Si les rideaux vous préservaient de la poussière et de la chaleur des rues, ils étaient impuissants contre vos mécomptes. Elle hissa sa lassitude dans leur refuge, avec du moins la satisfaction de se soustraire à l’océan des curiosités. « Place ! criait à la foule Jhogo du haut de son cheval, place ! et il faisait claquer son fouet, place à la Mère des Dragons ! »
Languissamment perdu dans le frais satin de ses capitons, Xaro Xhoan Daxos versa d’une main sûre et ferme, en dépit des oscillations du palanquin, un vin de rubis dans deux gobelets identiques de jade et d’or. « Quelle profonde tristesse vois-je empreinte sur votre visage, ô flambeau d’amour ! » Il lui tendit un gobelet. « Serait-ce la tristesse d’un rêve envolé ?
— Différé, sans plus. » Son carcan d’argent lui échauffait la gorge. Elle le dégrafa, le jeta de côté. L’améthyste enchantée sertie dans le métal suffirait à la garantir, jurait Xaro, contre tout poison. Or, s’ils étaient réputés offrir aux gens qu’ils jugeaient dangereux du vin empoisonné, les Impollus n’avaient pas seulement daigné lui donner un verre d’eau. Pas une seconde ils ne m’ont considérée comme une reine, songea-t-elle avec amertume. Le joujou d’un après-midi, voilà tout. Un bouchon d’amazone avec un étrange toutou.
Comme elle allait s’emparer du vin, Rhaegal siffla, et ses noires griffes labourèrent son épaule nue. Avec une grimace, elle le déplaça vers son autre épaule où il n’agripperait que du tissu. Prévenue par Xaro qu’ils refuseraient d’entendre une Dothraki, elle avait adopté pour se présenter devant eux les usages vestimentaires en vigueur à Qarth : lamés verts flottants lui laissant à découvert un sein, ceinture de perles noires et blanches, sandales d’argent. Pour ce que j’ai obtenu d’eux, j’aurais aussi bien pu ne rien mettre du tout. J’aurais dû, peut-être. Elle but goulûment.
Purs descendants des anciens rois et reines de Qarth, les Impollus commandaient la garde civique et la flotte de galères ouvragées qui gouvernaient le pertuis des mers. C’était cette flotte et ces troupes qu’au moins en partie convoitait Daenerys Targaryen. Aussi n’avait-elle renâclé ni au sacrifice traditionnel dans le temple de la Mémoire, ni à verser le pot-de-vin traditionnel au gardien du Rôle, ni à envoyer la plaquemine traditionnelle à l’huissier de la Porte pour s’assurer de recevoir enfin les non moins traditionnelles babouches de soie bleue qui vous signifiaient votre audience dans la salle aux Mille Trônes.
Les Impollus ouïrent ses suppliques du haut des cathèdres ancestrales. Etagées en hémicycle depuis le dallage de marbre jusqu’à la coupole où des fresques retraçaient la gloire évanouie de Qarth, celles-ci ressemblaient à d’immenses conques de bois, toutes ciselées de motifs fantastiques, toutes brillamment dorées et marquetées d’ambre, d’onyx, de lapis et de jade, mais chacune se distinguant des autres par son décor et briguant la palme du fabuleux. Quant à leurs occupants, ils affichaient tant d’absence, un tel dégoût du monde qu’on pouvait aussi bien les croire endormis. Ils écoutaient, mais sans entendre ou s’en soucier, pensa-t-elle. Des Sang-de-Lait, véritablement. Ils n’ont jamais eu l’intention de m’aider. Ils n’étaient là que par curiosité. Ils n’étaient là que par ennui, et le dragon sur mon épaule les intéressait plus que moi.
« Confiez-moi les paroles des Impollus, la pressa Xaro Xhoan Daxos. Confiez-moi ce qu’ils ont pu dire pour contrister la reine de mon cœur.
— Ils ont dit non. » Dans le vin chantait la saveur des grenades et des chaudes journées d’été. « Ils l’ont enveloppé de formules exquises, il est vrai, mais derrière les mots suaves retentissait toujours non.
— Les avez-vous flagornés ?
— Sans vergogne.
— Avez-vous pleuré ?
— Le sang du dragon ne pleure pas », répliqua-t-elle avec humeur.
