Quelquefois, il croit que la rue est à lui. C’est le seul endroit qu’il aime, vraiment, surtout au lever du jour, quand il n’y a encore personne, et que les voitures sont froides. David voudrait que ce soit toujours comme cela, avec le ciel clair au-dessus des maisons sombres, et le silence, le grand silence, qu’on croirait descendu du ciel pour apaiser la terre. Mais est-ce qu’il y a des anges ? Autrefois sa mère lui racontait de longues histoires où il y avait des anges aux grandes ailes de lumière, qui planaient dans le ciel au-dessus de la ville, et descendaient pour porter secours à ceux qui en avaient besoin, et elle disait qu’on savait que l’ange était là quand on sentait sur son cou un passage de vent, rapide et léger comme un souffle qui vous faisait frissonner. Son frère Édouard se moquait de lui parce qu’il croyait ces histoires, et il disait que les anges, ça n’existait pas, qu’il n’y avait rien d’autre dans le ciel que des avions. Et les nuages ? Mais pourquoi les nuages prouvaient l’existence des anges ? David ne s’en souvient plus, et il a beau faire des efforts, rien ne lui revient.
Mais le matin, maintenant, c’est libre, trop libre, parce qu’il n’y a plus rien, plus personne qui attend. Pourtant il voudrait que cela ne cesse jamais, parce que c’est après que c’est terrible, après, quand le jour est vraiment commencé, et que roulent les voitures, les cars, les motos, et que marchent tous les gens, au visage si dur. Où vont-ils ? Que veulent-ils ? David préfère penser aux anges, à ceux qui volent si haut qu’ils ne voient même plus la terre, seulement le tapis blanc des nuages qui glisse lentement sous leurs ailes. Mais il faut que le ciel soit toujours du matin, très grand, et pur, parce que c’est l’instant où les anges doivent pouvoir planer longtemps, sans risquer de rencontrer un avion.
La rue, à six heures du matin, est belle et calme. Dès qu’il a refermé la porte de l’appartement, et mis le cordon où est suspendue la clé autour de son cou, et remonté la fermeture à glissière de son blouson de plastique bleu, David se lance dans la rue. Il court entre les voitures arrêtées, il remonte les volées d’escaliers, il s’arrête au centre de la placette, le cœur battant, comme si quelqu’un le suivait. Il n’y a personne, et le jour se lève à peine, éclaircissant le ciel gris, tandis que les maisons sont encore sombres, volets clos, fermées dans le sommeil frileux du matin. Il y a des pigeons, déjà, qui s’envolent devant David dans un grand froissement d’ailes. Ils vont sur les rebords des toits, ils roucoulent. Il n’y a pas encore de grondements de moteurs, pas encore de voix d’hommes.
David marche jusqu’à la porte de l’école, sans même s’en rendre compte. C’est une vilaine bâtisse de ciment gris qui s’est insinuée entre les vieilles maisons de pierre, et David regarde la porte peinte en vert sombre, où les pieds des enfants ont laissé des meurtrissures, vers le bas. Mais il n’est peut-être pas venu par hasard ; simplement il veut la regarder encore une fois, la porte, et aussi le mur avec ses graffiti, l’escalier taché de chewing-gum, les vieilles fenêtres crasseuses bouchées par le grillage. Il veut regarder tout, et l’idée que c’est pour la dernière fois fait battre son cœur plus vite, comme si déjà tout était changé, et qu’il était chassé, poursuivi. C’est la dernière fois, la dernière fois, c’est ce qu’il pense, et cela tourne dans sa tête jusqu’au vertige. Il ne l’a dit à personne, ni à sa mère, mais maintenant, c’est sûr, tout est achevé.
Il reste tout de même longtemps là, assis sur les marches du petit escalier qui conduit à la porte, jusqu’à ce que le bruit de l’arroseur le tire de sa rêverie. L’eau jaillit du tuyau en faisant des déchirures et des détonations, ruisselle le long des ruelles. Le jet fait résonner les carrosseries des voitures arrêtées, chasse les ordures le long des caniveaux. David se lève, il s’éloigne de l’école, il commence la traversée de la ville.
Au-delà de la grande avenue, c’est la ville nouvelle, mystérieuse, dangereuse. Il y est allé déjà, avec son frère Édouard, il se souvient de tout, des magasins, des grands immeubles debout devant leurs aires goudronnées, les réverbères plus haut que les arbres, qui font la nuit leur lumière orangée, éblouissante. Ce sont les endroits où l’on ne va pas, dont l’on ne sait rien. Les endroits où l’on se perd.
La ville est grande, si grande qu’on n’en voit jamais la fin. Peut-être qu’on pourrait marcher des jours et des jours le long de la même avenue, et la nuit viendrait, et le soleil se lèverait, et on marcherait toujours le long des murs, on traverserait des rues, des parkings, des esplanades, et on verrait toujours miroiter à l’horizon, comme un mirage, les glaces et les phares des autos.
C’est cela, partir pour ne jamais revenir. Le cœur de David se serre un peu, parce qu’il se souvient des paroles de son frère Édouard, avant qu’il ne parte : « Un jour, je m’en irai, et jamais plus vous ne me reverrez. » Il avait dit cela sans forfanterie, mais avec le regard si plein de sombre désespoir que David était allé se cacher dans l’alcôve pour pleurer. C’est toujours terrible de dire les choses, et puis de les faire.
Aujourd’hui, ça n’est pas un jour comme un autre. La lumière de l’été est venue, pour la première fois, sur les façades des maisons, sur les carrosseries des voitures. Elle fait des étoiles partout, brûlantes pour les yeux, et malgré sa crainte et ses doutes, David se sent tout de même content d’être dans la rue. C’est pour cela qu’il est parti de l’appartement, très tôt, dès que sa mère a refermé la porte pour aller travailler, il est sorti sans même manger le bout de pain beurré qu’elle avait laissé sur la table, il a dévalé les escaliers, et il est sorti, en courant, avec la clé qui battait sur sa poitrine. C’est pour cela, et aussi à cause de son frère Édouard, parce qu’il y a pensé toute la nuit, enfin, une bonne partie de la nuit, avant de dormir.
