquetages. Après les avoir entravées par longues rangées, les tringlots s’employèrent à nourrir et abreuver les bêtes. Les forestiers s’égaillèrent, armés de leurs cognées, dans le jour déclinant, pour récolter le bois nécessaire à entretenir les feux toute la nuit. Une fois débroussaillé le terrain, une escouade du génie entreprit de creuser les feuillées, déballer les bottes de pieux durcis au feu. « D’ici à la nuit, je veux voir la moindre ouverture de l’enceinte hérissée de pointes et munie d’un fossé », telles étaient les directives du Vieil Ours.

Quand il eut dressé la tente du lord Commandant et pansé les chevaux, Jon repartit en quête de Fantôme et le vit reparaître en silence presque instantanément. A peine, une seconde avant, foulait-il à longues enjambées, seul dans la forêt, les pignes et les feuilles mortes en sifflant et appelant qu’une seconde après trottinait à ses côtés, pâle comme brume matutinale, le grand loup-garou.

Aux abords du mur, toutefois, Fantôme renâcla derechef. Il alla bien, d’un pas des plus circonspect, flairer la brèche mais recula aussitôt, comme si ce qu’il sentait ne lui plaisait pas. Jon essaya de la lui faire franchir à bras le corps en l’empoignant par la peau du cou, tâche malaisée car, à poids égal, le loup se montrait autrement plus fort. « Qu’y a-t-il, Fantôme ? » Jamais il ne l’avait vu manifester pareille anxiété. Elle le contraignit finalement à renoncer. « A ta guise, lui dit-il. Va donc chasser. » Les prunelles rouges ne le lâchèrent pas qu’il n’eût disparu derrière les pierres moussues.

On serait en sécurité, là-dedans. La butte commandait de tous côtés le site, et ses pentes, vertigineuses à l’ouest et au nord, étaient à peine plus douces à l’est. Mais, au fur et à mesure que l’ombre qui s’épaississait creusait des puits de ténèbres entre les frondaisons, les lugubres pressentiments de Jon s’aggravaient. Nous nous trouvons au cœur de la forêt hantée, se répétait-il. Peut-être y a-t-il des spectres, ici. Les esprits des Premiers Hommes. Cette forteresse leur appartenait, jadis.

« Arrête de faire le gosse ! » s’intima-t-il. Il grimpa se percher sur l’antique muraille et porta ses regards en direction du soleil couchant. Le brusque coude que faisait la Laiteuse vers le sud avait des scintillements d’or martelé. En amont, la région se faisait plus accidentée, la jungle s’entrebâillait, au nord et à l’ouest, sur des chapelets d’éminences rocheuses dont la nudité accentuait l’aspect farouche et à pic. Sur l’horizon gris-bleu, les montagnes déployaient comme une ombre immense et peu à peu évanouie leur succession de plans divers et les neiges éternelles de leurs cimes déchiquetées. Elles vous faisaient, même de si loin, l’effet de géantes hostiles et glacées.

Plus près, les arbres régnaient sans partage. Au sud comme à l’est, la forêt prolongeait à perte de vue ses enchevêtrements prodigieux de racines et de branches et ses mille nuances de vert ponctuées çà et là par la pourpre d’un barral émergeant des vigiers et des pins ou par le flamboiement jaune de quelque feuillu touché par l’automne. Au moindre souffle, Jon en entendait mugir et craquer les ramures infiniment plus âgées que lui. Leurs myriades de feuilles se soulevaient en un instant, tel un sombre océan de verdure gonflé, battu par la tempête, éternel et inconnaissable.

Pas le genre de Fantôme de rester seul là-dedans, se disait-il. N’importe quoi pouvait se déplacer sous cette houle infinie, n’importe quoi pouvait ramper sous le couvert et, invisible dans les ténèbres, approcher du fort. N’importe quoi. Sans qu’on s’en doutât seulement. Quant à savoir quoi… Il ne quitta son poste qu’après que le soleil eut sombré derrière les montagnes en dents de scie et la poix commencé d’engluer la forêt.

« Jon ? le héla Samwell Tarly. Il me semblait bien que c’était toi. Ça va ?

— Pas mal. » Il sauta à terre. « Comment s’est passée ta journée ?

— Bien. J’ai bien tenu le coup. Vraiment. »

Jon n’allait pas lui faire part de son malaise, surtout maintenant que le courage finissait par venir au malheureux couard. « Le Vieil Ours compte attendre ici Qhorin Mimain et les hommes de Tour Ombreuse.