Il soupira. « Vous auriez dû pleurer. » Les Qarthiens avaient la larme d’autant plus fréquente et facile qu’elle estampillait à leurs yeux l’homme civilisé. « Et ceux que nous avions achetés, qu’ont-ils dit ?
— Mathos rien. Wendello a vanté mon éloquence. Et, après m’avoir déboutée comme tous ses pairs, le Délicat s’est répandu en pleurs.
— Las, las, quelle perfidie de sa part. » Sans faire lui-même partie des Impollus, Xaro lui avait indiqué qui d’entre eux corrompre et à quel prix. « Pleurez, pleurez sur la déloyauté des hommes. »
Elle eût plus volontiers pleuré son or. Les sommes glissées à Mathos Mallarawan, Wendello Qar Deeth et Egon Emeros le Délicat lui auraient permis d’acheter un navire ou d’engager une bonne vingtaine de spadassins. « Et si j’envoyais ser Jorah exiger que me soient rendus mes présents ? suggéra-t-elle.
— Et si quelque Navré s’introduisait dans mon palais, une de ces nuits, pour vous tuer durant votre sommeil ? » riposta Xaro. Membres d’une vénérable guilde d’assassins sacrés, les Navrés s’étaient valu ce nom par leur habitude de chuchoter : « Tellement navré… », à leurs victimes avant de les trucider. La politesse était la première vertu des Qarthiens. « On dit de manière fort pertinente qu’il est plus aisé de traire la vache en pierre de Faros que de soutirer de l’or aux Impollus. »
Si elle ignorait où se trouvait Faros, les vaches en pierre, à Qarth, lui semblaient pulluler. Trois factions rivales divisaient les princes marchands, prodigieusement enrichis dans le négoce d’une mer à l’autre : la guilde des Epiciers, la Fraternité tourmaline et les Treize, auxquels appartenait Xaro. Chacune n’aspirait qu’à dominer les autres, et des luttes incessantes les opposaient toutes trois aux Impollus. Le tout couvé de l’œil par les conjurateurs aux pouvoirs effroyables et aux lèvres bleues qui, pour ne se montrer guère, n’en étaient que davantage redoutés.
Sans Xaro, elle ne s’y serait jamais retrouvée. L’or et les trésors de rouerie qu’elle avait prodigués pour s’ouvrir les portes de la salle aux Mille Trônes, elle les devait essentiellement à l’astuce et la générosité du marchand. Plus s’était répandue dans l’est la rumeur de dragons en vie, plus avaient afflué de gens désireux d’en contrôler la véracité, et plus Xaro Xhoan Daxos avait déployé d’ingéniosité pour que tous, du plus gras nabab au dernier des humbles, offre quelque obole à la mère des phénomènes.
Grâce à lui, le goutte-à-goutte initial s’était tôt fait bruine, la bruine pluie et la pluie déluge. Avec les capitaines de cargos se déversaient aux pieds de Daenerys dentelles de Myr et safran de Yi Ti, ambre et verredragon d’Asshai, sacs d’espèces avec les négociants, bagues et chaînes avec les orfèvres. A son intention sonnaient les sonneurs, tambourinaient les tambourineurs, jonglaient les jongleurs, et les teinturiers la drapaient de teintes dont elle n’avait jusqu’alors pas seulement soupçonné l’existence. Deux indigènes de Jogos Nhai lui firent présent d’un fringant zéquion à zébrures noires et blanches. En sa faveur, une veuve se sépara de la momie conjugale, argentée à la feuille, genre de dépouille auquel s’attribuaient des pouvoirs insignes, en particulier lorsque – et c’était le cas – le défunt s’était mêlé de sorcellerie. Et force lui fut d’accepter de la Fraternité tourmaline un diadème en forme de dragon tricéphale annelé d’or jaune, ailé d’argent et cheffé de jade, d’ivoire et d’onyx ciselés.
Afin d’amasser les fortunes qui venaient de s’évaporer au seul profit des Impollus, tout avait été liquidé, tout, hormis le diadème car, malgré les serments de Xaro : « Les Treize vous en offriront un d’une incomparable magnificence », elle refusa de s’en dessaisir. « Pour avoir vendu la couronne de notre mère, Viserys s’est vu traiter de mendigot. Je conserverai celle-ci pour être traitée en reine. » Et ainsi fit-elle, en dépit des torticolis que lui infligeait le poids du joyau.
