THEON

Elle avait sans conteste belle tournure. Mais votre première vous éblouit toujours , songea-t-il.

« Eh bien, la voilà galante, dit une voix de femme derrière lui. Alors, Sa Seigneurie la trouve à son gré ? »

Il se retourna pour jauger l’intruse, et ce qu’il vit lui plut. Fer-née, cela se voyait au premier coup d’œil ; mince, avec de longues jambes et des cheveux noirs coupés court, le hâle du vent, des mains fortes et sûres, un poignard à la ceinture. Le nez trop fort et pointu pour ses traits délicats, mais un sourire qui rachetait. Elle devait être un peu plus âgée que lui mais avoir dans les vingt-cinq ans, pas davantage. Ses mouvements donnaient l’impression qu’elle avait l’habitude de fouler les ponts.

« Ravissante, oui, lui dit-il, mais beaucoup moins ravissante que toi.

— Hoho. » Elle s’épanouit. « Gare à moi. Sa Seigneurie a du miel sur la langue.

— Goûte, tu verras bien.

— C’est donc le moyen ? » dit-elle en le dévisageant effrontément. Aux îles de Fer, on admettait certaines femmes – pas beaucoup, juste quelques-unes – dans les équipages au même titre que leurs maris, et la mer, le sel, disait-on, les modifiaient jusqu’à leur donner des appétits d’homme. « Seriez-vous resté si longtemps en mer, monseigneur ? Ou bien n’y avait-il pas de femmes, là d’où vous venez ?

— Il y en avait pas mal, mais aucune qui te ressemble.

— Et comment sauriez-vous à quoi je ressemble ?

— Mes yeux voient ton visage. Mes oreilles entendent ton rire. Et ma queue s’est durcie comme un mât pour toi. »

Elle s’approcha, lui palpa les chausses. « Non, vous ne mentez pas… », pinça au travers du tissu. « Ça fait très mal ?

— Affreusement.

— Mon pauvre seigneur. » Elle lâcha prise, recula. « Il se trouve que je suis une femme mariée et que, d’aventure, je porte un enfant.

— C’est bonté aux dieux, dit-il. Comme ça, aucun risque que je te fasse un bâtard.

— Mon mari ne vous en rendrait pas grâces pour autant.

— Lui non, toi peut-être.

— Et pourquoi cela ? Je me suis déjà fait des lords. Ils sont fabriqués comme le commun des mortels.

— T’es-tu jamais fait un prince ? insista-t-il. Quand tu seras grise et ridée, que tes mamelles te pendront plus bas que le ventre, tu pourras dire aux gosses de tes gosses : “J’ai aimé un roi, jadis.”

— Oh… ! c’est d’amour qu’on cause, maintenant ? Et moi qui pensais que c’était seulement de queues et de cons…

— C’est d’amour que tu as envie ? » La gueuse le bottait, décidément, qui qu’elle fut ; son esprit acéré le charmait comme un répit dans la maussaderie spongieuse de Pyk. « Donnerai-je ton nom à ma frégate et te jouerai-je de la harpe et te garderai-je recluse au sommet d’une tourelle de mon château, nue sous des cascatelles de joyaux, telle une princesse de rhapsodie ?

— Vous devriez donner mon nom à votre frégate, dit-elle, ignorant tout le reste. C’est moi qui l’ai construite.

— Nenni. C’est Sigrinn, le caréneur du seigneur mon père, qui l’a construite.

— Je suis Esgred. Fille d’Ambrod et femme de Sigrinn. »

Qu’Ambrod eût une fille ou Sigrinn une femme, il l’ignorait…, mais il n’avait rencontré le second qu’une seule fois, et à peine se rappelait-il le premier. « Te taper un Sigrinn, quel gâchis.

— Hoho. Comme la frégate. Se taper vous, dit Sigrinn, quel gâchis. »

Il se cabra. « Sais-tu qui je suis ?

— Le prince Theon, de la maison Greyjoy, soi-même. Qui d’autre, sinon ? Parlons franc, messire, quels sentiments vous inspire votre nouvelle maîtresse ? Ils toucheront Sigrinn. »

Le bâtiment, flambant neuf, embaumait encore la résine et la poix. Sa bénédiction par Oncle Aeron ne devait avoir lieu que le lendemain, mais Theon était accouru d’une seule traite pour l’examiner avant le lancement. S’il n’avait l’ampleur de La Grand-Seiche de lord Balon ou du Fer vainqueur d’Oncle Victarion, il frappait, même là, sur la grève, installé dans son ber de bois, par son allure souple et vive, avec sa fine coque noire, longue de cent pieds, son mât unique, ses cinquante rames, son pont suffisant pour une centaine d’hommes… et, à la proue, son formidable éperon de fer en forme de tête de flèche. « Sigrinn m’a gâté, convint Theon. Sera-t-elle aussi rapide qu’elle le paraît ?

— Plus rapide – si son maître sait la manier.

— Voilà quelques années que je n’ai navigué. » Et jamais, en vérité, commandé à bord. « Cependant, je suis un Greyjoy et un Fer-né. J’ai la mer dans le sang.

— Et votre sang rougira la mer, si vous naviguez comme vous parlez, riposta-t-elle.

— Je me garderai bien de violenter une aussi jolie fille.

— Jolie fille ? s’esclaffa-t-elle. Une chienne de mer, oui.

— Eh bien, voilà, tu l’as nommée. Chienne de mer. »

L’idée divertit manifestement Esgred, dont pétillèrent les prunelles sombres. « Et vous disiez que vous lui donneriez mon nom…, reprit-elle d’un ton de reproche.

— C’est ce que j’ai fait. » Il lui saisit la main. « A l’aide, ma dame. Dans les terres vertes, on croit que la femme enceinte porte bonheur à l’homme qui couche avec elle.