— La place a l’air forte, dit Sam. Une citadelle des Premiers Hommes. Tu crois que des batailles se sont déroulées ici ?

— Sûrement. Tu feras bien de préparer un oiseau. Mormont va vouloir donner des nouvelles.

— Si je pouvais les expédier tous… Ils détestent vivre en cage.

— Tu détesterais toi aussi, si tu pouvais voler.

— Si je pouvais voler, je retournerais à Châteaunoir me farcir une tourte au porc », dit-il, ce qui lui valut une bourrade sur l’épaule. Pendant qu’ils traversaient ensemble le camp, des feux s’allumaient un peu partout. Au firmament se levaient les premières étoiles, et la queue rouge de la Torche de Mormont brûlait d’un éclat aussi vif que la lune. Jon entendit piailler les corbeaux dès avant de les voir. Certains prononçaient son nom. L’occasion de faire du boucan ne les trouvait jamais timorés.

Eux aussi le sentent. « Autant que j’aille tout de suite chez le Vieil Ours. La faim le rend tapageur comme eux. »

Mormont devisait avec Thoren Petibois et six autres de ses officiers. « Ah, te voilà ! dit-il d’un ton bourru. Tu serais bien aimable de nous servir du vin chaud. La nuit est froide.

— Oui, messire. » Après avoir bâti le foyer, il alla aux magasins demander un petit baril du rouge corsé que préférait le Vieil Ours, emplit la bouilloire, la suspendit au-dessus des flammes et s’occupa de réunir les ingrédients nécessaires au breuvage. A cet égard, Mormont se montrait des plus pointilleux. Tant de cinname et tant de muscade et tant de miel, mais pas une once de plus ou de moins. Des raisins, des baies secs, des noix, mais de citron – le comble de leurs hérésies, dans le sud ! – point, ce qui ne laissait pas que d’être bizarre, de la part de quelqu’un qui citronnait toujours sa bière du matin. Le tout brûlant, pour bien réchauffer son homme, spécifiait-il à satiété, mais sans avoir jamais toléré la moindre apparence d’ébullition. Aussi Jon ne quittait-il pas la bouilloire des yeux.

Tout en travaillant, il percevait la conversation qui se poursuivait sous la tente. « Pour accéder aux Crocgivre, disait Jarman Buckwell, le plus facile est de remonter la Laiteuse jusqu’à sa source. Mais, si nous passons par là, Rayder sera informé de notre approche. Aussi sûr et certain que le soleil se lève.

— La Chaussée du Géant pourrait suppléer, opina ser Mallador Locke, ou le col Museux, s’il est libre. »

Le vin fumait. Jon retira la bouilloire du feu, emplit huit coupes et les emporta sous la tente. Le Vieil Ours examinait la carte dressée par Sam chez Craster. Il préleva une coupe sur le plateau que lui présentait Jon, y trempa ses lèvres, hocha sèchement son approbation. Le corbeau dévala en sautillant le long de son bras. « Grain ! quémanda-t-il, grain ! grain ! »

Ser Ottyn Wythers refusa le vin d’un geste. « Pour ma part, je me garderais d’entrer du tout dans les montagnes, dit-il d’une voix monocorde et lasse. Déjà que, l’été, ça mord sec, dans les Crocgivre, à cette époque-ci…, si nous nous trouvions pris dans une tempête…

— Je n’envisage de m’y risquer qu’en cas de nécessité, repartit Mormont. Les sauvageons ne peuvent pas plus que nous vivre de roches et de congères. Ils ne tarderont pas à sortir de leur perchoir, et la seule route qu’une troupe quelque peu conséquente puisse emprunter longe la Laiteuse. Dans ce cas, nous nous trouvons ici en position de force. Il leur est impossible de nous glisser entre les doigts.

— Telle n’est peut-être pas leur intention. Ils sont des milliers, et nous ne serons que trois cents lorsque Mimain nous aura rejoints. » Ser Mallador accepta une coupe.

« Si l’on en vient à se battre, aucun terrain ne nous serait plus favorable, affirma Mormont. Nous renforcerons les défenses. Fosses et piques, chausse-trapes éparpillées sur les versants, brèches réparées. Et tes meilleurs guetteurs, Jarman. En cercle tout autour de nous et répartis sur les berges de la rivière, de manière que toute approche nous soit signalée. Tu les dissimuleras soigneusement à la fourche des arbres. Autant, par ailleurs, constituer dès à présent des réserves d’eau supérieures à nos besoins. On creusera des citernes. A toutes fins utiles pour la suite et pour maintenir, d’ici là, les hommes occupés.

