TYRION

Jamais une larme, en dépit de son jeune âge. Une princesse née que Myrcella Baratheon. Et une Lannister, nonobstant son nom, se rappela Tyrion. Le sang de Jaime autant que de Cersei.

Un léger tremblement troublait, certes, son sourire pendant qu’elle recevait les adieux de ses frères sur le pont du Véloce, mais elle n’en prononçait pas moins les paroles séantes, et avec une vaillance qui le disputait à la dignité. Tant et si bien qu’au moment de la séparation c’est Tommen qui sanglotait, elle qui le réconfortait.

Tyrion assistait à la scène du haut du Roi Robert, énorme galère de quatre cents rameurs qui, surnommée par son équipage La Massue de Rob, allait être le navire amiral de l’escorte, laquelle comportait en outre Le Lion, Le Fougueux et la Lady Lyanna.

Amoindrir si grièvement la flotte, quand tant de bâtiments déjà s’étaient empressés de rallier lord Stannis à Peyredragon, ne satisfaisait guère Tyrion, mais Cersei s’était montrée intransigeante à cet égard. Peut-être à juste titre. Que la petite fût capturée avant d’atteindre Lancehélion, et l’alliance avec Dorne s’effondrerait. Doran Martell s’était jusqu’à présent contenté de convoquer son ban. Et s’il avait promis, sitôt Myrcella en sécurité à Braavos, de porter ses forces sur les cols et d’amener par cette menace certains des seigneurs des Marches à reconsidérer leurs engagements et Stannis à réfléchir sur l’opportunité de foncer vers le nord, il ne s’agirait là, de toute manière, que d’une simulation. Car il entendait bien se tenir à l’écart des hostilités, sauf agression caractérisée contre ses domaines – sottise que Stannis se garderait sûrement de commettre. Stannis, oui, mais tel ou tel de ses bannerets ? se demanda soudain Tyrion. Une question que je devrais creuser…

Il s’éclaircit la gorge. « Vous connaissez vos ordres, capitaine.

— Oui, messire. Nous devons suivre la côte coûte que coûte sans jamais la perdre de vue ni nous laisser apercevoir de Peyredragon jusqu’à la pointe de Clacquepince et, de là, cingler droit sur Braavos, de l’autre côté du détroit.

— Et si vous tombez néanmoins sur nos ennemis ?

— Les distancer ou les détruire s’ils n’ont qu’un bateau. S’ils en ont davantage, notre Fougueux collera au Véloce pour le protéger pendant que le reste de l’escorte livrera bataille. »

Tyrion acquiesça d’un hochement. Dans le pire des cas, le léger Véloce devait être capable de semer ses poursuivants. Vu ses dimensions modestes et l’importance de sa voilure, il était plus rapide qu’aucun vaisseau de guerre en lice, s’il fallait du moins en croire son commandant. Une fois à Braavos, Myrcella ne risquerait apparemment plus rien. Non content de lui donner ser Arys du Rouvre pour bouclier lige, son oncle avait chargé les Braavi de la mener eux-mêmes ensuite à Lancehélion. Lord Stannis en personne balancerait à s’attirer l’ire de la plus puissante des cités libres. Evidemment, le trajet par Braavos n’était pas le plus court pour aller de Port-Réal à Dorne, mais il garantissait un maximum de sécurité. L’espoir, enfin, d’un maximum de sécurité…

Si Stannis avait vent de cette expédition, il ne saurait choisir moment plus propice pour lâcher sa flotte contre nous. Un regard en arrière vers l’embouchure de la Néra le rassura : vierge de toutes voiles était le vaste horizon vert. Aux dernières nouvelles, la flotte Baratheon mouillait toujours au large d’Accalmie que ser Cortnay Penrose s’obstinait à défendre au nom de feu Renly. Les tours à treuil de Tyrion en avaient profité pour atteindre entre-temps les trois quarts de leur hauteur définitive. Les ouvriers qui y hissaient en ce moment même d’énormes blocs de pierre supplémentaires devaient le maudire de les forcer à travailler tout au long de ces jours fériés. Va pour leurs malédictions… Une autre quinzaine, Stannis, voilà tout ce que je demande. Une autre quinzaine, et nous serons parés.

Il regarda sa nièce s’agenouiller pour recevoir la bénédiction du Grand Septon. Frappée par les rayons du soleil, la couronne de cristal que portait celui-ci nimbait d’irisations le visage levé de l’enfant. Le tapage qui montait des berges rendait les prières inaudibles. Il fallait espérer que les dieux aient l’ouïe plus fine. Avec son embonpoint monumental, l’officiant se montrait encore plus inlassablement pompeux et venteux que Pycelle en personne. Assez, vieillard, s’exaspéra Tyrion, mets le point final. Les dieux ont mieux à faire, et moi aussi, que de t’écouter.

