2 Great Barrier

Pour ceux qui comme moi n’y connaissent rien à l’Océanie, la Nouvelle-Zélande est divisée en deux longues îles grandes comme la moitié de la France. Mais il y a aussi d’autres petites îles au large d’Auckland, peu ou pas habitées : c’est sur l’une d’entre elles, Great Barrier, que ma mère faisait ses fameux relevés de géographe, dans une bicoque au bord de la mer, qu’elle appelait sa « cabane ».

— C’est là-bas que tu as eu ton accident ? j’ai demandé.

— Oui : je survolais la barrière de corail. Tu vas voir, c’est un des plus beaux endroits au monde…

En attendant, le port de commerce d’Auckland était presque désert. Seul un navire miteux croupissait dans l’eau verte.

— C’est lui, notre bateau ? ai-je commenté. Ben dis donc, il est moche.

— N’est-ce pas ! a ironisé ma mère. Et encore, là on l’a repeint.

— Il flotte ? a continué mon père.

— De temps en temps… Tu verras.

On rigolait bien.

L’île de Great Barrier était assez isolée. Avant, il y avait un ferry mais la ligne n’était pas rentable, alors on l’avait fermée. Aujourd’hui on était obligés de prendre le vieux cargo avec les marchandises, en croisant les doigts pour qu’il ne coule pas trop en chemin…

De fait, nous étions les seuls touristes à embarquer. Après une heure d’attente, on a poussé la chaise roulante sur la passerelle de La passoire (c’était le petit nom qu’on lui avait donné sur le quai) avant de s’installer à la proue du cargo. Il faisait beau, la brise marine nous rafraîchissait, on était contents de se retrouver ; enfin, La passoire s’est éloignée du quai.

Avec mon père, on s’est penchés vers la coque, pour voir les éventuels trous, mais le cargo avait l’air de flotter… Nous avons quitté le port, en route pour le Channel et la pleine mer.

J’étais fatiguée par le voyage, la houle qui montait du large me faisait bâiller et me creusait l’appétit. Mon père m’a donné quelques dollars néo-zélandais pour aller chercher des jus de fruits. Je les ai laissés se câliner en regardant la mer, et j’ai grimpé vers la buvette du cargo.

Je passais la porte en pensant au jus de mangue, lorsque j’ai rebondi contre une sorte de rocher : le choc m’a renvoyée aussitôt en arrière, comme un élastique, si bien que je suis tombée sur les fesses, au milieu du pont désert.

Déjà qu’avec le décalage horaire je ne tenais pas très bien debout…

Il m’a fallu quelques secondes pour réaliser que je n’avais pas percuté un rocher mais un homme en chair et en os : plus précisément un colosse qui me regardait avec un air de défi. Son visage surtout était terrifiant, avec les tatouages bleu foncé qui ornaient ses lèvres, ses joues, ses yeux… Sa peau en était couverte. Je suis restée bouche bée : l’homme-rocher avait la couleur brune et dorée des Polynésiens et la puissance de ses ancêtres maoris ; le regard farouche qu’il m’a lancé m’a fait froid dans le dos.

Le Maori n’a fait aucun geste pour m’aider à me relever. Il ne s’est même pas excusé de m’être rentré dedans comme si j’étais de la poussière : il s’est contenté de me dévisager, avec ses yeux verts qui me transperçaient… Un membre de l’équipage a débarqué sur le pont où j’étais restée à terre, pétrifiée ; le Maori a aussitôt disparu…

— Eh bien, tu en fais une drôle de tête ! a dit mon père en me voyant revenir vers la proue.

J’avais carrément oublié les jus de fruits…


Deux heures plus tard, le cargo garait sa carcasse dans l’eau turquoise de Great Barrier ; avec la végétation tropicale et les petites maisons sur pilotis qui dominaient la baie, on aurait vraiment dit le paradis sur terre.

Quelques autochtones attendaient sur le ponton un parent, un ami ou des denrées rares. Des enfants chahutaient, pieds nus, les orteils en éventail — j’ai appris plus tard qu’ils ne mettaient presque jamais de chaussures.

— Le vieux Bill a préparé la cabane, a dit ma mère tandis qu’on poussait le fauteuil sur la passerelle.

— C’est qui ?

— Bill ? Un retraité, qui vient de construire sa maison dans la baie. C’est notre voisin en quelque sorte… Bill a travaillé comme pilote d’hélicoptère en Australie avant de revenir en Nouvelle-Zélande pour sa retraite. Comme c’est un passionné de pêche en mer, il s’est installé à Great Barrier. Il m’a aussi donné des coups de main pour mon travail. Il est très gentil, vous verrez…

La tête d’un chien est apparue à la vitre d’un pick-up, un labrador à poil beige dont la queue balayait furieusement la banquette. Le véhicule s’est arrêté à notre hauteur :

— Mes chéris, a annoncé maman, voilà Bill !

C’était un vieil homme à la courte barbe rousse, la peau burinée et les cheveux mal peignés, qui lui donnaient l’air d’une carotte mal épluchée.

Hi guys !

