Quand Tartamella arrête le moteur de la camionnette bâchée, c’est le lever du jour sur la rivière Roïa. Il s’est arrêté en contrebas de la route, sur la plage de galets, devant le courant de l’eau rare, couleur de ciel. Il allume une cigarette, et il entend les voix des hommes qui s’ébrouent à l’arrière de la camionnette, avant de descendre. Il leur crie encore une fois, de sa voix enrouée :
« Terminus ! Terminus ! »
Les hommes descendent un à un de l’arrière de la camionnette, sans se presser, comme s’ils avaient peur de faire trop de mouvements, après ces heures passées à rouler sur l’autoroute. Ils sont nombreux, huit, dix peut-être. De toutes les nationalités, Grec, Turc, Égyptien, Yougoslave, Tunisien. Il y en a de grands maigres, et des petits, des gros, des bruns, des roux avec des yeux verts, ou jaunes. Ils sont habillés de toutes les façons, tricots épais, pardessus d’hiver, blousons de faux aviateurs, ou complets-veston élimés, et ils parlent toutes sortes de langues. Mais quand Tartamella les regarde, il les reconnaît bien, parce qu’ils sont tous semblables par la pauvreté, l’inquiétude, la faim. Tartamella est debout devant eux, sur la plage de galets. Il les regarde, puis il regarde le ciel, du bleu pâle et froid des aubes d’hiver. Pour mettre les hommes à l’aise, il fait circuler un paquet de cigarettes américaines. Chacun prend une cigarette en silence et attend le feu.
Miloz ne fume pas. Il regarde Tartamella comme s’il pensait à autre chose. Il a un regard sombre, malgré ses yeux bleus, et son visage pâle. Tartamella est gêné par le regard de l’homme, et il cache sa gêne sous un air de colère. Il dit brusquement, en italien :
« Qu’est-ce qu’il y a ? »
L’autre ne répond pas tout de suite, et quand Tartamella lui tourne le dos en haussant les épaules, il dit :
« Quand est-ce qu’on part ? »
« Tout de suite », dit Tartamella. « Quand le guide sera là. »
« Le guide ? » répète Miloz.
« Oui, le guide. Le passeur, si tu veux. »
Miloz va s’asseoir sur une pierre, devant la plage de galets. Bientôt les autres hommes l’imitent. Ils forment un petit groupe séparé de la camionnette bâchée et de Tartamella, comme s’ils n’avaient rien de commun. Tartamella hausse encore les épaules et remonte dans la camionnette. Il allume une autre cigarette, et pour tuer le temps, il branche la radio. Il y a une chanson chantée par une noire américaine à la voix grave, et c’est un peu étrange sur ce paysage de rivière séchée, avec les plages de galets où les hommes accroupis attendent en silence, et les silhouettes des hautes montagnes enneigées au fond de la vallée, contre le ciel bleu d’hiver.
Les hommes ne se parlent pas. Comment le pourraient-ils ? Chacun parle sa langue, la langue du village qu’il a laissé, comme il a laissé ses parents, sa femme, ses enfants, pour tenter l’aventure de l’autre côté. Miloz pense à sa mère et à son père, à la maison du village, aux montagnes dénudées. Mais c’est si loin déjà qu’il ne sait plus si cela existe encore. Il y a si longtemps qu’il erre sur les routes, dormant sur les bancs dans les abris des bus, ou bien dans les hôtels de pauvres, gardant serré dans la poche que Lena, sa femme, a cousue à l’intérieur de son tricot de corps la liasse qui doit lui permettre de passer.
Il ne savait pas que ce serait Tartamella, personne n’a dit de nom. Quand il a débarqué à la gare, avec les autres, venant de Trieste, il est resté immobile devant l’escalier, éclairé par la lumière du néon. Il a posé sa valise de carton bouilli à ses pieds, et il a attendu. Les autres hommes ont fait comme lui. Chacun attendait, sans regarder l’autre, de peur que ce ne soit un policier des frontières.
Puis Tartamella est venu. Il est sorti de la camionnette bâchée, et il a marché jusqu’à la porte de la gare, en allumant une cigarette.
Comme c’était Miloz qui était le premier, le plus en avant, c’est à lui que le gros homme s’est adressé d’abord.
« Où est-ce que tu vas ? »
Miloz comprend bien l’italien, mais il n’aime pas le parler. Il a dit le nom, tout bonnement :
« Francia. »
« Tu as tes papiers en règle ? »
C’est comme cela que cela devait se passer, c’était convenu, au départ de Trieste, celui qui servait de relais, au Café de la Piazza della Libertà, en face de la gare des autobus, lui avait dit : « On te demande tes papiers, tu montres ton argent, c’est tout. »
Alors Miloz a ouvert sa chemise, et il a sorti de la poche intérieure un billet de dix mille plié en quatre. Mais il ne l’a pas donné tout de suite.
Maintenant, il attend, assis sur la pierre, sur la plage du fleuve. Le ciel est clair, et le soleil vient d’apparaître, éclairant d’abord les cimes enneigées au fond de la vallée, puis les autres montagnes peu à peu. Quand la lumière touche les galets du lit du fleuve, ils se mettent à briller, Miloz aime la lumière du matin, et malgré la fatigue de l’insomnie, et le voyage dans l’arrière de la camionnette depuis Milan, il est heureux d’être là au moment où le soleil se lève.
