9 Combat

Qu’est-ce qu’un plongeur avec une bouteille d’oxygène et une combinaison faisait là ? Et d’où sortait-il ? Nous n’avions vu aucun bateau, nulle part.

Il nous a aperçus et a fait volte-face. Visiblement, nous le dérangions : il ne nous a adressé aucun signe amical. Il ne pêchait pas (il n’avait aucun équipement pour cela, ni fusil, ni épuisette, ni rien…) et semblait très attaché à son coin de récif. Étrange rencontre. J’ai croisé brièvement le regard de Pita derrière le masque, un regard qui ne me disait rien de bon. D’un coup de palmes, il s’est approché du plongeur, qui a aussitôt tiré le couteau fiché le long de sa jambe : une lame deux fois grande comme ma main, et plus pointue qu’une dent de requin !

Le Maori a fondu sur lui et saisi le poignet de l’homme-grenouille au moment où celui-ci allait frapper. Je suis restée quelques secondes tétanisée, mais je manquais d’air ! Contrainte d’abandonner Pita à son sort, je suis remontée à toute vitesse à la surface. Que faire ?! La pirogue était à cent mètres au moins, chercher des secours me prendrait des heures et j’étais beaucoup trop loin du rivage pour appeler qui que ce soit ! Il fallait pourtant que je l’aide : l’homme-grenouille avait un couteau, une bouteille d’oxygène… N’y tenant plus, j’ai replongé pour une longue apnée.

Je les ai retrouvés en quelques brasses énergiques : les deux hommes s’empoignaient, tournant sur eux-mêmes dans un ballet sauvage. Le combat était inégal : le plongeur pouvait rester des heures sous l’eau alors que le Maori n’avait que quelques minutes devant lui avant de se noyer. Je me suis approchée : peut-être que je pourrais lui arracher son masque ?! Le tuyau relié à la bouteille d’oxygène ?! Bloquant le poignet qui tenait le couteau, Pita tirait l’homme-grenouille vers la surface mais l’autre résistait. Ils se sont débattus avant de disparaître derrière les récifs.

À bout de souffle, impuissante, je suis remontée prendre ma respiration, le cœur comme un tambour.

Il m’a fallu plusieurs secondes pour me calmer. Quand je suis redescendue, je n’ai plus rien vu. Ils s’étaient évanouis dans les profondeurs.

Pita allait périr noyé ou poignardé par ce maudit homme surgi de nulle part… Non, c’était impossible. Je l’ai cherché parmi les coraux, les crevasses, en vain. Ils avaient disparu.

Je me sentais perdue au fond de l’océan, quand j’ai vu une curieuse boîte, fichée au creux du récif, à l’endroit même où nous avions surpris l’homme-grenouille : une sorte de télécommande avec des boutons… Les poumons vides, je suis remontée tant bien que mal.

Là, j’ai scruté l’horizon marin, en quête d’un signe, mais j’ai vite déchanté : il n’y avait aucune trace de Pita et de son agresseur. Juste les oiseaux et la pirogue tout là-bas… La peur me serrait le cœur mais j’ai repensé à cette boîte : elle n’était pas là par hasard. L’homme-grenouille l’avait placée là. Forcément… J’ai respiré en grand avant de replonger jusqu’au récif.

Il faisait plus sombre, mais je l’ai repérée assez vite : une petite boîte noire nichée sous les coraux, avec deux boutons et un compteur qui défilait, reliée à une sorte de branchement… J’ai alors vu la charge de dynamite cachée sous le récif.

L’homme-grenouille… nous l’avions surpris tandis qu’il plaçait les explosifs ! Le compteur continuait de défiler : 4 :45, 4 :44, 4 :43, 4 :42… Un compte à rebours.

Je suis remontée prendre ma respiration, hors d’haleine. S’il s’agissait bien d’un compte à rebours, d’un détonateur relié à une charge d’explosifs, la barrière de corail n’avait plus qu’une poignée de minutes à vivre ; la dynamite allait réduire la base du récif en morceaux, créer un affaissement général, provoquer une réaction en chaîne. Adieu, le site protégé, le travail de ma mère, adieu la vie sous-marine… Et Pita qui ne réapparaissait toujours pas !