« Je m’en irai très loin, et je ne reviendrai jamais. » C’est ce que son frère Édouard avait dit, mais il avait attendu presque un an avant de le faire. Sa mère croyait qu’il n’y pensait plus, et tout le monde — enfin, ceux qui l’avaient entendu dire cela — pensait la même chose, mais David, lui, n’avait pas oublié. Il y pensait tous les jours, et la nuit aussi, mais il ne disait rien. D’ailleurs cela n’aurait servi à rien de dire : « Quand est-ce que tu vas partir pour toujours ? » parce que son frère Édouard aurait sûrement hausse les épaules sans répondre. Peut-être qu’il n’en savait rien à ce moment-là.
C’était un jour comme aujourd’hui, David s’en souvient très bien. Il y avait le même soleil dans le ciel bleu, et les rues de la vieille ville étaient propres et vides, comme après la pluie, parce que l’arroseur public venait de passer. Mais c’était très vide et très effrayant, et la lumière qui brillait sur les fenêtres, en haut des maisons, et les roucoulements des pigeons, et les voix des enfants qu’on entendait, qui s’appelaient d’une maison à l’autre, dans le dédale des ruelles encore obscures, et même le calme et le silence du matin étaient terribles, parce que David et sa mère n’avaient pas dormi cette nuit-là, à attendre qu’il revienne, à guetter les coups qu’il frappait à la porte, toujours les mêmes coups : tap-tap-tap, tap-tap. Ensuite, comme c’était un dimanche et que sa mère n’allait pas travailler, il y avait tellement d’angoisse dans le petit appartement que David n’avait pas pu le supporter, et il était sorti tout le jour, marchant à travers les rues, allant de maison en maison, pour chercher un signe, entendre une voix, jusque dans les jardins publics, jusque sur la plage. Les mouettes s’étaient envolées tandis qu’il marchait le long du rivage, se reposant un peu plus loin, piaillant parce qu’elles n’aimaient pas qu’on les dérange.
Mais David ne veut pas trop penser à ce jour-là, parce qu’il sait que l’angoisse va peut-être revenir, et il pense alors à sa mère, assise sur la chaise devant la fenêtre, attendant aussi immobile et lourde qu’une statue. Il s’assoit sur un banc de la placette, il regarde les gens qui commencent à bouger, et les enfants qui courent en criant, avant l’ouverture de l’école.
C’est dur d’être seul quand on est petit. David pense à son frère Édouard, il se souvient de lui maintenant avec netteté, comme s’il était parti avant-hier. Lui avait quatorze ans, il venait d’avoir quatorze ans quand c’est arrivé, tandis que David a à peine neuf ans. C’est trop petit pour partir, c’est peut-être pour cela que son frère Édouard n’a pas voulu de lui. À neuf ans, est-ce qu’on sait courir, est-ce qu’on sait se battre, gagner sa vie, est-ce qu’on sait ne pas se perdre ? Pourtant, un jour ils s’étaient battus dans l’appartement, à propos de quoi ? Il ne sait plus, mais ils s’étaient battus pour de vrai, et avant de l’immobiliser avec une clé au cou, son frère Édouard était tombé, c’était David qui l’avait fait tomber en lui faisant un croc-en-jambe, et son frère avait dit, en soufflant un peu : « Tu sais bien te battre, toi, pour un petit. » David s’en souvient très bien.
Où est-il maintenant ? David pense si fort à lui qu’il sent son cœur cogner à grands coups dans sa poitrine. Est-il possible qu’il ne l’entende pas, là où il est, qu’il ne sente pas sur lui le regard qui l’appelle ? Mais il est peut-être au bout de la ville, plus loin encore, au-delà des boulevards et des avenues qui font comme des fosses infranchissables, de l’autre côté des falaises blanches des grands immeubles, perdu, abandonné. C’est à cause de l’argent qu’il est parti, parce que sa mère ne voulait rien lui donner, parce qu’elle lui prenait ses gains d’apprenti mécanicien, et qu’il n’y avait jamais d’argent pour aller au cinéma, pour jouer au football, pour acheter des glaces ou jouer aux billards électriques dans les cafés.
L’argent est sale, David le déteste, et il déteste son frère Édouard d’être parti à cause de cela. L’argent est laid, et David le méprise. L’autre jour, devant son ami Hoceddine, David a jeté une pièce de monnaie dans un trou du trottoir, comme cela, pour le plaisir. Mais Hoceddine lui a dit qu’il était fou, et il a cherché à repêcher la pièce avec une baguette, sans y arriver. Quand il aura de l’argent David pense qu’il le jettera par terre, ou dans la mer, pour que personne ne le trouve. Lui, il n’a besoin de rien. Quand il a faim, dans la rue, il rôde autour des épiceries, et il prend ce qu’il peut, une pomme, ou une tomate, et il se sauve très vite à travers les ruelles. Comme il est petit, il peut entrer dans des tas de cachettes, des soupiraux, des dessous d’escaliers, des réduits de poubelle, des coins de porte. Personne ne peut le prendre. Il se sauve très loin, et il mange le fruit lentement, sans se salir. Il jette les peaux et les graines dans un caniveau. Il aime surtout les tomates, ça a toujours étonné son frère Édouard, c’est même comme ça qu’il l’avait surnommé, autrefois, « Tomate », mais sans méchanceté, peut-être même que dans le fond il l’admirait pour ça, c’était la seule chose qu’il ne pouvait pas faire.
