Il monte dans la vieille Ford pour aller rejoindre Anne. Quand il met le moteur en marche et qu’il sort du garage, il aperçoit sa mère qui est debout sur le gravier. La vieille dame cligne des yeux à cause de la lumière de midi ; elle met sa main en visière au-dessus de ses lunettes, comme si elle cherchait à reconnaître celui qui conduit la voiture. Pourtant, il n’y a que lui dans la villa, et cela lui fait une impression étrange, un peu de vide dans son cœur, quelque chose de lointain, d’incompréhensible. Alors il détourne les yeux. L’auto roule sur les gravillons du jardin, et les pneus descendent sur la chaussée. C’est peut-être la lumière qui cause cette impression d’étrangeté, la lumière qui brillait sur les cheveux blancs de sa mère, sur le mur blanc de la villa, sur les gravillons, comme un regard qui scrute avec insistance.
Quand l’auto roule le long de la rue, vers la place, il descend les glaces et sent l’air chaud sur son visage. Un souffle sec et chaud d’été, qui s’engouffre dans la manche de sa chemise et la fait gonfler dans le dos. Les pneus font un bruit mouillé sur le goudron, et il pense que le soleil a fait fondre le revêtement de la chaussée. Il aime bien ce bruit, et la chaleur de l’été, surtout ce grand ciel bleu aveuglant au-dessus de la montagne.
Tandis qu’il commence à monter vers le haut de la colline, il regarde le paysage qu’il aime bien. Il le connaît bien, il sait tout ce qu’il y a, à chaque instant du jour et de la nuit : chaque arbre, chaque creux de rocher, et les toits des maisons qui s’étalent au-dessous, les rues pareilles à des fractures, les jardins, les grandes esplanades grises.
Il pense à tout cela tandis que l’auto monte l’avenue, virage après virage, jusqu’en haut de la colline. Le ciel est éblouissant, et les immeubles de béton accrochés aux pentes sont plus blancs que jamais, leurs murs semblent chauffés au soleil. Anne aime plutôt la mer, la plage, les pins parasols et les voiles blanches des bateaux, lorsqu’il y a des régates. Elle se méfie de la montagne. Elle dit que c’est un paysage trop dur, trop sec.
Lui, il aime la montagne. Depuis son enfance, c’est les pierres qu’il a aimées, les ravins gris, les broussailles sèches qui griffent les jambes, l’odeur de musc et de plante qui monte des crevasses, et surtout, le silence du vent. Il se souvient du temps où il accompagnait son père à la chasse, le dimanche, à l’automne, dans le maquis, sur les plateaux, ou bien sur les flancs dénudés des montagnes. Il ne sait plus comment était son père, ni s’il l’aimait, il ne sait de lui que cela : les marches interminables dans le fond des vallons, au soleil pâle de l’aube, sous le ciel bleu, dans le silence des pierres, et puis l’envol brusque d’une perdrix, ou la course d’un lièvre, et à cet instant, un seul coup de feu qui roulait jusqu’au fond des vallées comme le tonnerre.
C’est à cela qu’il pense, tandis que l’auto puissante tourne le long du grand virage bordé d’immeubles. Le soleil brille une fraction de seconde sur chaque baie vitrée, allumant une étincelle aveuglante. En bas, la mer est durcie, les vagues sont immobiles, rides fines qui tracent un filet sur le resplendissement de lumière.
Il sent alors un étrange vertige, d’avoir plongé dans le plus lointain de ses souvenirs. Cela creuse un trou douloureux au fond de lui-même, et en même temps cela le soulage et l’apaise, comme chaque fois qu’il s’échappe, qu’il se souvient du temps où il ne connaissait pas encore Anne. Son cœur bat vite et fort, et ses mains transpirent sur le volant. Il doit les essuyer à son pantalon, l’une après l’autre. Il ralentit un peu, se met tout à fait à droite de la chaussée.
Devant lui, la grande avenue est bien droite. Il n’y a pas beaucoup de circulation, comme toujours entre midi et deux heures. Des camions, de temps à autre, des poids lourds qui viennent d’Italie, avec leur chargement de bois, ou bien des camions-citernes d’essence.