Lorsqu’eurent enfin cessé bredouillements et marmonnements, Tyrion prit congé du capitaine du Roi Robert. « Amenez saine et sauve ma nièce à Braavos, et vous serez fait chevalier à votre retour », promit-il.

Comme il entreprenait de redescendre à quai, d’un pas de canard qu’aggravaient à l’envi la roideur de la passerelle et l’espiègle roulis de la galère, l’inimitié des regards posés sur lui le heurta. Les ravirait, de rigoler, je gage… Nul n’osait que sous cape, mais il perçut de sourds murmures parmi les craquements du bois, le crissement des câbles et la ruée du courant contre les pilotis. Non, ils ne m’aiment pas. Bah, rien d’étonnant. Je suis aussi bien nourri que mal bâti, et ils meurent de faim.

Précédé de Bronn, qui lui frayait passage au sein de la foule, il rejoignit sœur et neveux. Cersei l’ignora, plutôt que de distraire un seul des sourires qu’elle prodiguait au joli cousin. Il se fit, pour contempler Lancel, des prunelles aussi vertes que les émeraudes dont elle avait cerné sa gorge de neige et s’offrit un fin sourire intérieur. Je connais ton secret, ma chère. Elle était devenue depuis peu des plus assidue auprès du Grand Septon – à seule fin, n’est-ce pas, frérot ? de se concilier la faveur des dieux pour la lutte imminente contre Stannis… En vérité, ses oraisons ne la retenaient guère dans le grand septuaire de Baelor. Aussitôt accoutrée d’une pèlerine brune, elle filait rejoindre certain chevalier interlope au nom improbable de ser Osmund Potaunoir et ses non moins ragoûtants de frères Osfryd et Osney. Elle comptait, par le truchement de ces trois marmiteux (Lancel avait craché le morceau), recruter sa propre compagnie de reîtres.

Eh bien, ces petits complots, libre à elle de s’y amuser. Elle ne se montrait jamais si gracieuse envers Tyrion que lorsqu’elle se figurait l’embobiner. Les Potaunoir allaient l’ensorceler, lui piquer son fric, lui promettre autant de lunes qu’elle en voudrait, pourquoi non, du moment que Bronn rendait la monnaie de la pièce, liard pour liard, sol pour sol ? Exquis coquins tous trois, les frères se révélaient infiniment mieux doués comme escrocs que comme donneurs de sang. Trois tambours, voilà tout ce que Cersei était en définitive parvenue à s’acheter ; elle en aurait tout le boumboum de ses rêves, mais rien que du vent dedans. Un sujet de rire inépuisable pour Tyrion.

Salués par des fanfares de cors, Le Lion et la Lady Lyanna s’écartèrent de la berge en direction de l’aval pour ouvrir la route au Véloce. De la foule massée sur les rives montèrent quelques ovations, mais aussi maigres, effilochées que les vagues cirrus qu’éparpillait le vent. Avec un sourire, Myrcella agita la main. Derrière elle, manteau blanc flottant, se tenait ser Arys du Rouvre. Le capitaine ordonna de larguer les amarres, les rameurs poussèrent Le Véloce au plus fort de la Néra, les voiles fleurirent et s’enflèrent – des voiles blanches ordinaires, conformément aux instructions de Tyrion : « Point d’écarlate Lannister ». Et comme Tommen suffoquait, en larmes, « Assez de vagissements ! lui siffla son frère, un prince est censé ne jamais pleurer.

— Le prince Aemon Chevalier-dragon pleura pourtant, le jour où la princesse Naerys épousa son frère, Aegon, dit Sansa Stark, et n’est-ce pas les joues baignées de larmes qu’après s’être mortellement blessés l’un l’autre expirèrent les jumeaux ser Arryk et ser Erryk ?

— Silence ! ou c’est vous que va mortellement blesser ser Meryn… », riposta Joffrey. Tyrion jeta un regard furtif à sa sœur, mais elle était absorbée par les chuchotements de ser Balon Swann. Se peut-il vraiment qu’elle s’aveugle à ce point sur la nature de son fils ? se demanda-t-il.

A son tour, Le Fougueux déploya ses rames afin de venir se placer dans le sillage du Véloce, bientôt suivi par Le Roi Robert, joyau de la flotte royale – enfin, de ce qu’en avaient épargné les défections de l’année précédente… Pour former l’escorte, Tyrion s’était efforcé d’exclure tous les bâtiments dont les capitaines étaient, selon Varys, de loyauté suspecte…, mais comme la loyauté de Varys prêtait elle-même à suspicion, de quelle sécurité se flatter ? Je me repose trop sur Varys, songea-t-il. Il me faut mes propres informateurs. Dont me défier tout autant. Péril mortel que la confiance.