Si, il aimait bien son nom, aussi, ce nom de David. C’était le nom de leur père, avant qu’il soit mort dans un accident de camion, il s’appelait David Mathis, mais lui était si jeune qu’il ne s’en souvenait même plus. Et leur mère ne voulait jamais leur parler de leur père, sauf pour dire quelquefois qu’il était mort sans rien lui laisser, parce qu’elle avait été obligée alors de commencer ce travail de femme de ménage pour nourrir ses deux enfants. Mais son frère Édouard devait se souvenir de lui, parce qu’il avait six ou sept ans quand son père était mort, alors peut-être pour cela, quelquefois, il avait une drôle de voix, et son regard était troublé, quand il répétait son nom : « David… David… »
Quand il avance dans la grande avenue, le bruit des voitures et des camions est tout d’un coup terrible, insupportable. Le soleil brille fort dans le ciel, jetant des éclairs sur les carrosseries, éclairant les hautes façades des immeubles blancs. Il y a des gens qui marchent sur le trottoir, mais ce ne sont pas des gens pauvres comme dans la vieille ville, arabes, juifs, étrangers vêtus de vieux vêtements gris et bleus, ici ce sont des gens que David ne connaît pas, très grands, très forts. David est content d’être petit, parce que personne ne semble le voir, personne ne peut remarquer ses pieds nus dans des chaussures de caoutchouc, ni son pantalon élimé aux genoux, ni surtout son visage maigre et pâle, ses yeux sombres. Pendant un instant, il veut retourner en arrière pendant qu’il en est encore temps, et sa main machinalement serre la clé qui pend autour de son cou.
Mais toujours, quand il a peur de quelque chose, il pense à l’histoire que sa mère lui a racontée, celle du jeune berger qui avait tué un géant, d’une seule pierre ronde lancée avec sa fronde, quand tous les soldats, et même le grand roi étaient terrifiés. David aime cette histoire, et son frère Édouard l’aime aussi, et c’est pour cela peut-être qu’il répétait comme cela son nom, comme s’il y avait quelque chose de surnaturel dans les syllabes du nom. Autrefois, avec lui, il n’aurait pas eu peur de marcher ici, dans cette rue dont on ne voit pas la fin. Mais aujourd’hui, ça n’est pas pareil, parce qu’il sait que son frère Édouard a marché ici, avant de disparaître. Il le sait au fond de lui-même, mieux que s’il voyait ses traces sur le ciment du trottoir. Par là, il est venu, puis il a disparu, pour toujours. David voudrait oublier le sens de ces mots « pour toujours », parce qu’ils lui font mal, ils rongent l’intérieur de son corps, de son ventre.
Mais il faut faire attention aux gens, aux passants, qui avancent, avancent aveuglément. Le soleil est haut dans le ciel sans nuage, les immeubles blancs resplendissent. Jamais David n’avait vu tant de gens, tous inconnus, et des vitrines, des restaurants, des cafés. Son frère Édouard est venu par là, parce que c’était l’argent qu’il voulait, il voulait conquérir l’argent. Dans les rues sombres, dans l’appartement, dans les couloirs humides, sans lumière, la pauvreté est comme un drap mouillé sur la peau, ou pire, comme une peau sale et moite qu’on ne peut enlever. Mais ici, la lumière et le bruit brûlent la peau, brûlent les yeux, les grondements des moteurs arrachent les souvenirs. David fait des efforts désespérés pour ne pas oublier tout cela, il veut se souvenir toujours. Son frère Édouard lui a dit qu’il valait mieux mourir en prison que de continuer à vivre là, dans l’appartement obscur. Mais quand David a répété cela à sa mère, elle s’est mise en colère, et elle a menacé de l’enfermer en maison de correction, très loin, longtemps. Elle a dit qu’il serait un voleur, un assassin, et d’autres choses encore que David n’a pas bien comprises, mais son frère Édouard était très pâle, et il écoutait, et il y avait une lueur dans ses yeux sombres que David n’aimait pas voir, et aujourd’hui encore, quand il s’en souvient, son cœur se met à bondir comme s’il avait peur.
« Lâche, sale dégonflé, cafard, salaud », c’est ce qu’a dit son frère Édouard le lendemain, et il l’a battu de toutes ses forces, en lui cognant même sur la figure à coups de poing, jusqu’à ce que David pleure. C’est pour cela qu’il est parti, donc, pour toujours, parce que David avait parlé à sa mère, avait dit qu’il valait mieux mourir en prison.
Alors David se sent bien fatigué, tout d’un coup. Il regarde en arrière, et il voit l’étendue de l’avenue qu’il a parcourue, les immeubles, les autos, les camions, tout cela pareil à ce qui est devant lui. Où aller ? Il va à un arrêt d’autobus, il s’assoit sur le petit banc en plastique. Par terre, il y a des tickets usagés, jetés par les gens. David en ramasse un, et quand l’autobus arrive, il fait signe, et il monte dedans, et il poinçonne l’extrémité intacte du ticket. Il va s’asseoir au fond, si un contrôleur monte, c’est plus facile de descendre avant qu’il n’arrive. Autrefois, son frère Édouard l’emmenait au stade comme cela, le dimanche, et avec l’argent de l’autobus, ils achetaient de la gomme. David préférait acheter un morceau de pain chaud dans une boulangerie. Mais aujourd’hui, il n’a même pas une pièce pour acheter du pain. Il pense à la pièce qu’il a jetée dans le trou du trottoir, peut-être qu’il aurait dû essayer de la repêcher, aujourd’hui ?
L’autobus longe le lit du rio sec, là où il y a de grandes esplanades couvertes de voitures immobiles et des terrains vagues sans herbe. Il y a maintenant de grandes murailles debout au bord du fleuve, avec des milliers de fenêtres toutes identiques, où brille la lumière du soleil, comme si elle ne devait jamais s’arrêter. Loin, loin, mais où est la ville ? Où est la mer, où sont les ruelles obscures, les escaliers, les toits où roucoulent les pigeons ? Là, il semble qu’il n’y ait jamais rien eu d’autre, jamais rien que ces murailles et ces esplanades, et les terrains vagues où l’herbe ne pousse pas.
