Elles s’appellent Pouce et Poussy, enfin, c’est le petit nom qu’on leur a donné, depuis leur enfance, et pas beaucoup de gens savent qu’en réalité elles s’appellent Christèle et Christelle, de leur vrai nom. On les a appelées Pouce et Poussy parce qu’elles sont comme des sœurs jumelles, et pas très grandes. Pour dire vrai, elles sont même petites, assez petites. Et très brunes toutes les deux, avec un drôle de visage enfantin, et un bout de nez, et de beaux yeux noirs qui brillent. Elles ne sont pas belles, pas vraiment, parce qu’elles sont trop petites, et un peu trop minces aussi, avec de petits bras et des jambes longues, et des épaules carrées. Mais elles ont du charme, et tout le monde les aime bien, surtout quand elles se mettent à rire, un drôle de rire aigu qui résonne comme des grelots. Elles rient souvent, partout, dans l’autobus, dans la rue, dans les cafés, lorsqu’elles sont ensemble. Elles sont d’ailleurs presque toujours ensemble. Quand elles sont l’une sans l’autre (ça arrive, à cause des cours, ou bien quand il y en a une qui est malade), elles ne s’amusent plus. Elles deviennent tristes, on n’entend pas leur rire.
Il y en a qui disent que Pouce est plus grande que Poussy, ou que Poussy a un visage plus fin que Pouce. C’est possible. Mais la vérité, c’est que c’est très difficile de les différencier, et sans doute personne n’aurait pu le faire, d’autant plus qu’elles s’habillent de la même façon, quelles marchent et parlent de la même façon, et qu’elles ont toutes les deux le même rire, dans le genre de grelots qu’on agite.
C’est probablement comme cela qu’elles ont eu l’idée de se lancer dans cette grande aventure. À l’époque, elles travaillaient toutes les deux dans un atelier de confection, où elles cousaient des poches et des boutonnières pour des pantalons qui portaient la marque Ohio, U.S.A. sur la poche arrière droite. Elles faisaient cela huit heures par jour et cinq jours par semaine, de neuf à cinq avec une interruption de vingt minutes pour manger debout devant leur machine. « C’est le bagne », disait Olga, une voisine. Mais elle ne parlait pas trop fort parce que c’était défendu de parler pendant le temps de travail. Celles qui parlaient, qui arrivaient en retard, ou qui se déplaçaient sans autorisation devaient payer une amende au patron, vingt francs, quelquefois trente, ou même cinquante. Il ne fallait pas qu’il y ait de temps mort. Les ouvrières s’arrêtaient à cinq heures de l’après-midi exactement, mais alors il fallait qu’elles rangent les outils, qu’elles nettoient les machines, et qu’elles apportent au fond de l’atelier toutes les chutes de toile ou les bouts de fil usés, pour les jeter à la poubelle. Alors, en fait, le travail ne finissait pas avant cinq heures et demie. « Personne ne reste », disait Olga. « Moi je suis là depuis deux ans, c’est parce que j’habite à côté. Mais je ne resterai pas une troisième année. » Le patron, c’était un petit homme d’une quarantaine d’années, avec des cheveux gris, la taille épaisse et la chemise ouverte sur une poitrine velue. Il se croyait beau. « Tu vas voir, il te fera sûrement du gringue », avait dit Olga à chacune des jeunes filles. Et une autre fille avait ricané. « C’est un coureur ce type-là, c’est un salopard. » Pouce s’en fichait. Quand il était venu, la première fois, pendant le travail, les mains dans les poches, cambré dans son complet-veston d’acrylique beige, et qu’il s’était approché d’elles, les deux amies ne l’avaient même pas regardé. Et quand il leur avait parlé, au lieu de lui répondre, elles avaient ri de leur rire de grelots, toutes les deux ensemble, si fort que toutes les filles s’étaient arrêtées de travailler pour regarder ce qui se passait. Lui, avait rougi très fort, de colère ou de dépit, et il était parti si vite que les deux sœurs riaient encore après qu’il avait refermé la porte de l’atelier. « Il va vous chercher des crosses, il va essayer de vous faire chier », avait annoncé Olga. Mais il n’y avait pas eu de suite. Le contremaître, un nommé Philippi, avait seulement surveillé un peu plus la rangée où les deux sœurs travaillaient. Le patron, lui, à partir de là, avait évité d’approcher trop près d’elles. Elles avaient un rire vraiment un peu dévastateur.