Toute couronnée que je suis, mendigote je demeure encore , se dit-elle. La plus somptueuse au monde des mendigotes, et mendigote néanmoins. Une impression détestable. Qu’avait dû éprouver son frère, lui aussi. Toutes ces années à courir de ville en ville, talonnés par les sbires de l’Usurpateur, à quémander l’appui d’archontes, de princes et de mercantis, payer en flagorneries notre pain quotidien. Il n’a pu ignorer de quels quolibets il était la cible. Rien d’étonnant qu’il fût devenu tellement irascible et amer. Avec, pour conséquence ultime, la démence. J’y succomberai à mon tour si je m’abandonne. Quelque chose en elle n’aspirait qu’à reconduire son peuple à Vaes Tolorro pour faire refleurir la cité défunte. Non, ce serait m’avouer battue. J’ai un atout que ne posséda jamais Viserys. Les dragons. Les dragons font toute la différence.
Elle caressa Rhaegal. Les dents du dragon vert se refermèrent sur sa main et la mordillèrent ardemment. Tout autour murmurait, palpitait, bouillonnait l’immense cité dont les voix innombrables se fondaient en une espèce de rumeur semblable aux flux et reflux de la mer. « Place, Sang-de-Lait ! place à la Mère des Dragons ! » criait toujours Jhogo, et la foule des Qarthiens s’ouvrait à sa voix – si ce n’était plutôt aux bœufs du palanquin. Les ondulations des rideaux permettaient par intermittence à Daenerys de l’entr’apercevoir sur son étalon gris, cinglant de-ci de-là l’une des bêtes de l’attelage avec le fouet à manche d’argent qu’elle lui avait donné. Aggo chevauchait de l’autre côté, et Rakharo fermait la marche, l’œil à l’affût du moindre signe d’hostilité parmi la houle des visages. Quant à ser Jorah, qui n’avait cessé de dénoncer la stupidité de l’expédition, il était, ce jour-là, préposé à la garde des autres dragons. Il se défie de tout un chacun, songea-t-elle, et à juste titre, peut-être.
Comme elle levait à nouveau son gobelet pour boire, Rhaegal flaira le vin et se rejeta en arrière avec un sifflement. « Votre dragon a le nez fin. » Xaro s’essuya les lèvres. « Ce vin-ci n’est qu’une piquette. On prétend qu’au-delà de la mer de Jade se concocte un cru doré d’une saveur telle qu’il suffit d’y tremper les lèvres pour décréter tout autre du vinaigre. Si nous prenions mon bateau de plaisance et allions en quérir, vous et moi ?
— Le meilleur vin du monde est produit à La Treille », énonça Daenerys, toute à ses souvenirs. Partisan de son père contre l’Usurpateur, lord Redwyne s’était montré l’un des rares fidèles indéfectibles jusqu’au bout. Se battra-t-il aussi pour moi ? « Accompagnez-moi là-bas, Xaro, vous y dégusterez les meilleurs crus de votre vie. Seulement, c’est un navire de guerre que nécessitera cette course, et non un bateau de plaisance.
— Je n’ai pas de navires de guerre. La guerre est calamiteuse pour le commerce. Combien de fois ne vous l’ai-je dit, Xaro Xhoan Daxos est un homme de paix. »
Xaro Xhoan Daxos est un homme d’argent , rectifia-t-elle, et l’argent m’achètera tous les navires et les épées dont j’ai besoin. « Je ne vous demande pas de prendre l’épée, mais simplement de me prêter vos bâtiments. »
Il eut un sourire modeste. « Des bâtiments marchands, j’en ai bien quelques-uns, c’est un fait. Mais combien, difficile à dire. L’un coule peut-être en ce moment même, dans quelque parage orageux de la mer d’Eté. Il en tombera un autre, demain, aux mains des corsaires. Et qui sait si l’un de mes capitaines, le jour suivant, ne contemplera point les richesses dont il est le dépositaire en se disant : Tout cela devrait m’appartenir Tels sont les aléas du négoce… Tandis que nous devisons, voyez-vous, s’amenuise vraisemblablement ma chétive flotte, et je m’appauvris d’instant en instant.
— Donnez-moi des navires, et je vous enrichirai de nouveau.