— Et que sait-on des bateaux, dans vos terres vertes ? Ou des femmes, vis-à-vis d’eux ? Sans compter que je vous soupçonne de supercherie.

— Si j’en conviens, m’aimeras-tu encore ?

— Encore ? Quand donc vous ai-je aimé ?

— Jamais, admit-il, mais cette lacune, je tâche de la combler, chère Esgred. La bise est froide. Montez à bord de ma frégate et laissez-moi vous réchauffer. Demain, mon oncle Aeron lui versera sur la proue de l’eau de mer en marmottant une prière au dieu Noyé, mais je la bénirais plus volontiers avec le lait de mes reins et des tiens.

— Le dieu Noyé risquerait de s’en offusquer.

— Qu’il aille se faire mettre. S’il nous dérange, je le renoierai. On appareille dans quinze jours. Tu consentirais que je me lance dans la bataille obsédé par la frustration ?

— De grand cœur.

— Cruelle… ! J’ai trop bien nommé mon bateau. Ne t’en prends qu’à toi si, par distraction, je le gouverne contre les écueils.

— Comptez-vous donc sur ce gouvernail ? » Lui flattant à nouveau les chausses, elle se mit à sourire tandis que son doigt soulignait la raideur du membre.

« Retournons à Pyk tous les deux », dit-il brusquement, tout en pensant : Qu’en dira lord Balon ? puis : Que m’importe ? je suis adulte ! Si j’ai envie de baiser, qui cela regarde, à part moi ?

— A Pyk ? Et qu’irais-je y faire ? » Sa main demeurait en place.

« Mon père offre un banquet à ses capitaines, ce soir. » Il les festoyait en fait tous les soirs, dans l’attente des derniers traînards, mais Theon trouva ces détails oiseux.

« Feriez-vous de moi votre capitaine toute la nuit, seigneur prince ? »

Jamais il n’avait vu fleurir sur les lèvres d’aucune femme un sourire aussi canaille. « Peut-être. Si j’étais sûr que tu me gouvernes sain et sauf au port.

— Pour ça…, je sais quel bout de la rame plonge dans la mer, et je ne crains personne en fait de bitords et de nœuds. » D’une seule main, elle le délaça puis, sourdement narquoise, s’écarta un peu. « Dommage que je sois mariée et enceinte. »

Totalement perdu, Theon se relaça. « Il me faut regagner le château. Si tu ne m’accompagnes pas, le chagrin risque de m’égarer, et toutes les îles en seraient appauvries.

— Nous ne saurions nous offrir ce luxe…, mais je n’ai pas de cheval, messire.

— Tu pourrais prendre celui de mon écuyer.

— Et laisser votre pauvre écuyer se taper tout le chemin du retour à pied ?

— Partager le mien, alors.

— Vous seriez trop aise… » Nouveau sourire. « Dites, je serais derrière ou devant vous ?

— A ta guise.

— J’aime être dessus. »

Comment me suis-je passé jusqu’ici de cette garce ? « La demeure de mon père est lugubre et glacée. Elle réclame Esgred pour s’embraser de feux de joie.

— Sa Seigneurie a du miel sur la langue.

— N’est-ce point par là que nous débutâmes ? »

Elle leva les mains au ciel. « Et par là que nous terminons. Esgred est vôtre, prince de mon cœur. Emmenez-moi dans votre château. Que je voie surgir de la mer vos tours arrogantes.

— J’ai laissé mon cheval à l’auberge. Viens. » Ils longèrent la grève ensemble et, lorsque Theon s’empara de son bras, elle ne le repoussa pas. Sa démarche le ravissait ; mi-chaloupée, mi-langoureuse, elle avait quelque chose de hardi qui suggérait tout autant de hardiesse sous l’édredon.

Jamais il n’avait vu Lordsport si populeux. Les boutres échoués sur les galets tout le long du rivage ou mouillés bien au-delà du môle y avaient essaimé des nuées de marins. Mais Theon remarqua que, malgré la souplesse d’échine plus que relative des Fer-nés, tout, rameurs comme citadins, faisait silence sur son passage et s’inclinait en le reconnaissant d’un air respectueux. Ils ont fini par apprendre qui je suis , se dit-il. Pas trop tôt non plus.

Lord Bonfrère était arrivé la nuit précédente de Grand Wyk avec le gros de ses forces, près de quarante bateaux. D’emblée reconnaissables à leur ceinture bicolore en poil de bique, des hommes à lui traînaient un peu partout. Aussi murmurait-on, dans les parages de l’auberge, que des biquets imberbes se farcissaient à la queue leu leu les putains d’Otter Jarrettes. Theon leur y souhaitait bien du plaisir, lui que ne tentaient plus, mais alors plus du tout, les culs vérolés de ce bouge. Il trouvait sa compagne actuelle autrement à son goût. Femme du caréneur de Père et pleine à ras bord ? d’autant plus piquante…

« Mon seigneur prince a-t-il commencé à recruter son équipage ? s’enquit-elle, comme ils se frayaient passage vers les écuries. Ho, Dents-bleues ! » Le grand diable de matelot qu’elle venait d’apostropher portait une veste en peau d’ours, des ailes de corbeau surmontaient son heaume. « Comment va ta fiancée ?

— Près d’accoucher. Des jumeaux, paraît…

— Déjà ? » Elle eut son sourire canaille. « Tu n’as pas tardé à souquer…

— Mouais, et ferme, ferme, ferme ! beugla-t-il.

— Sacré gaillard, observa Theon. “Dents-bleues”, n’est-ce pas ? Si je l’engageais pour ma Chienne de mer ?

— Vous ne sauriez mieux faire pour l’insulter. Il possède son propre bateau.

