3 À l’ombre des ponga géants

Le cri venait de la forêt : j’ai tendu l’oreille, mais je n’entendais plus rien que le bourdonnement des insectes et le pépiement des oiseaux. Tobby avait disparu… J’allais le rejoindre, un peu confuse, quand un nouveau cri s’est fait entendre. J’avais peur, j’ai hésité, mais si c’était quelqu’un qui avait besoin d’aide ?

Le terrain était jonché de racines, de lianes enchevêtrées et de plantes si hautes que je n’ai bientôt plus vu le jour : j’ai avancé malgré tout, et découvert une petite clairière à l’abri des conifères. J’ai alors reflué sous les branches : un homme gigantesque se tenait au milieu de la clairière. Le Maori, avec le visage tatoué ! Il ne me voyait pas, cachée derrière les ponga, ces fougères géantes.

Le colosse a empoigné une sorte de casse-tête, s’est tenu un instant campé sur ses jambes, puis a lancé un chant guttural et avancé d’un pas en brandissant son arme. Du pied, il frappait le sol, violemment, jusqu’à le faire trembler.

Son chant s’était chargé de colère. Ses yeux roulaient tellement qu’on n’y voyait plus que le blanc, ils grossissaient comme s’ils voulaient jaillir de leurs orbites, sa langue se contorsionnait tandis qu’il frappait ses cuisses, son torse. Les cris rauques expulsés de sa poitrine résonnaient et vibraient dans tout mon corps, comme s’ils allaient me décoller la peau. Il ressemblait alors exactement à la statuette grimaçante à l’entrée de la cabane.

Frissonnant de rage, poings levés vers le ciel, le Maori a piétiné le sol, comme pour l’achever.

Je retenais mon souffle, hypnotisée par la danse sauvage, quand tout a cessé d’un coup : le chant terrible, son regard de possédé, les coups contre ses énormes cuisses. En un instant, le monde est redevenu paix et silence.

Sauf qu’il regardait dans ma direction.

J’ai reculé derrière les fougères et me suis mise à courir sans plus penser à rien. Je connaissais trop bien cet instinct détestable, celui de la peur.

Comme le jour où j’avais suivi un copain tahitien dans une fosse à requins… Des fois, quand même, je ne sais pas ce qui me passe par la tête !


— Eh bien, dis donc, Alice ! a lancé mon père en me voyant. C’est à la mer que tu t’es esquintée comme ça ?!

J’avais couru tellement vite à travers le bush que j’avais les cuisses et les bras tout griffés.

— Oh ! c’est rien !

Le vieux Bill est arrivé à cet instant, si bien que j’ai enfilé un tee-shirt à manches longues et un jean sans rien dire de mon aventure : j’avais promis que je n’irais pas sur les sentiers non balisés et j’avais probablement mis les pieds dans une propriété privée, ce qui n’était pas le meilleur moyen de sympathiser avec les autochtones.

Le vieux Bill avait rapporté quelques courses pour notre frigo vide et, naturellement, il est resté dîner avec nous. Bill avait pas mal bourlingué avant de revenir s’installer en Nouvelle-Zélande. À soixante ans passés, il avait envie de retrouver son pays, ses racines. J’en ai profité pour le questionner au sujet des Maoris.

Maman servant d’interprète, Bill a expliqué que les Maoris étaient un peuple fier et guerrier ; quand ils avaient débarqué en Nouvelle-Zélande cinq siècles plus tôt, l’île était habitée par les Morioris, ses premiers occupants : les Maoris les avaient exterminés, puis les avaient mangés.

Tous.

Mon père a souri en voyant ma tête.

— Ne t’en fais pas ! Ça fait longtemps que les Maoris ne mangent plus leurs victimes !

— Oui, a renchéri maman : le pays s’est pacifié, mais il y a quand même quelques problèmes de chômage, d’alcool, de violence…

Bill était d’accord. C’était un sujet épineux pour le pays : les Anglais du XIXe siècle avaient chassé les Maoris de leurs terres et signé des traités qu’ils avaient transgressés quand ça les arrangeait. Comme les Indiens d’Amérique, les Maoris vivaient en osmose avec la Terre, qu’ils considéraient comme leur mère à tous.

— Forcément, aujourd’hui, ils ont un peu de mal à se faire aux règles économiques imposées par les Blancs.

J’ai fait celle qui comprenait mais je ne comprends rien aux règles économiques : je sais juste que les gens qui font des affaires parlent de « guerre économique ». Ça ne donne pas envie de s’y intéresser.

Bill a ajouté qu’aujourd’hui certains Maoris vivaient reclus et suivaient leurs anciennes coutumes afin de retrouver leur identité, leur mana, comme ils disaient — c’est-à-dire leur prestige et leur force. Bill avait observé les mêmes problèmes en Australie avec les Aborigènes, un peuple qui vit dans le désert depuis quarante mille ans en gardant les mêmes traditions.

Je commençais à mieux comprendre l’anglais rocailleux de Bill mais je n’avais jamais entendu parler de toutes ces cultures. J’ai repensé à la figure peu sympathique de la statuette maorie, à l’homme tatoué dans la forêt, et je me suis demandé s’il m’avait vue. Si le fusil lui appartenait. Ce qu’il faisait avec. En tout cas, vu les problèmes que rencontraient les Maoris, j’avais encore moins envie de raconter mon excursion de tout à l’heure.

Et puis Bill s’est mis à parler du bateau qu’il venait d’acheter, un gros Zodiac à moteur, avec tout l’équipement nécessaire pour la pêche en mer ; le vieil homme partait le lendemain pour sa première expédition et nous invitait à l’accompagner.

— Vous devriez en profiter, a dit ma mère : la côte est vraiment splendide !

— Ah oui ? a singé mon père. Et tu crois que je vais te laisser comme ça, toute seule avec tes plâtres ?

— C’est vrai, j’ai renchéri : tu ne peux même pas te faire cuire un œuf !

— Merci, mes amours, mais la morphine m’a mise à plat et j’ai surtout besoin de me reposer…

— Alice ira avec Bill si elle en a envie, a tranché mon père, solennel ; moi je reste avec toi.

Bill nous regardait sans comprendre — il parle français comme une vache espagnole. Alors je lui ai dit :

— O.K., Bill. Toumoro !

On irait demain.

Tobby, lui, me léchait les mains comme si j’étais une glace aux Friskies.

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