Au bord du fleuve sec, il y a la cité des H.L.M. C’est une véritable cité en elle-même, avec des dizaines d’immeubles, grandes falaises de béton gris debout sur les esplanades de goudron, dans tout le paysage de collines de pierres, de routes, de ponts, avec le lit de galets poussiéreux du fleuve, et l’usine de crémation qui laisse flotter son nuage âcre et lourd au-dessus de la vallée. Ici, on est loin de la mer, loin de la ville, loin de la liberté, loin de l’air même, à cause de la fumée de l’usine de crémation, et loin des hommes, parce que c’est une cité qui ressemble à une ville désertée. Peut-être qu’il n’y a personne en vérité, personne dans ces grands immeubles gris aux milliers de fenêtres rectangulaires, personne dans ces cages d’escalier, dans ces ascenseurs, et personne encore dans ces grands parkings où sont arrêtées les autos ? Peut-être que ces fenêtres et ces portes sont murées, aveuglées, et que plus personne ne peut sortir de ces murs, de ces appartements, de ces caves ? Mais ceux qui vont et viennent entre les grandes murailles grises, hommes, femmes, enfants, chiens parfois, ne sont-ils pas comme des fantômes sans ombre, insaisissables, introuvables, aux yeux vides, perdus dans l’espace sans chaleur, et ils ne peuvent jamais se rencontrer, jamais se trouver, comme s’ils n’avaient pas de vrai nom.
De temps en temps passe une ombre, fuyante entre les murs blancs. On voit le ciel parfois, malgré la brume, malgré l’épais nuage qui descend de la cheminée de l’usine de crémation, à l’ouest. On voit des avions aussi, un instant échappés des nuées, traçant derrière leurs ailes étincelantes de longs filaments cotonneux.
Mais il n’y a pas d’oiseaux par ici, ni de mouches, ni de sauterelles. Parfois il y a une coccinelle égarée sur les grands parkings de ciment. Elle marche sur le sol, puis elle essaie d’échapper, volant lourdement vers les bacs à fleurs pleins de terre craquelée, où il y a un géranium brûlé.
Il y a des enfants aussi, parfois. Arrêtés devant la porte des immeubles, ils ont jeté leurs cartables par terre, et ils jouent, ils crient, ils se battent. Mais cela ne dure pas longtemps. Ils rentrent dans les alvéoles, entre les murs, et on entend les voix des téléviseurs qui grognent, qui ricanent, qui chantonnent. Ou bien, tout d’un coup, quand la nuit tombe, il y a le bruit déchirant des cyclomoteurs, et la troupe passe à toute vitesse en zigzaguant à travers les parkings, en tournant en rond autour des poteaux électriques. Dix, vingt motos peut-être, et tous les garçons portent des masques de plexiglas, des blousons de simili-cuir noir, des casques orange ou tricolores. Le bruit de leurs engins se répercute sur les murs de ciment, rugit dans les couloirs, dans les souterrains, fait aboyer quelques chiens. Puis ils s’en vont, d’un seul coup, et on entend le bruit de leurs moteurs qui décroît, qui s’éteint entre d’autres murs, au fond d’autres boyaux souterrains.
Quelquefois ils vont au-delà de l’usine de crémation, vers le haut du vallon de l’Ariane, ou bien ils remontent les virages qui vont jusqu’au cimetière, ils grimpent le raidillon de la Lauvette. C’est un bruit étrange comme celui d’un troupeau de bêtes sauvages, qui crie et rugit dans la nuit, fait rouler des échos au fond des ravins obscurs. C’est un bruit qui fait naître la peur, parce qu’il vient de tous les côtés à la fois, incompréhensible, presque surnaturel.