— Mon absence a trop longtemps duré pour que je sache qui est qui », reconnut-il. Des quelques vieux copains de jeux avec lesquels il avait compté renouer, d’aucuns étaient partis, d’aucuns morts, les autres devenus des étrangers. « Mon oncle Victarion me prête son propre timonier.

— Rymolf Typhonbu ? Du sérieux, quand il n’est pas saoul. » Trois gars de sa connaissance passant par là, elle lança : « Uller ! Qarl ! Où est donc votre frère, Skyt ?

— Bien peur que le dieu Noyé cherchait un vigoureux rameur…, répondit un trapu à la barbe filetée de blanc.

— Y veut dire, traduisit son voisin, jeune homme à joues roses, qu’Eldiss a trop picolé, ça lui a fait péter la panse.

— Ce qui est mort ne saurait mourir, proféra-t-elle.

— Ce qui est mort ne saurait mourir. »

Theon marmonna la formule avec eux. Puis, lorsqu’ils se furent éloignés : « Tu m’as tout l’air d’une célébrité.

— La femme du caréneur est aimée de tous, et ils y ont tout intérêt, s’ils ne veulent pas voir leur bateau sombrer. Au fait, pour tirer vos rames, il y aurait pire que ces trois-là.

— Pas les malabars qui manquent, à Lordsport. » Theon ne s’était pas une seconde préoccupé de ce chapitre-là. Ce qu’il cherchait, en revanche, c’est des combattants, et des combattants qui fussent à son entière dévotion, pas à celle de ses père ou oncles. Tout en jouant pour l’heure au jeune prince obéissant, il guettait celle où lord Balon lui aurait découvert toutes ses batteries. Mais si celles-ci ne lui convenaient pas, d’aventure, ou le rôle qu’il s’y verrait impartir, eh bien…

« Le muscle ne suffit pas. Pour donner sa pleine vitesse à un bateau, le banc de rame doit fonctionner comme un seul homme. Il serait avisé à vous de prendre une équipe déjà rodée.

— Merci du conseil. Tu pourrais m’aider à choisir. » Laissons-lui croire que sa science m’importe, les femmes adorent ça.

« Soit. Si vous me traitez gentiment.

— Cela ne va-t-il pas de soi ? »

Aux abords du Myraham qui se dandinait, soutes vides, contre le quai, Theon pressa le pas. Lord Balon interdisait au capitaine d’appareiller depuis deux semaines. Pour empêcher que le continent n’eût vent des concentrations de troupes avant l’attaque, il n’autorisait en effet le départ d’aucun des marchands venus faire escale à Lordsport.

« M’sire… », appela une voix plaintive. Penchée par-dessus le bastingage du gaillard d’avant, la fille du capitaine tentait d’attirer l’attention de Theon. Elle était sévèrement consignée à bord mais il l’avait, à chacune de ses virées, vue errer lamentablement sur le pont. « Un moment, m’sire…, insista-t-elle. Plaise à m’sire…

— Elle a ? demanda Esgred comme il l’entraînait précipitamment. Plu à m’sire ? »

La pudibonderie ne s’imposait pas avec cette démone-là. « Un moment. Et voilà qu’elle rêve d’être ma femme-sel.

— Hoho. Un rien de sel, effectivement, lui profiterait. Trop bonasse et fadasse, le morceau. Me trompé-je ?

— Non. » Bonasse et fadasse. Dans le mille. Comment l’a-t-elle deviné ?

A l’auberge, où il avait sommé Wex de l’attendre, la salle commune était si bondée qu’il lui fallut jouer des coudes dès le seuil. Pas un siège libre, pas une table. Et point d’écuyer non plus. « Wex ! » hurla-t-il par-dessus le charivari. S’il est monté baiser l’une de ces véroles, je le pèle vif, se promettait-il quand il finit par l’apercevoir, les dés à la main, près de l’âtre…, et en train de gagner, vu les pièces empilées devant lui.

« Ouste ! » ordonna-t-il. Le garçon ne tenant aucun compte de lui, il le prit par l’oreille et l’arracha à la partie. Wex rafla sa poignée de sols et, sans un mot, suivit. L’une de ses qualités majeures, aux yeux de Theon. Alors que ses pareils avaient pour la plupart la langue bien pendue, lui était né muet…, ce qui ne l’empêchait apparemment pas d’être aussi malin qu’il est permis quand on a vingt ans. Prendre pour écuyer cet obscur rejeton d’un demi-frère de lord Botley avait fait partie du marché conclu par Theon lors de l’achat de son cheval.

En découvrant Esgred, Wex fit les yeux ronds. On jurerait qu’il n’avait jamais vu de femme auparavant. « Elle m’accompagne à Pyk. Va seller les chevaux, et sans lambiner. »

Si l’écuyer montait une petite bête maigre issue des écuries de lord Balon, il en allait tout autrement de Theon. « D’où diable avez-vous tiré ce canasson d’enfer ? » Le ton persifleur d’Esgred la révélait impressionnée.

« Lord Botley l’avait acheté à Port-Lannis l’an dernier. A l’usage, il l’a trouvé trop cheval pour n’être ravi de le vendre. » Si le sol pauvre et rocailleux des îles de Fer excluait l’élevage de qualité, la plupart des insulaires étaient en outre des cavaliers pour le moins quelconques. Plus à l’aise eux-mêmes sur un pont qu’en selle, les seigneurs fer-nés se contentaient de bourrins communs, voire des poneys chevelus d’Harloi, et l’on voyait sur les chemins beaucoup moins de carrioles que de chars à bœufs. Quant aux paysans trop démunis pour s’offrir le moindre animal de trait, c’est en s’attelant eux-mêmes à l’araire qu’ils égratignaient la caillasse.

