Dis-moi, comment tout a commencé ?
Je ne sais pas, je ne sais plus, il y a si longtemps, je n’ai plus souvenir du temps maintenant, c’est la vie que je mène. Je suis né au Portugal, à Ericeira, c’était en ce temps-là un petit village de pêcheurs pas loin de Lisbonne, tout blanc au-dessus de la mer. Ensuite mon père a dû partir pour des raisons politiques, et avec ma mère et ma tante on s’est installés en France, et je n’ai jamais revu mon grand-père. C’était juste après la guerre, je crois qu’il est mort à cette époque-là. Mais je me souviens bien de lui, c’était un pêcheur, il me racontait des histoires, mais maintenant je ne parle presque plus le portugais. Après cela, j’ai travaillé comme apprenti maçon avec mon père, et puis il est mort, et ma mère a dû travailler aussi, et moi je suis entré dans une entreprise, une affaire de rénovation de vieilles maisons, ça marchait bien. En ce temps-là, j’étais comme tout le monde, j’avais un travail, j’étais marié, j’avais des amis, je ne pensais pas au lendemain, je ne pensais pas à la maladie, ni aux accidents, je travaillais beaucoup et l’argent était rare, mais je ne savais pas que j’avais de la chance.
Après ça je me suis spécialisé dans l’électricité, c’est moi qui refaisais les circuits électriques, j’installais les appareils ménagers, l’éclairage, je faisais les branchements. Ça me plaisait bien, c’était un bon travail. C’est si loin que je me demande parfois si c’est vrai, si c’était vraiment comme ça, si ce n’est pas plutôt un rêve que je faisais à ce moment-là, quand tout était si paisible et normal, quand je rentrais chez moi le soir à sept heures et quand j’ouvrais la porte je sentais l’air chaud de la maison, j’entendais les cris des gosses, la voix de ma femme, et elle venait vers moi, elle m’embrassait, et je m’allongeais sur le lit avant de manger, parce que j’étais fourbu, et je regardais sur le plafond les taches d’ombre que faisait l’abat-jour. Je ne pensais à rien, l’avenir ça n’existait pas en ce temps-là, ni le passé. Je ne savais pas que j’avais de la chance.
Et maintenant ?
Ah, maintenant, tout a changé. Ce qui est terrible, c’est que ça s’est passé d’un seul coup, quand j’ai perdu mon travail, parce que l’entreprise avait fait faillite. On a dit que c’est le patron, il était endetté jusqu’au cou, tout était hypothéqué. Alors il a filé un jour, sans prévenir, il nous devait trois mois de salaire et il venait juste d’encaisser un acompte sur un travail. Les journaux ont parlé de ça, mais on ne l’a jamais revu, ni lui ni l’argent. Alors tout le monde s’est retrouvé sans rien, ça a fait comme un grand trou dans lequel on est tous tombés. Les autres, je ne sais pas ce qu’ils sont devenus, je crois qu’ils sont partis ailleurs, ils connaissaient des gens qui pouvaient les aider. Au début j’ai cru que tout allait s’arranger, j’ai cru que j’allais retrouver du travail facilement, mais il n’y avait rien, parce que les entrepreneurs engagent des gens qui n’ont pas de famille, des étrangers, c’est plus facile quand ils veulent s’en débarrasser. Et pour l’électricité, je n’avais pas de C.A.P., personne ne m’aurait confié un travail comme ça. Alors les mois sont passés et je n’avais toujours rien, et c’était difficile de manger, de payer l’éducation de mes fils, ma femme ne pouvait pas travailler, elle avait des ennuis de santé, on n’avait même pas d’argent pour acheter les médicaments. Et puis un des amis qui venait de se marier m’a prêté son travail, et je suis allé travailler trois mois en Belgique, dans les hauts fourneaux. C’était dur, surtout que je devais vivre tout seul à l’hôtel, mais j’ai gagné pas mal d’argent, et avec ça j’ai pu acheter une auto, une Peugeot fourgonnette, celle que j’ai encore. En ce temps-là je m’étais mis dans la tête qu’avec une fourgonnette, je pourrais peut-être faire du transport pour les chantiers, ou bien chercher des légumes au marché. Mais après, ç’a été encore plus dur, parce que je n’avais plus rien du tout, j’avais même perdu les allocations. On allait mourir de faim, ma femme, mes enfants. C’est comme ça que je me suis décidé. Au début, je me suis dit que c’était provisoire, le temps de trouver un peu d’argent, le temps d’attendre. Maintenant ça fait trois ans que ça dure, je sais que ça ne changera plus.
S’il n’y avait pas ma femme, les enfants, je pourrais peut-être m’en aller, je ne sais pas, au Canada, en Australie, n’importe où, changer d’endroit, changer de vie…
Est-ce qu’ils savent ?