La nuit, l’air froid souffle sur les immeubles et sur les parkings, comme sur des plateaux de pierres. Le ciel est noir, sans étoiles, sans lune, avec la lumière aveuglante des grands pylônes de fer qui fait ses plaques sur le goudron. Le jour, la lumière du soleil se réverbère sur les murs couleur de ciment, prisonnière des nuées lourdes, et le silence qui est à l’intérieur de cette lumière est sans fin. Il y a des reflets, il y a des ombres. Il y a des passages d’autos sur la grande route qui longe le fleuve, et, plus bas, sur l’autopont. Les moteurs vibrent et roulent sans cesse, entre les hautes falaises, camions des cimenteries, camions de bois, d’essence, de briques, camions de viandes ou de lait. Les autos vont vers les supermarchés, ou en reviennent, aveugles, comme si personne vraiment ne les conduisait.
Aujourd’hui, lundi de Pâques, la grande cité des H.L.M. est encore plus vide, encore plus vaste. Le ciel est gris, il y a un vent froid qui souffle le long du fleuve sec, qui remonte entre les murs des digues, entre les hautes falaises des immeubles. La lumière blanche des nuages brille sur les fenêtres, jusqu’au seizième étage, elle fait des sortes d’éclairs qui bougent, des sortes de reflets. Il y a des ombres pâles sur les grands parkings vides.
Les hommes ne sont pas là, aujourd’hui, ils ont disparu. Il n’y a que les carcasses des voitures immobiles, pareilles à celles des grands cimetières de voitures, là-bas, un peu plus en amont du fleuve. C’est un jour pour elles, un jour de carcasses abandonnées, sans moteurs, sans portières, sans roues, phares crevés, glaces brisées, capots béants qui montrent le vide noir d’où les culasses ont été arrachées.
Dans les rues vides, il y a quelques enfants qui courent après un ballon blanc et noir, il y a quelques femmes qui sont arrêtées au bord du trottoir, et qui parlent. Parfois, il y a de la musique. Elle sort d’une fenêtre grande ouverte malgré le vent froid : une musique lourde, aux accents traînants, avec une drôle de voix aiguë qui chevrote interminablement, et les mains des hommes qui applaudissent en cadence. Pour qui chante cette voix ? Le silence, au-delà, est si grand, si long ! Le silence vient des montagnes rases, dont la courbe se perd dans les nuages, le silence vient des routes, du lit du fleuve sec, et, de l’autre côté, au loin, de la grande autoroute sur ses piliers géants. C’est un silence âpre et froid, un silence crissant de poussière de ciment, épais comme la fumée sombre qui sort des cheminées de l’usine de crémation. C’est un silence d’au-delà des grondements des moteurs. En haut des collines, du côté du cimetière, il vit, ce silence, mêlé à l’odeur âcre de la fumée de l’usine de crémation, et il descend lourdement sur le fond de la vallée, sur les parkings des H.L.M., il va jusqu’au fond des caves sans lumière.
Ici marche Christine, le long des hauts immeubles, sans regarder, sans s’arrêter. Elle est grande et svelte, surtout avec son jean de velours noir et ses bottes courtes à talons très hauts. Elle porte aussi une veste de plastique blanc sur un pull rayé rouge et blanc. Ses cheveux blonds sont noués en queue de cheval, et elle a des boucles en métal doré qui pincent les lobes de ses oreilles. Le vent froid balaie la rue sans fin, venu de la mer, là-bas, de l’autre côté des collines, et qui remonte la vallée du fleuve en soulevant des poussières. C’est encore un vent d’hiver, et Christine se serre dans sa veste de plastique, elle ferme le col avec sa main droite, tandis qu’elle enfonce sa main gauche dans la poche arrière du pantalon, sur sa fesse.
Il y a tant de silence qu’elle entend le bruit de ses talons résonner à travers tous les dédales des parkings, sur tous les murs des grands immeubles, et même jusqu’au fond des caves. Mais c’est peut-être le froid qui l’empêche d’entendre autre chose. Ses talons cognent sur le ciment du trottoir, en faisant un bruit métallique, dur, insistant, qui résonne beaucoup à l’intérieur de son corps, dans sa tête.