En revanche, ses dix années de séjour à Winterfell ne prédisposaient nullement Theon à partir guerroyer sur une bourrique. Aussi, quelle aubaine que la bévue de Botley : noir de fougue autant que de robe et aussi grand qu’un coursier, l’étalon, pour n’être pas tout à fait aussi massif que la plupart des destriers, ne lui en convenait que plus admirablement, puisqu’il n’était lui-même pas tout à fait aussi massif que la plupart des chevaliers. L’œil plein de feu, la bête avait d’ailleurs, sitôt en présence de son nouveau maître, retroussé les babines et tenté de lui emporter la face d’un coup de dents.

« Il a un nom ? demanda Esgred pendant que Theon mettait le pied à l’étrier.

— Blagueur. » Lui tendant une main, il la hissa en selle devant lui de manière à la tenir par la taille pendant la course. « En me voyant sourire, un type m’a reproché un jour de blaguer à tort et à travers.

— Et qu’en est-il ?

— C’est simplement l’avis des gens qui ne sourient jamais. » Il pensait à Père et Oncle Aeron.

« Etes-vous en train de sourire, mon prince ?

— Oh oui. » Il l’enlaça pour saisir les rênes. Elle était presque aussi grande que lui. Une cicatrice rosâtre déparait sa jolie nuque, et ses cheveux n’étaient pas de la dernière netteté, mais il prisait l’odeur de sel, de sueur et de femme qui émanait d’elle.

Ainsi le retour à Pyk promettait-il d’être bien plus captivant que n’avait été l’aller.

Theon attendit cependant d’avoir largement dépassé Lordsport pour aventurer une main vers les seins d’Esgred qui, d’un geste preste, la repoussa. « Je tiendrais les rênes à deux mains, ou votre noir démon nous flanquera tous deux par-dessus bord et nous piétinera jusqu’à ce que mort s’ensuive.

— Je l’ai guéri de ce travers », plaisanta-t-il. Puis, affectant momentanément la décence, il se mit à bavarder benoîtement du temps (invariablement gris, plombé et volontiers pluvieux depuis son arrivée), conta par le menu ses sanglants exploits du Bois-aux-Murmures. Et comme il abordait enfin les détails touchant au Régicide en personne, ses doigts remontèrent comme par mégarde occuper leur position précédente. Des seins petits, mais d’une délectable fermeté.

« Vous ne sauriez agir de la sorte, mon prince.

— Oh si. » Il accentua la pression.

« Votre écuyer a les yeux sur vous.

— Libre à lui. Il n’en soufflera mot, j’en jure. »

Elle lui empoigna la main pour se dégager mais, cette fois, la garda prisonnière. Et elle avait une fameuse force.

« J’aime bien qu’une femme ait cette poigne-là. »

Elle renifla. « A voir la fille du cargo, je ne m’en serais pas doutée.

— Il ne faut pas me juger d’après elle. Il n’y avait pas d’autre femme à bord.

— Parlez-moi de votre père. Me fera-t-il bon accueil au château ?

— Pourquoi s’en soucierait-il ? C’est à peine s’il m’a accueilli, moi, son propre sang, l’héritier de Pyk et des îles de Fer.

— L’héritier ? repartit-elle d’un ton débonnaire. Vous avez des oncles, des frères, une sœur, paraît-il.

— Mes frères sont morts depuis belle lurette, et ma sœur…, bon, sa robe favorite est à ce qu’on dit le haubert de mailles qui lui pendouille jusqu’à mi-mollets, dissimulant des caleçons de cuir bouilli, mais s’accoutrer en mâle fait-il d’elle un mâle ? La guerre achevée, je m’assurerai une bonne alliance en la mariant, si je parviens à dégoter un homme qui consente à se la farcir. Asha se tapait, pour autant que je m’en souvienne, un pif en bec de vautour, une flopée de furoncles mûrs, et pas plus de miches qu’un garçonnet.

— Vous pouvez à la rigueur vous débarrasser d’elle par le mariage, mais pas de vos oncles.

— Mes oncles… » De quelque préséance qu’il pût se prévaloir sur les trois frères de son père, Esgred venait néanmoins de le toucher au point sensible. Ce n’eût pas été une première pour les îles que de voir un oncle ambitieux et puissant déposséder de son héritage légitime et, de préférence, en l’assassinant par-dessus le marché, un neveu faiblard. Mais je ne suis pas faible, se dit Theon, et je compte devenir encore plus puissant d’ici à la mort de Père. « Mes oncles ne constituent aucune menace pour moi, affirma-t-il. Aeron est saoul d’eau de mer et de sainteté. Il vit exclusivement pour son dieu, et…

Son dieu ? Pas le vôtre ?

— Le mien aussi. Ce qui est mort ne saurait mourir. » Sourire finaud. « Si je l’étourdis d’autant de patenôtres qu’il l’escompte, Tifs-trempes me fichera la paix. Quant à mon oncle Victarion…

— Lord capitaine de la flotte de Fer et guerrier des plus redoutable. J’ai entendu chanter ses exploits dans les brasseries.

— Durant la rébellion du seigneur mon père, il mena effectivement ses voiles jusque dans Port-Lannis et y incendia la flotte des Lannister, convint Theon, mais d’après le plan d’Oncle Euron – qui l’accompagnait. A la vérité, s’il a tout d’un grand bœuf gris, la force infatigable et la docilité, il n’est pas taillé pour gagner des courses. Je ne doute pas qu’à l’avenir il ne me serve aussi loyalement qu’il sert à présent mon père. Les talents du comploteur et l’ambition du félon lui font défaut.