La pensée de Littlefinger revint le tracasser. Il n’en avait reçu aucune nouvelle depuis le départ pour Pont-l’Amer. Ce qui pouvait aussi bien signifier tout que le contraire. Varys lui-même s’en montrait perplexe. « Et s’il avait joué de malchance, en route ? Voire péri ? » Hypothèse que Tyrion balaya d’un reniflement sarcastique. « Lui, mort ? Alors, je suis un géant ! » Les Tyrell devaient tout simplement renâcler, et comment les en blâmer ? Si j’étais Mace Tyrell, j’aimerais mieux voir fichée la tête de Joffrey sur une pique que sa queue dans ma fille.

La petite flotte se trouvait déjà fort avant dans la baie quand Cersei donna le signal du départ. Bronn amena son cheval à Tyrion et l’aida à monter. Ces tâches incombaient à Pod, mais on avait laissé Pod au Donjon Rouge. La présence émaciée du reître était autrement plus rassurante pour son maître que celle de l’écuyer.

Les rues étroites étaient bordées de sergents du Guet qui contenaient la foule avec les hampes de leurs piques. Ser Jacelyn Prédeaux précédait le cortège avec une cavalcade de lanciers vêtus de maille noire sous le manteau d’or. Juste derrière venaient ser Aron Santagar et ser Balon Swann, arborant les bannières du roi, lion Lannister et cerf couronné Baratheon.

Suivait Joffrey, couronne d’or à même ses boucles d’or, sur un grand palefroi gris. A ses côtés, l’œil droit devant sous sa résille de pierres de lune et ses cheveux auburn flottant aux épaules, Sansa Stark chevauchait une jument brune. Les flanquaient deux membres de la Garde, à la droite du roi le Limier, ser Mandon Moore à la gauche de la jeune fille.

Sur leurs talons reniflait Tommen, escorté de ser Preston Verchamps, armure blanche et manteau blanc, tandis que ser Meryn Trant et ser Boros Blount encadraient Cersei et l’inséparable Lancel à qui Tyrion emboîtait le pas. Enfin, la litière du Grand Septon devançait une longue file de courtisans parmi lesquels se distinguaient ser Horas Redwyne, lady Tanda et sa fille, Jalabhar Xho, lord Gyles Rosby. Une double colonne d’hommes d’armes fermait la marche.

En deçà des piques, faces hirsutes et crasseuses, regards lourds et sombres rancœurs. Je n’aime pas ça du tout du tout du tout…, songea Tyrion. Certes, Bronn avait persillé la presse de mercenaires chargés de prévenir la moindre apparence de trouble, et peut-être Cersei avait-elle requis de même ses Potaunoir, mais serait-ce bien efficace ? il en doutait fort. Pour peu que le feu fût trop vif, suffisait-il de jeter trois carottes dans la marmite pour empêcher le rata de cramer ?

Après avoir traversé la place Poissarde et longé la rue de la Gadoue, on tourna dans la rue Croche qui s’incurvait pour escalader la colline d’Aegon. Quelques voix jetèrent au passage du jeune roi des « Joffrey ! Vive Joffrey ! » mais, pour une qui l’ovationnait, cent gardaient le silence. Les Lannister sillonnaient une mer d’hommes loqueteux, de femmes affamées, se heurtaient à une houle d’expressions lugubres. A trois pas devant Tyrion, Cersei riait d’un mot de Lancel. Gaieté de façade, soupçonna-t-il. Elle ne pouvait tout de même ignorer l’atmosphère d’émeute qui les cernait. Mais elle avait toujours misé sur les airs bravaches.

A mi-chemin du sommet, une femme éplorée parvint à forcer le cordon du Guet et à se précipiter au-devant du roi et de ses compagnons, brandissant au-dessus de sa tête le cadavre bleui, boursouflé, de son nourrisson. Spectacle hideux, mais qui n’était rien auprès du regard de la malheureuse. Un instant, Joffrey parut vouloir lui passer sur le corps mais, Sansa Stark s’étant penchée vers lui pour lui murmurer quelque chose, il finit par fouiller dans sa bourse et lancer à la femme un cerf d’argent. La pièce rebondit sur l’enfant mort et alla rouler entre les jambes des manteaux d’or et de la foule, où une dizaine d’individus se battirent aussitôt pour sa possession. La mère, elle, n’avait pas seulement cillé. Ses bras décharnés tremblaient sous le poids du petit.

« Laissez, Sire, intervint Cersei, nos secours lui sont inutiles, au point où elle en est, la pauvre. »

En entendant la voix de la reine, la démente recouvra comme une lueur d’esprit, son visage effondré se recomposa sur une expression d’indicible dégoût. « Putain ! cria-t-elle, putain du Régicide ! enfoirée de ton frère ! » Dans sa fureur, elle lâcha l’enfant qui tomba comme un sac de son, pointa l’index contre Cersei : « Enfoirée de ton frère enfoirée de ton frère enfoirée de ton frère ! »

L’agresseur, Tyrion ne le vit même pas. Il entendit seulement Sansa hoqueter, Joffrey lâcher un juron, puis, celui-ci ayant tourné la tête, il le vit s’essuyer le visage. Une bouse y dégoulinait, qui avait surtout encroûté sa chevelure blonde et éclaboussé les jambes de Sansa.