À l’époque, Pouce et Poussy habitaient un petit deux pièces avec celle qu’elles appelaient maman Janine, mais qui était en réalité leur mère adoptive. À la mort de sa mère, Janine avait recueilli Pouce chez elle, et peu de temps après, elle avait pris aussi Poussy, qui était à l’Assistance. Elle s’était occupée des deux fillettes parce qu’elles n’avaient personne d’autre au monde, et qu’elle-même n’était pas mariée et n’avait pas d’enfants. Elle travaillait comme caissière dans une Superette Cali et n’était pas mécontente de son sort. Son seul problème, c’étaient ces filles qui étaient unies comme deux sœurs, celles que dans tout l’immeuble, et même dans le quartier, on appelait les deux « terribles ». Pendant les cinq ou six années qu’avait duré leur enfance, il ne s’était pas passé de jour qu’elles ne soient ensemble, et c’était la plupart du temps pour faire quelque bêtise, quelque farce. Elles sonnaient à toutes les portes, changeaient de place les noms sur les boîtes aux lettres, dessinaient à la craie sur les murs, fabriquaient de faux cafards en papier qu’elles glissaient sous les portes, ou dégonflaient les pneus des bicyclettes. Quand elles avaient eu seize ans, elles avaient été renvoyées de l’école, ensemble, parce qu’elles avaient jeté un œuf du haut de la galerie sur la tête du proviseur, et qu’elles avaient été prises, en plein conseil de classe, de leur fameux fou rire en forme de grelots, ce jour-là particulièrement inextinguible. Alors, maman Janine les avait placées dans une école de couture, où elles avaient, on se demandait comment, obtenu ensemble leur C.A.P. de mécaniciennes. Depuis, elles entraient régulièrement dans les ateliers, pour en sortir un mois ou deux plus tard, après avoir semé la pagaille et manqué faire brûler la baraque.
C’est comme cela que le jour de leurs dix-neuf ans, elles étaient encore dans l’atelier Ohio Made in U.S.A., à coudre des poches et à faire des boutonnières, pour le compte de Jacques Rossi, le patron. Quand elles étaient entrées là-dedans, Pouce avait promis à maman Janine d’être raisonnable, et de se comporter en honnête ouvrière et Poussy avait fait la même promesse. Mais quelques jours plus tard, l’atmosphère de bagne de l’atelier avait eu raison de leurs résolutions. Entre elles et Rossi, c’était la guerre. Les autres filles ne parlaient pas, et s’en allaient très vite dès que le travail était fini, parce qu’elles avaient un fiancé, qui venait les chercher en voiture pour les amener danser. Pouce et Poussy, elles, n’avaient pas de fiancé. Elles n’aimaient pas trop se séparer, et quand elles sortaient avec des types, elles s’arrangeaient pour se retrouver et passer la soirée ensemble. Il n’y avait pas de garçon qui résiste à cela. Pouce et Poussy s’en fichaient. Elles allaient ensemble au Café-Bar-Tabacs du coin de la rue, à côté de l’Atelier, et elles buvaient de la bière en fumant des cigarettes brunes, et en se racontant des tas d’histoires entrecoupées de leur rire en cascades.
