1 La tête à l’envers

Il restait trois jours de classe avant notre départ. C’est à peine si je me souviens y être allée. Ma super-copine Atika avait beau me reparler de notre fabuleux premier concert de rock[1] de sa prémolaire qui n’arrêtait pas de gigoter au fond de sa bouche, du prochain film de Johnny Depp, j’étais partie ailleurs.

De l’autre côté de la Terre.

Les billets d’avion coûtaient, paraît-il, une fortune ; nous n’étions pas bien riches, mais notre amour valait plusieurs allers-retours sur Mars. J’appréhendais en revanche les deux jours de vol qu’il fallait pour arriver en Nouvelle-Zélande, le pays qu’on oublie souvent, sous l’Australie, en bas à droite du planisphère…

— Eh bien, tu aimes lire, non ? ironisait mon père.

— Pendant vingt-huit heures, quand même, c’est un peu long… même avec un bon livre.

Je disais ça pour faire mon intéressante, en fait j’étais excitée comme une puce à l’idée d’entreprendre le voyage le plus long du monde.

Moi qui aime les surprises, j’ai été gâtée : on est partis de l’aéroport de Roissy un samedi soir d’hiver, sous la pluie, on est arrivés à Auckland le lundi, par un beau matin d’été, après un arrêt de quelques heures au milieu de l’Asie, à Singapour, le temps de regonfler les pneus.

Je rigole, mais j’étais toute raplapla en arrivant de l’autre côté de la Terre. Les antipodes, on appelle ça. Avec les saisons inversées, les douze heures de décalage horaire et l’air pressurisé de l’avion, j’avais l’impression de marcher sur la tête. Heureusement, le vent qui soufflait dans les palmiers était tiède, délicieusement vivifiant…

— Bienvenue en Nouvelle-Zélande ! a fait mon père, qui n’y avait jamais mis les pieds.

Il avait quasiment dormi tout le long du trajet et s’étirait maintenant comme un grand chat.

— Tu as vu ça, Alice ! s’est-il exclamé en faisant la girouette. Ça a l’air super !

Quelques palmiers sur un parking d’aéroport, sans jouer la blasée, il n’y avait pas de quoi s’énerver. En réalité, il cherchait sûrement à donner le change car nous ne pensions tous deux qu’à notre fée cabossée.

On a commencé par louer une voiture à l’aéroport d’Auckland, la principale ville du pays, avant de filer sur l’autoroute. Ça faisait bizarre de rouler à gauche : c’était comme si je conduisais sans volant. J’ai repéré l’hôpital sur la carte de la ville.

— C’est là ! j’ai dit.

— Super !

Il trouvait tout super…

On a longé la baie d’Auraki, où des voiliers penchaient dans l’azur. Waitemata, Manukau, Tapua, les noms sur les pancartes étaient polynésiens, mais la population semblait surtout composée de Blancs de type européen, que les premiers habitants de l’île appelaient les pakeha

— On parle anglais ici, hein ? j’ai demandé.

— Oui, a répondu mon père, et maori aussi…

— Tu parles maori, toi ?

— Non.

— Moi non plus.

Ça l’a fait rire.

— Mais ta mère, je suis sûr que si ! s’est-il enflammé, complètement amoureux.

Je ne savais pas grand-chose des Maoris de Nouvelle-Zélande : ils étaient partis il y avait longtemps des îles Hawaï, non pas en surf mais en pirogue, et ils avaient colonisé les îles du Pacifique jusqu’à la Nouvelle-Zélande, le « pays aux longs nuages blancs ». Là, ils s’étaient installés, avant de subir l’invasion des Anglais, qui aujourd’hui dominaient l’économie du pays… C’était déjà pas mal, non ?

Enfin, on est arrivés à l’hôpital d’Auckland.


Je ne sais pas comment est la vôtre, mais ma mère est la plus belle du monde. Elle nous a pris dans ses bras plâtrés en nous voyant débarquer dans sa chambre, et on s’est couverts de baisers jusqu’à en faire une couche d’amour bien solide.

À partir de là, on a tous commencé à aller mieux : on a remercié le personnel hospitalier pour les vis (deux, fichées dans le péroné) et le fauteuil roulant — pas de béquilles avec deux bras cassés ! — avant de rejoindre le parking où attendait la voiture de location.

— Je suis tellement heureuse de vous voir ! s’est exclamée maman une fois à l’air libre. J’en avais marre d’être enfermée !

— Tu ne croyais quand même pas qu’on allait te laisser toute seule !

Mon père lui picorait la tête de baisers pendant que je poussais le fauteuil.

— Quand même, j’ai dit, quelle idée de faire de la mobylette dans le ciel ! Ces engins-là, c’est comme la pluie : ça n’arrête pas de tomber !

— Oui, mais si vous saviez la vue qu’on a de là-haut !

— À propos, a fait mon père, on connaît les causes de l’accident ?

— Pas encore. Il y a une expertise… Le moteur a flanché. Je me suis posée en catastrophe… Je crois que je m’en suis plutôt bien tirée.

Ce qui est bien avec maman, c’est qu’elle a toujours le moral.

On l’a aidée à grimper dans la voiture. Comme elle était condamnée à l’immobilité pour une semaine minimum, nous passerions Noël dans la maison qu’elle louait depuis le début de sa mission.

— C’est où, ta maison ? j’ai demandé tandis que nous prenions la direction de la mer.

— La cabane ? Ah ! s’est-elle amusée, pour y arriver, c’est un peu l’aventure !

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