Quand l’autobus arrive à son terminus, David recommence à marcher sur l’avenue, le long du rio sec. Puis, voyant un escalier, il descend jusqu’au lit du fleuve, et il s’assoit sur les galets. Le soleil de l’après-midi brûle fort, il dessèche tout. Sur le lit du fleuve, parmi les tas de galets, il y a des branches mortes, des débris de caisse, même un vieux matelas aux ressorts rouillés. David se met à marcher sur les galets entre les débris, comme s’il cherchait quelque chose. C’est bien, ici, on n’entend presque plus les voitures et les camions, sauf de temps en temps un crissement aigu de freins, ou bien un long coup de klaxon qui semble aboyer au-delà des murailles des immeubles. C’est un endroit pour les rats et pour les chiens errants, et David n’a pas peur d’eux. Tout de même, il choisit sur la plage une belle pierre, bien polie et ronde, comme le berger de l’histoire qu’il aime, et il la met dans sa poche. Avec la pierre, il se sent plus rassuré.
Il reste longtemps sur le lit du rio sec. Ici, pour la première fois, il se sent bien, loin de la ville, loin des autos et des camions. La lumière du soleil est moins vive déjà, le ciel se voile de brume. De chaque côté du fleuve, les immeubles se dressent, montagnes de ciment aux fenêtres minuscules pareilles à des trous de serpent. Le ciel est vaste, et David pense aux nuages qu’il aimait regarder autrefois, couché sur le dos dans les jardins, ou bien sur les cailloux de la plage. Alors on voyait la forme des anges, le reflet jaune du soleil sur les plumes de leurs ailes. Il n’en parlait à personne, parce qu’il ne faut parler des anges à personne.
Aujourd’hui, maintenant, peut-être qu’ils vont revenir, parce qu’il le faudra bien. David se couche sur le lit du fleuve, comme autrefois, et il regarde le ciel éblouissant entre ses paupières serrées. Il regarde, il attend, il veut voir passer quelque chose, quelqu’un, fut-ce un oiseau, pour le suivre du regard, essayer de partir avec lui. Mais le ciel est tout à fait vide, pâle et brillant, il étend son vide qui fait mal à l’intérieur du corps.
Il y a si longtemps que David n’a pas ressenti cela : comme un tourbillon qui grandit au fond de lui, qui écarte toutes les limites, comme si l’on était alors un moucheron minuscule voletant devant un phare allumé. David se souvient maintenant du jour où il avait cherché son frère Édouard, à travers toutes les ruelles, sur les places, au fond des cours, même en l’appelant. C’était un dimanche, il faisait froid, parce que c’était encore le plein hiver. Le ciel était gris, et il y avait du vent. Mais en lui il y avait une inquiétude qui grandissait, à n’en plus pouvoir tenir dans son corps, et son cœur battait, parce que sa mère attendait seule à la maison, immobile et froide sur la chaise, les yeux fixés sur la porte. À la plage il l’avait trouvé, avec d’autres garçons de son âge. Ils étaient assis en rond, protégés des regards et du vent froid par le mur de soutènement de la chaussée. Quand David s’était approché, un des garçons, le plus jeune, qui s’appelait Corto, s’était retourné et il avait dit quelque chose, et les autres étaient restés immobiles, mais son frère Édouard était venu vers lui, et il avait dit d’une voix dure : « Qu’est-ce que tu veux ? » Et il avait des yeux étranges et brillants, comme de fièvre, qui faisaient peur. Comme David restait sans répondre, il avait ajouté, de sa voix brutale d’étranger : « C’est elle qui t’envoie pour m’espionner ? Fous le camp d’ici, rentre à la maison. » Alors Corto était venu, et c’était un garçon étrange qui avait un visage de fille, et un corps long et mince comme celui d’une fille, mais une voix grave pour son âge, et il avait dit : « Laisse-le. Peut-être qu’il veut jouer au ballon avec nous ? » Son frère Édouard était resté immobile, comme s’il ne comprenait pas. Corto avait dit à David, cette fois, avec un sourire bizarre : « Viens, petit, on fait une belle partie de ballon. » Alors machinalement, David avait suivi Corto jusque-là où ils étaient assis en cercle sur les cailloux et il avait vu par terre, au milieu, sur un sac en plastique, un tube de dissolution bouché, et il y avait aussi une feuille de papier buvard pliée en deux, que les garçons se passaient de main en main, et à tour de rôle ils mettaient leur figure dans la feuille et ils respiraient en fermant les yeux, et ils toussaient un peu. Alors Corto avait tendu la feuille pliée à David, et il lui avait dit : « Vas-y, respire un bon coup, tu vas voir les étoiles. » Et dans la feuille de buvard il y avait une grande tache de colle visqueuse, et quand David avait reniflé, l’odeur était entrée au fond de lui d’un seul coup, et lui avait tourné la tête, et il s’était mis à trembler, puis à pleurer, à cause du vide qu’il y avait là, sur la plage, près du mur sale, avec Édouard qui n’était pas rentré à la maison depuis le matin.
Ensuite il s’était passé quelque chose d’étrange, David s’en souvient très bien. Son frère Édouard avait mis le bras autour de lui, et il l’avait aidé à se lever, et à marcher sur la plage, et il avait marché avec lui à travers les rues de la vieille ville, et il était entré dans l’appartement, et sa mère n’avait rien osé dire, ni crier, pourtant il était resté dehors tout le jour sans rentrer même déjeuner, mais il l’avait conduit jusqu’au lit, dans l’alcôve, et il l’avait aidé à se coucher, et après il s’était couché à son tour. Mais ce n’était pas pour dormir, parce que David avait vu ses yeux ouverts qui le regardaient jusqu’au moment où il avait sombré dans le sommeil.
Maintenant, c’est comme cela, le tourbillon revient, creuse son vide dans la tête et dans le corps, et l’on bascule comme si on tombait dans un trou profond. C’est le silence et la solitude qui en sont la cause. David regarde autour de lui, l’étendue de galets poussiéreux, les débris qui jonchent le lit du fleuve, et il sent le poids du silence. Le ciel est très clair, un peu jaune à cause du soleil qui se couche. Personne ne vient, par ici, personne jamais. C’est un endroit seulement pour les rats, et pour les mouches plates qui cherchent leur nourriture parmi les détritus que les hommes ont laissés sur le lit du fleuve.