— Euron le Choucas ne passe pas pour dépourvu d’astuce, en tout cas. Il court sur lui des histoires atterrantes. »

Theon déplaça son séant. « Voilà près de deux ans qu’on ne l’a revu dans les îles. Peut-être est-il mort. » Et tant mieux si s’avérait cette hypothèse. L’aîné des frères de lord Balon n’avait jamais renoncé, fût-ce un seul jour, à l’Antique Voie. Avec ses voiles noires et sa coque rouge foncé, Le Silence s’était, disait-on, fait une exécrable réputation dans chacun des ports entre Ibben et Asshai.

« Peut-être est-il mort, concéda Esgred, et, s’il vit toujours, tout ce temps passé en mer en ferait presque un étranger ici. Jamais les Fer-nés n’assiéraient un étranger sur le trône de Grès.

— Probable… », acquiesça-t-il, avant de s’apercevoir que certains ne manqueraient pas de le qualifier lui-même d’étranger. Cela le rembrunit. C’est beaucoup, dix ans, mais je suis de retour, à présent, Père n’est pas près de mourir, j’ai le temps de faire mes preuves.

Il envisagea de repeloter les nichons d’Esgred mais, outre qu’il s’attirerait sans doute une nouvelle rebuffade, toutes ces parlotes à propos des oncles avaient quelque peu douché son ardeur. Il aurait tout loisir, au château, de s’adonner à ce genre de badinage dans l’intimité de ses appartements. « A notre arrivée, reprit-il, j’aviserai Helya d’avoir à t’honorer d’une place décente au festin. Je serai forcément sur l’estrade, à la droite de mon père, mais je descendrai te rejoindre dès qu’il se sera retiré. Il ne s’attarde guère, d’habitude. Il ne tient plus la boisson.

— Triste chose, pour un grand homme, que de vieillir.

— Lord Balon n’est que le père d’un grand homme.

— Et modeste, le damoiseau.

— Il faut être idiot pour s’humilier soi-même quand le monde pullule de gens qui brûlent de vous suppléer dans cette besogne. » Il lui baisa légèrement la nuque.

« Quelle tenue porterai-je à ce fameux festin ? » D’un revers de main, elle lui repoussa le visage.

« Je demanderai à Helya de quoi t’habiller. L’une des robes de dame ma mère devrait aller. Elle est partie pour Harloi. Sans espoir de retour.

— Exténuée par les vents glacés, j’ai appris. N’irez-vous pas la voir ? Harloi n’est qu’à un jour de voile, et je présume que lady Greyjoy rêve de revoir son fils une dernière fois.

— Que ne le puis-je ! Trop d’occupations me retiennent ici. Père se repose de tout sur moi, depuis mon retour. La paix venue, peut-être…

— C’est à elle que votre visite apporterait la paix.

— Voilà que tu parles comme une bonne femme, geignit-il.

— Je le confesse, j’en suis une…, et enceinte. »

Bizarrement, cette idée l’excita. « Du moins le prétends-tu, bien que ton corps n’en trahisse rien. Quelle preuve m’en donneras-tu ? Avant que de te croire, il me faudra voir tes seins mûrir et goûter de ton lait.

— Et qu’en dira mon mari ? le serviteur et l’homme lige personnel de votre père ?

— Nous lui ferons construire tant de bateaux qu’il ne s’apercevra pas que tu l’as quitté. »

Elle éclata de rire. « Me voici captive d’un bien féroce damoiseau ! Si je vous promets, dites, de vous laisser un jour regarder mon enfant téter, me parlerez-vous plus avant de votre guerre, Theon, de la maison Greyjoy ? Nous avons encore à parcourir des milles de montagnes, et je serais charmée de vous entendre sur ce roi-loup que vous serviez et les lions d’or qu’il combat. »

Par désir de lui plaire, il redoubla d’obligeance, et l’interminable trajet s’écoula promptement, grâce aux mille détails sur la guerre et sur Winterfell dont il régala sa jolie compagne, quitte à s’étonner lui-même de se livrer parfois autant. Bénie soit-elle de rendre si faciles les confidences ! se disait-il. Il me semble la connaître depuis des années. Il me faudra la garder coûte que coûte, si elle révèle au déduit moitié autant d’habileté qu’elle montre d’esprit… En se rappelant Sigrinn le caréneur et son corps épais, sa cervelle épaisse et les cheveux filasse qui désertaient déjà son front boutonneux, il secouait la tête. Un gâchis. Un gâchis du dernier tragique.

Le temps avait quasiment suspendu son vol quand ils aperçurent les sinistres murailles de Pyk.

Les portes étaient ouvertes. Theon éperonna Blagueur qui les franchit d’un trot fringant, dans un concert d’aboiements furieux. Comme il aidait la jeune femme à mettre pied à terre, plusieurs limiers accoururent en bondissant, queue battante, et, le dépassant en trombe, déboulèrent carrément sur elle et l’assaillirent de jappements, de coups de langue et de sauts fébriles. « Bas les pattes ! » vociféra-t-il en bottant sans l’atteindre une grande lice brune, cependant que pour sa part Esgred ne repoussait ses agresseurs que par des fous rires.

Un palefrenier se présentant pour enfermer la meute, « Prends le cheval, ordonna Theon, et débarrasse-moi de ces maudits chiens, je… ».

Le rustre ne lui accorda que dédain. Mais à Esgred, il dit, sa face s’évasant en un sourire aussi brèche-dents que démesuré : « Lady Asha ! Vous êtes de retour…

— Depuis hier soir. J’ai ramené de Grand-Wyk lord Bonfrère, passé la nuit à l’auberge de Lordsport, et mon petit frère a eu la gentillesse de me laisser partager sa monture jusqu’ici. » Elle embrassa l’un des chiens sur la truffe et régala Theon d’un large sourire.