— Mes patrouilleurs…, commença Thoren Petibois.

— Tes patrouilleurs ne patrouilleront que sur cette rive jusqu’à l’arrivée de Mimain. Ensuite, nous verrons. Je ne veux pas perdre d’autres hommes.

— Mais si Mance Rayder est en train de masser ses troupes à une journée d’ici ? gémit Thoren, nous n’en saurons rien…

— Nous savons où s’opère le regroupement, riposta Mormont. Craster a été formel. Et, malgré mon peu de goût pour lui, je ne crois pas qu’il nous ait menti sur ce point.

— Soit », concéda Petibois d’un air maussade en se retirant. Avant de prendre congé à leur tour, mais plus poliment, les autres achevèrent leur vin.

« Souhaitez-vous dîner maintenant, messire ? s’enquit Jon.

Grain ! » glapit le corbeau. Mormont, lui, ne répondit pas tout de suite. Et, lorsqu’il reprit la parole, ce fut simplement pour demander : « Ton loup a trouvé du gibier, aujourd’hui ?

— Il n’est pas encore de retour.

— Serait bienvenu, de la viande fraîche. » Il puisa dans un sac une poignée de grain qu’il offrit à l’oiseau. « A ton avis, j’ai tort de retenir les patrouilles dans le coin ?

— Il ne m’appartient pas d’en juger, messire.

— Sauf si je t’en prie.

— Ce n’est pas en restant dans les parages immédiats du Poing qu’elles peuvent se targuer de retrouver mon oncle, j’imagine.

— Non. » Le corbeau picorait dans sa paume. « Deux cents hommes ou dix mille, le pays est trop vaste. » Une fois sa main vide, il la retourna.

« Vous n’abandonneriez pas les recherches ?

— Mestre Aemon te trouve intelligent. » Mormont repoussa le corbeau vers son épaule. L’œil étincelant, celui-ci pencha la tête de côté.

La réponse finit par venir. « Il est… – il me semble qu’il devrait être plus facile à un homme d’en trouver deux cents qu’à deux cents d’en retrouver un. »

Le corbeau poussa comme un ricanement, mais le Vieil Ours sourit dans sa barbe grise. « Un si grand nombre d’hommes et de chevaux laissent une trace que mestre Aemon lui-même pourrait suivre. En haut de cette butte, nos feux doivent se distinguer jusqu’aux contreforts des Crocgivre. Si Ben Stark est en vie et libre, il ne manquera pas de nous rejoindre.

— Oui, dit Jon, mais si… s’il…

— … est mort ? » acheva Mormont, sans aucune agressivité.

A contrecœur, Jon acquiesça d’un signe.

« Mort ! fit écho le corbeau, mort ! mort !

— Il peut encore nous rejoindre, de toute façon, conclut le Vieil Ours. Comme l’ont fait Jafer Flowers et Othor. Je le redoute autant que toi, Jon, mais force est d’admettre cette éventualité.

Mort ! croassa le corbeau, plumes ébouriffées, d’une voix de plus en plus forte et stridente, mort ! »

Mormont lissa le noir plumage puis, d’un revers de main, étouffa un bâillement subit. « Je vais sauter le dîner, je pense. Le repos sera plus réparateur. Réveille-moi dès le point du jour.

— Dormez bien, messire. » Il ramassa les coupes vides et sortit. Au loin s’entendaient des rires et les accents plaintifs de la cornemuse. Au centre du camp brasillait un grand feu d’où provenait un fumet de ragoût qui mijote. Jon se glissa de ce côté-là. Si le Vieil Ours n’avait pas faim, lui si.

Dywen pérorait, cuillère au poing. « Je connais ces bois mieux qu’âme qui vive et, je vous le dis, toujours pas moi qui m’y aventurerais seul, cette nuit. Le sentez pas, vous ? »

Grenn en avait les yeux comme des soucoupes, mais Edd-la-Douleur objecta : « Rien d’autre que le crottin de deux cents chevaux. Puis c’te tambouille. Qu’exhale un arôme aussi ragoûtant, maintenant que je la renifle.

— T’en foutre un coup, moi, d’arôme aussi ragoûtant… ! » Hake tapota son poignard. Toujours grommelant, il emplit le bol de Jon directement dans la marmite.

Gluant d’orge et mêlé de carottes et d’oignons, le rata recelait de vagues lanières de bœuf salé qu’avait assouplies la cuisson.

« Mais tu sens quoi, Dywen ? » demanda Grenn.