Elles racontaient toujours la même histoire, une histoire sans fin qui les entraînait loin de l’Atelier, avec ses barres de néon, son toit de tôle ondulée, ses fenêtres grillagées, le bruit assourdissant de toutes les machines en train de coudre inlassablement les mêmes poches, les mêmes boutonnières, les mêmes étiquettes Ohio Made in U.S.A. Elles s’en allaient déjà, elles partaient pour la grande aventure, à travers le monde, dans les pays qu’on voit au cinéma : l’Inde, Bali, la Californie, les îles Fidji, l’Amazonie, Casablanca. Ou bien dans les grandes villes où il y a des monuments magiques, des hôtels fabuleux avec des jardins sur le toit, des jets d’eau, et même des piscines avec des vagues, comme sur la mer : New York, Rome, Munich, Mexico, Marrakech, Rio de Janeiro. C’était Pouce qui racontait le mieux l’histoire sans fin, parce qu’elle avait lu tout cela dans des livres et dans des journaux. Elle savait tout sur ces villes, sur ces pays : la température en hiver et en été, la saison des pluies, les spécialités de la cuisine, les curiosités, les mœurs des habitants. Ce qu’elle ne savait pas, elle l’inventait, et c’était encore plus extraordinaire.
Poussy l’écoutait, et elle ajoutait des détails, ou bien elle faisait des objections, comme si elle corrigeait des souvenirs, rectifiait des inexactitudes, ou bien ramenait au réel des faits exagérés. Elles racontaient l’histoire sans fin partout, n’importe quand, à midi au moment de la pause, ou bien le matin de bonne heure, en attendant l’autobus qui les menait à l’atelier. Quelquefois les gens écoutaient, un peu étonnés, et ils haussaient les épaules. François, le petit ami de Pouce, essayait de placer une blague, mais au bout d’un instant, il s’en allait, excédé. Mais Poussy aimait bien quand Marc venait s’asseoir avec elles au Café-Bar-Tabacs, parce qu’il jouait très bien le jeu. Il racontait des choses invraisemblables, quand il avait voyagé dans le Trans Europ Express, la nuit, sans ticket, ou bien quand il avait habité plusieurs jours dans la Maison de la Radio, en mangeant avec les appariteurs, et en téléphonant à ses amis dans les bureaux inoccupés. Mais lui, ce qu’il racontait, était peut-être vrai, ça se voyait dans ses yeux qui brillaient, et Poussy aimait bien l’écouter parler. Marc n’était pas son petit ami, il était fiancé à une fille très belle mais un peu bête qui s’appelait Nicole, mais que les autres avaient surnommée Minnie, on ne savait pas bien pourquoi.
C’est comme cela qu’elles ont commencé à parler de la grande vie. Au début, elles en ont parlé, sans y prendre garde, comme elles avaient parlé des autres voyages qu’elles feraient, en Équateur, ou bien sur le Nil. C’était un jeu, simplement, pour rêver, pour oublier le bagne de l’atelier et toutes les histoires, avec les autres filles, et avec le patron Rossi. Et puis, peu à peu, ça a pris corps, et elles ont commencé à parler pour de vrai, comme si c’était quelque chose de sûr. Il fallait qu’elles partent, elles n’en pouvaient plus. Pouce et Poussy ne pensaient plus à rien d’autre. Si elles attendaient, elles deviendraient comme les autres, vieilles et tout aigries, et de toute façon, elles n’auraient jamais d’argent. Et puis, à supposer que le patron Rossi ne les mette pas à la porte, elles savaient bien qu’elles ne tiendraient plus très longtemps maintenant.
Alors, un jour, elles sont parties. C’était la fin du mois de mars, et il pleuvait sur la ville, toute grise et sale, il pleuvait une petite pluie froide qui mouillait tout, même les cheveux, même les pieds dans les bottes, même les draps de lit.
Au lieu d’aller à l’atelier, les deux filles se sont retrouvées devant la grande gare, à l’abri de l’auvent, avec un seul billet de train aller première classe pour Monte-Carlo. Elles auraient bien voulu aller à Rome, ou à Venise, pour commencer, mais elles n’avaient pas assez d’argent. Le billet de première classe pour Monte-Carlo avait déjà mangé la plus grande partie de leurs économies.
Pour maman Janine, elles avaient préparé une carte postale, sur laquelle il y avait écrit : Nous partons en vacances. Ne t’inquiète pas. Baisers. Et ensemble, en riant, elles ont mis la carte postale dans la boîte aux lettres.