David aussi a faim. Il pense qu’il n’a rien mangé depuis hier soir, rien bu non plus. Il a soif et faim, mais il ne veut pas retourner vers la vieille ville. Il marche sur les plages de galets jusqu’au cours d’eau qui serpente lentement. L’eau est froide et transparente, et David boit longuement, à genoux sur les galets, le visage tout près de l’eau. D’avoir bu comme cela, il se sent un peu mieux, et il a la force de remonter le lit du fleuve, jusqu’à une rampe d’accès un peu en amont. C’est là que les camions viennent décharger leurs bennes, des pierres, des gravats, de la boue.
David quitte les bords du rio sec, il retourne au milieu des maisons, pour chercher à manger. Les immeubles blancs font une sorte de demi-cercle, encadrant une grande place couverte d’autos arrêtées. Au fond de la place, il y a un centre commercial, avec une large porte sombre. Déjà, les lumières brillent autour de la porte, pour faire croire que la nuit est venue.
David aime bien la nuit. Il n’a pas peur d’elle, mais au contraire, il sait qu’il peut se cacher quand elle est là, comme s’il devenait invisible. Dans le supermarché, il y a beaucoup de lumières. Les gens vont et viennent avec leurs petits chariots de métal. David sait comment il doit faire. C’est son ami Lucas qui le lui a dit, la première fois. Il faut choisir des gens avec qui on va entrer, bien choisir des gens qui ont l’air convenable, avec un jeune enfant peut-être. Le mieux, c’est les grands-parents, qui poussent un chariot avec un bébé dedans. Ils marchent lentement, et ils ne font pas attention à ce qui les entoure, alors on peut entrer avec eux, et faire comme si on était avec eux, tantôt devant, tantôt derrière. Les surveillants ne surveillent pas les grands-parents avec des enfants.
David attend un peu, dans un coin du parking. Il voit une grande voiture noire s’arrêter et en sortent un homme et une femme encore jeunes, accompagnés de toute leur famille, cinq enfants. Il y a trois filles et deux garçons, les filles sont grandes et belles, avec de longs cheveux blond foncé qui tombent en cascade sur leurs épaules, sauf la plus petite, qui a quatre ou cinq ans, et qui a des cheveux bruns. Les deux garçons ont entre douze et quinze ans, ils ressemblent à leur père, ils sont grands et minces, la peau bronzée par le soleil, et leurs cheveux sont châtains. Tous ensemble, ils vont vers la porte du Super. La petite fille s’est installée dans un chariot de métal, et c’est l’aînée qui la pousse, en riant aux éclats. La mère l’appelle, elle crie leurs noms : « Christiane ! Isa ! » Et les garçons courent après elles et arrêtent le chariot.
David les suit, de loin d’abord, puis il entre avec eux à l’intérieur du Super. Il est si près d’eux qu’il les entend parler, il écoute tout ce qu’ils disent. Les enfants vont par groupes de deux, ils se réunissent, ils courent, ils reviennent, ils entourent même David, mais sans le voir, comme s’il n’était qu’une ombre. Ils entraînent leurs parents vers la pâtisserie, et David en profite pour prendre un pain qu’il mange sans se presser, tranche après tranche. Les filles sont belles, et David les regarde avec une attention presque douloureuse. La lumière électrique brille sur leurs cheveux blonds, sur leurs anoraks de plastique bleu ou rouge. La plus grande s’appelle Sonia, elle doit avoir seize ans, et c’est elle surtout que David regarde. Elle est si sûre d’elle, elle parle si bien, avec sa voix chantante, en écartant les mèches qui tombent sur ses joues, qui frôlent ses lèvres. David pense à son frère Édouard, à son visage sombre et dur, à ses yeux noirs qui brûlaient de fièvre, il pense à Corto aussi, sur la plage, à son regard trouble, à son teint pâle, aux cernes bruns qui salissaient son visage, il pense au vent froid sur la plage déserte. Les enfants tournent autour de lui, crient, rient, s’interpellent. David écoute avidement leurs noms qui résonnent : « Alain ! Isa ! Dino ! Sonia !… » À un moment, les parents se retournent, ils regardent avec étonnement David qui mange ses tranches de pain, comme s’ils allaient lui dire quelque chose. Mais David se détourne, il s’arrête et les laisse partir, puis il recommence à les suivre, mais de loin. En passant devant le rayon des biscuits, il choisit un paquet de galettes au fromage, et il commence à les grignoter. Mais elles sont trop salées et elles lui donnent soif. Alors il repose le paquet entamé et il prend une boîte de biscuits à la figue, qu’il aime bien. La famille, devant lui, entasse beaucoup de choses sur le chariot, des biscuits, de l’eau minérale, du lait, des sacs de pommes de terre, des paquets de pâtes, du savon. Le chariot est si lourd que ce sont les deux garçons à présent qui le poussent, et la petite fille suce son pouce avec l’air de s’ennuyer.
David pense qu’il aimerait bien les suivre comme ça toute sa vie, jusqu’au bout du monde, jusque chez eux. Le soir, ils rentreraient dans une belle maison claire, entourée d’un frais jardin rempli de fleurs et de saules, et ils mangeraient tous autour d’une grande table, comme celles qu’on voit au cinéma, où il y aurait toutes sortes de mets, et des fruits, et des glaces dans des coupes. Et leurs parents parleraient avec eux, et ils raconteraient tous des histoires, de longues histoires qui les feraient rire aux éclats, et ensuite ce serait l’heure de se coucher, d’abord la petite Christiane, et ils lui raconteraient une histoire pour l’endormir, chacun son tour, jusqu’à ce que ses yeux se ferment, puis ils iraient se coucher dans leur lit, chacun aurait un lit pour soi, avec des draps ornés de dessins comme on voit, et la chambre serait grande et peinte en bleu pâle. Et avant de dormir, Sonia viendrait en chemise de nuit, avec ses longs cheveux blonds qui roulent sur ses épaules, et elle lui donnerait un baiser, du bout des lèvres, et il sentirait la chaleur de son cou et le parfum de ses cheveux, juste avant d’entrer dans le sommeil. Ça serait juste comme ça, David peut le voir en fermant les yeux.