Au bout de l’avenue, il y a encore un virage, d’où l’on voit la chaîne des montagnes, nette et dure dans le ciel sans nuage. Puis on entre dans la zone d’ombre, juste avant le chemin qui conduit à l’Observatoire. Antoine connaît tellement la route qu’il pourrait presque la faire les yeux fermés, c’est ce qu’il a dit un jour à Anne. Pourtant, aujourd’hui, il y a quelque chose de diffèrent. C’est comme s’il venait ici pour la première fois. Chaque détail, chaque arbre, pylône, borne, chaque mur, chaque maison, tandis qu’il passe, surgit avec une clarté douloureuse, s’inscrit au fond de lui pour toujours. Peut-être qu’il ne les avait jamais regardés comme aujourd’hui, avec cette attention fiévreuse. Il y a la peur, aussi, au fond des choses. Les lignes glissent, haies rapides, poteaux, talus jonchés de papiers blancs et d’éclats de verre. C’est la route qui avance, pas la voiture. C’est la terre qui se déroule autour de la cabine hermétique de l’auto de fer, qui lance ses objets, ses images, ses souvenirs. Il voudrait fermer les yeux, il sent une sorte de lassitude au fond de lui, mais son regard reste fixé sur la route, et tout son corps répond automatiquement aux nécessités de la conduite : petits gestes des bras sur le volant, pression du pied droit sur la pédale de l’accélérateur, coup d’œil dans le rétroviseur, ou vers le tableau de bord.
Du coin de l’œil, il voit passer l’embranchement du chemin de l’Observatoire, mais son corps ne réagit pas. Ou plutôt, il réagit en se durcissant, en maintenant son attention douloureuse, la vitesse, la route, les talus qui filent vers l’arrière. Il ne veut pas se souvenir, il ne le veut pas, comme si c’était un mauvais rêve qui, à l’instant même où il s’abandonnerait de nouveau au sommeil, le reprendrait, le ferait souffrir davantage.
Pourtant cela vient, malgré lui. Ce sont les feuillages des arbres qui font clignoter le soleil, comme une pluie d’étincelles sur le pare-brise. L’air doit être doux et léger dehors, pour ceux qui peuvent s’arrêter, pour ceux qui peuvent s’allonger sur le tapis d’aiguilles de pin, et respirer, en regardant le ciel bleu. Il y a l’odeur d’Anne qui flotte, partout. Il la sent, malgré la coque de la voiture aux vitres fermées, malgré l’odeur d’essence qui vient du tapis de sol crevé. Il sent l’odeur douce et forte, l’odeur des cheveux d’Anne, l’odeur de son corps. Ils s’étaient allongés dans le jardin de l’Observatoire, pour manger. Il ne sait plus ce qu’ils avaient mangé, peut-être un bol de salade qu’Anne avait préparé, avec des concombres et du maïs, elle aimait cela. Ils avaient bu du vin rosé, cela il s’en souvient. Anne avait allumé une cigarette, une américaine, elle changeait tout le temps de marque. Mais ils ne disaient rien, ils ne se parlaient presque pas, à voix basse, comme s’ils se faisaient des confidences, pour ne rien dire, des bribes, des demi-paroles que le vent chassait avec la fumée de la cigarette, dans la lumière. C’étaient les grillons qui parlaient, en été.
Maintenant, la route est au plus haut de la montagne. À gauche, il voit les fonds des vallées, brumeux, sombres, comme du haut d’un avion. Il n’y a presque plus personne sur la route, à cause de l’heure. Mais lui ne sent pas la faim, ni la fatigue. Il sait où il va, où il doit aller. Il n’a même pas besoin de faire d’effort pour se souvenir. C’était comme cela, tout à fait comme cela que tout devait se passer.
La ville était devenue une flaque grise semée d’éclats de lumière, étendue dans le creux de la vallée, au pied des montagnes, et devant la mer. Peut-être qu’ils avaient cherché à apercevoir la maison d’Anne, là-bas, perdue dans le nœud des artères. Ou bien l’immeuble des assurances, qui la nuit portait des signes de néon bleu. Peut-être qu’ils s’étaient allongés de nouveau dans le petit bois, sur le tapis d’aiguilles dures, et qu’il avait goûté là ses lèvres pour la première fois. Il pense au goût léger, le goût du tabac blond mêlé à l’air venu du profond de son corps, et son cœur se met à battre plus fort, son front et ses joues transpirent un peu. Il n’aurait pas dû penser à cela, il n’aurait pas dû laisser cela revenir, il sait qu’il va être malade. Il arrête l’auto sur le bord du talus, non loin de la courbe où il y a le poste d’essence Agip. Il ne l’avait jamais vu avec tant de netteté : le grand auvent de ciment, appuyé sur les trois poteaux gris où sont accrochés des panneaux qui bringuebalent dans les rafales du vent. Il y a un grand chien-loup couché sur le sol, entre les pompes. Quand l’auto s’est arrêtée, il a dressé ses oreilles, mais il n’a pas bougé.