N’en pouvant mais, ce dernier la considérait, pantois. Asha. Non non. Ce ne peut être Asha. Et il s’aperçut brusquement qu’il avait deux Asha en tête. L’une était la fillette jadis familière, l’autre un vague produit de son imagination, plus ou moins décalqué de Mère. Mais aucune des deux ne ressemblait le moins du monde à cette… cette… cette…

« Les furoncles ont filé quand sont venues les miches, expliqua-t-elle tout en repoussant les assauts d’un chien, mais le bec de vautour m’est resté. »

Theon recouvra la voix. « Pourquoi ne m’avoir rien dit ? »

Elle se libéra du chien, se redressa. « Je voulais d’abord voir qui tu étais. C’est fait. » Elle lui dédia une demi-révérence narquoise. « A présent, petit frère, daigne m’excuser. Avant de m’habiller pour le banquet, je dois prendre un bain. Et une chose me tarabuste : l’ai-je gardée, cette robe de mailles que je me plais à porter sur des caleçons de cuir bouilli ? » Elle lui grimaça son sourire le plus canaille et, de la démarche qui l’avait tant séduit, mi-chaloupée, mi-langoureuse, traversa le pont.

Quand Theon se détourna d’elle, ce fut pour découvrir l’air malicieux de Wex. Il l’en récompensa d’une taloche sur l’oreille. « Et d’une, pour y prendre tant de plaisir. » La seconde fut plus sévère. « Et de deux, pour ne m’avoir pas averti. A l’avenir, grouille un brin de langue. »

Jamais ses appartements du donjon des hôtes ne lui avaient paru si glaciaux, malgré le brasero qu’y avaient installé les serfs. Après avoir arraché ses bottes et laissé choir à terre son manteau, il se versa une coupe de vin, tout en remâchant les pustules et les genoux cagneux de la gamine godiche de ses souvenirs. Elle a délacé mes braies, songea-t-il, outré, puis a dit…, oh, bons dieux ! et moi, moi, j’ai dit… Il émit un grognement. Se pouvait-il exhibition plus bouffonne ? un épouvantail ! Quel ridicule il s’était donné…

Non, ragea-t-il alors, non, c’est elle qui m’a ridiculisé. Ce qu’elle a dû jouir, la garce. Tout du long. Et sa manière de me tripoter la queue…

Emportant la coupe, il alla s’asseoir dans l’embrasure de la fenêtre et, l’œil perdu sur la mer qu’assombrissait l’approche du crépuscule, se mit à siroter. Je n’ai pas de place à Pyk, se dit-il, et Asha, les Autres l’emportent ! en est cause. En bas, les flots passèrent du vert au gris puis au noir. Alors lui parvinrent de lointains accords, l’heure était venue de se changer pour le festin.

Son choix se porta sur de simples bottes et des vêtements plus simples encore, dont les tons gris et noirs s’accordaient avec son humeur. Aucun bijou, puisqu’il ne possédait rien qu’eût acquis le fer. J’aurais volontiers dépouillé le sauvageon que j’ai tué pour sauver Bran, mais il ne portait pas un seul objet de valeur sur lui. Bien ma veine, tuer les pauvres… !

Quand il y pénétra, vassaux de Père et capitaines, près de quatre cents hommes bondaient la longue salle enfumée de Pyk. Dagmer Gueule-en-deux n’avait pas encore ramené de Vieux-Wyk les Timbal et les Maisonpierre, mais tous les autres étaient présents : les Harloi d’Harloi, les Noirmarées de Noirmarées, les Sparr, Merlyn, Bonfrère de Grand-Wyk, les Salfalaise et les Valleuse de Salfalaise, ainsi que les Wynch et Botley de Pyk-ouest. Les serfs versaient déjà la bière au son des instruments, crincrins, cabrettes et tambours. Armés de haches à manche court qui virevoltaient entre eux, trois gaillards râblés exécutaient la danse dite du doigt parce que la perte d’un ou deux…, voire de cinq, en signalait d’ordinaire la fin, le fin du fin étant en l’occurrence de bloquer les coups ou bondir par-dessus sans cesser de marquer les pas.

Theon Greyjoy gagna l’estrade dans l’indifférence à peu près totale des danseurs comme des buveurs. Lord Balon occupait le trône de Grès qui, taillé dans un énorme bloc noir et moiré, affectait la forme d’une seiche géante. La légende assurait que les Premiers Hommes l’avaient découvert tel quel sur le rivage de Vieux-Wyk, à leur débarquement dans les îles de Fer. A sa gauche étaient assis les oncles de Theon. A droite, Asha, fièrement campée pour ce suprême honneur. « Tu es en retard, Theon, lâcha Père.

— Veuillez me pardonner. » Il prit le siège vacant près d’Asha puis, se penchant vers elle, lui siffla dans l’oreille : « Tu es à ma place. »

Elle darda sur lui un regard candide. « Tu t’abuses, frère. Ta place est à Winterfell. » Son sourire se fit mordant. « Qu’as-tu donc fait de tes gracieux atours ? J’avais cru comprendre que ta douce peau n’aimait que velours et soies. » Elle portait pour sa part un lainage vert et moelleux dont la coupe sobre n’allait pas sans mettre en valeur les courbes et la délicatesse de son corps.

« La rouille a donc rongé ton haubert, sœurette ? riposta-t-il. Quel dommage. J’aimerais tant te voir entièrement revêtue de fer… »

Elle se contenta de glousser : « Tu le pourras toujours, frérot…, si ta Chienne de mer est capable de tenir tête à mon Vent noir. » L’un des serfs de leur père s’approcha, muni d’un flacon de vin. « Que boiras-tu ce soir, Theon ? de la bière ou du vin ? » Elle se pencha d’un air confidentiel. « A moins que tu n’aies encore soif de goûter mon lait ? »

Il s’empourpra. « Du vin », commanda-t-il au serf, tandis que sa sœur se détournait et, martelant la table, réclamait de la bière à grands cris.