Le forestier suçota sa cuillère un moment. Il avait ôté son dentier. Sa face était ridée comme du vieux cuir, ses mains aussi noueuses que des racines antédiluviennes. « Ça sent comme qui dirait…, ben…, froid.

— En bois, que t’as la tête, comme les ratiches ! lui lança Hake. Ça sent rien, le froid. »

Que si, songea Jon, fort de l’expérience qu’il en avait faite chez lord Mormont, la fameuse nuit. Ça sent la mort. Il n’avait plus faim, du coup. Il refila sa platée à Grenn, manifestement avide de rab qui le réchauffe contre la nuit.

Une bise frisquette soufflait quand il s’éloigna. La terre en serait toute blanche, au matin, les cordes des tentes raidies par le gel. Au fond de la bouilloire clapotaient quelques doigts de vin épicé. Il rajouta du bois pour relancer le feu et la suspendit sur les flammes. En attendant que le grog se réchauffe, il s’exerça à ployer, déployer ses doigts jusqu’à y éprouver des fourmillements. Tout autour du camp veillaient les premières sentinelles. Pas de lune, mais des milliers d’étoiles.

Du fin fond des ténèbres monta brusquement, lointain, presque imperceptible mais reconnaissable entre tous, le hurlement des loups. Leurs voix qui s’élevaient, retombaient en un chant solitaire et glacé hérissèrent la nuque de Jon. Il aperçut dardées sur lui, dans l’ombre, par-delà le feu, des prunelles rouges où se reflétaient les flammes.

« Fantôme…, souffla-t-il, surpris. Alors, tu as quand même fini par entrer, hein ? » Comme le loup blanc chassait souvent toute la nuit, il ne s’était pas attendu à le revoir avant l’aurore. « Mauvaise à ce point, la chasse ? demanda-t-il. A moi, Fantôme, ici. »

Incapable de tenir en place, le loup-garou fit le tour du feu, flairant Jon et flairant le vent, mais ce n’était pas de viande qu’il semblait soucieux. Lorsque les morts se baladaient, lui ne s’y est pas trompé. Et il m’a réveillé, mis en garde. L’angoisse le fit sauter sur ses pieds. « Il y a quelque chose, là, dehors ? Tu le sens, Fantôme ? » Dywen a parlé d’une odeur de froid.

En trois bonds, le loup détala. S’arrêta. Jeta un regard en arrière. Il veut que je le suive. Remontant la capuche de son manteau, il s’éloigna de son feu, s’éloigna des tentes, et il allait dépasser les alignements de chevaux quand le trot furtif de Fantôme fit broncher l’un d’eux. Il apaisa celui-ci d’un mot, s’arrêta pour lui flatter les naseaux. Aux abords du mur se percevait le sifflement du vent qui s’engouffrait dans chaque interstice des pierres. Interpellé par un « Qui va là ? », Jon s’avança dans le halo de la torche. « Je vais chercher de l’eau pour le lord Commandant.

— Va, dans ce cas,dit le garde. Fais vite. » Emmitouflé jusqu’au nez dans son manteau noir pour se protéger de la bise, il ne s’inquiéta pas seulement de savoir si Jon portait un seau.

Suivant toujours le loup qui se faufila par-dessous, lui-même se glissa de biais entre deux pieux pointus. On avait planté une torche dans une crevasse, et chaque rafale lui arrachait des flammèches orange pâle qui lui faisaient comme une banderole. Au moment d’enfiler la brèche, il la rafla, la brandit devant lui pour éclairer la pente et, laissant dévaler le loup, adopta pour sa part une allure plus modérée. Bientôt s’estompèrent les bruits du camp. D’encre était la nuit, raide la descente, et caillouteuse et propice aux faux pas. Une seconde d’inadvertance, et il se romprait une cheville…, voire le cou. Suis en train de fiche ? se demanda-t-il tout en surveillant ses pieds.

En bas, les arbres qui, tels d’innombrables guerriers en armures de feuilles et d’écorce, n’attendaient, muets, qu’un signal pour submerger la butte. Noirs, eût-il dit…, jusqu’à ce que la lueur de la torche en effleure la lisière et y suscite un soupçon de vert. A peine plus qu’un murmure, la rumeur du torrent sur son lit rocheux. Fantôme s’évanouit dans les fourrés. Jon l’y suivit tant bien que mal, l’oreille tendue vers la voix des eaux, le soupir du vent dans les frondaisons. Des branches agrippaient son manteau, les troncs pressés dont s’entrelaçaient les membrures abolissaient les astres du firmament.