Avec peine, il sort de l’auto, il titube dans le vent. C’est moins pour respirer l’air froid que pour entendre le chien aboyer, enfin, parce qu’il veut entendre quelque chose, quelqu’un, pour éteindre le silence qui s’est mis en lui. Au-dessus de la route, il voit les pierres et les broussailles du grand plateau que balaye le vent. Il ne comprend pas bien pourquoi il s’est arrêté là, juste devant le plateau. C’est là que les types de la ville amènent leurs filles, le soir, après avoir bu et dansé dans les boîtes. Autrefois, quand il était au Lycée, tous ils parlaient du plateau, ils se racontaient leurs histoires, avec les filles. Même une fois, un type qui s’appelait Caroni, qui avait une vieille 2CV, lui avait proposé d’aller dans les boîtes, et après d’emmener deux filles sur le plateau, pour s’amuser. Lui avait refusé avec une sorte de fureur, et cela avait fait le tour du Lycée, et il y avait des types qui se moquaient de lui.
De penser à cela, c’est comme un vertige encore, parce que c’est très loin d’Anne, un autre temps. Pourtant, c’est à cause de cela qu’il escalade le talus, et qu’il commence à monter vers le plateau, à travers la caillasse et les broussailles. Il ne sait pas bien ce qu’il cherche ; il fuit, penché en avant, à travers le plateau désert. Le vent souffle par grandes rafales, le vent froid, qui fait pleurer les yeux. Ici la lumière est belle, très dure. Le ciel bleu est immense, marqué de traits blancs étranges laissés par les avions de la stratosphère.
Il suit une sorte de chemin étroit qui sinue à travers les broussailles, qui ne va nulle part. Le silence est très dense ici, à cause du vent, de la lumière, du ciel bleu immense. Il avance, un peu penché en avant. Il sent les épines des buissons qui griffent son pantalon, l’odeur âcre du maquis l’enivre. C’est ici, pense-t-il, c’est ici, c’est ici… Ici quoi ? Il ne sait pas. L’enfance, l’adolescence peut-être, quand il réalise ce qu’il n’a pas osé faire, courir à travers les broussailles avec une fille, puis rouler tous deux sur la terre brûlée, odorante, parmi les arbustes qui déchirent les vêtements, qui font jaillir les perles de sang sur la peau. Caresser le corps chaud qui se dérobe, arrêter la voix avec sa bouche, boire le rire au fond de la gorge.
Mais le plateau est silencieux et désert, il n’y a que le vent et le ciel bleu, la lumière éblouissante. C’est comme s’il voulait fuir son ombre. Cela ne se peut pas.
Il s’est assis dans un creux du sol, là où il y a une sorte de clairière, et la terre rouge est nue. Le vent souffle au-dessus de lui, par rafales qui font bouger les branches des arbustes, mais dans le creux il ne le sent pas. Il sent seulement la brûlure du soleil sur son visage, sur ses mains. Les jambes lui font mal, et il s’aperçoit tout à coup que son pantalon est déchiré, peut-être par une ronce, et que la peau de ses tibias est arrachée. Cela brûle aussi. Il a marché longtemps à travers le plateau, sans s’en rendre compte, alors il pense aux journées dans la garrigue, quand il marchait derrière son père, sans faire de bruit, à l’affût d’un envol de perdrix, ou d’un lièvre. Son père n’avait pas de chien avec lui, jamais, même lorsqu’il allait chasser seul. Il disait que les chiens font du bruit et sentent fort, et que cela fait peur au gibier. C’est sa mère qui lui a raconté cela, bien sûr, parce qu’il ne se souvient même pas d’avoir entendu son père prononcer une parole.
Il marchait derrière lui, sans faire de bruit, en s’efforçant de mettre ses pieds exactement là où son père les avait posés. Il avait peur, quelquefois, si peur qu’il en tremblait et que ses dents claquaient. Il avait peur comme si c’était lui que son père allait tuer avec son fusil à double canon. Mais il aimait marcher loin dans la montagne, escalader les pentes caillouteuses, ou bien avancer sans bruit au fond d’un ravin, comme quand on a la tête rentrée entre les épaules.