« Qui a fait ça ? » glapit Joffrey. Il se passa les doigts dans les cheveux d’un air furibond, secoua une autre poignée de merde. « Je veux le coupable ! hurla-t-il. Cent dragons d’or pour qui le dénoncera !

— Là-haut ! » cria quelqu’un dans l’assistance. Le roi fit tourner son cheval sur place, la tête levée vers les toits et les balcons qui le surplombaient. Des gestes délateurs hérissaient la foule qui se bousculait, s’injuriait, injuriait Joffrey.

« De grâce, Sire, oubliez-le… », supplia Sansa.

Il n’en tint aucun compte. « Qu’on me l’amène ! commanda-t-il, il léchera cette saloperie, ou j’aurai sa tête. Ramène-le-moi, Chien ! »

Docilement, Sandor Clegane sauta de selle, mais le mur humain lui bloquait le passage, à plus forte raison vers les toits. Les gens des premiers rangs eurent beau se tortiller et se démener pour s’écarter, ceux de derrière poussaient pour voir. Tyrion sentit venir une catastrophe. « Abandonnez, Clegane, le type ne vous aura pas attendu.

— Je le veux ! glapit Joffrey, le doigt brandi vers le ciel. Il était là-haut ! Taille donc au travers et ramène… »

La fin de la phrase se perdit dans un ouragan tonitruant de haine, de rage et de peur qui, subitement, se déchaîna tout autour, tels criant : « Bâtard ! », à Joffrey, « sale bâtard ! », d’autres invectivant la reine : « Putain ! Enfoirée de ton frère ! », d’autres régalant Tyrion des quolibets d’« Avorton ! » et de « Nabot ! », toutes aménités pimentées, çà et là, perçut-il, de vociférations telles que « Justice ! », « Robb ! le roi Robb ! le Jeune Loup ! », « Stannis ! » et même « Renly ! ». De part et d’autre de la rue, la foule refoulait les manteaux d’or qui, vaille que vaille, croisaient les hampes de leurs piques en s’arc-boutant pour la contenir. Des pierres et des détritus mêlés d’immondices plus fétides encore se mirent à voler. « A manger ! » hurla une femme. « Du pain ! » tonna derrière elle un homme. « Du pain qu’on veut, bâtard ! » En une seconde, mille voix reprirent l’antienne, et il n’exista plus dès lors de roi Joffrey, de roi Robb ni de roi Stannis, le trône échut au seul roi Pain. « Du pain ! clamait la populace comme un seul homme, du pain ! du pain ! »

Des deux éperons, Tyrion se porta à la hauteur de sa sœur et aboya : « Au château ! Vite ! » Elle acquiesça d’un signe bref, et ser Lancel dégaina. En tête de la colonne, ser Jacelyn rugissait des ordres. Ses cavaliers abaissèrent leurs lances et avancèrent, formés en coin. Tout à son idée fixe, Joffrey, lui, persistait à faire tourner son palefroi sur place quand, au travers du cordon de manteaux d’or, des mains se tendirent pour l’agripper. L’une d’elles parvint à lui saisir la jambe, mais à peine un instant, car l’épée de ser Mandon s’abattit sur elle et la trancha au ras du poignet. « Fonce ! » gueula Tyrion à son neveu, tout en appliquant une claque retentissante sur la croupe de sa monture. Celle-ci se cabra, hennit, bondit de l’avant, la foule s’éparpilla.

Tyrion s’élança dans la brèche ainsi ouverte, Bronn à sa hauteur, l’épée au poing. Une pierre lui siffla aux oreilles, un chou pourri explosa sur le bouclier de ser Mandon. Sur leur gauche, trois manteaux d’or s’aplatirent, culbutés par la foule qui se précipita en les piétinant. On avait semé le Limier, dont le cheval galopait seul aux côtés du roi. Tyrion vit désarçonner ser Aron Santagar, auquel on arracha de vive force le cerf Baratheon noir et or. Ser Balon Swann se débarrassa quant à lui du lion Lannister pour tirer l’épée et tailler de droite et de gauche, tandis que les lambeaux de la bannière lacérée se dispersaient en virevoltant comme feuilles écarlates dans la tempête, et puis plus rien. Devant, quelqu’un tituba, poussa un cri sous les sabots du roi, homme ? femme ? enfant ? Tyrion n’eût su dire, fuite éperdue. A ses côtés, Joffrey avait une tête de papier mâché, ser Mandon n’était, sur sa gauche, qu’une ombre blanche.