Il a un peu peur aussi. Qu’y a-t-il de l’autre côté ? Et si les policiers le prennent, l’enferment en prison, quand pourra-t-il revenir auprès de Lena, de ses parents ? On dit aussi qu’ils tuent les étrangers, quelquefois. C’est un Arabe qui lui a dit cela, en français, quand il attendait à la gare de Milan. Il ne parle guère cette langue, et l’Arabe s’exprimait avec une drôle de voix rauque et dure, et ses yeux brillaient d’une fièvre dangereuse, alors Miloz a haussé les épaules et il n’a plus écouté. Mais l’inquiétude a grandi au fond de lui, sans qu’il s’en rende compte. Où va-t-il, maintenant ? Quel profit va-t-il tirer de cette aventure ? Quand reverra-t-il Lena, Lena aux yeux de topaze ?
Le soleil est maintenant haut dans le ciel nu. Les hommes attendent toujours, assis sur la plage du fleuve Roïa, sans manifester d’impatience. Ils sont habitués à attendre, depuis leur enfance, pendant des heures, des jours. Seulement, quand le soleil brûle trop malgré le froid de l’hiver, ils se déplacent et vont s’asseoir un peu plus loin, à l’abri du feuillage d’un chêne vert rabougri. On entend maintenant le bruit de l’autoroute, un mugissement continu qui vient du pont, en aval. Mais de là où ils sont, les hommes ne voient pas les voitures. Ils entendent seulement le bruit des roues et des moteurs.
Tartamella attend lui aussi, en fumant des cigarettes, à l’intérieur de la cabine de sa camionnette. Mais lui s’impatiente. Il consulte sa montre de plus en plus souvent, une grosse montre-bracelet en or qui brille sur son poignet brun.
Les hommes n’ont pas de montre. Miloz en avait une, mais il l’a laissée en partant à Lena, pour qu’elle ait quelque chose à vendre en cas de besoin. Ça lui est égal. Il n’a pas besoin de savoir l’heure. Le soleil suffit. Maintenant qu’il s’en va si loin, peut-être pour ne jamais revenir, quelle importance de savoir l’heure. Il peut attendre. À la gare de Trieste, il a attendu deux jours pour rencontrer celui qui donnait les renseignements pour passer de l’autre côté. Il a dormi sur les bancs de la Piazza della Libertà, et il a mangé un pain le deuxième jour, et des fruits abîmés que les voyageurs avaient laissés dans la gare, avant de partir.
Dans le train, il a voyagé assis par terre, et il a dormi la tête appuyée sur sa valise de carton bouilli. Quand le jour s’est levé, il a pu trouver une place dans un compartiment. À la gare de Milan, il a attendu encore quelques heures, assis dans la camionnette bâchée, parce que Tartamella disait qu’il manquait deux hommes.
Tous, ils savent bien attendre. Ils n’ont pas besoin de fumer, ni de parler. Ils ont faim, mais ils se retiennent de manger, parce qu’ils savent qu’ils auront besoin de leurs provisions, plus tard. Quand ils ont soif, ils vont jusqu’à l’eau de la rivière et ils boivent vite quelques lampées, de peur que quelqu’un ne les aperçoive de la route. Quand ils ont envie d’uriner, ils s’éloignent un peu dans les broussailles, puis ils retournent s’asseoir avec les autres. Tartamella ne fait pas tant de façons. Il pisse debout à côte de la camionnette bleue, sur les galets blancs de la plage. Puis il mange, sans plus se gêner, en mordant et en tirant dans un gros sandwich de pain rassis qu’il a acheté à la gare de Milan.
Le soleil fait avancer les ombres sur la vallée du fleuve Roïa lentement, heure par heure, épuisant le jour jusqu’au vide. Déjà les cimes neigeuses se teintent de gris pâle, et l’eau rare qui coule sur la plage de galets ne reflète plus le bleu du ciel.
Les hommes ne bougent pas. Peut-être qu’ils attendraient ici, sur la plage, pendant des jours, jusqu’à en mourir, tellement ils ne savent où aller. Est-ce que les heures, est-ce que les jours comptent quand on va mourir de faim ? Miloz ne cesse de penser à Lena, il y pense si fort que par instants, il s’aperçoit qu’il parle tout seul, comme si elle était là, à côté de lui. Mais personne n’y fait attention. Les autres hommes sont silencieux, enfermés dans leur fatigue, leur faim, leur attente. L’Égyptien qui a voyagé dans le même train que Miloz est couché par terre, le visage dans la lumière finissante, et on pourrait croire qu’il dort si on ne voyait pas ses yeux briller entre ses cils.
Puis le guide est arrivé. Personne ne sait son nom, et personne n’a bougé quand il est arrivé. Il parle un peu avec Tartamella, et il regarde les hommes qui attendent sur la plage, et il doit dire quelque chose comme :
« Ils sont tous là ? »
Parce que Tartamella hoche la tête. Le guide est un petit homme sec et brun, au visage durci, l’air d’un montagnard. Il est vêtu d’un blue-jean et d’un anorak vert sombre de chasseur. Il a de bonnes chaussures de montagne.
« Allez, en route ! »
Il a donné l’ordre en italien. Tous les hommes se lèvent, et ils commencent à marcher sur la plage, à quelques mètres du guide. Miloz est devant, sa valise de carton bouilli à la main.
Avant de s’en aller, Tartamella a ramassé tout l’argent. Quarante mille lires pour chaque voyageur, qu’il a mis dans une besace en skaï noir accrochée à son poignet velu. Ensuite, sans dire un mot de plus, il est remonté dans la camionnette bâchée, et il est parti. Il a grimpé le raidillon jusqu’à la route. Miloz s’est retourné pour le suivre des yeux, mais les arbres le cachaient. Le bruit du moteur a disparu d’un coup.