Immobilisé sur la rive, le loup lapait les flots. « Fantôme ! appela-t-il, ici. Tout de suite. » Quand le loup releva la tête, ses prunelles rouges luisaient d’un éclat funeste, l’eau qui lui dégouttait des babines semblait de la bave, et quelque chose en lui trahit une terrifiante férocité. Puis il reprit sa course sous les bois, et les ténèbres déglutirent sa fine silhouette blanche, en dépit des ordres véhéments de Jon : « Non Fantôme ! arrête ! » qui n’eut plus d’autre choix que de le suivre ou de remonter.

Il suivit, rageur, torche basse afin de repérer les pierres qui menaçaient à chaque pas de le faire trébucher, les grosses racines qui semblaient n’aspirer qu’à lui cramponner les jambes, les trous trop propices aux entorses. Et il avait beau héler Fantôme à tout instant, le vent qui tourbillonnait sous les arbres noyait ses appels. C’est de la folie ! se disait-il, tout en poursuivant sa plongée dans la jungle, et il était sur le point de retourner en arrière quand il discerna, droit devant puis vers la droite, un éclair pâle qui repartait en direction de la butte. Il se lança à sa poursuite, à bout de souffle et de malédictions.

Il avait contourné un bon quart du Poing sur les traces du loup quand il les perdit à nouveau. Si bien qu’il finit par s’arrêter pour reprendre haleine au pied de la butte, parmi les éboulis, les ronces et les fourrés. Au-delà du halo de la torche, à trois pas, nuit noire.

Un léger grattement l’alerta. Guidé par le bruit, Jon s’aventura prudemment dans ce chaos de roches et d’épineux. Derrière un arbre tombé, Fantôme. Qui, des quatre pattes, creusait le sol avec fureur.

« Qu’as-tu découvert ? » La torche révéla un monticule régulier de terre meuble. Une tombe, songea-t-il. Mais pour qui ?

Il s’agenouilla, planta la torche à ses côtés, prit une poignée de terre. Celle-ci coulait entre les doigts, sableuse. Elle ne contenait ni cailloux ni racines. Quoi que ce fut, ce qu’elle recouvrait ne s’y trouvait que depuis peu. A deux pieds de profondeur, les doigts de Jon rencontrèrent du tissu. Là où il s’était attendu à trouver un cadavre, avait redouté de trouver un cadavre, allait apparaître autre chose. La palpation révélait, sous le vêtement, des formes étroites, inflexibles, aiguës. Aucune odeur. Et pas trace de vers. A reculons, Fantôme se retira de la fosse et, attentif, s’assit sur les déblais.

En écartant peu à peu l’humus, Jon fit apparaître un ballot rond d’environ deux pieds de diamètre. Il glissa ses doigts dessous et sur le pourtour pour le libérer. Quand il y parvint, le contenu du paquet émit une espèce de tintement. Un trésor, pensa-t-il, mais rien dans le contact n’évoquait des pièces, et le son n’était pas non plus celui du métal.

Un bout de corde effiloché entourait le ballot. Jon dégaina son poignard pour la couper puis, saisissant les bords du tissu, tira. Le ballot s’ouvrit à l’envers, et son contenu s’éparpilla sur le sol, avec des miroitements sombres. Une douzaine de couteaux, quelques têtes de lance foliées, tout un tas de pointes de flèches. Jon préleva une lame de dague, noire comme jais, d’une légèreté de plume. L’infime lueur orange que fit courir la torche sur le fil disait assez un affût de rasoir. Du verredragon. Ce que les mestres nomment obsidienne. Fantôme avait-il découvert là quelque antique cache des enfants de la forêt ? Un arsenal enfoui depuis des milliers d’années ? Le Poing des Premiers Hommes ne datait effectivement pas d’hier, mais…

Sous le verredragon se trouvait un vieux cor de chasse fait d’une corne d’aurochs et cerclé de bronze. Jon le secoua pour en faire tomber la terre, et une flopée de pointes de flèches s’en échappa. Sans se soucier de les ramasser, il saisit un coin du tissu qui avait servi à envelopper les armes et le fit rouler entre ses doigts. De bonne laine, épaisse, double tissage, trempée mais en excellent état. Cela prohibait un ensevelissement prolongé. Et de couleur sombre. L’attrapant à pleines mains, il l’approcha de la torche. Pas sombre. Noir.

Ainsi sut-il, dès avant de se lever et de le déployer en le secouant, ce qu’il tenait là : le manteau noir d’un frère juré de la Garde de Nuit.

Загрузка...