— Epousez-moi, brillant flambeau, et gouvernez le bateau de mon cœur. La seule pensée de votre beauté m’empêche de dormir, la nuit. »
Elle sourit. Ces bouquets de déclarations passionnées l’amusaient, mais le comportement de Xaro suffisait à les démentir. Alors qu’en l’aidant à monter dans le palanquin ser Jorah n’avait pu s’empêcher de dévorer des yeux son sein dénudé, ce même sein, Xaro daignait à peine le remarquer, malgré l’exiguïté du véhicule et l’intimité qu’elle favorisait. Puis comment se méprendre sur la nuée de beaux garçons qui, fanfreluchés de soieries, voletaient de par le palais tout autour du prince marchand ? « Vous avez beau parler de miel, Xaro, ce que j’entends sous vos galanteries est un autre non.
— Ce monstrueux trône de Fer dont vous m’entretenez me glace et me blesse. L’idée de ses barbelures acérées entamant votre peau si douce m’est intolérable. » Ses bijoux de nez lui donnaient l’aspect d’un étrange oiseau scintillant. Ses longs doigts élégants papillonnèrent une fin de non-recevoir. « Qu’ici se trouve votre royaume, reine des reines enchanteresses, et souffrez-moi pour votre roi, vous aurez un trône d’or, si vous le désirez. Blasez-vous de Qarth, et nous partirons pour Yi Ti chercher la cité rêveuse des poètes et siroter le vin de sagesse dans un crâne humain.
— Je veux cingler vers Westeros et lamper le vin de vengeance dans le crâne de l’Usurpateur. » Elle grattouilla Rhaegal sous un œil et, déployant un moment ses ailes de jade, il brassa l’air immobile du palanquin.
Un chef-d’œuvre de larme roula le long de la joue de Xaro Xhoan Daxos. « Rien ne vous détournera-t-il jamais de cette folie ?
— Rien, affirma-t-elle avec une conviction purement verbale, hélas. Si chacun des Treize acceptait de me prêter dix navires…
— … cela vous en ferait cent trente, et pas un homme d’équipage. A Qarth, la justice de votre cause ne signifie rien pour les gens du commun. Pourquoi mes matelots se soucieraient-ils d’un royaume aux confins du monde, de son trône et de qui peut bien l’occuper ?
— Je les paierai pour s’en soucier.
— Avec quel argent, gracieuse étoile de mon firmament ?
— Avec celui qu’apportent les visiteurs.
— Certes, convint-il, mais les sympathies au long cours, c’est exorbitant… Il vous faudra verser des soldes infiniment supérieures à celles que je consens, et tout Qarth se moque déjà de mon extravagante prodigalité.
— Si j’essuie un refus des Treize, peut-être serais-je mieux accueillie par la guilde des Epiciers ou par la Fraternité tourmaline ? »
Il haussa des épaules alanguies. « Elles vous repaîtront de fariboles et de flatteries. Les Epiciers sont un ramassis d’hypocrites et de fanfarons, et la Fraternité n’est qu’un repaire de pirates.
— Il me faut donc écouter Pyat Pree et m’adresser aux mages. »
Xaro retrouva brusquement son séant. « Pyat Pree a les lèvres bleues, et le dicton dit vrai, qui dit : “Lèvres bleues, mensonges”. Croyez-en l’expérience de qui vous adore, nourris de poussière et abreuvés d’ombres, ce sont créatures de fiel que les conjurateurs. Vous n’en recevrez rien. Ils n’ont rien à donner.
— Je n’en serais pas réduite à solliciter la sorcellerie si mon ami Xaro Xhoan Daxos m’accordait ce que je demande.
— Je vous ai offert ma demeure et mon cœur, n’est-ce rien, à vos yeux ? Je vous ai offert parfums et grenades, singes acrobates et serpents cracheurs et grimoires de la Valyria disparue, je vous ai offert la tête d’une idole et le pied d’un python. Je vous ai offert ce palanquin d’ébène et d’or, et je vous ai offert pour le porter deux bœufs nés pour s’harmoniser, l’un d’une blancheur d’ivoire et l’autre aussi noir que jais, les cornes incrustées de gemmes.
— En effet, dit-elle, mais c’est de navires et de soldats que j’avais envie.