Le guide marche vite, sans attendre, comme quelqu’un qui a hâte d’arriver. Les hommes titubent derrière lui sur les galets, parce qu’ils n’ont pas beaucoup de forces. Derrière le guide, la troupe traverse le fleuve à gué. Miloz sent l’eau glacée du torrent mouiller ses pieds nus dans ses vieilles chaussures. Il enlève les chaussures et marche comme il peut sur les galets coupants. Les autres hommes font comme lui, se déchaussent. L’Égyptien a des baskets bleues d’une taille monumentale, et cela fait un peu rire les autres hommes. L’un d’eux est lourdement chargé, il porte sur son épaule un sac de farine plein d’affaires, et en mettant le pied sur une pierre plate, il glisse et tombe assis. Cela aussi fait rire, mais Miloz voit la grimace de douleur de l’homme et il l’aide à se relever.
« Eucharisto », dit l’homme. Il est grec.
Le guide s’est arrêté, il est debout sur l’autre rive, et il regarde les hommes tituber dans l’eau, sur les plages de galets qui s’éboulent. Son visage brun n’exprime rien, mais sa voix est impatiente. Il crie seulement, en français à présent :
« Marche ! Marche ! »
La troupe repart sur l’autre rive, escalade le talus de la berge à travers les broussailles épineuses. On est dans l’ombre, maintenant, le soleil s’est couché derrière les monts, au-delà de la frontière. Miloz pense qu’ils sont peut-être encore au soleil, de l’autre côté, et cela lui donne envie d’y être plus vite.
Ils traversent d’abord une route de terre, puis la voie ferrée, aux rails rouillés. Il y a de l’herbe sur le ballast, et les traverses sont déglinguées. Plus haut, sur une colline grise, Miloz aperçoit les murs d’un village, il entend des chiens aboyer dans les fermes. Instinctivement, les hommes se sont arrêtés, de peur d’être vus. Mais le guide continue de grimper à travers les broussailles, et il crie toujours.
« Marche ! Marche ! »
Ils contournent une première montagne, vert sombre à cause des chênes verts et des broussailles. La vallée va vers le nord, et près d’une vieille chapelle ruinée, ils trouvent le commencement d’un sentier de mulets, qui monte en serpentant vers le haut de la montagne. La troupe s’est dispersée maintenant, les plus agiles vers le haut, non loin du guide, et les plus lents vers le bas, marchant à petits pas sur le sentier pierreux en portant leurs fardeaux. Il y a déjà plus d’une heure qu’ils marchent sans s’arrêter, et tout à coup Miloz se demande ce qu’est devenu le Grec. Il pose sa valise de carton dans un creux des broussailles, en la cachant avec des branches, et il redescend le sentier, lacet après lacet. Il croise les hommes qui montent lourdement, visage fermé, et personne ne lui dit rien. Loin en bas, il y a le Grec, qui tire comme il peut son sac de farine ; Miloz entend le bruit de sa respiration qui siffle. Miloz charge son sac sur l’épaule, et sans parler, il recommence à monter. Quand il arrive à l’endroit où il a laissé sa valise, il la sort des broussailles et la donne au Grec. Lui, remet le sac de farine sur son épaule, et ensemble ils reprennent la route.
À la nuit, ils arrivent près d’un village. Le guide attend les hommes au bord de la route. Il fume une cigarette, et on voit le point rouge de la braise qui s’allume comme un phare. Il dit aux hommes : « San Antonio » et il leur explique qu’il va aller devant et quand il sifflera, ils pourront passer. Il dit cela en italien et en mauvais français mais tout le monde a compris.
Les minutes sont longues, dans le noir, au bord de la route. Miloz sent ses jambes trembler de fatigue, et sa bouche est si sèche qu’il ne peut bouger sa langue. Mais la nuit est froide, et il a hâte de repartir pour oublier le froid.
Ils entendent au loin le signal du guide, et ils se remettent en marche sur la route goudronnée. Quand ils passent au-dessus du village de San Antonio, ils voient les lumières qui brillent dans les maisons, ils entendent les bruits des hommes, les voix des chiens, et tous, ils ont le cœur serré, parce qu’ils pensent au village qu’ils ont laissé, quelque part, en Yougoslavie, en Turquie, en Grèce, en Tunisie. Le guide marche non loin en avant, il cherche l’entrée du sentier qui conduit à la frontière. La nuit est noire, épaisse, et les hommes manquent de tomber en heurtant le sol à l’aveuglette. Miloz entend le bruit rauque de la respiration, il sait que le Grec n’est pas loin, derrière lui.
À quelques kilomètres de San Antonio, à un virage, le guide s’arrête devant un mur en ruines. Il ne dit rien, mais tous les hommes comprennent que c’est là qu’ils vont bivouaquer, à l’abri du vent de la nuit. Chacun dépose son fardeau et s’installe dans les broussailles, la tête près du vieux mur, sans souci des scorpions. Miloz écoute la respiration rauque du Grec, la tête appuyée sur la valise de carton bouilli. Puis il s’endort d’un seul coup.
C’est le guide qui les réveille, les uns après les autres. Il fait encore nuit noire, mais la lune s’est levée, magnifique, dans le ciel pur de l’hiver. Il fait un froid glacial, et Miloz voit la buée qui s’échappe des narines du petit homme, comme de la fumée. Il se lève, va prendre le sac de farine, mais le Grec a toujours la tête appuyée dessus. Miloz le secoue, de plus en plus fort pour le réveiller, et il voit que le Grec ne dort pas. Il a les yeux ouverts et il geint.