Tandis qu’elle marche, de temps en temps elle cherche à se voir, dans les vitres des camionnettes arrêtées, ou bien dans les rétroviseurs extérieurs des gros camions. Elle cherche à se voir, avec un peu d’anxiété, en penchant un peu la tête, les yeux plissés. Dans les petits miroirs convexes, comme au milieu d’une brume bleue, elle voit alors sa silhouette noire et blanche qui avance comme en dansant, longues jambes, longs bras, corps évasé aux hanches, et petit visage en tête d’épingle entouré par ses cheveux couleur d’or. Puis le visage grandit, grossit, jusqu’à se déformer un peu, long nez, yeux noirs écartés comme ceux d’un poisson, bouche couleur cerise qui sourit et montre ses dents très blanches. Autrefois, Christine aurait ri à chaque fois, devant son reflet déformé. Mais maintenant l’anxiété est trop forte, et elle cherche à refaire son vrai visage, son vrai corps, à partir de l’image grotesque, tout en fermant les yeux, lorsqu’elle a dépassé le miroir.
Elle ne sait pas pourquoi elle a tellement besoin de se voir. C’est au-dedans d’elle, cela poigne et fait mal presque, et quand elle a marché longtemps dans la rue sans rien trouver d’autre que son reflet gris dans les vitrines, ou son visage déformé dans les rétroviseurs des autos, elle cherche un miroir, un vrai miroir, n’importe où, dans une entrée d’immeuble, dans les toilettes d’un bar, devant un salon de coiffure. Elle va à lui, elle s’arrête, et elle se regarde longuement, avidement, sans bouger, presque sans respirer, ses yeux fixés dans les yeux de l’autre, jusqu’au vertige.
On ne voit pas le soleil à cause des nuages gris, mais Christine sent qu’il doit être tard. La nuit va venir maintenant, pas trop vite, en remontant le long de la vallée du fleuve, avec le vent. Mais Christine ne veut pas rentrer chez elle. Chez elle, c’est l’appartement aux murs étroits tachés, avec l’odeur lourde de la cuisine qui l’écœure, avec le bruit du poste de télévision, avec les cris des voisins, avec les bruits de la vaisselle, les bruits qui résonnent dans les escaliers de ciment, la porte de l’ascenseur qui grince et cogne, d’étage en étage. Christine pense à son père aussi, à son père assis devant le poste de télévision, les joues mal rasées, les cheveux hirsutes ; elle pense à sa sœur cadette, à son visage pâle aux yeux cernés, à son regard sournois de petite fille de dix ans. Elle pense à elle si fort qu’elle fronce les sourcils et qu’elle murmure quelques mots, sans bien savoir quoi, une insulte peut-être, ou bien seulement, comme cela, « Va-t’en ! » Elle pense aussi à sa mère, avec son visage fatigué, ses cheveux teints, ses membres et son ventre lourd, son silence lourd aussi, comme s’il y avait des tas de choses qui s’y étaient accumulées comme une mauvaise graisse.
Christine ne pense pas vraiment à tout cela, mais elle le perçoit, très vite, images, odeurs, sons qui se bousculent avec tellement de force et de précipitation que cela occulte un instant le paysage des grands parkings et des murs aux trois cents fenêtres identiques. Alors elle s’arrête, elle ferme les yeux, devant ce pays de trop grande blancheur, cette nappe de sel, de neige.
Le vent froid la reprend. Devant elle, en bas de l’immeuble géant, il y a le Milk Bar. C’est là que Christine aime bien aller, pour faire passer le temps, quand elle sort de l’école, avant de rentrer dans l’appartement étroit où il y a son père, sa mère silencieuse, et le regard sournois de sa sœur. Elle monte les marches gaiement, elle pousse la porte de verre, et elle sent avec plaisir l’odeur qu’elle aime, l’odeur de vanille, de café, de cigarette. Aujourd’hui, il n’y a personne dans le Milk Bar. Tout le monde est allé se promener en ville, au bord de la mer, ou bien en moto dans la montagne. Il n’y a que le patron du Milk Bar, un gros homme avec des lunettes, qui est assis derrière le comptoir et qui lit le journal. Il est penché sur le journal, et il lit chaque ligne avec tellement d’attention qu’il ne prête même pas garde à Christine quand elle entre, et qu’elle s’assoit près de la fenêtre à une table de matière plastique.