Mes enfants ? Non, non, eux ne savent rien, on ne peut pas leur dire, ils sont trop jeunes, ils ne comprendraient pas que leur père est devenu un voleur. Au début, je ne voulais pas le dire à ma femme, je lui disais que j’avais fini par trouver du travail, que j’étais gardien de nuit sur les chantiers, mais elle voyait bien tout ce que je ramenais, les postes de télévision, les chaînes hi-fi, les appareils ménagers, ou bien les bibelots, l’argenterie, parce que j’entreposais tout ça dans le garage, et elle a bien fini par se douter de quelque chose. Elle n’a rien dit, mais je voyais bien qu’elle se doutait de quelque chose. Qu’est-ce qu’elle pouvait dire ? Au point où nous en étions arrivés, nous n’avions plus rien à perdre. C’était ça, ou mendier dans la rue… Elle n’a rien dit, non, mais un jour elle est entrée dans le garage pendant que je déchargeais la voiture, en attendant l’acheteur. J’avais tout de suite trouvé un bon acheteur, tu comprends, lui il gagnait gros sans courir de risques. Il avait un magasin d’électroménager en ville, et un autre magasin d’antiquités ailleurs, dans les environs de Paris je crois. Il achetait tout ça au dixième de la valeur. Les antiquités, il les payait mieux, mais il ne prenait pas n’importe quoi, il disait qu’il fallait que ça vaille la peine, parce que c’était risqué. Un jour il m’a refusé une pendule, une vieille pendule, parce qu’il m’a dit qu’il n’y en avait que trois ou quatre comme ça dans le monde, et il risquait de se faire repérer. Alors j’ai donné la pendule à ma femme, mais ça ne lui a pas plu, je crois bien qu’elle l’a jetée à la poubelle quelques jours plus tard. Peut-être que ça lui faisait peur. Oui, alors, ce jour-là, pendant que je déchargeais la fourgonnette, elle est arrivée, elle m’a regardé, elle a un peu souri, mais je sentais bien qu’elle était triste dans le fond, et elle m’a dit seulement, je m’en souviens bien : il n’y a pas de danger ? J’ai eu honte, je lui ai dit non, et de partir, parce que l’acheteur allait arriver, et je ne voulais pas qu’il la voie. Non, je ne voudrais pas que mes enfants apprennent cela, ils sont trop jeunes. Ils croient que je travaille comme avant.
Maintenant je leur dis que je travaille la nuit, et que c’est pour ça que je dois partir la nuit, et que je dors une partie de la journée.
Tu aimes cette vie ?
Non, au début je n’aimais pas ça du tout, mais maintenant, qu’est-ce que je peux faire ?
Tu sors toutes les nuits ?
Ça dépend. Ça dépend des endroits. Il y a des quartiers où il n’y a personne pendant l’été, d’autres où c’est pendant l’hiver. Quelquefois je reste longtemps sans, enfin, sans sortir, il faut que j’attende, parce que je sais que je risque de me faire prendre. Mais quelquefois on a besoin d’argent à la maison, pour les vêtements, pour les médicaments. Ou bien il faut payer le loyer, l’électricité. Il faut que je me débrouille. Je cherche les morts.
Les morts ?
Oui, tu comprends, tu lis le journal, et quand tu vois quelqu’un qui est mort, un riche, tu sais que le jour de l’enterrement tu vas pouvoir visiter sa maison.
C’est comme ça que tu fais, en général ?
Ça dépend, il n’y a pas de règles. Il y a des coups que je ne fais que la nuit, quand c’est dans des quartiers éloignés, parce que je sais que je serai tranquille. Quelquefois je peux faire ça le jour, vers une heure de l’après-midi. En général, je ne veux pas faire ça le jour, j’attends la nuit, même le petit matin, tu sais, vers trois-quatre heures, c’est le meilleur moment, parce qu’il n’y a plus personne dans les rues, même les flics dorment à cette heure-là. Mais je n’entre jamais dans une maison quand il y a quelqu’un.
Comment sais-tu qu’il n’y a personne ?
Ça se voit tout de suite, c’est vrai, quand tu as l’habitude. La poussière devant la porte, ou les feuilles mortes, ou bien les journaux empilés sur les boîtes aux lettres.
Tu entres par la porte ?
Quand c’est facile, oui, je force la serrure, ou bien je me sers d’une fausse clé. Si ça résiste, j’essaie de passer par une fenêtre. Je casse un carreau, avec une ventouse, et je passe par la fenêtre. Je mets toujours des gants pour ne pas laisser de traces, et puis pour ne pas me blesser.
Et les alarmes ?
Si c’est compliqué, je laisse tomber. Mais en général, c’est des trucs simples, tu les vois du premier coup d’œil, tu n’as qu’à couper les fils.
Qu’est-ce que tu emportes, de préférence ?
Tu sais, quand tu entres, comme ça, dans une maison que tu ne connais pas, tu ne sais pas ce que tu vas trouver. Tu dois faire vite, c’est tout, pour le cas où quelqu’un t’aurait repéré. Alors tu prends ce qui se vend bien et sans problèmes, les télévisions, les chaînes stéréo, les appareils ménagers, ou alors l’argenterie, les bibelots, à condition qu’ils ne soient pas trop encombrants, les tableaux, les vases, les statues.
Les bijoux ?
