5 Haka

La poignée de manchots qui paressaient sur la plage s’est dandinée en nous voyant ainsi échoués. Nous avions dérivé, je ne distinguais plus la cabane, quelque part derrière les pohutukawa en fleur.

Tobby s’est ébroué, à bout de forces. Lui aussi tremblait comme une feuille. Le vieux Bill pestait dans sa barbe rousse pour son matériel de pêche et son bateau abandonnés au large.

Are you O.K. ? a-t-il demandé, la barbe ruisselante.

Non, je n’étais pas O.K. Quelqu’un nous avait tiré dessus. Quelqu’un avait attendu que nous soyons hors du Zodiac pour l’envoyer par le fond, à coups de fusil… Le Maori. Ça ne pouvait être que lui. Il nous avait suivis avec son arme, son fusil à lunette, et il n’avait pas hésité à tirer, au risque de nous toucher.

Qu’est-ce que nous lui avions fait ?!

J’étais furieuse. Mon père et un homme de haute stature sont arrivés vers nous en courant.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?! s’est exclamé mon père.

J’ai lancé mon regard le plus mauvais vers la colline voisine.

— C’est lui, j’ai dit entre mes dents. Le Maori… Il nous a tiré dessus avec son fusil.

Mon père avait les yeux genre soucoupes.

— QUOI ?

L’homme qui l’accompagnait était le lieutenant Cooper ; un grand gaillard au costume sombre qui portait des lunettes noires cerclées d’argent, l’air pas commode. Il arrivait d’Auckland et, contre toute attente, parlait français.

Dans la confusion, j’ai alors raconté mon escapade de la veille : l’homme tatoué, le fusil à lunette trouvé dans le cabanon, sa danse étrange, les coups de feu qui avaient détruit le Zodiac…

— Mais enfin, Alice ! a grondé mon père, pourquoi tu ne nous en as pas parlé avant ?

— J’avais peur de me faire engueuler.

— C’est malin !

Mais l’heure n’était pas aux règlements de comptes. Le lieutenant Cooper s’est tourné vers la colline en marmonnant :

— Un Maori, hein ?

— Oui, j’ai dit. Un géant, avec des tatouages sur le visage.

Well… On va aller lui parler, à ton guerrier…

— Hein ?!

Je me suis demandé si ce lieutenant Cooper n’était pas un peu fou, si le Maori n’allait pas le massacrer comme ses ancêtres avaient exterminé les premiers habitants de la Nouvelle-Zélande et, tant qu’on y était, nous manger — je ne suis pas très épaisse pour une fille de quatorze ans mais depuis le temps que maman me dit que je suis à croquer… Enfin… je me suis tue.

Le policier avait un visage fiévreux, des traits durs mais assez beaux, si on aimait le genre ténébreux qui se fiche de tout :

— Montre-moi le chemin, a-t-il dit avec un fort accent anglais.

Mon père comme une ombre dans mon dos, nous avons laissé le vieux Bill sur le rivage, à évaluer les dégâts. J’ai vite retrouvé le passage qui menait à la colline, caché derrière les fleurs et les plantes. Le policier a scruté le sommet et s’est tourné vers nous :

— Vous restez là.

J’ai cru voir la crosse d’un revolver sous sa veste mais Cooper avait déjà filé sous les ramures. Dans ses gestes, nulle peur…

— Quand même, Alice, a grogné mon père, parfois, je me demande ce qui te traverse la tête…

Difficile de le contredire.

— Enfin, il a ajouté en serrant ma tête contre lui, l’essentiel, c’est que tu sois vivante !

Le lieutenant Cooper est revenu cinq minutes plus tard, bredouille. Il avait inspecté les lieux et n’avait rien trouvé dans le cabanon abandonné : ni fusil à lunette ni aucune trace de présence humaine. S’il y avait eu un Maori là-haut, il avait disparu.

Le policier m’a regardée d’un air inquisiteur derrière ses lunettes noires, comme si je lui avais dit que la Terre était plate.

— Tu es sûre c’est vrai ton histoire ?