Et, soudain, le cauchemar cessa, seul résonnait le crépitement des fers sur les abords pavés de la barbacane. Devant les portes, rangée de piques. Et ser Jacelyn qui faisait volter ses lances en prévision d’un nouvel assaut. Les piques s’écartèrent pour permettre au cortège de s’engouffrer sous la herse et de se retrouver surplombé par la masse rougeâtre des remparts, avec le soulagement de les voir si hauts et si bien munis d’arbalétriers.

Tyrion avait démonté sans y prendre garde. Aidé de ser Mandon, Joffrey, tremblant de tous ses membres, mettait pied à terre quand Cersei, Tommen et Lancel franchirent à leur tour l’enceinte, immédiatement suivis de ser Boros et de ser Meryn. L’épée du premier dégouttait de sang, le second s’était vu arracher son manteau blanc. Ser Balon Swann reparut sans heaume, et son cheval couvert d’écume saignait de la bouche. Horas Redwyne ramena une lady Tanda demi-folle pour sa Lollys de fille qui, jetée à bas de sa selle, était demeurée en arrière. Le teint plus gris que jamais, lord Gyles bredouillait la mésaventure du Grand Septon qui, de sa litière renversée, piaulait des prières à la populace qui se refermait sur lui. Sans en être absolument sûr, Jalabhar Xho croyait pour sa part avoir vu ser Preston Verchamps rebrousser chemin pour le secourir.

A peine conscient qu’un mestre lui demandait s’il n’était pas blessé, Tyrion cahota vers le coin de la cour où, couronne bouseuse en biais, se tenait son neveu. « Des traîtres babillait Joffrey, cramoisi de rage, et j’aurai leur tête à tous, je… »

Le nain le gifla avec tant de force que sa couronne s’envola au diable. Puis il l’empoigna à deux mains et le projeta à terre. « Espèce de dingue obtus !

— C’est que des traîtres ! piailla Joffrey, affalé. Ils m’ont insulté et attaqué !

C’est toi qui leur as lâché ton chien dessus ! Que croyais-tu qu’ils allaient faire ? plier humblement le genou pendant que le Limier les taillerait comme des buis ? Bougre de mioche imbécile et gâté, tu as tué Clegane et les dieux savent combien d’autres, et tu t’en tires en plus, toi, sans une égratignure…, maudit sois-tu ! » Et il se mit à le botter. Un régal qu’il aurait volontiers prolongé, mais les criaillements alertèrent ser Mandon qui crut bon de s’interposer, suscitant l’intervention instantanée de Bronn. Cersei s’agenouilla sur son fils, pendant que ser Balon Swann refrénait à son tour ser Lancel. Tyrion se dégagea. « Combien des nôtres reste-t-il dehors ? aboya-t-il à l’intention de personne et de tout le monde.

— Ma fille ! pleura lady Tanda. Par pitié, il faut aller chercher Lollys…

— Ser Preston n’est pas revenu, annonça ser Boros Blount, ser Aron non plus.

— Ni Nounou », dit ser Horas Redwyne, désignant Tyrek Lannister par le sobriquet que lui avait valu parmi les écuyers son mariage avec ce poupon de lady Ermesande.

Tyrion jeta un regard circulaire. « Où est la petite Stark ? »

Il n’obtint d’abord aucune réponse. Puis Joffrey finit par dire : « Elle chevauchait à mes côtés. J’ignore où elle a pu aller. »

Pris de vertige, Tyrion se pressa les tempes à deux mains. Qu’il fut arrivé malheur à Sansa, Jaime était un homme mort. « Vous étiez censé la protéger, ser Mandon. »

Moore ne se troubla pas pour si peu. « En voyant les gens s’attrouper autour du Limier, je me suis d’abord préoccupé du roi.

— Et à juste titre, opina Cersei. Boros, Meryn, retournez chercher la petite.

— Et ma fille, sanglota lady Tanda. Par pitié, messers… »

La perspective de ressortir ne parut pas séduire outre mesure ser Boros. « Que Votre Grâce me pardonne, dit-il à la reine, mais la vue de nos manteaux blancs risque d’exaspérer la tourbe. »

Tyrion ne put en digérer davantage. « Les Autres emportent ton foutu manteau ! Ote-le donc , bougre d’emmanché, si tu as la trouille de le porter, mais je te préviens…, trouve-moi Sansa Stark, ou je te fais fendre ta vilaine tronche par Shagga, qu’on sache enfin s’il y a dedans autre chose que de la chiasse ! »

La colère violaça ser Boros. « Ma vilaine tronche, toi qui dis ça ? » Déjà se levait l’épée sanglante toujours coincée dans le gantelet de maille. Sans ménagements, Bronn repoussa Tyrion derrière lui.