Qu’est-ce qu’il peut lire avec une pareille attention ? Mais Christine n’y pense même pas, ça lui est égal. Elle aime bien être assise là, les deux coudes sur la table de plastique, à regarder dehors, à travers la vitre.
Maintenant, la nuit est en train de tomber. Dans la rue vide, sous le ciel gris, l’ombre avance lentement, s’installe. De temps en temps, il y a quelqu’un qui passe, à pied, et qui regarde vers l’intérieur du Milk Bar, puis continue sa route. Christine voudrait bien savoir l’heure, mais elle n’ose pas la demander au patron qui continue à lire son journal mot par mot, comme s’il n’arrivait pas à comprendre ce qu’il lisait.
Et puis Cathie est passée devant le Milk Bar, et elle a reconnu Christine. Elle a fait de grands gestes, et elle est entrée en trombe dans le café, en parlant si fort que le patron s’est même réveillé. Cathie est plus grande et plus forte que Christine, avec un visage plein de taches de rousseur et des cheveux noirs frisés. Elle est plus âgée aussi, elle doit avoir seize ou dix-sept ans, mais Christine réussit à avoir l’air d’être du même âge, à cause de ses vêtements, des talons hauts, et du fard. Le patron du Milk Bar s’est levé de son tabouret et il est venu devant les deux filles.
« Qu’est-ce que vous prenez ? »
« Un café noir », dit Cathie.
« Et un crème pour moi », dit Christine.
Le patron les a regardées encore, attendant qu’elles disent autre chose. Puis il a grommelé :
« Bon, mais je vais fermer dans dix minutes. » Cathie est toujours comme ça : elle parle trop, trop vite, en faisant trop de gestes, et ça saoule un peu Christine, surtout qu’elle n’a pas mangé depuis ce matin, et qu’elle a marché toute la journée dehors, dans les rues vides, le long des places, au bord de la mer. Et puis Cathie dit du mal de tout le monde, c’est une véritable langue de vipère, et ça aussi, ça fait tourner la tête, comme un manège qui va trop vite.
Heureusement qu’il fait nuit dehors, maintenant. En dépit de son avertissement, le patron du Milk Bar ne semble pas avoir envie de fermer tout de suite. Il lit toujours son journal, mais avec moins d’attention, en relevant souvent la tête pour regarder les filles. Christine jette un coup d’œil de son côté, et elle surprend son regard brillant attaché sur elle. Elle rougit, et elle tourne la tête brusquement vers la vitre.
« Viens ! » dit-elle soudain à Cathie. « On s’en va ! »
Et sans attendre, elle paie le café-crème sur la table de plastique, et elle sort. Cathie la rejoint au bas de l’escalier.
« Qu’est-ce que tu as ? Tu veux rentrer ? »
« Non, rien », dit Christine. Mais maintenant qu’elle est dehors, elle se rend compte qu’il faut penser à nouveau à l’appartement au mur taché, à la télévision qui parle toute seule, au visage buté de son père, au corps fatigué de sa mère, au regard de sa sœur.
« Bon, allez, salut, moi je vais rentrer », dit Cathie. Elle a l’air de s’ennuyer tout à coup. Christine voudrait bien la retenir, elle fait un geste.
« Écoute, est-ce que — »
Mais elle ne sait pas quoi dire. La nuit est froide, le vent souffle. Cathie relève le col de sa veste bleue, et elle fait un geste de la main, et elle s’en va en courant. Christine la regarde entrer dans l’immeuble en face, allumer la minuterie. Elle attend un instant devant une porte du rez-de-chaussée, puis la porte s’ouvre, se referme. Cathie a disparu.
Christine fait quelques pas dans la rue, jusqu’à l’angle du parking. Elle s’abrite contre le mur, dans une tache d’ombre. Le froid de la nuit la fait frissonner, après la chaleur parfumée du Milk Bar. Devant elle, le ciel gris est devenu rose et luminescent du côté de la ville, avec la barre lourde qui traîne encore au-dessus des cheminées de l’usine de crémation. Il n’y a pas de bruit, c’est-à-dire, pas de bruit signifiant. Seulement le grondement sourd des autos et des camions, là-bas, sur le pont de l’autoroute, et les bruits des hommes et des enfants dans les appartements, ou les voix nasillardes des postes de télévision.