C’était bien. Et puis son père est mort. Alors il n’est plus allé dans la montagne, plus jamais. Aujourd’hui, c’est la première fois, mais ça n’est pas vraiment la montagne, parce qu’ici, c’est un paysage sexuel. Partout ici, la nuit, ils viennent. Ils arrêtent leurs autos en bas, sur la route, à côté du poste d’essence Agip, et le grand chien-loup doit aboyer en tirant furieusement sur sa chaîne. Ils viennent en courant à travers les broussailles. Il y a le rire excité, un peu effrayé peut-être, des filles que les types font semblant de perdre dans les broussailles. Ils tombent par terre, ils se roulent là, contre les buissons. Ils déchirent leurs vêtements dans les épines, et les cheveux des filles sont pleins de terre et de brindilles. L’été, la nuit retentit de criquets, cela fait un bruit de scie qui enivre.
À nouveau le vertige. Il se lève, il titube à travers le maquis. Le chant des insectes s’élève, ondoie, tantôt devant lui, tout près, tantôt loin en arrière. La chaleur du soleil a fait jaillir la sueur sur son visage, sur son corps, la chemise colle à son dos, sous ses bras. Il enlève la veste de son complet, il la tient serrée dans sa main droite comme un chiffon, et elle s’accroche et se déchire sur les épines des arbustes. Puis le vent souffle, froid, presque glacé, et il frissonne. Il erre longtemps sur le plateau, au hasard, en regardant toutes les clairières où les broussailles et la terre rouge portent la marque des corps de la nuit passée.
C’est un vertige, comme dans un piège, parce qu’il sait qu’il n’y a qu’ici, sur le plateau, que l’ombre d’Anne n’est pas. Elle ne peut pas venir, c’est un endroit plein de haine et de violence, un endroit âpre et solitaire, comme la lande sur laquelle marche le vieil homme avec son fusil à double canon.
Ailleurs, elle est là, elle attend. Ailleurs, c’est sa lumière, son ciel, son soleil, ses arbres, ses pierres. Il pense à la mer, et tout d’un coup, le vertige cesse, et la violence, la fureur, la haine se résorbent. Il reste debout, immobile, tourné vers l’ouest, là où commence à descendre le soleil. Il y a la ville immense, aux artères qui grondent, aux feux qui clignotent. Il y a la mer, d’un bleu presque noir, dure comme du métal, silencieuse et infinie.
Presque en courant, il traverse toute l’étendue du plateau crissant d’insectes, jusqu’à la route. La voiture est immobile au soleil, sa coque noire brille avec des éclats brûlants.
Quand il s’assoit, il sent la chaleur étouffante. Il ouvre la glace, il met le moteur en marche, il passe en première, il avance. La route est longue, maintenant, mais il sait où il va. Il ne pourra plus l’oublier maintenant. La ville, derrière lui, qui s’éloigne, est solitaire comme le maudit plateau où souffle le vent. C’est un endroit pour la haine, pour le plaisir et la peur, qui sont tout un.
Il n’y a plus de maison pour lui là-bas. Les chambres ne veulent pas de lui, elles le serrent de leurs murs, elles lui tendent les pièges de leurs papiers peints, fers de lance, faisceaux d’aiguilles, volutes, irisations angulaires des noyaux du platine. Tous les soirs, il a changé d’hôtel, comme un qui serait poursuivi par les flics, mais rien n’y a fait. Tous les soirs, tous les jours. Dans la maison de sa mère, c’est plus terrible encore, et cela fait des jours et des jours qu’il n’a pas pu s’asseoir pour manger. Elle est si vieille, avec ses cheveux blancs et ses yeux bleu délavé derrière ses lunettes. La lumière sur ses cheveux blancs et sur les verres de ses lunettes fait bondir son cœur, fait monter un frisson douloureux le long de sa colonne vertébrale. Est-ce qu’il a peur ? Non, ce n’est pas cela, c’est plutôt la peur qui est en lui, et qui se répand au-dehors, en longs frissons.
Maintenant, il roule lentement sur la route, en plein soleil. À droite, il y a la mer, comme vue par un oiseau, si haut que les vagues semblent arrêtées en cercles concentriques autour de la tache du soleil. C’est cela qu’Anne aime par-dessus tout, quand il n’y a rien qui s’interpose entre elle et l’horizon, et qu’on voit la grande ligne courbe sur laquelle repose le ciel. Elle peut rester des heures assise sur un rocher à regarder la mer, immobile comme un pêcheur. Il lui a dit cela un jour, et elle s’est mise à rire. Elle lui a dit qu’elle allait à la pêche autrefois, avec les garçons, elle fabriquait elle-même ses hameçons avec des épingles volées à sa mère. Mais elle n’a jamais rien pris d’autre que des touffes de varech.