Maintenant, ils passent tous devant le rayon des fruits, et ils s’arrêtent pour choisir. David revient au milieu d’eux, il veut tellement entendre encore leurs voix, sentir leur parfum. Il s’arrête juste à côté de Sonia, et pour elle il choisit une belle pomme rouge, et il la lui tend. Elle le regarde un peu étonnée, puis elle sourit gentiment et elle lui dit merci, mais elle ne la prend pas. Puis la famille s’éloigne de nouveau, et David mange la pomme lentement, les yeux un peu brouillés de larmes, sans comprendre pourquoi il a envie de pleurer. Il les regarde s’éloigner vers l’autre bout du grand magasin, tourner derrière une montagne de bouteilles de bière. Alors, sans se cacher, il sort du Super, en passant entre les caisses, et il va finir sa pomme dehors, en regardant la nuit qui s’est installée sur le parking.
Il reste là longtemps, assis sur une borne de ciment, près de la sortie du parking, à regarder les voitures allumer leurs phares et partir. Les unes après les autres, elles font claquer leurs portes, et puis elles glissent au loin, elles disparaissent, avec leurs feux rouges et leurs clignotants. Malgré le froid de la nuit, David aime bien voir les autos s’en aller, comme cela, avec leurs lumières et les reflets sur leur carrosserie. Mais il faut faire attention aux policiers, et aux gardiens. Ils ont des voitures noires, parfois des vélomoteurs, et ils tournent lentement sur les parkings à la recherche des voleurs. Tout d’un coup, David voit quelqu’un qui le regarde. C’est un homme grand et fort, au visage brutal, qui est sorti du Super par une porte de service et qui a marché sans bruit sur la chaussée, derrière David. Maintenant, il est là, il le regarde, et à la lumière de la façade du Super ses yeux brillent bizarrement. Mais ce n’est pas un gardien, ni un policier. Il tient dans sa main un sac de pop-corn, et il appuie de temps en temps sa main sur sa bouche, pour avaler le maïs éclaté, sans cesser de regarder du côté de David, avec ses yeux noirs, très brillants. David le regarde de temps à autre du coin de l’œil, et il le voit qui s’approche, il entend le bruit que fait sa grosse main quand elle fouille dans le sac de pop-corn.
Il est tout près, maintenant, et le cœur de David se met à battre très fort, parce qu’il se souvient des histoires qu’on raconte, à l’école, des types fous et obsédés qui enlèvent les enfants pour les tuer. En même temps, la peur l’empêche de bouger, et il reste assis sur la borne de ciment, à regarder droit devant lui le parking presque vide où la lumière des réverbères fait de grandes taches jaunes.
« Tu veux du pop-corn ? » Quand David entend la voix de l’homme, il a parlé doucement, mais avec quelque chose qui a tremblé un peu, comme s’il avait peur, lui aussi, David bondit de la borne et il se met à courir aussi vite qu’il peut vers l’entrée du parking, là où il y a encore des voitures arrêtées. Dès qu’il a passé une voiture, il s’arrête, il s’aplatit sur le sol et il rampe sous les voitures, passant de l’une à l’autre, puis il s’immobilise à nouveau, et il regarde autour de lui. L’homme est là, il a couru derrière lui, mais il est trop gros pour se baisser, il marche à grands pas le long des voitures. David voit ses jambes passer, s’éloigner. Il attend encore un peu, et il rampe en sens inverse. Quand il sort de dessous un camion arrêté, il voit la silhouette de l’homme, très loin qui s’éloigne en regardant autour de lui.
Maintenant, David a moins peur, mais il n’ose plus marcher dans la nuit. La plate-forme du camion est recouverte d’une bâche, et David défait un côté, et il se glisse sous la bâche. La tôle est froide, couverte de poussière de ciment. Près de l’habitacle, David trouve de vieilles toiles, et il fait son lit avec elles. La faim, la peur, et toute cette journée passée dehors à marcher l’ont fatigué. Il se couche sur les toiles, et il s’endort en écoutant le bruit des moteurs qui passent sur la route, le long du rio sec. Il pense peut-être encore une fois à son frère Édouard, seul comme lui dans la nuit, ce soir.
Quand l’aube se rompt, avant même qu’il fasse jour, David s’éveille. Le froid de la nuit l’a endolori, et aussi le dur plancher de la plate-forme du camion. Le vent fait claquer la bâche, l’écartant et la rabattant en laissant passer l’air froid et humide, et le gris de l’aube.
David descend du camion, il marche à travers le parking. La grand-route est déserte, encore éclairée par les flaques jaunes des lampadaires. Mais David aime bien cette heure, si tôt que tous les habitants de la ville semblent avoir fui loin dans les collines. Peut-être qu’ils ne reviendront jamais, eux non plus ?
Sans se presser, il traverse la route et longe le quai. En bas le rio sec est vaste et silencieux. Le lit de galets s’étend à perte de vue en amont et en aval. Au centre, le mince filet d’eau coule inlassablement, encore sombre, couleur de nuit. David descend la rampe d’accès au fleuve, il marche sur les galets. Il a l’impression que le bruit de ses pas doit réveiller des animaux endormis, de grosses mouches plates, des taons, des rats. Quand il arrive près de l’eau, il s’assoit sur ses talons, il regarde le courant qui passe avec force, lançant ses tourbillons, creusant ses remous.