Elle ne veut pas entrer chez ses parents, pas encore. Elle veut rester là, immobile, le dos appuyé contre le mur froid, à regarder la nuit, le ciel gris et vague, les grands murs blancs où les centaines de fenêtres sont éclairées. Et les autos immobiles dans le parking, sous les taches des réverbères, les camions arrêtés dans la rue, les lumières de la ville qui s’allument comme des étoiles ternes. Elle veut écouter les bruits confus de la vie dans les appartements, les écouter tous à la fois, et sentir le froid de la nuit. Elle reste longtemps comme cela, immobile contre le mur, jusqu’à ce que le froid ankylose ses jambes, ses bras, ses épaules. Les gouttes d’humidité luisent sur sa veste de plastique blanc, sur ses bottes.
Alors elle recommence à marcher, dans les rues vides, en faisant le tour des blocs d’immeubles. Elle ne sait pas trop où elle va. D’abord vers le bâtiment de l’école, puis elle traverse le petit jardin d’enfants en contrebas de la route, et elle remonte les ruelles où il y a les petites maisons délabrées dans leurs jardins pelés. Elle fait aboyer les roquets contre les grilles, et il y a des chats noirs qui courent sous les voitures arrêtées, devant elle.
Quand elle retrouve les blocs des immeubles, pareils à des géants debout au milieu des terrains et des parkings, elle sent de nouveau la lumière froide et humide des réverbères, et ça la fait frissonner.
Alors le bruit des motocyclettes vient très vite vers elle. Elle l’entend éclater entre les immeubles, sans savoir d’où il vient exactement. Où aller ? Christine voudrait se cacher, parce qu’elle est debout au milieu de la grande rue, et que la lumière des réverbères l’éclaire brutalement. Elle se met à courir vers l’immeuble le plus proche, et elle se plaque le dos au mur à l’instant où le groupe des motards passe à toute allure dans la rue. Ils sont six ou sept, masqués par leurs casques, vêtus de vinyle noir, avec des motos Trial pleines de boue. Christine les regarde tourner au carrefour, elle écoute le bruit des moteurs qui s’éloigne, qui s’éteint.
Tout à coup, elle sent la peur. Elle ne sait pas bien de quoi elle a peur, mais c’est là, en elle, comme un frisson, et aussi autour d’elle, dans le silence des grandes rues vides, des immeubles géants aux centaines, aux milliers de fenêtres, dans la lumière orangée des réverbères, dans le vent froid qui remonte le long de la vallée en portant l’odeur âcre des fumées et la rumeur de l’autoroute. C’est une peur étrange, imprécise, qui serre la gorge de Christine et mouille de sueur son dos et ses paumes, malgré le froid.
Elle marche vite maintenant, en essayant de ne penser à rien. Pourtant, soudain, elle se souvient du regard aigu du patron du Milk Bar, et son cœur se met à battre plus vite, comme si elle sentait encore ce regard sur elle, en train de l’épier, dans l’ombre. Peut-être est-il là, vraiment. Elle se souvient qu’il allait fermer sa boutique, et il l’a regardée après qu’elle est sortie du Milk Bar, quand elle était debout dans la rue.
Et tout d’un coup, à nouveau, les motards sont là. Cette fois, elle ne les a pas entendus venir, ils sont arrivés en même temps que le bruit de leurs motos. Peut-être qu’ils sont venus à petite vitesse, en tournant et en zigzaguant à l’intérieur du parking de l’immeuble, en se faufilant entre les autos arrêtées, pour la surprendre.