— Ne vous ai-je pas offert une armée, femme féerique ? Mille chevaliers, vêtus d’armures rutilantes… »
Si. Celles-ci d’or et d’argent, ceux-là de béryl, d’onyx, de jade et de tourmaline, d’améthyste, d’opale et d’ambre, et pas plus hauts que son petit doigt. « Mille adorables chevaliers, dit-elle, mais pas de ceux dont mes ennemis frémiraient. Quant à mes bœufs, ils ne sauraient me faire traverser les flots, je… – mais pourquoi nous arrêtons-nous ? » L’attelage marquait sensiblement le pas.
« Khaleesi ! » L’appel d’Aggo traversa les rideaux, le palanquin s’immobilisa sur une embardée. Se laissant rouler sur un coude, elle se pencha au-dehors. On se trouvait vers la lisière du bazar, mais un mur de dos bloquait la sortie. « Que regardent ces gens ? »
Jhogo rebroussa chemin. « Un pyrologue, Khaleesi.
— Je veux voir.
— Il vous suffit de le souhaiter. » Il lui tendit la main et, sitôt qu’elle l’eut saisie, l’enleva sur son cheval et la déposa devant lui. De là, elle dominait les têtes des badauds. Evoquée par le pyrologue flottait au-dessus du sol et quasiment jusqu’au treillage de la voûte une immense échelle, une échelle de flammes orange qui crépitaient en virevoltant.
La plupart des spectateurs n’étaient pas des citadins, remarqua-t-elle : il y avait là des matelots en goguette et des caravaniers, des nomades rougis par la poussière du désert, des soldats vagabonds, des trafiquants d’esclaves, des artisans. Jhogo lui glissa un bras autour de la taille et souffla : « Les Sang-de-Lait se méfient de lui. Voyez-vous la fille au chapeau de feutre, Khaleesi ? là, derrière ce poussah de prêtre ? C’est une…
— … coupeuse de bourse », acheva-t-elle. Elle n’était pas de ces dames trop cajolées pour apercevoir le réel sordide. Ses longues années d’errance dans les cités libres l’avaient pleinement édifiée sur les usages de la rue.
Avec force gesticulations, force ronds de bras, ronds de jambes, le magicien conviait les flammes à s’élever de plus en plus et, tandis que les badauds se démanchaient le col, la crapule se faufilait dans la presse et soulageait d’une main les goussets dont l’autre, armée d’un menu stylet, tranchait les cordons.
Lorsque son échelle ardente eut atteint quelque quarante pieds de haut, il se mit à grimper main sur main, preste comme un singe, et comme, derrière lui, chaque échelon se résolvait en menue volute argentée de fumée, la fin de son escalade acheva d’évaporer l’échelle…, ainsi que lui-même.
« Beau numéro, commenta Jhogo, épaté.
— Numéro, non », protesta une voix de femme en langue vernaculaire.
Quaithe. Que Daenerys n’avait pas repérée dans la cohue, mais qui se tenait là, l’œil étincelant derrière l’effroyable masque de laque rouge. « Que voulez-vous dire, madame ?
— Voilà six mois, cet homme était à peine capable d’éveiller le feu du verredragon. Quelques petits tours de passe-passe à base de poudres et de feu grégeois lui suffisaient pour ébaubir les gobeurs et permettre à ses tire-laine de les délester. Il pouvait marcher sur la braise et faire éclore en l’air des roses enflammées, mais l’ambition de gravir l’échelle ardente lui était aussi accessible qu’à un vulgaire pêcheur l’espoir de prendre une sirène dans ses filets. »
Daenerys se sentit troublée. Là où s’était dressée l’échelle ne subsistait même plus de fumée. Les gens se dispersaient pour retourner à leurs occupations. Nombre d’entre eux n’allaient pas tarder à se rendre compte de leur infortune. « Et maintenant ?
— Et maintenant, ses pouvoirs s’accroissent, Khaleesi. Grâce à vous.
— A moi ? » Elle éclata de rire. « Par quel miracle ? »
La femme se rapprocha et lui posa deux doigts sur le poignet. « Etes-vous, oui ou non, la Mère des Dragons ?
— Elle l’est, et le frai des ombres n’a pas le droit de la toucher. » Du manche de son fouet, Jhogo repoussa la main de Quaithe.
Celle-ci recula d’un pas. « Quittez au plus tôt cette ville, Daenerys Targaryen, ou pour jamais l’on vous interdira de la quitter. »
Son poignet fourmillant encore du contact, Daenerys demanda : « Et où devrais-je aller, selon vous ?