« Assez jappa Cersei. Obéissez, Boros, ou ce manteau changera d’épaules. Votre serment…

— La voici ! » s’écria Joffrey, le doigt tendu.

Montée par Sandor Clegane, la jument brune franchissait la poterne au galop. En croupe, Sansa, qui étreignait à deux bras la poitrine du Limier.

« Vous êtes blessée, madame ! » s’exclama Tyrion.

D’une large estafilade au cuir chevelu, le sang ruisselait sur son front. « Ils… ils lançaient des choses…, des cailloux, des œufs, des saletés… J’ai bien essayé de leur dire que je n’avais pas de pain à leur donner. Un homme a voulu m’arracher de selle. Le Limier l’a tué, je crois… Son bras… » Les yeux agrandis, elle se plaqua une main sur la bouche. « Il – il lui a tranché le bras ! »

Clegane l’enleva comme une plume et la déposa à terre. Son manteau blanc était en loques et couvert d’immondices, de sa manche gauche déchiquetée suintait du sang. « Le petit oiseau saigne. Qu’on le ramène à sa cage. Il faut examiner sa plaie. » Mestre Frenken se précipita. « Ils ont eu Santagar, reprit le Limier. Quatre types le maintenaient à terre et lui écrabouillaient la tête, chacun son tour, avec un pavé. J’en ai étripé un. Sans profit pour ser Aron. »

Lady Tanda s’approcha. « Ma fille…

— Pas vue. » D’un air renfrogné, il parcourut la cour du regard. « Où est mon cheval ? S’il lui est arrivé quelque chose, on me le paiera.

— Il a suivi le train un bon moment, dit Tyrion, mais, après, j’ignore ce qu’il est devenu.

Au feu ! cria une voix du haut de la barbacane. On voit de la fumée en ville, messires. Culpucier flambe. »

Tyrion n’en pouvait littéralement plus, mais il n’avait même pas le loisir de désespérer. « Bronn, prends autant d’hommes qu’il faudra. Et fais gaffe aux citernes. Qu’on ne les prenne pas à partie. » Bonté divine ! le grégeois… Qu’une seule étincelle l’atteigne, et… « Nous pouvons à la rigueur nous permettre de perdre tout Culpucier, mais l’incendie ne doit à aucun prix toucher l’hôtel des Alchimistes, compris ? Clegane, vous l’accompagnez. »

Un quart de seconde, il crut lire la peur dans le sombre regard du Limier. Le feu ! comprit-il soudain. Les Autres m’emportent ! évidemment qu’il hait le feu…, il n’en a que trop tâté ! Mais déjà Clegane avait repris son air maussade habituel. « J’irai, dit-il, mais pas pour vous obéir. Dois récupérer mon cheval. »

Tyrion se retourna vers les trois autres membres de la Garde. « Escortez chacun un héraut. Commandez aux gens de rentrer chez eux. Tout homme trouvé dans les rues après le carillon du soir sera exécuté.

— Notre place est auprès du roi », se rengorgea ser Meryn.

Cersei se dressa comme une vipère. « Votre place est celle que vous assigne mon frère, cracha-t-elle. La Main parle au nom du roi, lui désobéir est trahir. »

Boros et Meryn échangèrent un coup d’œil. « Devons-nous porter nos manteaux, Votre Grâce ? s’enquit le premier.

— M’en fiche ! allez-y même à poil… Ça rappellerait peut-être à la populace que vous êtes des hommes. Votre attitude d’aujourd’hui a dû le lui faire oublier. »

Tyrion la laissa écumer tout son saoul. La migraine le martelait. Il lui semblait percevoir l’odeur de la fumée, mais peut-être ne sentait-il là que celle de ses nerfs à vif. Deux Freux étaient de faction devant la tour de la Main. « Allez me chercher Timett, fils de Timett.

— Les Freux ne couaquent pas après les Faces Brûlées », s’indigna l’un d’eux, piqué au vif.

Dans son marasme, Tyrion avait oublié à qui il avait affaire. « Shagga, alors.

— Shagga dort. »

Il en aurait pleuré. « Réveille-le.

— Pas facile, réveiller Shagga, fils de Dolf, geignit l’autre. Colère épouvantable. » Il s’éloigna en grommelant.

Lorsque le sauvage survint enfin, traînant les pieds, bâillant et se grattouillant, Tyrion lança : « La moitié de la ville est en proie à l’émeute, l’autre aux flammes, et, pendant ce temps, Shagga ronfle…

— Shagga n’aime pas votre eau boueuse d’ici, ça l’oblige à boire votre bière pâle et votre vin sur et, après, tête lui fait mal.

— J’ai logé Shae dans une maison près de la porte de Fer. Je veux que tu te rendes auprès d’elle pour la protéger, quoi qu’il arrive. »

Le colosse sourit de toutes ses dents. Cela faisait comme une crevasse jaune dans sa barbe hirsute. « Shagga la ramènera ici.