Peu à peu, la lumière augmente, les galets gris commencent à briller, l’eau devient plus légère, transparente. Il y a une sorte de brume qui monte du lit du fleuve, de sorte qu’à présent David ne voit plus les berges, ni les lampadaires, ni les laides maisons aux fenêtres fermées. Il frissonne, et du bout de la main il touche l’eau, la prend dans ses doigts. Il ne sait pourquoi, il pense tout d’un coup à sa mère qui doit l’attendre dans l’appartement obscur, assise sur une chaise devant la porte. Il voulait revenir avec son frère Édouard, maintenant il sait que c’est pour cela qu’il est parti, et il sait aussi qu’il ne le trouvera pas. Il n’avait pas voulu y penser pour ne pas attirer le mauvais sort, mais il croyait que le hasard le guiderait à travers toutes ces rues, ces boulevards, au milieu de tous ces gens qui savent où ils vont, vers l’endroit qu’il ne savait pas. Il n’a rien trouvé, le hasard n’existe pas. Même s’il cherchait cent ans, il ne pourrait pas le trouver. Il sait cela à présent, sans désespoir, mais comme si quelque chose avait changé au fond de lui, et qu’il ne serait plus jamais le même.
Alors il regarde la lumière venir peu à peu sur le lit du fleuve. Le ciel est pur et froid, la lumière est froide aussi, mais elle fait du bien à David, elle lui donne de la force. La brume de l’aube a disparu. Maintenant on voit à nouveau les immeubles géants, de chaque côté du fleuve. Le soleil éclaire en blanc leurs façades à l’est, fait briller les grandes vitres derrière lesquelles il n’y a personne.
Quand il a faim, David retourne vers le Super. Il n’y a encore presque personne à cette heure, et la musique nasillarde des haut-parleurs semble résonner à l’intérieur d’une immense grotte vide. À l’intérieur du magasin, la lumière des barres de néon est dure et fixe, elle fait briller les choses et les couleurs. David ne se cache plus. Il n’y a pas de familles, ni d’enfants auxquels il puisse se mêler. Il y a seulement des gens affairés, des vendeurs en blouse blanche, les caissières derrière leurs caisses. David mange des fruits, debout devant l’étalage, une pomme jaune, une banane, du raisin noir. Personne ne fait attention à lui. Il se sent tout petit, presque invisible. Seulement à un moment, une jeune fille qui porte la blouse blanche du magasin le regarde manger, et elle a un drôle de sourire sur son visage, comme si elle le reconnaissait. Mais elle continue à ranger les rayons de nourriture, sans rien dire.
C’est en sortant du Super que David a eu envie de prendre de l’argent. C’est venu comme cela, tout d’un coup, peut-être à cause des longues heures passées à attendre, peut-être à cause de la nuit, ou de la solitude sur les galets du rio sec. Soudain, David a compris pourquoi son frère Édouard ne revenait pas, pourquoi on ne pouvait pas le trouver. C’est devant le magasin de chaussures que cela s’est passé. David s’est souvenu du jour où avec sa mère, il est allé au commissariat de police, et ils ont attendu longtemps, longtemps, avant d’entrer dans le bureau de l’inspecteur. Sa mère ne disait rien, mais l’homme posait des questions avec sa voix douce, et de temps en temps il regardait David dans les yeux, et David s’efforçait de soutenir son regard avec le cœur battant la chamade. Peut-être sa mère savait quelque chose, quelque chose de terrible qu’elle ne voulait pas dire, quelque chose qui était arrivé à son frère Édouard. Elle était si pâle, et muette, et le regard de l’homme assis derrière le bureau de métal était brillant comme du jais, et il essayait de savoir, il posait ses questions avec sa voix douce.
C’est pour cela que David s’est arrêté maintenant devant le grand magasin de chaussures, où il y a cette lumière blanche qui brille sur les dalles de plastique rouge. Il fait cela presque machinalement, comme s’il refaisait les gestes que quelqu’un d’autre aurait faits avant lui. Lentement, il longe les allées qui vont vers le bout du magasin. Il passe devant les rangées de chaussures sans les voir, mais il sent l’odeur âcre du cuir et du plastique. Les dalles rouges font une lumière enivrante, la musique douce qui descend du plafond l’écœure un peu. Il n’y a personne dans le grand magasin. Les employées sont debout près de la porte, elles parlent, sans regarder le petit garçon qui se dirige vers le fond du magasin.
La musique douce fait des bruits de voix qui recouvrent tout, des :
comme des cris d’oiseaux dans la forêt. Mais David ne fait pas attention à ce qu’ils disent, il avance, en retenant son souffle, vers le bout du magasin, là où il y a la caisse. Personne ne le voit, personne ne pense à lui. Il marche sans faire de bruit entre les rayons de chaussures, bottes, tennis, bottines d’enfant, il avance vers la caisse en tenant serrée dans sa main gauche la pierre ronde qu’il a ramassée sur la plage du fleuve, hier soir. Son cœur bat très fort dans sa poitrine, si fort qu’il lui semble que les coups doivent résonner dans tout le magasin. La lumière des barres de néon est aveuglante, les miroirs sur les murs et sur les piliers renvoient des éclairs fixes. Le sol de plastique rouge est immense et désert, les pieds de David glissent dessus comme sur de la glace. Il pense aux gardiens qui tournent dans les magasins, et sur les parkings, dans leurs autos grises, il pense aux gens méchants qui guettent, avec leurs yeux brillants et féroces. Son cœur bat, bat, et la sueur mouille son front, les paumes de ses mains. Là-bas, au bout du magasin, il la voit bien, énorme et éclairée par ses lampes, la caisse est immobile, et il avance vers elle, vers l’endroit où il va enfin pouvoir savoir, rencontrer enfin son frère Édouard, l’endroit brûlant où est caché le message secret. Maintenant, il le comprend, il le sait bien, c’est pour cela qu’il est parti de l’appartement hier matin, avec la clé attachée autour de son cou : pour arriver jusqu’ici, à l’endroit où il va pouvoir commencer à retrouver son frère. Il avance vers la caisse comme si elle le cachait vraiment, et qu’en approchant il allait voir apparaître sa silhouette mince et sombre, son beau visage aux yeux noirs, brillant de fièvre, ses cheveux bouclés emmêlés comme s’il avait marché dans le vent.