— Pour vous rendre au nord, partez vers le sud. Pour gagner l’ouest, cheminez à l’est. Pour aller de l’avant, retournez en arrière et, pour atteindre la lumière, passez sous l’ombre. »
Asshai, songea Daenerys, c’est sur Asshai qu’elle me dirige. « es gens d’Asshai me donneront-ils une armée ? questionna-t-elle. Trouverai-je de l’or à Asshai ? Y trouverai-je des bateaux ? Que trouverai-je à Asshai que je ne puisse trouver à Qarth ?
— La vérité », dit la femme au masque avant de s’incliner puis de se fondre dans la foule.
Un reniflement dédaigneux souleva les noires bacchantes de Rakharo. « Mieux vaut avaler des scorpions, Khaleesi, que se fier à du frai d’ombres qui n’ose montrer son visage au soleil. C’est connu.
— C’est connu », approuva Aggo.
Xaro Xhoan Daxos avait suivi toute la scène sans s’extraire de ses coussins. Après que Daenerys eut repris place à ses côtés, toutefois, il lâcha : « Vos barbares sont plus avisés qu’ils ne savent. Le genre de vérités qu’amassent les gens d’Asshai n’est pas de nature à vous rendre le sourire. » Puis, après l’avoir pressée d’accepter une nouvelle coupe de vin, il l’entretint tout du long d’amour, de désir et autres fadaises jusqu’à leur retour au palais.
Rendue à la paix de ses appartements, Daenerys dépouilla ses atours pour enfiler une robe flottante de soie violette. Comme ses dragons avaient faim, elle découpa un serpent en rondelles qu’elle mit à griller sur un brasero. Comme ils grandissent, s’ébahit-elle, tandis qu’ils happaient en se chamaillant les morceaux de viande noircie. Ils doivent peser deux fois plus qu’à Vaes Tolorro. Mais des années s’écouleraient encore avant qu’ils ne fussent assez gros pour entrer en guerre. Et il faudra aussi les entraîner, sans quoi ils transformeront mon royaume en désert. Or, le sang targaryen pouvait bien couler dans ses veines, elle ignorait jusqu’aux rudiments de l’entraînement d’un dragon.
Le soleil déclinait quand ser Jorah vint la rejoindre. « Les Impollus vous ont éconduite ?
— Conformément à vos prédictions. Venez, prenez place et conseillez-moi. » Elle l’attira sur les coussins, près d’elle, et Jhiqui leur apporta un bol d’olives mauves et d’oignons marinés dans le vin.
« Nul ne vous aidera, dans cette cité, Khaleesi, dit-il en prenant un oignon entre le pouce et l’index. Chaque jour qui passe en renforce ma conviction. Les Impollus ne voient pas plus loin que les remparts de Qarth, et Xaro…
— Il m’a de nouveau priée de l’épouser.
— Certes, et je sais pourquoi. » Lorsqu’il se renfrognait, ses gros sourcils rejoints barraient d’un fourré noir le gouffre des orbites.
« Il rêve de moi nuit et jour ! s’esclaffa-t-elle.
— Sauf votre respect, ma reine, c’est de vos dragons qu’il rêve.
— Il m’assure qu’après le mariage, à Qarth, l’homme et la femme demeurent respectivement seuls maîtres l’un et l’autre de leurs biens propres. Les dragons sont à moi. » Le manège de Drogon, qui s’approchait par petits bonds en fouettant des ailes le sol de marbre afin de se lover contre elle sur le coussin, la fit sourire.
« Il ne dit jusque-là que la vérité, mais il omet de mentionner un petit détail. Il se pratique à Qarth, ma reine, une coutume curieuse, le jour des noces. La femme a le droit d’exiger du mari un gage d’amour. Quoi qu’elle désire des biens matériels qu’il possède, il est tenu d’exaucer son vœu. A charge de réciprocité. On ne peut demander qu’une seule chose, mais cette chose-là ne saurait être refusée.
— Une seule chose, répéta-t-elle, et qui ne saurait être refusée ?
— Avec un seul dragon, Xaro Xhoan Daxos deviendrait le maître absolu de la ville, alors qu’un seul navire avancerait fort peu nos affaires. »
Elle grignota un oignon, tout en méditant sombrement sur la déloyauté humaine. « En revenant de la salle des Mille Trônes, dit-elle enfin, nous traversions le bazar quand j’ai croisé Quaithe. » Elle lui conta l’épisode du pyrologue et de l’échelle ardente puis lui rapporta les propos de la femme au masque.