« Allons, lève-toi », lui dit Miloz en serbe, puis en français il dit, comme le guide : « Marche ! »
L’autre secoue la tête, relève son pantalon, montre sa jambe. À la lueur de la lune, la jambe de l’homme apparaît gonflée, violacée ; la douleur fait couler la sueur sur son visage. Miloz va vers le guide qui s’apprête à partir, il lui montre l’homme couché sur son sac :
« Il ne peut pas. »
Le guide s’approche du Grec, soulève le pantalon. Il n’exprime rien. Il sort de sa poche les quarante mille lires et il les pose à côté du Grec. Il dit quand même :
« Va à San Antonio, quand il fera jour. »
Le Grec comprend que le voyage est fini pour lui et les larmes coulent de ses yeux. Mais il ne dit rien, peut-être parce qu’il ne sait rien dire d’autre que du grec.
Miloz prend la valise de carton bouilli et sans le regarder, il s’en va, il va rejoindre la troupe qui commence à monter par le chemin de mulets, à travers les broussailles, vers la Roche Longue.
La route est sans fin, et les hommes sont perdus tout au long du chemin, à des kilomètres d’intervalle. Maintenant, ils marchent penchés en avant, portant leurs fardeaux, le regard fixé sur les pierres du chemin qui étincellent comme du verre dans la clarté lunaire, sans chercher à se voir, sans chercher à comprendre où ils sont. Miloz sent son cœur plein de haine, pour tout le monde, pour le guide surtout, qu’il aperçoit de temps à autre, simple silhouette au loin glissant à travers les broussailles comme un animal en fuite. Haine pour ce monde, pour ces pierres blessantes, pour les buissons d’épines qui le griffent, pour l’odeur âcre de thym et de terre et pour le vent glacé, et c’est cette haine qui le fait marcher encore, malgré la faim et la soif, malgré les nuits sans sommeil.
Quand le jour commence à poindre, les hommes arrivent tout près de la Roche Longue, au sommet de la côte. Les uns après les autres, ils s’asseyent à côté du guide qui fume une cigarette en regardant le fond de la vallée, le ciel blanchi à l’est, et la brume qui monte du fleuve Roïa. Ils se reposent un moment, et Miloz mange pour la première fois depuis la veille, du pain, du fromage. Les autres l’imitent, sortent leurs provisions de leurs sacs. Le guide continue à fumer, sans rien dire. Puis il montre la ligne droite de la Roche Longue, au-dessus d’eux, que la première lumière éclaire étrangement. Il dit :
« Francia. »
Maintenant ils montent directement, sans prendre de sentiers. Ils suivent les chemins d’avalanches, où la neige s’accroche par plaques. Le guide monte facilement, parce qu’il a les mains libres et les pieds bien chaussés, mais les hommes dérapent, glissent, s’agrippent comme ils peuvent aux broussailles, déchirent leurs vêtements. En glissant sur des cailloux, l’homme qui est devant Miloz, un Turc, peut-être, démolit sa chaussure dont la semelle à demi détachée pend en arrière comme une espèce de langue. Mais il ne s’arrête même pas pour réparer sa chaussure, et continue comme il peut, écorchant la plante de son pied sur les cailloux tranchants.
Miloz arrive au sommet de la Roche Longue, presque en même temps que le guide, à bout de souffle. Quand il voit l’autre versant, encore dans l’ombre, mystérieux, irréel comme le monde en son commencement, quelque chose se libère en lui, le trouble de vertige. Au-dessous, il y a les ruines d’un village, une ferme abandonnée, des restanques plantées d’oliviers noirs, et le Roc d’Ormea, qui semble un récif dominant une mer d’ombre et de brumes. Miloz aimerait que Lena soit là, en ce moment, pour lui montrer tout cela, comme autrefois, la première fois qu’ils se sont connus, il l’avait guidée sur les chemins de berger de son enfance, jusqu’à l’endroit qu’on appelait la Vallée de Satan, et il serrait sa main fine dans la sienne et il lisait dans ses yeux agrandis l’horreur et l’émerveillement du gouffre.
Il pose sa valise à côté de lui, il s’assoit sur ses talons, à l’écart du guide. Ils ne se disent rien. Mais pour la première fois, Miloz sent qu’il y a une communication avec l’autre homme. Même s’ils ne se regardent pas, cela se sait, parce que c’est dans la façon qu’ils ont tous les deux d’être assis à croupetons et de regarder le paysage magnifique qui s’étend devant eux.
La lumière apparaît peu à peu sur les montagnes, éclairant d’abord les sommets, et le roc d’Ormea, déchiqueté, surgit au-dessus des vallées sombres. Miloz distingue le chemin qu’ils vont suivre, en France, d’abord depuis le haut de la crête rocheuse, puis vers le sud, contournant le pic rocheux, vers le fond des vallées, à travers la forêt de chênes verts et de pins. Tout à fait au sud, de l’autre côté du roc d’Ormea et des collines vert sombre, il voit la brume blanche qu’il connaît bien, et qui signifie qu’il y a la mer. C’est tout cela qu’il regarde, accroupi sur ses talons non loin du guide, et tout ce qu’il voit entre en lui comme des mots, comme des pensées. Il sait qu’il n’oubliera pas cela, pour pouvoir le dire plus tard à Lena, pour qu’elle vienne, elle aussi. Ce sont des signes aussi de la fin de la misère, de la fin des désirs inassouvis. La fatigue, le manque de sommeil le font délirer un peu et il entend que les autres hommes arrivent, s’asseyent autour de lui pour regarder à leur tour. Il perçoit le bruit de leurs voix, de leur souffle, tandis que le même mot est murmuré sur toutes les lèvres :
« Francia… Francia… »
Le guide reste immobile encore un long moment, en équilibre sur ses talons, comme s’il accordait aux hommes le droit de regarder la terre promise. Puis, quand le soleil apparaît derrière les hautes montagnes, de l’autre côté du fleuve Roïa, il se lève, il dit encore : « Marche ! » Et il se met à descendre rapidement la pente, vers le fond du vallon. Il marche sans se retourner, sans attendre. Même Miloz a du mal à le suivre, il titube sur les cailloux qui s’éboulent, ébloui par la lumière. Enfin ils marchent sur le sentier, autour du pic rocheux qui paraît blanc au soleil. Le vent froid se met à souffler dans la vallée, transperce les habits usés des hommes. Au bas de la pente, le guide les attend près d’une source qui jaillit au milieu des chênes, et dont l’eau cascade le long du sentier. Les uns après les autres, les hommes déposent leur fardeau et boivent longuement l’eau glacée, vivante. Les arbres sont épais, il y a des oiseaux qui chantent. Plus loin, le guide fait détaler un lièvre, qu’il essaie de tuer en vain à coup de pierre. Les hommes, eux, sont trop hébétés pour tenter quoi que ce soit, malgré la faim qui ronge leur ventre.