Il serre fort la pierre ronde dans sa main, la pierre toute chaude et mouillée de sa sueur. C’est comme cela qu’on fait la guerre aux géants, tout seul dans l’immense vallée déserte, à la lumière aveuglante. On entend au loin les cris des animaux sauvages, les loups, les hyènes, les chacals. Ils gémissent dans le silence du vent. Et la voix du géant résonne, il rit, et il crie à l’enfant qui marche vers lui :
« Viens ! Je te donnerai à manger aux oiseaux du ciel et aux bêtes des champs. Viens !… » Et son rire fait courir des frissons sur la pierre ronde du lit du fleuve.
Maintenant, David est au fond du grand magasin, devant le comptoir où est installée la caisse. La lumière blanche du plafond se réverbère sur les angles de métal, sur le plastique noir du comptoir, sur le sol rouge sang. David ne regarde rien d’autre que la caisse, il s’avance vers elle, il la touche du bout des doigts, il contourne le comptoir pour être plus près. La musique douce ne cesse pas ses soupirs, ses hululements lointains, et les coups du cœur de David se mêlent aux bruits lents de la musique. C’est une ivresse étrange, comme celle qui emplissait la tête quand il respirait la feuille de papier buvard imprégnée de l’odeur poivrée de la dissolution. Peut-être que le visage de son frère Édouard est là, tout près maintenant, sombre et hiératique comme le visage d’un Indien aux pommettes hautes, en train d’attendre. Qui le tient prisonnier ? Qui l’empêche de revenir ? Mais le vide tourbillonnant, aveuglant, ne permet pas de comprendre.
David est appuyé contre le comptoir, son visage à la hauteur du tiroir de la caisse. Le tiroir justement est entrouvert, et il glisse lentement sur lui-même, comme si c’était la main d’un autre qui l’ouvrait, qui prenait une liasse de billets et la serrait fort, en la froissant entre ses doigts.
Mais tout d’un coup, le vide cesse, et il n’y a plus que la peur. Quelqu’un est là, à côté de David, un jeune homme un peu gras, au visage presque féminin, encadré de cheveux bruns bouclés. Il tient David par la main, il la serre si fort de ses deux mains que David entend craquer ses jointures, et crie de douleur. Le visage de l’adolescent est tout luisant de sueur, et ses yeux brillent d’une lueur dure, tandis qu’il répète, les dents serrées, mais avec tant de véhémence qu’il postillonne : « Voleur ! Voleur ! Voleur ! » David ne dit rien, il ne se débat même pas. Sa main gauche a laissé tomber par terre le caillou rond du fleuve, qui roule sur le plastique rouge et s’immobilise. « Voleur ! Sale voleur ! » continue sans se lasser le jeune homme, et maintenant il parle très fort, pour attirer l’attention des vendeuses à l’entrée du magasin.
« Voleur ! Voleur ! Sale petit voleur ! » crie-t-il, et son visage a une telle expression d’excitement et de colère que David n’a plus peur de lui. Simplement, il ferme les yeux, il résiste à la douleur des deux mains du garçon qui broient ses métacarpes et son poignet. Il ne veut pas crier, pas parler, parce que c’est comme cela qu’il doit faire, s’il veut retrouver son frère Édouard. La voix étranglée du jeune homme résonne dans ses oreilles, pleine de menace et de haine : « Sale voleur ! Sale petit voleur ! » Mais il ne doit pas répondre, pas supplier, ni pleurer, ni dire que ce n’est pas lui qui est venu jusqu’ici, que ce n’est pas l’argent qu’il voulait, mais le visage de son frère Édouard. Il ne doit même plus penser à cela, puisque le géant l’a vaincu, et qu’il ne sera pas roi, et qu’il ne retrouvera pas ce qu’il cherche. Mais il doit se taire, toujours se taire, même quand viendront les gardes et les policiers pour l’emmener en prison. Des femmes sont venues, maintenant, elles sont là autour d’eux, elles parlent, elles téléphonent. L’une d’elles dit : « Lâchez-le, voyons, ce n’est qu’un enfant. » « Et s’il se sauve ?
C’est un sale petit voleur comme il y en a partout ici, ils attendent qu’on ait le dos tourné pour mettre la main sur la caisse. » « Comment t’appelles-tu ? Quel âge as-tu ? » « Ce sont leurs parents qui les dressent comme ça, vous savez, ils doivent rapporter l’argent à la maison chaque soit. » « Voleur, espèce de sale petit voleur ! »
À la fin, le garçon relâche son étreinte, moins par pitié que parce que ses bras sont fatigués d’avoir tant serré la main de David. Alors David tombe par terre sur le sol rouge sang, il s’affale doucement comme un tas de chiffons, et sa main et son poignet tuméfiés pendent le long de son corps. La douleur le brûle jusque sous l’épaule, mais il ne dit rien, il ne prononce pas une parole, même si les larmes salées coulent sur ses joues et mouillent la commissure de ses lèvres.
Il y a le silence, maintenant, pour quelques instants encore. Plus personne ne parle, et le jeune homme s’est un peu reculé loin de la caisse, comme s’il avait peur, ou honte. David entend toujours les bruits langoureux de la musique lointaine, pareille aux gémissements d’animaux qui se lamentent, il entend le bruit de son cœur qui bat fort, dans ses tempes, dans son cou, dans ses artères à la saignée du coude. La brûlure de sa main est moins forte, il sent entre ses doigts le papier froissé des billets de banque, que personne n’a songé à lui enlever. Avec effort, il se redresse un peu et il jette au loin les billets qui culbutent sur le linoléum comme une vieille boulette. Personne ne bouge pour les ramasser. Devant lui, à travers le brouillard de ses larmes, il voit aussi le visage de sa mère qui attend dans l’appartement obscur, loin au-delà des murs abrupts et des vallées turbulentes de la ville moderne. Il voit cela très vite, en même temps qu’apparaissent, au bout du grand magasin, les uniformes des gardes. Mais cela lui est égal, il n’a plus peur de la solitude, il ne peut plus craindre le monde, ni les regards des gens, parce qu’il connaît maintenant la porte qui conduit vers son frère Édouard, vers sa cachette secrète d’où on ne revient jamais.