Il avait fait une faute de français mais je ne me sentais pas de le lui faire remarquer. J’ai levé la tête :

Yes.

Le lieutenant Cooper avait vécu deux ans à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, l’île française voisine de la Nouvelle-Zélande, où il avait appris notre langue. Il n’était pas très causant, fumait comme un robot, et je n’avais toujours pas vu ses yeux derrière ses lunettes noires. Le policier nous a suivis jusqu’à la cabane, où ma mère commençait à s’inquiéter. Après un bref compte rendu des événements, on s’est installés à la table de la cuisine, les parents et moi en ligne de mire. Je sentais bien que ça allait être ma fête.

De fait, le policier a allumé une cigarette sans nous demander si on voulait attraper le cancer et s’est tourné vers moi :

— Ta mère a failli se faire tuer, tu vois une arme pas loin de la maison et tu n’en parles à personne… Tu es une fille bizarre, non ?

— Bah… non, j’ai fini par répondre. C’est juste que je ne voulais pas déranger… Et puis j’avais désobéi et… je ne pensais pas que le Maori nous tirerait dessus.

C’était vrai. N’empêche que je m’emmêlais les pinceaux et mes explications ne convainquaient personne.

— Comment tu es sûre c’est lui le tireur ?

— Je n’en sais rien.

Le policier a ôté pour la première fois ses lunettes de soleil. Ses yeux étaient bleu foncé, avec une lueur désespérée qui rendait son regard encore plus sombre, mais aussi plus humain.

— Il était comment, ce Maori ? a-t-il demandé en me scrutant.

— Je vous ai dit : grand, le visage couvert de tatouages…

— Il dansait ?

— Oui. En frappant le sol et en criant des trucs en maori. Comme s’il était très en colère, ai-je ajouté.

— Hum ! a acquiescé Cooper. Le haka : la danse de guerre des Maoris de Nouvelle-Zélande. Avant de se battre, les tribus dansaient pour impressionner leurs adversaires. Aujourd’hui, le haka est un moyen d’exprimer leur colère à la Terre et au ciel, qui sont comme leur père et leur mère… Les tatouages sur le visage, ce sont des moko. C’est très douloureux. Seuls les chefs ont le droit d’en avoir. Il faut aussi trouver un bon tatoueur… — une idée a traversé son regard — Alice, ils étaient quelle couleur, ces moko ?

— Heu… bleus. Bleu foncé.

Comme les yeux de Cooper.

— Pas noirs ?

— Un peu, mais surtout bleus.

Mes parents suivaient la conversation sans mot dire, mais je sentais la tension autour de moi.

— Ça veut dire que les moko sont récents, a déclaré Cooper. Je vais parler à la police locale. S’il y a un chef maori dans le bush, on le trouvera. Mais, a-t-il ajouté en se tournant vers ma mère, si on a tiré sur le bateau de votre ami Bill, c’est certainement lié à votre job.

Mon père a caressé la main de maman, prisonnière de ses plâtres :

— S’attaquer à ton enfant, c’est vraiment lamentable !

— Oui, a concédé Cooper. Mais je crois pas que le tueur cherchait à toucher votre fille : juste le Zodiac.

Ma mère avait perdu sa bonne humeur :

— C’était quoi, d’après vous, un avertissement ? Une façon de me chasser d’ici ?

— Possible… Vous travaillez sur la barrière de corail, n’est-ce pas ?

— Oui. Je suis d’abord venue à Great Barrier il y a un an et, en découvrant la richesse du massif corallien, j’ai demandé à l’Organisation qui m’emploie de faire classer le site comme patrimoine mondial. C’est un projet de longue haleine, il faut remplir des tas de papiers, mais ça vaut le coup qu’on se batte, sans quoi la barrière risque de disparaître, comme beaucoup d’autres massifs coralliens à travers le monde.

— C’est si important, ces coraux ?

— Si l’on considère que les massifs coralliens fournissent la base de la nourriture pour la faune et la flore, que si les petits poissons meurent, les gros suivront et avec eux toute la chaîne alimentaire, on peut affirmer que sans massifs coralliens la mer se viderait inexorablement. Et la barrière est en danger : des pans entiers se sont affaissés depuis ma première visite, l’année dernière. La situation est plus urgente que prévu : j’étais justement en train de survoler la zone à préserver et de boucler mon dossier auprès de l’Organisation quand j’ai eu mon accident.