Theon partagea une miche, en évida une moitié pour s’en faire un tranchoir, héla un cuisinier : « Emplis-moi ça de ragoût de poisson. » En dépit du vague à l’âme que lui causait l’arôme de purée crémeuse, il se força d’en ingurgiter quatre ou cinq bouchées. Il avait assez bu de vin pour dériver deux repas durant. Si je dégueule, ce sera sur elle. « Père le sait, que tu as épousé son caréneur ? demanda-t-il.

— Pas plus que Sigrinn. » Geste désinvolte. « Esgred est la première frégate sortie de ses mains. Il lui a donné le nom de sa propre mère. Je serais fort en peine de décider quelle est des deux sa préférée.

— Chacun de tes mots n’était qu’un mensonge.

— Pas chacun. Te souviens, quand je t’ai dit : “J’aime être dessus” ? » Elle sourit à belles dents.

Il n’en ragea que davantage. « Toutes tes simagrées de femme mariée, de future mère…

— Oh, là, je n’inventais guère. » Elle bondit sur ses pieds. « Rolf, par ici ! » cria-t-elle à l’un des danseurs en brandissant la main. Alors, le temps pour l’homme de la voir et de pirouetter, une hache lui fusa des doigts, refléta dans son fer l’éclat successif des torches, et à peine Theon casa-t-il un hoquet qu’Asha la saisissait au vol et, la fichant dans la table, y fendait en deux le tranchoir et couvrait son frère d’éclaboussures. « Voilà messire mon époux. » Après quoi, plongeant la main dans l’échancrure de sa robe, elle retira d’entre ses seins un poignard. « Et voici mon nourrisson chéri. »

Quelle tête il faisait désormais, Theon Greyjoy ne pouvait nullement se le figurer, mais ce dont il prit conscience tout à coup, c’est que la salle entière croulait sous les rires, et qu’il était la cible des hilarités. Il n’était jusqu’à Père qui ne sourît, maudits soient les dieux ! pendant qu’Oncle Victarion gloussait à gorge déployée. Nous verrons bien qui rira le dernier, chienne, une fois le rideau tombé. Il ne réussit toutefois à s’extirper qu’une grimace jaune en guise de riposte.

Des ovations frénétiques et des sifflets saluèrent Asha lors qu’elle arracha la hache de la table et la renvoya voler jusqu’aux danseurs. « Pour ton équipage, tu ferais bien de suivre mes conseils. » Dans la jatte que leur présentait un serf, elle piqua un poisson salé qu’elle engloutit à la pointe de son poignard. « Si tu t’étais seulement donné la peine de t’informer si peu que ce soit sur Sigrinn, jamais je n’aurais pu te duper. Dix années en loup, puis tu débarques et tu te prends pour le prince des îles, sans rien savoir ni connaître personne. Pourquoi les gens devraient-ils se battre et mourir pour toi ?

— Je suis leur prince légitime, répondit-il avec raideur.

— Selon les lois en vigueur dans les terres vertes, il se pourrait. Mais nos lois, nous les faisons nous-mêmes, ici, l’aurais-tu oublié ? »

D’un air renfrogné, il se mit à contempler le tranchoir et ses dégoulinades. Encore un peu, et le ragoût lui tremperait les chausses. Il appela un serf pour éponger tout ça. J’ai passé la moitié de ma vie à attendre de rentrer chez moi. Pour y trouver quoi ? L’indifférence et la dérision ? Ceci n’était pas le Pyk de ses souvenirs. S’il s’en souvenait vraiment… Il était encore si jeune quand on l’avait emmené comme otage !

La mesquinerie du festin, simple succession de ragoûts de poisson, de chèvre insipide, faute d’épices, et de pain noir, contribuait à l’accabler. Le plat qu’il trouva le plus savoureux n’était qu’une vulgaire tourte à l’oignon. La bière et le vin continuèrent à couler bien après qu’on eut desservi le dernier des plats.

Lord Balon Greyjoy se leva du trône de Grès. « Videz vos coupes et venez me rejoindre dans ma loggia, ordonna-t-il à ses compagnons de l’estrade. Nous avons des plans à combiner. » Sans un mot de plus, il se retira, flanqué de deux de ses gardes. Ses frères le suivirent de près. Theon voulut les imiter.

« Mon petit frère est bien pressé de se débiner. » Asha brandit sa corne à boire afin qu’on la resservît.

« Notre seigneur père attend.

— Il attend depuis tant d’années qu’attendre un peu plus ne lui fera rien, mais… si tu redoutes sa colère, va, cours-lui derrière. Tu ne devrais pas avoir de mal à rattraper nos oncles. » Elle sourit. « L’un est saoul d’eau de mer, après tout, et l’autre un grand bœuf gris tellement obtus qu’il risque de se paumer. »

Theon se rassit de mauvaise grâce. « Je ne cours derrière personne.

— Personne ? Aucun homme, mais toutes les femmes.

— Ce n’est pas moi qui t’ai empoigné la queue.

— Je n’en ai pas, l’oublies ? Tu n’as pas été long à m’empoigner tout le reste de ma personne. »

Il sentit la rougeur lui envahir les joues. « Je suis un homme, j’ai des faims d’homme. Quel genre de créature monstrueuse es-tu, toi ?

— Rien qu’une vierge timide. » Sa main fila sous la table lui pincer la queue. Il faillit bondir de son siège. « Hé quoi, frérot, tu ne veux pas que je te gouverne à bon port ?