Quand elles se sont retrouvées dans le beau train, assises sur les banquettes neuves recouvertes de feutre gris, avec le tapis bleu marine sous leurs pieds, leur cœur battait très vite, plus vite qu’il n’avait jamais battu. Alors le train s’est ébranlé, a commencé à rouler à travers la banlieue laide, puis à toute vitesse le long des talus. Pouce et Poussy s’étaient installées tout contre la vitre, et elles regardaient le paysage tant qu’elles pouvaient, au point qu’elles en oubliaient de parler, ou de rire. C’était bien de partir, enfin, comme ça, sans savoir ce qui se passerait, sans même savoir si on reviendrait. Elles n’avaient pas pris de bagages, pour ne pas effrayer maman Janine, juste un sac de voyage avec quelques affaires, sans rien pour manger ou pour boire. Jusqu’à Monte-Carlo, le voyage était long, et elles n’avaient plus beaucoup d’argent. Mais c’est à peine si l’une d’elles ressentait, de temps à autre, une légère inquiétude. De toute façon, cela faisait partie du plaisir. Pouce regardait Poussy, de temps en temps à la dérobée, et elle se sentait aussitôt rassurée. Poussy, elle, ne quittait pas des yeux le paysage vert qui défilait à l’envers, sillonné de gouttes écrasées par le vent du train.
Il faisait chaud dans le compartiment, et le bruit des trolleys sur les rails résonnait régulièrement dans leur tête, alors Pouce s’est endormie, pendant que sa sœur faisait le guet. Après Dijon, il fallait faire attention aux contrôleurs, et Poussy a réveillé Pouce. Leur plan était simple : elles devaient se séparer chacune dans un wagon. La première qui verrait le contrôleur prendrait le billet, puis le rapporterait à l’autre, et elles se feraient passer l’une pour l’autre. Le contrôleur était un jeune homme avec une petite moustache, et il a regardé davantage la poitrine de Pouce que son billet. Quand il l’a revue, un peu plus loin, il lui a dit simplement : « vous êtes mieux ici ? » À partir de là, Pouce et Poussy ont compris qu’elles voyageraient tranquilles.
Le train a roulé tout le jour, puis, quand la nuit est tombée, Pouce et Poussy ont vu la mer Méditerranée pour la première fois, les grandes flaques couleur de métal dans l’échancrure des montagnes noires.
« C’est beau ! » disait Pouce.
Poussy respirait l’air froid qui soufflait par la vitre entrouverte.
« Regarde, des usines. »
Les grandes cheminées crachaient des flammes dans la lueur du crépuscule. C’était comme si la mer alimentait ces feux.
« C’est beau ! » disait Pouce. « Je voudrais aller là ! » Elle pensait qu’elle pourrait marcher au bord du lac d’acier, entre les tanks et les cheminées. C’était la solitude au bord de la mer. Le ciel était absolument pur, couleur d’eau et de feu.
Après Marseille, le train s’est enfoncé dans la nuit. Tout éclairé de lumières, les glaces fermées de reflets. Pouce et Poussy avaient faim, et soif, et sommeil. Elles ont tiré les rideaux du compartiment, et elles se sont allongées sur les banquettes. Elles ont eu peur quand le contrôleur a ouvert la porte. Mais ce n’était pas le même et il a seulement demandé :
« On vous a déjà contrôlées ? »
Et il est reparti sans écouter la réponse.
Tard dans la nuit, le train s’est immobilisé dans la gare de Nice, et les deux jeunes filles ont baissé la vitre pour regarder au-dehors, l’immense voûte de fer forgé sous laquelle se hâtaient les voyageurs frileux. Le vent froid soufflait dans la gare, et Pouce et Poussy étaient pâles de fatigue ; elles grelottaient.
Puis le train est reparti, plus lentement. À chaque gare, elles croyaient que ça y était, et elles se penchaient au-dehors pour lire les noms : Beaulieu, Cap d’Ail.
