8 L’or gris

Le lieutenant Cooper avait laissé le géant maori en liberté mais de lourdes charges pesaient sur lui. Pita Witkaire avait détruit le bateau du vieux Bill, il avait tiré sur l’embarcation au risque de me voir périr noyée, la communauté du village avait caché son exil en forêt : même si le policier ne le croyait pas responsable du sabotage de l’ULM, les Maoris n’étaient pas au-dessus des lois, qu’il fallait faire respecter.

Pita Witkaire ne trouvait rien à redire : que les pakeha le jettent en prison si ça leur chantait. Il ne savait rien des activités de géographe de ma mère. Il ne voulait tuer personne. Juste sauvegarder ce qui pouvait encore l’être.

Bizarrement, je ne lui en voulais plus de nous avoir tiré dessus. J’étais sûre qu’il était sincère. Comme Atika quand elle me dit que je suis sa meilleure copine. J’avais envie de le croire. En attendant, le Maori risquait la prison.

Bill est venu dîner à la cabane, pour qu’on essaie de trouver une solution, et puis la nouvelle est tombée, via la radio qui nous reliait au continent : le laboratoire chargé d’analyser les prélèvements effectués par ma mère révélait la présence de plusieurs minerais, parmi lesquels une forte proportion de pechblende. Les tests radioactifs étaient positifs…

Autant vous dire que je n’ai rien compris.

C’est ma mère qui nous a expliqué :

— La pechblende est un minerai qui peut renfermer différents éléments. Il semblerait que celle relevée sous la barrière de corail abrite du métal dur, un élément radioactif naturel : de l’uranium.

Mon père a fait une drôle de tête :

— Hein ? Tu veux dire…

— Oui : ça peut paraître incroyable, mais il y a de l’uranium sous la barrière de corail.

Mes parents se regardaient comme si la Terre allait exploser.

— Qu’est-ce que ça a de spécial, l’uranium ? j’ai demandé crânement.

— Il y a que l’uranium peut donner lieu, sous l’action de neutrons thermiques, au phénomène de fission qui permet une réaction en chaîne ; en clair, a résumé ma mère, l’uranium sert à fabriquer l’énergie nucléaire.

— Les bombes atomiques ?!

— Oui, mais aussi, tout simplement, l’électricité pour s’éclairer ou se chauffer en hiver…

Je me suis renfrognée : se chauffer avec des bombes atomiques, c’était quand même assez bête comme méthode.

— C’est dangereux ? j’ai demandé.

— L’uranium ? C’est comme tout : ça dépend de ce qu’on en fait. Mais ne t’en fais pas pour la faune du massif, si c’est ça qui t’inquiète : ce n’est pas parce qu’il y a de l’uranium sous l’eau que les poissons vont devenir des piles électriques !

Ma mère avait retrouvé son sens de l’humour, pas moi : j’avais lu dans des livres d’histoire que, après la Seconde Guerre mondiale, les Américains et les Russes avaient bien failli faire exploser la planète avec leurs bombes atomiques. Aujourd’hui, la menace était toujours présente : certains pays cherchaient à se procurer de l’uranium pour mener une nouvelle guerre. C’était même dans les journaux : il y avait l’Iran, qui menaçait de rayer Israël de la carte avec ses bombes atomiques, le Pakistan et l’Inde qui se regardaient en chiens de faïence, la Corée du Nord qui menaçait de tirer n’importe où…

J’ai froncé les sourcils :

— J’imagine que ça doit rapporter de l’argent, l’uranium…

— On appelle ça l’or gris.

— En tout cas, a fait mon père, ça peut expliquer qu’on ait saboté ton ULM : tu comptais bien classer le site comme patrimoine mondial, non ?

— Oui, a répondu ma géographe de mère. Ce qui signifie interdire l’extraction du minerai radioactif.

— Tes activités doivent gêner beaucoup de personnes et des intérêts particuliers…

Mon père a beau avoir l’air de planer la plupart du temps, il avait raison : celui qui avait trafiqué l’ULM de maman cherchait sûrement à exploiter l’uranium du récif corallien. Un classement comme patrimoine mondial annihilerait tous les projets industriels.

Le Maori tatoué n’avait rien à voir là-dedans…

C’est le vieux Bill, qui jusque-là se faisait traduire les débats sans mot dire, qui a trouvé la solution : si Pita Witkaire s’engageait à effectuer les réparations sur son bateau, il ne porterait pas plainte.

— Moi non plus ! ai-je dit aussitôt.


Joint par téléphone, le lieutenant Cooper était d’accord : un gisement d’uranium était un mobile suffisant pour chercher à éliminer les gêneurs — en l’occurrence maman. Il mènerait son enquête. Quant à notre clémence vis-à-vis du Maori, s’il avait promis de réparer les dégâts… De toute façon, ce n’était pas Kirk qui allait faire des histoires — il préférait boire du Coca dans son bureau climatisé…

Ma mère occupée à joindre l’Organisation, mon père à l’assister, le vieux Bill à régler les problèmes d’assurance de son Zodiac (on avait ramené l’épave mais ça ne se regonflait pas comme des pneus de vélo… Adieu, langoustes chéries…), j’ai passé l’après-midi avec Tobby et les manchots de la plage en contrebas de la cabane.

Le labrador me suivait partout mais nos discussions étaient assez limitées : même si elle ne va pas chercher les cailloux qu’on lui envoie, j’aurais préféré avoir ma copine Atika avec moi, pour partager mes joies et mes angoisses. Atika rigole tout le temps : même quand elle a 2 en maths. Toutes les deux, des fois, on se demande si on n’est pas un peu toc toc. C’est notre mot secret, « toc toc ». Notre lien. On a toute une liste de secrets comme ça, les stars, les garçons, voyez le genre, des secrets qu’on se partage entre toc toc…

— Et toi, Tobby, ai-je demandé à l’animal qui se séchait près de moi, tu ne serais pas un peu toc toc ?