— Le mariage n’est pas ton affaire, décréta-t-il. M’est avis qu’une fois le maître je te fourguerai aux sœurs du Silence. » Une embardée le propulsa debout, et, d’un pas mal assuré, il partit retrouver Père.

La passerelle de la tour de Mer ondoyait sous une forte averse quand il l’atteignit, la tripe aussi tumultueuse et barattée que les vagues qui, sous ses pieds ramollis par l’abus de vin, s’enflaient, se fracassaient sur les écueils. Les dents serrées, Theon se stimula durant la traversée par l’illusion qu’au lieu d’une rampe de corde, c’est le gosier d’Asha qu’agrippaient ses doigts.

La loggia cumulait plus que jamais la poisse et les vents coulis. Enseveli sous ses peaux de phoque entre ses deux frères, Père se recroquevillait devant le brasero. D’un geste, il fit taire Oncle Victarion qui pérorait de vents et de marées. « J’ai fini de dresser mes plans. Il est temps de vous les révéler.

— Je souhaiterais suggérer quelques…, intervint Theon.

— Si j’ai besoin de tes conseils, je songerai à t’en aviser, coupa son père. Un oiseau nous est arrivé de Vieux-Wyk. Dagmer nous amène les Maisonpierre et les Timbal. Si le dieu nous accorde la faveur des vents, nous appareillerons dès leur arrivée… – toi du moins, Theon. Tu lanceras la première attaque en menant au nord huit bateaux et…

Huit ? » Le rouge lui monta au front. « Que puis-je me flatter d’accomplir avec huit bateaux seulement ?

— Il t’appartient de harceler les Roches, de razzier les villages de pêcheurs et de couler tous les bâtiments que d’aventure tu croiseras. Peut-être aussi de débusquer tel ou tel seigneur de ses remparts de pierre. Aeron t’accompagnera, ainsi que Dagmer Gueule-en-deux.

— Puisse le dieu Noyé bénir nos épées », marmotta le prêtre.

Tout cela, Theon le prenait aussi mal qu’un soufflet. On l’expédiait faire une besogne de brigand, brûler des masures de pêcheurs et violer leurs laiderons de filles, et encore lord Balon ne l’en croyait-il même pas capable. Assez dur, déjà, de devoir subir les sermons et les regards en biais de Tifs-trempes. Mais son commandement, que devenait-il, avec Gueule-en-deux par surcroît ? purement nominal.

« Toi, ma fille, poursuivit lord Balon – et Theon s’aperçut alors qu’Asha s’était glissée sans bruit derrière lui –, tu emmèneras trente bateaux de troupes d’élite au-delà de la presqu’île de Merdragon. Accoste sur les bancs découverts par la marée au nord de Motte-la-Forêt. Marche vite, et le château tombe avant même de se douter que tu lui fonds dessus. »

Asha eut un sourire de chat dans la crème. « Un château, mon rêve…, ronronna-t-elle.

— Alors, prends-le. »

Theon dut se mordre la langue. La forteresse de Motte-la-Forêt appartenait aux Glover. Partis tous deux guerroyer dans le sud, Galbart et Robett n’avaient dû laisser qu’une modeste garnison. Une fois la place en leurs mains, les Fer-nés disposeraient là d’une base solide en plein cœur du Nord. C’est moi qu’on devrait envoyer s’en emparer. Il la connaissait , lui, pour s’y être maintes fois rendu avec Eddard Stark.

« C’est à toi, Victarion, reprit lord Balon, qu’incombe l’effort principal. Après que mes enfants auront frappé, Winterfell se verra obligé de riposter. Tu ne devrais donc guère rencontrer d’obstacle lorsque tu embouqueras le fjord de Piquesel et remonteras la Fièvre. Moins de vingt milles séparent le cours supérieur de la rivière et Moat Cailin. Le Neck est la clef du royaume. Nous sommes déjà maîtres des mers à l’ouest. Aussitôt que nous tiendrons Moat Cailin, le louveteau ne pourra plus regagner son fief…, et, s’il est assez fou pour s’y frotter, ses ennemis du Sud lui fermeront la route dans le dos, et il se retrouvera pris dans la nasse comme un rat. »

Theon ne put se taire davantage. « Un plan hardi, Père, mais les seigneurs dans leurs châteaux… »

Lord Balon culbuta l’objection. « Ils ont suivi le freluquet. Il n’est demeuré à l’arrière que des pleutres, des vieillards, des bleus. Ils se rendront ou tomberont un à un. Winterfell peut nous tenir tête un an ? et après ? Tout le reste nous appartiendra, bois, labours, manoirs, et nous ferons de ses habitants nos serfs et nos femmes-sel. »

Les bras au ciel, Aeron Tifs-trempes s’écria : « Lors se gonfleront les flots de la fureur, et le pouvoir du dieu Noyé déferlera sur les terres vertes !

— Ce qui est mort ne saurait mourir », psalmodia Victarion, repris en écho par lord Balon et Asha, ce qui força Theon à marmonner de même. La séance était achevée.

Dehors, plus drue que jamais s’acharnait la pluie. La passerelle de cordes oscillait et se tortillait sous les pieds de Theon Greyjoy. Parvenu au milieu, il s’immobilisa pour contempler les écueils, en bas. Le rugissement des vagues qui s’y écrasaient l’assourdissait, l’écume lui mettait aux lèvres l’âpreté du sel. Une brusque rafale lui fit perdre l’équilibre, il tomba à genoux. Asha l’aida à se relever. « Tu ne tiens pas non plus le vin, frère. » Appuyé sur son épaule, il se laissa guider pour passer les planches vernies de pluie. « Je t’aimais mieux quand tu étais Esgred », dit-il d’un ton vindicatif.

Elle se mit à rire. « Comme de juste. Et toi, je t’aimais mieux quand tu avais neuf ans. »

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