Maintenant, Christine est immobile dans le parking, sous la lumière jaune du réverbère qui brille sur ses cheveux blonds, sur sa veste de plastique blanc et sur ses bottes, tandis que les motos tournent lentement autour d’elle. Les motards ont leurs visages masqués par la visière de leurs casques, et aucun d’eux ne semble la regarder, mais simplement ils tournent autour d’elle, en donnant de petits coups d’accélérateur qui font tressauter leurs motos, et bouger la lumière de leurs phares et de leurs feux rouges. À mesure qu’ils tournent, ils rétrécissent leur cercle, et maintenant, ils passent si près d’elle qu’elle peut sentir le souffle chaud des pots d’échappement. Christine reste figée sur place, le cœur battant, les jambes toutes faibles. Elle regarde autour d’elle, vers les grands immeubles, mais les murs sont si hauts, et il y a tellement de fenêtres éclairées, et sur le grand parking, il y a tellement d’autos arrêtées, aux carrosseries pleines de reflets ! Le bruit lent et profond des motos qui tournent fait vibrer le sol, fait vibrer tout son corps, emplit sa tête. Elle sent ses jambes trembler sous elle, et une sorte de vertige s’empare d’elle. Alors, soudain, avec un cri, elle s’élance en avant et elle se met à courir aussi vite qu’elle peut, droit devant elle, à travers le parking.
Mais les motos sont toujours derrière elle, puis tournent autour des autos arrêtées, et reviennent vers elle, en l’aveuglant avec leurs phares, en donnant des coups d’accélérateur qui font retentir les rugissements des moteurs.
Christine ne s’arrête pas. Elle traverse un parking puis elle court le long des grandes avenues, elle longe les murs des immeubles, elle traverse les terre-pleins couverts d’herbe rase. Elle court si vite qu’elle ne peut presque plus respirer, et que le vent froid fait couler des larmes sur ses joues. À force de courir, elle ne sait plus où elle est, elle ne voit autour d’elle, à perte de vue, que les grandes murailles blanches des immeubles tous pareils, les centaines, les milliers de fenêtres identiques, les parkings qui s’ouvrent, avec leurs autos arrêtées, les rues éclairées par les réverbères orange, les terre-pleins d’herbe sale. Puis, comme ils sont venus, les motards ont disparu. À nouveau, le silence lourd, le froid, le vide s’emparent de la cité des H.L.M. et Christine peut entendre à nouveau la rumeur lointaine des autos qui roulent là-bas, sur le grand pont qui traverse le fleuve.
Elle voit où elle est. Sans savoir comment, ses jambes en courant l’ont conduite jusque devant l’immeuble où elle habite. Elle lève les yeux, elle cherche les fenêtres de l’appartement où il y a son père, sa mère et sa petite sœur. Il y a déjà cinq mois qu’ils habitent là, mais elle doit toujours regarder aussi longtemps avant de reconnaître les trois fenêtres, à côté de celles où il y a des pots de géraniums. Les deux fenêtres de la grande chambre sont éclairées, parce que c’est là que son père est assis dans son fauteuil, en train de regarder la télévision en mangeant. Maintenant, Christine est bien fatiguée, et elle est presque contente à l’idée de rentrer dans l’appartement étroit, de sentir l’odeur lourde de la nourriture, d’entendre la voix nasillarde du poste de télévision.
Elle monte les marches de l’escalier, elle pousse la porte d’entrée de l’immeuble, elle met la main sur le bouton de la minuterie. Alors elle les voit. Ils sont là qui l’attendent, tous, avec leurs blousons de vinyle noir et leurs casques aux visières rabattues qui luisent ! dans la lumière de l’escalier.