J’ai à peine eu le temps de finir ma phrase que le labrador s’est dressé sur ses pattes en couinant : il a jeté un regard paniqué vers la cabane et s’est enfui par le chemin le plus court, direction n’importe où.

L’ombre du colosse maori est passée sur ma serviette. Mes parents lui avaient dit qu’il me trouverait là.

Il était toujours un peu mal à l’aise, moi aussi. Enfin, il m’a dit :

Do you want to see the barrier ?

Voir la barrière de corail : comme j’étais carrément d’accord — on pourrait peut-être même pêcher des langoustes, non ? — , on est remontés vers la cabane.

Mes parents n’étaient pas très chauds à l’idée que je traîne sous l’eau — il y avait des courants et la plongée, même en apnée, ne s’improvise pas ; j’ai eu beau leur dire que j’en avais fait, de la plongée en apnée (dans ma baignoire), leur rappeler la fosse aux requins de Tahiti, ils me regardaient comme si j’étais complètement toc toc.

Pita Witkaire les a rassurés : nous aurions des palmes, un tuba, et il connaissait le coin comme sa poche… Nous irions demain, aux premiers rayons du soleil.


J’ai fait de drôles de rêves cette nuit-là. Peut-être parce que je savais qu’elle serait courte — le Maori viendrait me chercher à l’aube. Était-ce parce que la barrière de corail était pour eux sacrée ? J’avais un étrange pressentiment, comme si quelque chose d’important allait arriver.

J’ai ouvert les yeux à six heures moins cinq, avant le réveil, et mangé à peine quelques kiwis pour le petit déjeuner. J’avais rêvé de dauphins, de plongée, mais il faisait sombre sous l’eau de mes songes et l’atmosphère était inquiétante… Je suis sortie à l’aube naissante.

Pita m’attendait devant la cabane, assis contre le pohutukawa en fleur. Il y avait une pirogue sur la plage.

Hi ! a-t-il lancé en me voyant.

Hi !

Pour se dire « salut », c’était facile : pour le reste, j’avais toujours du mal à comprendre l’anglais du Maori. Ça ne nous empêchait pas de nous entendre et, le temps de s’apprivoiser, j’ai oublié les motifs sombres qui défiguraient son visage.

La pirogue n’était pas grande mais très stable, et nous n’avions pour bagages que nos palmes, nos tubas, la crème solaire, quelques biscuits et un peu d’eau. Nous sommes partis dans le petit matin.

Pita m’a donné une pagaie en bois et un poste à l’avant de la pirogue : sous un doux soleil à peine surgi de l’horizon, nous nous sommes éloignés du rivage. Tobby était resté sur la plage avec les manchots, les parents dormaient encore et l’embarcation fendait les flots — à vrai dire, je ne servais pas à grand-chose tant les coups de pagaie du Maori nous propulsaient vers le large.

Il n’y avait personne sur la mer, en dehors des oiseaux. Nous avons pagayé de concert, en silence. Enfin, après un long sprint, nous avons stoppé la pirogue. La barrière de corail était là, à peine visible.

You’re O.K. ?

Oui : j’avais un peu peur de plonger, mais j’étais O.K. Imitant Pita, j’ai enfilé mes palmes, mon masque et mon tuba. Après quoi je me suis bouché le nez, j’ai soufflé très fort pour évacuer l’air de mes oreilles et je me suis jetée à l’eau. Le Maori m’avait expliqué les gestes importants, en cas de problème, mais jusqu’à trois mètres de profondeur nous n’avions pas besoin de bouteille ni de palier de décompression.

Nous avons commencé par nager à la surface, à la recherche des récifs immergés. Le masque dirigé vers les fonds marins, j’ai aperçu les premiers poissons : des jaunes, tout aplatis, des bleu ciel, avec une bouche pointue pour picorer les coraux, des verts, qui filaient quand on tendait la main vers eux, des argentés, qui évoluaient par bancs, des merveilles de toutes les couleurs, de toutes les formes. Le soleil éclairait les eaux peu profondes, on se serait crus dans un véritable aquarium.

Pita m’a alors fait signe : la barrière était là, à quelques mètres à peine.

J’étais très excitée et un peu anxieuse à l’idée de me laisser couler, enfin je me suis calmée et j’ai pris ma respiration en grand, avant de plonger. Les palmes m’ont propulsée vers le fond ; en quelques brasses, j’ai atteint la barrière de corail.

Quelle splendeur ! Une multitude de petits poissons s’affairaient le long des colonies arborescentes rouge orangé ; les antennes des crustacés jaillissaient des récifs : étoiles de mer, anémones, bernard-l’ermite, crabes, poissons zébrés, bigarrés ou multicolores, toute la faune et la flore de la barrière s’offraient à mes yeux ébahis.

Je comprenais que le dauphin de Pita vienne se promener dans ces eaux et que ce lieu magique soit tapu pour les Maoris de l’île.

Manquant d’oxygène, je suis remontée à la surface. Le Maori m’a bientôt rejointe : j’ai levé mon pouce en signe d’enthousiasme. Puis nous avons nagé un peu, afin d’explorer un autre coin du récif. Nous avons croisé une raie manta, inoffensive malgré sa taille, et l’avons laissée voler au gré du courant. L’eau était plus fraîche au large, mais je n’avais pas froid. Pita m’a adressé un nouveau signe, le pouce tourné vers le bas, et nous avons plongé.

J’avais à peine fait deux mètres sous l’eau, quand j’ai aperçu une silhouette plus sombre près du récif : ce n’était pas un phoque mais un homme. Un homme-grenouille.

Загрузка...