— Non. Veille seulement qu’il ne lui advienne aucun mal. Dis-lui que j’irai la voir le plus tôt possible. Dès cette nuit, peut-être. En tout cas demain, sûrement. »

Quand vint le soir, hélas, la ville n’avait toujours pas recouvré son calme, encore que l’on eût maîtrisé les flammes et, rapporta Bronn, dispersé la plupart des attroupements séditieux. Si fort qu’il aspirât à se blottir dans les bras de Shae, Tyrion dut se rendre à l’évidence, il resterait claquemuré, cette nuit.

Il était en train de dîner à tâtons d’un chapon froid et de pain bis quand ser Jacelyn Prédeaux vint lui présenter la note saignante du jour. A l’heure où, les ténèbres et le froid menaçant d’envahir la loggia, ses serviteurs avaient prétendu allumer les chandelles et lui faire flamber un bon feu, il les avait chassés d’un rugissement. Il était d’humeur aussi noire que la pièce, et rien dans les propos de son visiteur n’était de nature à l’égayer.

En tête des victimes figurait le Grand Septon, dépecé malgré tous ses appels à la merci des dieux. La foutent mal, aux yeux des affamés, ces prêtres trop gras pour marcher…, réfléchit-il.

On était passé cent fois devant le cadavre de ser Preston sans le remarquer ; les manteaux d’or cherchaient en effet un chevalier revêtu d’une armure blanche, et on l’avait tellement poignardé puis haché si menu qu’il était rouge sombre de pied en cap.

On avait retrouvé ser Aron Santagar dans le caniveau, la tête en bouillie sous le heaume défoncé.

Quant à la fille de lady Tanda, son pucelage avait succombé aux assauts d’une cinquantaine de gueulards, derrière une boutique de tanneur. Elle errait, nue, rue Pansetruie, quand la découvrirent les manteaux d’or.

Tyrek était toujours porté disparu, tout comme la tiare en cristal du Grand Septon. Neuf manteaux d’or avaient péri, quarante étaient blessés. Pour ce qui était des pertes des émeutiers, nul ne s’était soucié de les dénombrer.

« Il me faut Tyrek, mort ou vif, déclara sèchement Tyrion quand Prédeaux en eut terminé. Il n’est guère qu’un gamin. Le fils de feu mon oncle Tygett. Lequel m’avait toujours traité avec bonté.

— Nous le retrouverons. La tiare aussi.

— Pour ce que j’en ai à faire, les Autres peuvent se la mettre mutuellement.

— En me nommant commandant du Guet, vous m’avez dit que vous vouliez la vérité, toujours et sans ambages.

— J’ai comme l’impression que je n’apprécierai pas ce que vous allez m’assener, s’assombrit Tyrion.

— Aujourd’hui, nous avons pu tenir la ville, messire, mais j’augure mal de demain. Tout présage l’ébullition. Il rôde tant de voleurs et d’assassins que nul n’est en sécurité chez soi, cette maudite pègre se répand dans les gargotes qui bordent l’Anse-Pissat, et ni le cuivre ni l’argent ne permettent plus de se procurer à manger. Alors que naguère ne s’entendaient que des ronchonnements d’égout, désormais, tout parle ouvertement de trahir, au sein des guildes et sur les marchés.

— Il vous faut davantage d’hommes ?

— La moitié de ceux que j’ai ne m’inspirent déjà pas confiance. Slynt avait triplé les effectifs du Guet, mais il faut plus qu’un manteau d’or pour faire un sergent. Non qu’il ne se trouve des types braves et loyaux parmi les nouvelles recrues, mais la proportion de brutes, de saoulards, de lâches et de faux-jetons vous effarerait. A demi entraînée, cette racaille indisciplinée n’est à la rigueur fidèle qu’à sa propre peau. Si l’on en vient à se battre, ils lâcheront pied, je crains.

— Je n’ai jamais nourri la moindre illusion là-dessus, dit Tyrion. A la moindre brèche ouverte dans nos murs, nous sommes perdus, je le sais depuis le début.

— Nombre de mes hommes sont originaires du petit peuple. Ils parcourent les mêmes rues que lui, picolent dans les mêmes bistrots, épongent leurs bolées de brun dans les mêmes bouis-bouis. Votre eunuque a dû vous le dire, on n’adore pas les Lannister, à Port-Réal. Beaucoup d’habitants se souviennent encore de la manière dont votre seigneur père a mis la ville à sac, après qu’Aerys lui eut ouvert les portes. Ils murmurent que les dieux nous punissent pour les crimes de votre maison – pour le régicide commis par votre frère, pour le massacre des enfants de Rhaegar, pour l’exécution d’Eddard Stark et pour la sauvagerie de Joffrey en matière de justice. D’aucuns n’hésitent pas à dire que les choses allaient infiniment mieux du temps de Robert et à insinuer qu’elles s’amélioreraient si Stannis occupait le trône. Ces discours-là se tiennent dans tous les bouis-bouis, les bistrots, les bordels… et, je crains, les casernes et les postes de garde.