Plus loin, le sentier s’élargit, il est empierré. Ils traversent lentement le Plan-du-Lion, vers le village de Castellar. Dans les fermes, les premiers chiens français aboient, et les hommes se baissent un peu, pour disparaître derrière les buissons. Mais personne ne bouge dans les fermes. Peut-être qu’ils dorment encore, malgré la belle lumière du matin. Et maintenant, devant eux, tout à coup, le village est tout proche, perché en haut de son piton rocheux. Quand le guide arrive près de la chapelle, il s’arrête un instant, puis repart plus vite. Miloz descend la pente derrière lui. Les broussailles s’écartent. Sur l’aire goudronnée du parking, devant le village, il y a une camionnette bleue bâchée, à l’avant de la camionnette, Miloz aperçoit le gros Tartamella qui fume une cigarette en écoutant la radio.
La vie est longue, et lourde, elle pèse chaque jour, chaque nuit, sur l’ombre de la cave où dorment les hommes. Depuis combien de temps sont-ils là ? Ils ne savent plus. Miloz pense qu’il y a un mois, peut-être deux, ou trois. Peut-être que ce ne sont pas des mois, mais des années ? Quelquefois, l’homme barbu vient, ouvre la porte de la cave, appelle les noms. Il les prononce n’importe comment, en les écorchant, mais chacun s’y reconnaît, et se précipite vers l’escalier, sort au niveau du sol, ébloui par le soleil, titube. L’homme barbu ne dit rien d’autre. Il emmène les hommes qu’il a choisis dans la camionnette bleue bâchée, ou bien c’est Tartamella encore, avec son visage gras et suant qui attend derrière le volant. Où vont-ils ? La camionnette roule longtemps, sur la route sinueuse, traverse des villes, des avenues immenses où toutes les voitures rutilent à la lueur du soleil. Longe des parcs, des jardins pleins de palmiers, longe la mer d’un bleu irréel. Penchés vers l’ouverture de la bâche, les hommes se poussent pour regarder à tour de rôle, la bouche serrée, les yeux avides. Ils voient la vie du dehors, la vie belle et rapide, les reflets, les éclats, les gens qui marchent librement dans la rue, les jolies filles arrêtées devant les vitrines, les enfants qui courent le long des trottoirs.
Chaque jour, Miloz pense à Lena, il y pense si fort que cela lui fait mal. Il voulait écrire, les premiers temps, mais Tartamella ne veut pas. Il dit que la police ouvre les lettres, qu’elle fait des recherches pour surprendre les immigrés clandestins. Il dit qu’on le mettra en prison, ainsi que tous les autres, et qu’on les renverra chez eux. Parfois, Miloz voudrait s’échapper. Quand la camionnette bâchée ralentit, à un feu rouge, ou bien s’arrête parce que Tartamella va acheter des cigarettes, Miloz écarte la bâche et regarde au-dehors de toutes ses forces. Tous ses muscles tremblent du désir de bondir, de courir dans la rue, en pleine lumière, de disparaître au milieu de la foule. Mais il n’a pas d’argent, pas de papiers. Tartamella a pris toutes ses économies et sa carte d’identité, pour les garder en lieu sûr, a-t-il dit, mais Miloz sait bien que c’est pour le retenir prisonnier, pour l’empêcher de s’en aller. La camionnette conduit son chargement d’hommes jusqu’au lieu du travail, une carrière de ciment au fond d’un vallon obscur, un chantier au bord de la mer, où l’on construit un grand immeuble de béton, ou bien devant une bâtisse de banlieue, un hangar, des murs de brique, où il faut peindre, poncer, passer du crépi, clouer des bois de coffrage, fixer des poutrelles de fer avec des boulons.
Alors le ciel est bleu et froid au-dessus d’eux, mais ils se sentent libres à nouveau comme lorsqu’ils ont franchi la haute montagne pour redescendre vers la vallée brumeuse, à l’aube, la première fois. Miloz pense à cela. Il rêve chaque nuit, avant de s’endormir, au moment où il arrivera au sommet de la montagne, tenant dans sa main la main douce de Lena, et ils regarderont ensemble l’étendue des vallées, les pics rocheux, les bois de pins au-dessous d’eux, et la tache de brume qui indique là où commence la mer. Il rêve à cela, il parle à Lena, à l’intérieur de lui-même, couché sur le matelas moisi au fond de la cave. La fatigue l’empêche de rêver plus longtemps, et il ne sait pas ce qui se passe ensuite, quand il redescend vers la vallée en tenant la main de Lena. Peut-être que c’est l’image de Tartamella qui l’empêche de rêver, et il sombre dans un sommeil lourd, sans entendre les bruits des respirations des autres hommes, ni le vacarme des moteurs qui passent à toute vitesse sur la chaussée de l’avenue.