J’ai réalisé soudain avec effroi que les coraux n’étaient pas les seuls que la charge menaçait : moi aussi j’allais être pulvérisée par l’explosion. À moins de filer maintenant, à toute vitesse. Serait-ce suffisant ?

J’étais en proie à la panique, la tête me tournait à force d’apnée, mais le temps manquait. Il fallait se décider, et vite. Sans plus réfléchir, j’ai inspiré profondément et plongé une nouvelle fois.

Le compte à rebours du détonateur affichait 1 :26, 1 :25… Deux boutons : un jaune, un marron. Comme dans les films. Sauf que je n’étais pas un héros chargé de sauver le monde à la dernière seconde, juste une fille de quatorze ans qui aimait les voyages, les animaux, le bleu du ciel… et qui n’avait aucune idée du bouton sur lequel il fallait appuyer pour stopper le décompte !

Alors ?

Le jaune ?

Le marron ?

0 :59, 0 :58…

Quelle angoisse ! Et voilà que je commençais à manquer d’air ! Comme il fallait prendre une décision, j’ai opté pour la couleur que je préférais : en l’occurrence, pas le marron, qu’avec Atika nous détestons autant que la cervelle de veau.

0 :45… j’ai fermé les yeux en appuyant sur le bouton jaune.

Contre toute attente, il ne s’est rien produit du tout. Si ce n’est que le compteur est resté figé à 0 :44.

À bout de souffle, je suis remontée à la surface comme un bouchon.


Quand j’ai regagné le rivage une demi-heure plus tard, je tremblais encore de peur ou d’émotion. J’avais le cœur chaviré, le cerveau dans le coton après ces apnées répétées. Pita n’était pas réapparu, la pirogue était vide et j’avais dû rentrer seule en pagayant, désemparée.

Tobby m’a accueillie en jappant joyeusement au milieu des manchots : complètement à côté de la plaque, celui-là… J’allais m’écrouler en larmes, et puis j’ai aperçu une forme au loin, au bord du rivage. La silhouette d’un homme…

Je ne distinguais pas son visage, mais il titubait dans les flots. Incapable de marcher, il s’est effondré sur le sable et est resté là un moment, inerte. Pita ?

J’ai couru du mieux que je pouvais, le labrador à mes trousses. Moi aussi je titubais, en proie à l’ivresse des fonds ou au mal de terre. Il y avait un autre homme allongé dans l’écume, immobile : l’homme-grenouille. Il n’avait plus de bouteille ni de masque et semblait évanoui.

Tobby a alors stoppé sa course. Pas moi : le colosse qui venait de se relever avait une longue estafilade sanguinolente sur le poitrail et le visage couvert de tatouages… Pita. Pita Witkaire.

Tel un cachalot aux prises avec un calamar géant, il avait disparu dans les fonds marins pour un combat dont il était ressorti vainqueur. Combien de minutes était-il resté en apnée, je ne le savais pas : mais le guerrier maori avait refusé de lâcher sa proie, il l’avait poursuivie jusqu’à ce qu’elle s’avoue vaincue et l’avait ramenée par la peau du cou. À bout de forces, ils avaient dérivé et s’étaient finalement échoués sur la plage.

Are you O.K. ? a demandé le Maori, épuisé.

Le sang coulait de son torse puissant, il ne semblait pourtant pas souffrir. Je lui ai fait signe que oui, j’allais bien.

À ses pieds, l’homme-grenouille reprenait vie. Il a recraché de l’eau de ses poumons, manquant s’étrangler… Ce n’est pas pour dire, mais je n’avais pas du tout pitié de lui.


Le lieutenant Cooper grommelait derrière ses lunettes noires. Je ne savais pas s’il pensait à sa femme, en tout cas il continuait à fumer comme un malade.

Il avait commencé par interroger le plongeur au poste de police de Tryphena, et là, l’avait forcé à avouer ce qu’il savait. Mike Dowell, c’était le nom de l’homme-grenouille, avait été chargé de dynamiter une partie du récif. But de l’opération : abîmer la barrière de corail, de telle sorte qu’elle n’offre plus aucun intérêt écologique. À la suite de quoi, la demande de protection engagée par ma mère serait rejetée et l’on pourrait exploiter le précieux uranium sans qu’aucun gêneur ne vienne fourrer son nez là-dedans.