Cooper fumait cigarette sur cigarette ; il s’est levé en grommelant, sans faire de commentaires. Comme il s’apprêtait à quitter la pièce, mon père l’a apostrophé :

— Et si le tueur se manifeste ? Il n’y a personne pour assurer notre protection ?

— Si, a répondu Cooper d’une voix blanche : moi.

Avec son air de pirate, je me suis demandé s’il n’avait pas une tête de mort gravée sur la crosse de son revolver.

Tom Kirk était l’unique représentant de la loi sur l’île de Great Barrier. La quarantaine, ayant visiblement un peu forcé sur les sodas et le beurre de cacahuète, Kirk devait bien peser cent kilos et ne se déplaçait jamais sans son mouchoir, avec lequel il épongeait sa sueur.

Il avait pris le poste à la suite de Fitzpatrick, parti à la retraite après vingt ans de bons et loyaux services, et avouait encore mal connaître les habitants de Great Barrier. Ils étaient à peine un millier sur l’île, résidant pour la plupart aux alentours du port de Tryphena, où accostait le cargo ; le reste de la population était disséminé à travers le bush, qui s’étendait à perte de vue. Une tribu maorie vivait retirée sur la côte nord, près des vignobles qui depuis peu produisaient un vin de bonne qualité, mais Kirk n’avait jamais affaire à eux.

J’étais en train de déjeuner sur la terrasse de la cabane quand les deux hommes sont apparus.

— On a besoin de toi, Alice, a dit le lieutenant Cooper. Pour identifier le Maori.

J’ai jeté un œil vers les parents, qui ont acquiescé.

— Je la ramène dans deux heures, a-t-il ajouté à leur intention.


Ça secouait drôlement le long de la piste ; le 4 x 4 des policiers rebondissait sur les racines et les nids-de-poule, le bush s’épaississait à mesure que nous nous enfoncions à travers la végétation. Nous avons roulé au pied d’une montagne verdoyante sortie tout droit du film King Kong (le vieux, avec Jessica Lange, entre nous bien plus émouvant que la dernière version, où il n’y a même pas Johnny Depp), avant d’atteindre le village maori.

Je m’attendais à des sortes de huttes traditionnelles, de l’artisanat polynésien… Nous avons trouvé un village quasi désert, avec des baraquements en mauvais état, voire carrément inhabités : aucun magasin en vue, aucune enseigne ni école…

— C’est plutôt sinistre, votre village maori, j’ai fait remarquer.

Cooper a écrasé sa cigarette dans le cendrier, sans répondre. J’ai vu alors qu’il portait un anneau à la main gauche. Cooper, marié ? Avec quelle beauté glacée ? À ses côtés, Kirk a écrasé sa canette de Coca entre ses gros doigts boudinés. Pas le même genre.

L’ambiance était tendue dans le village maori. La poignée de jeunes qui traînaient sur le bord de la piste nous regardaient avec des yeux méfiants. Le lieutenant a garé le 4 x 4 à hauteur du plus vieux d’entre eux, et lui a demandé où était le chef de la tribu. La réponse qu’il a obtenue n’a pas semblé lui plaire. Personnellement, je n’ai rien compris :

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Que le chef a quitté le village, a répondu Cooper. Tamu, c’est son nom. Il est parti s’installer de l’autre côté de l’île.

— Dans le genre solidaire, on a vu mieux, j’ai soupiré.

Le policier a esquissé un sourire, qui n’a pas duré. Il s’est tourné vers Kirk.

— Jonah Tamu : you know this guy ?

Mais le policier de l’île ne connaissait pas ce type. Il connaissait surtout l’épicerie qui vendait du Coca et les gens qu’il y avait autour, pour le reste il serait d’un secours très relatif.

Well, a soupiré Cooper, on va aller lui parler, à ce chef… Let’s go[2].

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