Il y a combien de temps ? Trois mois, quatre, cinq peut-être ? Miloz sait que le temps a passé à cause de l’hiver qui a fini. Maintenant le soleil brûle sur les chantiers. Les hommes ont abandonné leurs vêtements chauds, sauf le Tunisien qui garde jour et nuit son bonnet de laine noire et son gros chandail. D’autres hommes sont venus. Miloz s’en est aperçu au chantier de construction. Il les a vus, sombres, groupés sous un auvent qui sert à entreposer les compresseurs et les marteaux-piqueurs. Deux jours après, il a traversé le chantier au moment de la pause du déjeuner et il s’est approché d’eux. Ce sont des gens du Maghreb, vêtus encore plus pauvrement qu’eux, et leurs visages sont inquiets, marqués par la fatigue. Miloz s’est approché d’eux, il a essayé de leur parler, en français, puis en italien. Il leur a dit plusieurs fois :
« Vous êtes venus avec Tartamella ? »
Mais ils n’ont rien répondu. Peut-être qu’ils ne comprennent pas. Ils ont détourné leur regard, leur visage sombre a pris une expression encore plus inquiète, hostile. Miloz est retourné vers l’autre bout du chantier. Le contremaître a immédiatement donné le signal du travail, sans leur laisser le temps de manger. Le lendemain, quand l’homme barbu a fait l’appel de ceux qui iraient au chantier, Miloz n’a pas entendu son nom. Pendant trois jours il est resté enfermé dans le sous-sol, sans sortir, et le quatrième jour, on l’a conduit à un autre endroit, dans une montagne pelée où l’on creusait une carrière. La pluie avait transformé le cratère en lac de boue, et tout le jour il a étalé à la pelle les montagnes de boue que crachait la motopompe. Puis, quand le soleil est revenu, on l’a mis au pied de la falaise, avec d’autres hommes, un marteau-piqueur à la main, et ils creusaient tout le jour la pierre blanche éblouissante. La nuit ils dormaient dans une roulotte de tôle posée sur des pierres, à l’entrée de la carrière. La carrière était fermée par une clôture de fil de fer barbelé, dont le portail était condamné la nuit par un cadenas. Il y avait aussi un grand chien-loup enchaîné, qui courait attaché à la clôture par un mousqueton passé dans un fil de fer.
Ici, l’on ne voyait plus Tartamella, ni l’homme barbu du sous-sol de la villa. Les hommes qui travaillaient dans la carrière étaient tous étrangers, des Maghrébins à la peau brûlée par le froid et le soleil, vêtus d’indescriptibles haillons, ils étaient sombres et muets, et chaque fois que Miloz avait voulu engager la conversation avec eux, ils avaient détourné la tête sans répondre. Peut-être qu’eux ne comprenaient pas, ou bien qu’ils étaient devenus muets à force de vivre dans la carrière. Les seuls qui venaient de l’extérieur étaient les conducteurs de camions-bennes, et les hommes qui apportaient les gamelles de nourriture aux prisonniers, et qui fermaient le portail et accrochaient la chaîne du chien au fil de fer le long de la clôture. Mais ceux-là étaient aussi sombres et taciturnes que les ouvriers prisonniers de la carrière. Peut-être qu’ils étaient prisonniers eux-mêmes, dans leurs camions, et qu’ils ne pouvaient échapper au rôle qui leur était assigné. Quelquefois, le soir, un des hommes écoutait la radio, sur un vieux poste à transistors en plastique blanc, qui crachotait et envoyait par vagues une étrange musique nasillarde dont personne ne savait ce qu’elle signifiait.
Couché sur le sac de couchage encrassé, la tête appuyée contre la paroi de la roulotte, Miloz écoutait la musique grésillante en pensant à Lena, à la montagne, au village, à ses parents et à ses amis. Mais c’était si loin à présent que c’était devenu une sorte de rêve, irréel et vague, où les êtres et les choses pouvaient se modifier à chaque instant. Seuls les yeux de Lena brillaient d’un éclat fixe, sombres, profonds. Ils le regardaient de l’autre côté de l’espace, l’appelant. Miloz pensait au jour où il pourrait enfin partir, il pensait au long voyage de retour, à l’argent qu’il apporterait pour le mariage. Mais la fatigue l’écrasait avant la fin de son rêve, et il s’endormait avant même d’avoir entendu la chanson nasillarde du poste de radio.