Cooper avait remonté toute la filière.

Voyant que l’Organisation s’intéressait à la barrière de corail, les commanditaires de l’opération avaient commencé par envoyer des bateaux de pêche chargés de détériorer le site. Le dauphin cher à Pita avait été tué lors de ces premiers dynamitages. Mais ma mère était revenue et, malgré les dégâts causés, avait insisté pour préserver le récif. On avait alors trafiqué son ULM ; par miracle, la géographe avait réussi à se poser en catastrophe.

La police s’en mêlant, les recherches s’orientant autour de Jonah Tamu, on avait dépêché en urgence un plongeur professionnel, Mike Dowell, chargé de détruire l’essentiel de l’écosystème.

Car l’ancien chef maori était aussi dans le coup : le notaire avait cédé les droits de pêche des Maoris autour de la barrière de corail en son nom de chef, alors que ces droits appartenaient à la communauté maorie entière. En fouillant dans ses comptes en banque, Cooper avait trouvé une commission occulte (un dessous-de-table, c’est comme ça qu’on appelle l’argent versé en douce) de trois cent mille dollars : de quoi passer une confortable retraite et couvrir sa pie blonde de bijoux…

Quant aux commanditaires de ce sabotage, le lieutenant Cooper avait des noms, des numéros de téléphone, qui correspondaient à une multinationale spécialisée dans l’extraction de matières fossiles. Une banque d’affaires semblait aussi impliquée. L’uranium représentait pour eux des tas d’or gris, qu’importaient les moyens de l’obtenir.

En attendant d’en savoir plus, Cooper avait fait transférer le notaire et le plongeur à la prison d’Auckland. L’enquête ne faisait que commencer : il faudrait interroger toutes les personnes incriminées, remonter la filière, établir les preuves, etc.

— Mais comptez sur moi pour mettre tout ça en prison, a-t-il dit avec une joie mauvaise.

J’étais d’accord. Pulvériser un des derniers massifs coralliens indispensables à la vie de l’océan pour exploiter de l’uranium susceptible de fabriquer des bombes atomiques et faire sauter la planète… belle mentalité, il n’y avait pas à dire.

Avant de partir, Cooper a posé son regard tourmenté sur moi. Ça me faisait bizarre de le quitter. J’ai pensé à sa femme, qu’il ne voyait plus mais dont il gardait l’alliance. Je me demandais s’il la reverrait un jour…

— Je ne sais pas si c’est par hasard que toi et Pita vous êtes tombés sur le plongeur, a-t-il dit dans un mauvais français.

— Ah oui ? j’ai rétorqué, intriguée. Vous croyez que ce sont les esprits maoris qui nous ont guidés jusqu’à la dynamite ?

— Tu demanderas au chef maori…

J’ai repensé aux drôles de rêves que j’avais faits, au mauvais pressentiment…

— En tout cas, a-t-il fait, bravo pour ta partie de plongée : tu es une vraie froggie !

Les grenouilles… c’est comme ça que les Britanniques appellent les Français. J’ai souri avec Cooper ; c’était la première fois que ça lui arrivait et ça lui allait bien.

— C’est vrai, a renchéri mon père : pour un chaton, tu te débrouilles bien dans l’eau !

J’avais envie de lui dire qu’à force de grandir j’étais devenue un tigre, mais il ne m’aurait pas crue, et Cooper claquait la portière du 4 x 4. Comme on n’allait plus se revoir, je n’ai pas pu résister :

— Dites… pourquoi vous gardez votre alliance, si vous n’êtes plus marié avec votre femme ?

Il a écrasé sa cigarette contre la portière.

— Parce que je vais la redemander en mariage, a-t-il dit, avant de disparaître dans un grand nuage de poussière.

Avec ses lunettes noires, impossible de savoir s’il disait vrai ou s’il faisait lui aussi partie de la tribu des toc toc…

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