Il est entré dans la zone de paix, maintenant, il est revenu dans le domaine d’Anne. Son cœur s’est calmé, et il ne pense plus à rien d’autre qu’à elle. La voiture suit tranquillement sa route, celle que la jeune femme a tracée il y a exactement un an. En quittant l’Observatoire, Anne a roulé vers l’Italie, pour voir la mer. C’était une journée exceptionnelle, le ciel était immense et vide, et la mer était d’un bleu sombre plein d’étincelles, et les montagnes éclairées par le soleil. L’auto d’Anne roule doucement, lentement, dans l’ouverture de la lumière. Sur la carrosserie vert sombre, les reflets glissent, font des étoiles. Peut-être qu’elle écoute la radio à cet instant, la musique des Bee Gees, ou bien une chanson brésilienne qui dit : Mulher rendeira !
Mais il y a le bruit du vent qui souffle contre le pare-brise, qui siffle dans les trous de la voiture. Parfois il y a un poids lourd qui peine le long de la côte, et l’auto le double sans difficulté. La lumière est plus chaude maintenant, à l’ouest, quand les virages permettent de les voir, les montagnes font des silhouettes d’ombre immobiles au-dessus de la mer gris de fer.
C’est le crépuscule bientôt. Le jour a glissé vite vers l’autre côté de l’horizon, sans un nuage, sans rien qui freine le temps. Le jour a glissé comme vers le passé, entraînant ceux qui vivent vers ceux qui sont morts. Aujourd’hui, c’est le même jour qu’il y a un an. L’auto vert sombre roule sur la route chaude, suspendue entre la mer et le ciel. La lumière fait une ouverture immense, ou bien étend son dôme étincelant, pareil à deux ailes d’ange.
Il ne peut plus rien y avoir de violent, de cruel. Elle l’a décidé ainsi, pour toujours, et elle tient serrée très fort la main de l’homme qu’elle aime. Lui sent son cœur battre dans sa paume, il sent le goût de ses lèvres, l’odeur obsédante de ses cheveux, odeur d’herbe, odeur de chair. Les larmes salées coulent lentement, sans douleur, humectant le coin de ses lèvres.
Alors la lumière devient plus douce, trouble un peu, comme à l’approche du crépuscule. Le vent siffle sur le pare-brise, dans les roues, en faisant sa musique lointaine. La route conduit vers le grand virage, d’où l’on voit la côte de l’Italie, au loin, pareille à une île de hautes montagnes sous l’aile d’un avion.
La voiture vert sombre d’Anne roule vite vers la courbe, sans la voir, parce qu’à cet instant il y a une explosion de lumière sur la carrosserie d’un poids lourd ; elle ferme les yeux, longtemps, les mains accrochées désespérément au volant, tandis que dans un bruit de tôle qui se déchire, l’auto arrache la balustrade de ciment et plonge vers le ravin. Plus tard, le chauffeur du poids lourd dit, il répète sans s’arrêter, sans comprendre : « Elle est tombée comme une pierre et elle a explosé en bas ; comme une boule de feu. Comme une boule de feu. »
Mais il n’y a plus de violence maintenant. Il n’y a plus de destin qui mord, qui ronge le centre du corps, qui hante les jours et les nuits. La mort ne peut plus briller dans les cheveux trop blancs de sa mère, ni sur les visages figés des passants. Rien ne subsiste, ne résiste. C’est une musique, qui est dans le vent, la lumière, le ciel, qui murmure à l’intérieur de l’oreille. Elle dit : « Viens, viens aussi… » Elle trace ses signes sur les routes, des flèches, des chiffres, des dessins qui indiquent le trésor.
Au milieu du virage, on ne peut pas se tromper. Il y a un an, jour pour jour. La balustrade de ciment n’a même pas été réparée. On a mis un grillage de poulailler, fixé par des poteaux de fer. L’auto noire frappe l’un des poteaux à cent kilomètres à l’heure, elle souffle le grillage comme si c’était un simple rideau de gaze. Un instant elle reste suspendue en l’air, planant, brûlée de reflets, avec le ciel droit devant elle et grand ouvert. Puis elle retombe, elle tombe vers le fond du ravin, elle tombe comme une pierre, et en touchant la terre, elle explose, tout à fait comme une boule de feu.