Les jours sont passés ainsi, prisonniers du trou blanc de la carrière calcaire, dans le fracas des marteaux-piqueurs et du concasseur qui transformait la pierre en gravillons pour les jardins des villas et pour le revêtement des routes. Miloz ne sait plus depuis combien de temps il vit là, dans la roulotte aux parois de tôle qui sent la sueur, le tabac et l’urine, sans parler, sans penser, s’arrêtant de creuser la pierre pour manger le ragoût tiède qu’apportent les chauffeurs des camions, et le soir pour dormir écrasé de fatigue. Ce n’est que lorsque le froid revient, après la chaleur brûlante des mois de l’été, et quand les orages éclatent de l’autre côté des montagnes, qu’il compte qu’une année entière s’est écoulée. Il en ressent alors une angoisse très grande, comme s’il découvrait tout à coup qu’il a peu à peu été entouré d’abîmes, une angoisse qui l’oppresse jour et nuit, qui l’empêche de dormir. Cela est venu si brusquement qu’il n’a pas compris au début ce qui serrait sa gorge et son cœur, et rendait ses jambes faibles, et il a cru qu’il était tombé malade. Mais, un soir, couché sur le sac de couchage dans l’obscurité lourde de la roulotte, écoutant au-dehors le bruit du vent sur la pierre, le bruit de la chaîne du chien-loup courant le long de la clôture de barbelés, écoutant au-dedans le bruit régulier des respirations d’hommes endormis, et le crépitement léger d’une cigarette qui s’embrasait par moments dans l’ombre, à l’autre bout de la roulotte, il comprend : il a peur de mourir là, maintenant, demain, un jour, bientôt, de mourir prisonnier de cette carrière, sans être revenu jusqu’à Lena, sans l’avoir revue. L’angoisse de la mort est si grande alors qu’il ne peut plus la contenir. Il serre les dents si fort que ses tempes et les muscles de son cou ont mal, et il sent les larmes qui, malgré lui, coulent de ses yeux, mouillent ses joues et ses lèvres. Il crie, d’un cri contenu, un grognement de porc, ou de chien malade, c’est cela qu’il pense malgré lui, et ses poings serrés frappent le sol de la roulotte, les parois de tôle qui résonnent. Les hommes se sont réveillés, mais ils ne disent rien, assis sur leurs sacs de couchage dans le noir, même celui qui fumait a cessé de tirer sur la cigarette. Ils écoutent sans bouger, sans parler, respirant doucement, ils attendent. Les coups de poing cognent sur les parois de tôle, renversent une bouteille, ou une gamelle, frappent le sol, de plus en plus fort, de plus en plus vite, puis ils s’espacent, ils se fatiguent, et tout d’un coup on n’entend plus que la respiration haletante, brouillée de sanglots, et la voix enragée du grand chien qui court le long de la clôture. Puis le silence revient peu à peu, à l’intérieur de la roulotte de tôle. Les hommes se sont à nouveau étendus sur leurs sacs de couchage, et leurs yeux grands ouverts scrutent le noir impénétrable.
C’est cette nuit-là que Miloz a décidé de s’enfuir. Il n’en a pas parlé aux autres, mais sans qu’il sache comment, les hommes ont compris, et ils ont voulu venir avec lui. Le matin, quand le contremaître est arrivé dans le premier camion, les hommes ne se sont pas levés. Ils sont restés assis par terre, dans la lumière du soleil levant, et ils avaient mis sur eux tous leurs vêtements, et leurs sacs étaient posés à côté d’eux. Miloz avait sa valise en carton bouilli, déchirée sur le couvercle, et lui était debout, parce que c’est lui qui devait parler. Le contremaître a tout vu du premier coup d’œil, et il n’est pas descendu du camion. Il a même laissé le moteur tourner, pour pouvoir faire marche arrière si les choses devenaient menaçantes. Quand Miloz s’est approché pour demander l’argent qu’on leur devait, il n’a pas répondu tout de suite, comme s’il réfléchissait. Puis il a parlé, à voix un peu étouffée, pour n’être entendu que de Miloz. Il a parlé du contrat, qui était pour deux ans, et il a promis que tout le monde serait payé, et que lui, Miloz, pourrait prendre un camion, qu’il deviendrait contremaître, et qu’il retournerait habiter en ville. Les hommes restaient immobiles, assis sur les tas de cailloux, avec leurs baluchons posés à côté d’eux comme s’ils attendaient le train.
Quand le contremaître a compris qu’ils ne bougeraient plus, il a enclenché la marche arrière, et il a reculé brutalement, en laissant le portail grand ouvert. Miloz a entendu le bruit du moteur décroître dans la vallée, puis tout est redevenu silencieux. Le ciel était tendu, d’un bleu intense, et le vent froid soufflait. Mais les hommes sont restés assis dehors, sans bouger, sauf de temps en temps pour aller boire ou uriner. Ils ne parlaient pas, et Miloz regardait avec curiosité, haine et admiration leurs visages sombres et impassibles. Ce n’était pas de lui que le contremaître avait eu peur, mais d’eux, de leur force sans espoir. Toute la matinée, ils sont restés assis sur les pierres, regardant le portail grand ouvert que les rafales de vent faisaient battre en grinçant. Le chien-loup était comme eux, il dormait les yeux ouverts, au pied de la clôture.
Ensuite, vers le milieu du jour, le camion est revenu, et avec le contremaître il y avait l’homme barbu que Miloz avait connu, quand il vivait dans le sous-sol de la villa. C’est lui qui a compté l’argent, et qui l’a donné à chaque homme, par paquets de billets de cent francs. Miloz a reçu sa liasse, et quand il l’a prise, l’homme barbu lui a dit simplement, et c’était une affirmation, pas une question.
« Tu t’en vas aujourd’hui. »
Miloz a tourné la tête, il a regardé du côté des hommes de la carrière. Mais tous avaient disparu, ainsi que leurs baluchons. Et puis, de l’autre côté des baraquements et des roulottes, Miloz a entendu le bruit du moteur du compresseur, et le grelot aigu des marteaux-piqueurs. Il avait soif. Il a marché vers le robinet d’eau, près du portail, il a bu longuement. Puis il a pris la poignée de sa valise en carton bouilli, et il est sorti de l’enclos, sans se retourner.
Le soleil est bien à mi-chemin du ciel, il brûle fort dans tout le bleu, malgré le vent froid de l’hiver. Miloz marche de plus en plus vite, il redescend la route vers la mer, vers la grande ville pleine de bruit et de mouvement.