— Bref, on exècre ma famille, c’est bien cela ?

— Mouais…, et si l’occasion s’en présente, elle le paiera cher.

— Moi de même ?

— Demandez à votre eunuque.

— C’est à vous que je le demande. »

Du fond de leurs orbites, les yeux de Prédeaux s’attardèrent sur les prunelles dépareillées du nain et ne cillèrent pas. « Vous plus que tous, messire.

Plus que tous ? » Pareille injustice avait de quoi le révulser. « C’est Joffrey qui leur a dit de manger leurs morts, Joffrey qui a lancé son chien sur eux. Comment pourrait-on m’en faire grief, à moi ?

— Sa Majesté n’est qu’un gamin. La rue le dit entouré de méchants conseillers. La reine n’a jamais passé pour chérir les manants, ce n’est pas par amour qu’on nomme Varys l’Araignée…, mais c’est vous qu’on blâme le plus. A l’époque plus heureuse du roi Robert, votre sœur et l’eunuque se trouvaient ici, vous pas. On dit que vous avez pourri la ville de reîtres impudents, de sauvages crasseux, de brutes qui prennent ce qui les tente et ne respectent que leurs propres lois. On dit que vous avez exilé Janos Slynt parce que vous le trouviez trop honnête et carré pour votre fantaisie. On dit que vous avez jeté le sage et bon Pycelle en prison quand il a osé s’opposer à vous en élevant la voix. Certains affirment même que vous ne songez qu’à vous adjuger le trône de Fer.

— Oui, et je suis en outre un monstre, hideux et contrefait, n’oublions jamais ce détail. » Son poing se serra violemment. « Me voilà édifié. Nous avons tous deux des tâches urgentes. Laissez-moi. »

Si tel est le plus bel exploit dont je sois capable, songea-t-il une fois seul, peut-être messire mon père n’avait-il pas tort de me mépriser depuis tant d’années. Son regard s’abaissa sur les vestiges de son repas, et la vue du chapon figé dans sa graisse lui souleva l’estomac. Il le repoussa, nauséeux, appela Pod et l’expédia chercher au plus vite Bronn et Varys. J’ai pour conseillers favoris un eunuque et un spadassin, pour dame une pute. Est-ce un descriptif de ma personnalité ?

Dès son entrée, Bronn se plaignit des ténèbres et exigea du feu. Celui-ci flambait haut et clair quand parut Varys. « Où étiez-vous passé ? demanda Tyrion.

— Service du roi, mon cher sire.

— Ah oui, du roi, marmonna Tyrion. Mon neveu ne saurait se tenir sur sa chaise percée. A plus forte raison sur le trône de Fer. »

Varys haussa les épaules. « Tout apprenti a besoin d’apprendre son métier.

— La moitié des apprentis de la rue Mofette gouverneraient moins mal que votre roitelet. » Bronn s’assit en travers de la table et détacha une aile du chapon.

Si Tyrion s’était fait une règle d’ignorer l’insolence invétérée du reître, il s’en offusqua, ce soir-là. « Je t’ai donné la permission d’achever mon dîner ?

— Vous ne me sembliez pas d’humeur à le manger, répliqua Bronn, la bouche pleine. Dans une ville qui meurt de faim, c’est criminel de gâcher la bouffe. Vous avez du vin ? »

Il finira par me demander de le lui verser, songea sombrement Tyrion. « Tu vas trop loin, prévint-il.

— Et vous, vous n’allez jamais assez loin. » Il jeta l’os dans la jonchée. « Jamais imaginé combien l’existence serait facile, si l’autre était né le premier ? » Il replongea les doigts dans le chapon et en arracha un filet. « Le pleurnicheur, Tommen. Semble le genre à faire tout ce qu’on lui dirait, comme un bon roi devrait. »

En comprenant ce qu’insinuait Bronn, un frisson glacé dévala l’échine de Tyrion. Si Tommen était roi…

Mais, pour qu’il le devînt, il n’y avait qu’un seul moyen. Non. Il lui était impossible même de l’envisager. Joffrey était son propre sang, le fils de Jaime autant que celui de Cersei. « Je pourrais te faire décapiter pour des propos pareils », menaça-t-il, mais sans autre succès qu’un rire narquois.

« Amis…, gronda Varys, nous quereller ne nous avance à rien. Je vous en conjure tous deux, reprenez du cœur.

— A qui ? » s’enquit aigrement Tyrion. Pas mal de tentations s’offraient à sa pensée.

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