« A parler franc, je quitterais volontiers cette ville, opina-t-il. Mais pas pour Asshai.
— Pour où, alors ?
— L’est.
— Ici, je suis déjà à cent mille lieues de mon royaume. Si je m’enfonce plus avant vers l’est, retrouverai-je jamais la route de Westeros ?
— Dirigez-vous vers l’ouest, vous risquez votre vie.
— La maison Targaryen a des amis dans les cités libres, lui rappela-t-elle. Des amis plus sûrs que Xaro ou les Impollus.
— Plus sûrs, j’en doute, si vous voulez dire Illyrio Mopatis. Qu’on lui offrît suffisamment d’or de votre personne, et il vous vendrait sans plus d’embarras que la dernière des esclaves.
— Mon frère et moi fûmes ses hôtes six mois durant. Il lui était facile alors de nous vendre, s’il l’avait voulu.
— Il vous a vendue, vous, riposta ser Jorah. A Khal Drogo. »
Elle s’empourpra. Il avait raison, mais ce ton acerbe la révulsait. « Illyrio nous a préservés des sbires de l’Usurpateur, et il adhérait à la cause de Viserys.
— Illyrio n’adhère qu’à la cause d’Illyrio. Une loi de nature veut que les gloutons soient voraces et les patrices tortueux. Illyrio Mopatis est les deux. Que savez-vous de lui, au juste ?
— Je sais qu’il m’a donné mes œufs de dragon. »
Il renifla. « S’il les avait sus susceptibles d’éclore, il les aurait couvés lui-même. »
La réplique la fit sourire à son corps défendant. « Oh, j’en suis la première persuadée, ser ! Je le connais mieux que vous n’imaginez. J’avais beau n’être qu’une enfant, quand j’ai quitté son hôtel de Pentos pour épouser le soleil étoilé de ma vie, je n’étais cependant ni sourde ni aveugle. Et je ne suis plus une enfant.
— Illyrio serait-il l’ami que vous vous figurez, s’opiniâtra le chevalier, ses seuls moyens ne lui permettraient pas plus de vous couronner aujourd’hui, vous, qu’hier Viserys.
— Il est riche, objecta-t-elle. Moins riche que Xaro, peut-être, mais assez riche pour fréter les navires et solder les hommes qui me font défaut.
— Les mercenaires ont leur utilité, convint-il, mais vous ne conquerrez jamais le trône de votre père avec les raclures des cités libres. Rien ne ressoude si promptement un royaume en pièces que la profanation de son sol par des envahisseurs.
— Mais je suis sa reine légitime ! s’insurgea-t-elle.
— Vous êtes une étrangère qui se propose de débarquer sur ses rivages avec une armée d’allogènes même pas capables de parler l’idiome commun. Outre qu’ils ne vous connaissent pas, les seigneurs de Westeros ont tout lieu de vous craindre et de se défier de vous. Avant de mettre à la voile, vous devez vous les concilier. Au moins quelques-uns.
— Et le moyen d’y parvenir, si je pars vers l’est comme vous le préconisez ? »
Il croqua une olive et en cracha le noyau dans sa paume. « Je l’ignore, Votre Grâce, avoua-t-il, mais je sais pertinemment que plus vous séjournez en un lieu, plus il est aisé à vos ennemis de vous y atteindre. Le seul nom Targaryen persiste à les terrifier. A telle enseigne qu’en apprenant votre grossesse ils n’ont rien eu de plus pressé que de vous dépêcher un assassin. A quoi se résoudront-ils, je vous prie, lorsqu’ils auront vent que vous possédez des dragons ? »
Aussi brûlant qu’une pierre baignée tout le jour par un soleil de feu, Drogon s’était pelotonné sous son bras. Rhaegal et Viserion se disputaient un bout de viande en sifflant et se souffletant l’un l’autre des ailes, narines nimbées de fumée. Mes furieux d’enfants , songea-t-elle. Il ne doit pas leur arriver malheur. « Ce n’est pas sans motif que la comète m’a conduite à Qarth. J’avais espéré y trouver mon armée, mais il semble qu’il n’en sera rien. Qu’en escompter d’autre, alors ? » J’ai peur , comprit-elle, mais il me faut me montrer brave. « Nous irons dès demain trouver Pyat Pree. »