Il arrive à la nuit tombante, quand les lampadaires s’allument en faisant de grandes flaques de lumière sur l’asphalte, et que les feux rouges des voitures fuient sans cesse au bout des avenues. Il y a si longtemps qu’il n’a pas été libre que son cœur bat vite et lui fait mal, et qu’il peut à peine respirer. Le bruit et le mouvement des rues fait tourner la tête et l’écœure, alors il s’assoit sur un banc, devant la gare, et il regarde passer les autos. Un car de la police glisse lentement devant lui, et les policiers lui jettent un coup d’œil inquisiteur. Miloz a peur, il recommence à marcher avec sa vieille valise de carton qui cogne contre ses jambes. Il entre dans un bar éclairé par des barres de néon, et il s’assoit tout à fait au fond, le plus loin possible de la porte, à côté de deux hommes qui jouent aux cartes. Il commande de la bière et un sandwich, il mange et boit presque machinalement. Quand le bar ferme, il est à nouveau dans la rue, sans savoir où aller. Il voudrait aller à l’hôtel pour dormir, mais il a peur du regard des veilleurs de nuit des hôtels. Il s’éloigne du centre, le long des avenues sombres, jusqu’à ce qu’il trouve un chantier d’immeuble. C’est là qu’il s’installe pour dormir, couché dans la poussière de ciment, la tête appuyée sur sa vieille valise, enveloppé dans des bouts de carton qu’il a trouvés par terre. Il dort, la main posée contre son cœur, sur la poche de son tricot de corps où il a cache son argent.
Quand le jour vient, il sort du chantier avant que les ouvriers n’arrivent, et il continue à marcher dans la ville, au hasard, d’une rue à l’autre. Les vitrines des magasins brillent fort, les cafés, les restaurants, les devantures des cinémas pleins d’ivresse. Miloz n’ose entrer nulle part, seulement dans les boulangeries, pour acheter des baguettes de pain chaud qu’il mange dans les jardins publics, entouré de pigeons et de moineaux. Il n’ose plus aller dans les bars pour boire de la bière, parce que les gens regardent son visage hirsute, brûlé de soleil et de froid, et ses habits usés et pleins de poussière de ciment.
Mais lui les regarde, avidement presque, comme s’il cherchait à comprendre ce qui les rend si lointains, si indifférents, comme s’ils n’appartenaient pas au même monde. Il y a des jeunes filles si belles, avec des visages clairs et purs auréolés de cheveux blonds, de cheveux noirs, vêtues comme des amazones, balançant doucement leurs hanches, glissant sur le trottoir comme des fées. Mais elles ne le voient pas, elles passent devant lui sans le regarder, leurs beaux yeux cachés par des lunettes de soleil, ou bien fixés au loin, à travers lui. Il les épie dans les jardins publics, dans la rue, sur les reflets des vitrines. Alors il voit son propre visage apparaître, mangé de barbe, avec ses cheveux noirs emmêlés qui font comme un casque, et ses traits amaigris, ses yeux fiévreux, effrayants. Il doit se fuir lui-même, comme font les jeunes filles seules qui traversent la rue quand elles le voient arriver.
La nuit, dans le chantier abandonné, il écoute la rumeur de la ville, les bruits des postes de radio, de télévision, les grondements sourds des autos et les bruits de crécelle des motos. Une nuit, il est réveillé en sursaut. Il regarde dans le noir, sans respirer, et il voit des silhouettes d’hommes qui rôdent sur le chantier. Peut-être qu’ils le cherchent pour le tuer, et lui voler son argent ? Alors, en silence, il se glisse hors de sa couchette, il prend sa valise et il sort du chantier. Quand il est dans la rue, il se met à courir aussi vite qu’il peut, droit devant lui, sans se retourner. Puis il se cache dans un terrain vague, derrière un mur, là où il y a un dépotoir. C’est là qu’il passe la nuit, écoutant le bruit des rats qui galopent dans le terrain vague, dans l’air froid bleui par la lumière électrique.
Alors, quand le jour se lève, il traverse la ville, et il marche vers l’est, le plus loin qu’il peut. Quand il arrive près de la frontière, il remonte vers le nord, et il cherche, jusqu’à ce qu’il retrouve la route par laquelle il est venu, la première fois. Jour après jour, il marche vers la haute montagne, mangeant le pain qu’il a acheté dans les boulangeries de la ville, buvant l’eau des fontaines. Déjà, le ciel est plus bleu, et l’odeur des forêts de mélèzes lui rend ses forces. Il marche sur les sentiers de cailloux aigus, à travers la garrigue et les chênes verts. Quand il n’y a plus de maisons, seulement de temps à autre les murs écroulés d’une ancienne ferme, ou des restanques abandonnées, Miloz n’a plus peur. Il monte vers le haut de la montagne, peinant sous le soleil éblouissant de l’hiver, comme s’il remontait vers le commencement du temps, là où il n’y a plus de haine, ni de désespoir.
Le silence est grand, le froid brûle la peau du visage et des mains, fait pleurer les yeux. Alors, à un moment, entre les rocs escarpés, contre le ciel pur, Miloz voit la Roche Longue, pareille au bord d’une fenêtre d’où on peut apercevoir l’éternité. C’est là qu’il va, escaladant la pente qui s’éboule, presque sans respirer, écorchant ses mains et ses genoux, traînant sa valise qui s’abîme sur les pierres aiguës. La fatigue pèse sur lui, l’air manque, et chaque fois qu’il sent qu’il va tomber, il dit à haute voix, comme le passeur : « Marche ! Marche ! » Quand il est au sommet, c’est le soir, et il voit le paysage de l’autre côté, les vallonnements, les villages qui fument dans l’ombre. Tout à fait en bas, dans la faille sombre de la terre, monte la brume cotonneuse le long du fleuve Roïa, celui qu’il a traversé il y a un an, le fleuve presque sans eau de l’oubli. Malgré le vent glacé qui vient des cimes enneigées, il se couche sur le bord de la falaise, et les yeux agrandis par la fatigue, il regarde au loin, comme si son regard pouvait éveiller quelque part, malgré le temps, malgré le silence, les yeux de Lena.