« Salut les gars ! » Quel drôle de bonhomme ! J’ai passé la main par la vitre ouverte du pick-up pendant qu’ils installaient maman à l’avant ; le chien sur la banquette s’est précipité aussitôt pour me lécher les doigts, comme si j’étais de la croquette.

Sit down, Tobby ! s’est écrié le vieux Bill. Sit down !

Mais le labrador n’avait pas du tout envie de se coucher : il préférait largement ma main. Je le caressais, quand brusquement il s’est tu et a pris une expression inquiète. Tobby a baissé les oreilles comme si un ouragan lui soufflait dessus, puis il s’est couché sur la banquette en couinant. Un frisson m’a parcouru le dos.

Je me suis retournée et j’ai vu alors le Maori tatoué qui remontait la route. Il a grimpé dans un vieux 4 x 4 tout rouillé qui était garé là, et a disparu vers la forêt.

— Ça va, Alice ? a demandé mon père.

— Heu… ben, heu… oui !

— Alors grimpe !


Après quelques kilomètres de route goudronnée, le 4 x 4 de Bill s’est enfoncé à travers une végétation luxuriante et compacte, qu’on appelle ici le bush. Prenant soin d’éviter les racines qui jonchaient la piste, le retraité nous a menés jusqu’à la cabane de maman.

Montée sur pilotis, la bicoque ne payait en effet pas de mine, mais le groupe électrogène fonctionnait (Bill l’avait réactivé pour qu’on ait de l’électricité), le container à l’arrière constituait la réserve d’eau douce, et on voyait la mer depuis la terrasse. En contrebas, sur une plage de sable blanc, une colonie de manchots se prélassait — des korora, d’après maman, des manchots pygmées à dos bleu.

— C’est trop beau ! j’ai répété à qui voulait l’entendre. Et les korora sur la plage, là, on peut les approcher ?

— Oh oui ! Tu sais, ils sont ici chez eux.

J’ai aidé mes parents à installer les affaires dans la cabane. Je ne comprenais pas grand-chose à l’anglais de Bill (il avait un accent à couper à la machette), mais son chien m’ayant visiblement prise en affection, il m’a proposé de me le laisser pour la durée de mes vacances.

Great ! j’ai dit.

Ça voulait dire « super ».

J’ai passé mon maillot de bain.

Les manchots qui picoraient parmi les coquillages se sont ébroués à notre vue — Tobby sautait dans tous les sens comme après des mouettes invisibles.

Laissant les parents se raconter leurs histoires d’adultes, j’ai profité de la fin de journée pour me baigner — c’était la première fois dans le Pacifique. J’ai fait la planche en regardant les grands arbres au bord du rivage, des pohutukawa, aux fleurs rouge vif. Le paysage tropical rappelait les histoires d’île déserte, de pirates… Ça m’a fait penser à Johnny Depp, à ma copine Atika, qui passait Noël chez ses grands-parents, dans la campagne landaise, où l’hiver est si rude qu’il faut passer les bûches au micro-ondes avant de les mettre à flamber dans la cheminée.

On s’est séchés au soleil, avec Tobby, avant de se promener le long de la plage. Hormis les manchots, le rivage était désert. J’ai lancé un bâton au chien, mais il s’en fichait complètement. C’est en cherchant un bâton en forme d’os que j’ai aperçu une ouverture dans le bush.

À peine visible depuis la plage, un chemin escarpé grimpait au flanc d’une petite falaise. Des marches avaient été taillées à même la roche, renforcées par des pierres et des planches mal ajustées… Bill et ma mère m’avaient bien certifié qu’il était dangereux de prendre les sentiers non balisés, qu’on pouvait très vite se perdre dans le bush, mais je me suis dit que je ferais juste un tour là-haut, pour voir le paysage.

Tobby m’a suivie jusqu’au sommet. Le terrain qui dominait la baie était en friche, pourtant il y avait un cabanon sous les fougères géantes… La curiosité est peut-être un vilain défaut mais c’est comme le rock ou les profiteroles au chocolat : c’est plus fort que moi. Je me suis approchée : il y avait une étrange statuette de bois sculpté à l’entrée du cabanon, une figurine qui grimaçait de manière assez effrayante. J’avais vu ces statuettes dans le guide : c’était des tiki maoris.

Comme la porte était ouverte, je l’ai poussée. Les étagères étaient pleines de poussière, et encombrées de vieux matériel de pêche. Il y avait une corde, des caisses en bois, vides, et aussi une arme posée contre le mur de planches : un fusil.

Un fusil à lunette…

D’après maman, à part le vieux Bill, le premier voisin était à des kilomètres ; et qu’est-ce qu’un fusil à lunette faisait là ? C’était celui d’un garde-chasse ? D’un chasseur d’opossums ? Depuis qu’un imbécile en a introduit en Nouvelle-Zélande, les opossums ont dévasté tant de forêts que les tuer est devenu un devoir national.

Un cri étrange a alors percé le bush. Tobby a dressé les oreilles et a déguerpi aussitôt, ventre à terre, comme s’il avait le diable aux trousses.

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