Elle ne peut pas crier, parce que quelque chose se bloque dans sa gorge, et ses jambes ne peuvent plus bouger. Ils se sont approchés. L’un d’eux, un grand qui a un blouson d’aviateur, et un casque orange avec une visière en plexiglas fume, s’approche tout près d’elle, il la prend par le bras. Elle cherche à se dégager, elle ouvre la bouche, elle va crier. Alors il la frappe, de toutes ses forces, avec son poing, dans le ventre, là où le corps se plie en deux, et la respiration s’arrête. Ils l’entraînent vers la porte qui est à côté de l’ascenseur, et ils descendent l’escalier de ciment qui résonne. On entend les bruits des téléviseurs au rez-de-chaussée, les bruits de la vaisselle, les cris des enfants. Sous terre, la lumière est grise, elle vient de deux ou trois ampoules au milieu des tuyaux et des conduits d’égout. Les motards avancent vite, ils tirent le corps de Christine, ils la portent presque. Ils ne disent rien. IL ouvrent une porte. C’est une cave, à peine quatre ou cinq mètres carrés, du ciment gris, des caisses, et par terre, il y a un vieux matelas. Ils jettent Christine par terre, et l’un des motards allume une bougie, au fond de la cave, en équilibre sur une vieille assiette. La cave est si petite qu’ils sont debout les uns contre les autres. Dehors, la lumière de la minuterie s’éteint, et il n’y a plus que la lueur de la bougie qui vacille. Christine reprend son souffle. Les larmes coulent sur ses joues, barbouillent le rimmel et le fond de teint. Elle claque des dents.
« Déshabille-toi. »
La voix du grand a résonné dans la cave étroite, une voix dure et rauque que Christine ne connaît pas. Comme elle ne bouge pas, il se penche sur elle, et il tire sur sa veste, déchire le col. Alors Christine a peur, et clic pense à ses habits qui vont être déchirés. Elle enlève sa veste, la pose par terre. Elle va à l’autre bout de la cave, tout près de la bougie, et elle ôte son tricot rayé, elle défait la fermeture des bottes, elle fait glisser son pantalon, puis son slip et son soutien-gorge. Elle grelotte nue dans le froid de la cave, l’air efflanquée et maigrichonne, ses dents claquent si fort qu’elle sait qu’elle ne pourrait même pas crier ; elle pleure un peu, en geignant, et les larmes continuent à souiller ses joues de rimmel et de fard. Puis le garçon s’approche d’elle, il défait sa ceinture. Il la pousse sur le matelas et s’étend sur elle, sans ôter son casque. Les autres s’approchent et elle voit leurs visages penchés sur elle, elle sent leur haleine sur sa peau. Interminablement, l’un après l’autre, ils l’ouvrent, ils la déchirent, et la douleur est si grande qu’elle ne sent plus la peur ni le froid, mais seulement le vertige qui se creuse en elle, qui l’écrase plus loin que son ventre, plus bas, comme si le matelas mouillé tombait au fond d’un puits glacé et noir brisant ses reins. Cela dure si longtemps qu’elle ne sait plus ce qui s’est passé. Chaque fois qu’un garçon entre en elle, en forçant, la douleur grandit dans son corps et l’entraîne au fond du puits. Les mains écrasent ses poignets contre le sol, écartent ses jambes. Les bouches s’appliquent sur sa bouche. | mordent ses seins, étouffent sa respiration.
Puis la bougie tremble un peu plus et se noie dans sa cire. Alors tout s’arrête. Il y a un silence, et le froid est si terrible que Christine se roule en boule sur le matelas, elle s’évanouit.
Quand la lumière électrique revient, elle voit la porte de la cave ouverte, et les motards sont debout dans le couloir. Elle sait que c’est fini. Elle se lève, elle s’habille, elle sort de la cave en titubant. Son ventre brûle et saigne, ses lèvres sont gonflées, tuméfiées. Les larmes ont séché sur ses joues avec le rimmel et le fard.
Ils la poussent devant eux dans l’escalier de ciment. Dans l’entrée, seul reste le grand, avec son casque et son blouson d’aviateur. Avant de s’en aller, il se penche sur Christine, sa main se pose sur son cou.
« Salaud ! » dit Christine, et sa voix tremble de rage et de peur. Mais lui fait peser sa main sur son épaule.
« Si tu parles, on te tue. »
Christine s’assoit dehors, sur les marches de l’escalier. Elle reste longtemps là, sans bouger, pour que le froid la rende insensible, pour que le noir de la nuit l’enveloppe et calme la douleur de son ventre et les meurtrissures de ses lèvres. Puis elle cherche, dans le parking, une voiture arrêtée avec un grand rétroviseur extérieur, et lentement, avec une application de petite fille, elle essuie le rimmel de ses yeux, et elle étale le fond de teint de ses joues bleuies.