Non, pas souvent. D’ailleurs quand les gens s’en vont, ils ne laissent pas leurs bijoux derrière eux. Les bouteilles de vin, aussi, c’est intéressant, ça se vend bien. Et puis les gens ne font pas très attention à leurs caves, ils ne mettent pas de serrures de sûreté, ils ne surveillent pas tellement ce qui se passe. Ensuite, il faut tout charger, très vite, et puis partir. Heureusement que j’ai une voiture, sans quoi je ne pourrai pas faire ça. Ou alors il faudrait que je fasse partie d’une bande, que je devienne un vrai gangster, quoi. Mais ça ne me plairait pas, parce qu’eux je crois qu’ils font ça par plaisir plus que par besoin, ils veulent s’enrichir, ils cherchent le maximum, faire le gros coup, tandis que moi je fais ça pour vivre, pour que ma femme et les gosses aient de quoi manger, des vêtements, pour que mes gosses aient une éducation, un vrai métier. Si je retrouvais demain du travail, je m’arrêterais tout de suite de voler, je pourrais de nouveau rentrer chez moi tranquillement, le soir, je m’allongerais sur le lit avant le dîner, je regarderais les taches d’ombre sur le plafond, sans penser à rien, sans penser à l’avenir, sans avoir peur de rien. Maintenant, j’ai l’impression que ma vie est vide, qu’il n’y a rien derrière tout ça, comme un décor. Les maisons, les gens, les voitures, j’ai l’impression que tout est faux et truqué, qu’un jour on va me dire, tout ça est de la comédie, ça n’appartient à personne. Alors, pour ne pas penser à cela, l’après-midi, je sors dans la rue, et je commence à marcher au hasard, marcher, marcher, au soleil ou sous la pluie, et je me sens un étranger, comme si j’arrivais juste par le train et que je ne connaissais personne dans la ville, personne.
Et tes amis ?
Oh, tu sais, les amis, quand tu as des problèmes, quand ils savent que tu as perdu ton travail et que tu n’as plus d’argent, au début ils sont bien gentils, mais après ils ont peur que tu ne viennes leur demander de l’argent, alors… Tu ne fais pas très attention, et un jour tu t’aperçois que tu ne vois plus personne, que tu ne connais plus personne… Vraiment comme si tu étais un étranger, et que tu venais de débarquer du train.
Tu crois que ça redeviendra comme avant ?
Je ne sais pas… Quelquefois je pense que c’est un mauvais moment, que ça va passer, que je vais recommencer mon travail, dans la maçonnerie, ou bien dans l’électricité, tout ce que je faisais, autrefois… Mais aussi, quelquefois, je me dis que ça ne finira jamais, jamais, parce que les gens riches n’ont pas de considération pour ceux qui sont dans la misère, ils s’en moquent, ils gardent leurs richesses pour eux, enfermées dans leurs maisons vides, dans leurs coffres-forts. Et pour avoir quelque chose, pour avoir une miette, il faut que tu entres chez eux et que tu le prennes toi-même.
Qu’est-ce que ça te fait, quand tu penses que tu es devenu un voleur ?
Si, ça me fait quelque chose, ça me serre la gorge et ça m’accable, tu sais, quelquefois, le soir, je rentre à la maison à l’heure du dîner, et ce n’est plus du tout comme autrefois, il y a juste des sandwiches froids, et je mange en regardant la télévision, avec les gosses qui ne disent rien. Alors je vois que ma femme me regarde, elle ne dit rien elle non plus, mais elle a l’air si fatigué, elle a les yeux gris et tristes, et je me souviens de ce qu’elle m’a dit, la première fois, quand elle m’a demandé s’il n’y avait pas de danger. Moi, je lui ai dit non, mais ça n’était pas vrai, parce que je sais bien qu’un jour, c’est fatal, il y aura un problème. Déjà, trois ou quatre fois, ça a failli tourner mal, il y a des gens qui m’ont tiré dessus à coups de fusil. Je suis habillé tout en noir, en survêtement, j’ai des gants noirs et une cagoule, et heureusement à cause de ça ils m’ont raté, parce qu’ils ne me voyaient pas dans la nuit. Mais une fois, c’est fatal, il le faut bien, ça arrivera, peut-être cette nuit, peut-être demain, qui peut le dire ? Peut-être que les flics m’attraperont, et je ferai des années en prison, ou bien peut-être que je ne pourrai pas courir assez vite quand on me tirera dessus, et je serai mort, mort. C’est à elle que je pense, à ma femme, pas à moi, moi je ne vaux rien, je n’ai pas d’importance. C’est à elle que je pense, et à mes enfants aussi, que deviendront-ils, qui pensera à eux, sur cette terre ? Quand je vivais encore à Ericeira, mon grand-père s’occupait bien de moi, je me souviens d’une poésie qu’il me chantonnait souvent, et je me demande pourquoi je me suis souvenu de celle-là plutôt que d’une autre, peut-être que c’est ça la destinée ? Est-ce que tu comprends un peu le portugais ? Ça se chantait comme ça, écoute :
Ó ladrão ! Ladrão !
Que vida é tua ?
Comer e beber
Passear pela rua.
Era meia noite
Quando o ladrão veio
Bateu três pancadas
À porta do meio.