Enfin le train s’est arrêté à Monte-Carlo, et elles sont descendues sur le quai. Il était tard, dix heures passées. Les gens les regardaient avec des yeux bizarres, les hommes surtout, engoncés dans leur pardessus. Pouce a regardé Poussy, l’air de dire : « Qu’est-ce que tu en dis, hein ? » Mais elles étaient si fatiguées qu’elles n’avaient même plus la force de rire.
Dans le taxi qui les conduisait à l’hôtel (« le plus bel hôtel, d’où on voit bien la mer, et où il y a un bon restaurant ») elles se sont chuchoté des idées pour manger. Du poisson, du homard, des crevettes, et du champagne ; ce n’était pas le moment de boire de la bière.
Le taxi payé il ne restait plus grand-chose dans la pochette de Poussy, de quoi aller au Casino le lendemain, et distribuer quelques bons pourboires.
Devant l’hôtel, Poussy est descendue d’abord, et elle est allée se cacher derrière un massif de fleurs, pendant que Pouce allait prendre la chambre. (« Un grand lit, et la vue sur la mer. ») Un instant après, clé en main, c’est Poussy qui allait voir la chambre numéro 410. Quand elle est redescendue, elle s’est déclarée satisfaite, sauf pour la vue sur la mer, parce qu’il fallait sortir sur le balcon, et pour la salle de bains qui était un peu petite. Mais Pouce lui a donné une bourrade, et elles ont ri très fort. Elles avaient oublié leur fatigue. Elles avaient hâte de manger. Pouce disait qu’elle était prête à dévorer. Elles se sont séparées pour monter jusqu’à la chambre, Pouce trois minutes avant Poussy, qui avait pris l’escalier au fond du hall. L’hôtel était plein de gens très chics, messieurs en complets-veston, en pardessus clairs, écharpes, et dames en robe lamée, ou en pantalon de satin blanc. Le pantalon et le pull marine des deux amies passaient inaperçus. Quand elles se sont retrouvées dans la grande chambre blanche, elles ont eu un moment de vertige. Elles ont crié, elles ont chanté même, n’importe quoi, ce qui leur passait par la tête, jusqu’à ce que la voix leur manque. Puis Pouce est allée s’installer sur la terrasse, malgré le vent froid, tandis que Poussy commandait à dîner par téléphone. Il était trop tard pour manger du poisson ou du homard, mais elle put obtenir des sandwiches chauds et une bouteille de champagne, que le garçon d’étage a apportés sur une petite table roulante. Il n’a même pas regardé la silhouette de Pouce debout devant la fenêtre et quand Poussy lui a donné un bon pourboire son visage s’est éclairé. « Bonne nuit, mademoiselle », a-t-il dit en refermant la porte.
Les deux amies ont mangé et bu, et le champagne leur a fait tourner la tête ; puis leur a donné tout d’un coup mal à la tête. Alors elles ont éteint la lumière et elles se sont couchées tout habillées sur le grand lit frais. Elles se sont endormies tout de suite.
Le lendemain, et les jours suivants, ça a été comme une fête. D’abord, il y avait le lever du soleil. Des le point du jour, Pouce sortait du lit. Elle allait dans la salle de bains prendre une longue douche très chaude, en savourant l’odeur un peu poivrée de la savonnette jaune toute neuve. Après le bain, il y avait aussi la grande serviette-éponge blanche dans laquelle elle s’enveloppait, en se regardant dans le miroir accroché à la porte. Alors Pouce sortait toute frissonnante d’humidité, et elle ouvrait les rideaux beiges pour regarder le jour se lever. Un instant après, elle entendait le bruit de l’eau dans la salle de bains, et Poussy venait la rejoindre, emmitouflée dans le peignoir en tissu-éponge rose. Ensemble elles regardaient la mer grise, couleur de perle, qui s’éclairait peu à peu, tandis que le beau ciel pur s’allumait à l’est, du côté des caps sombres. Il n’y avait pas de bruit, et l’horizon vide paraissait immense, comme le bord d’une falaise. Quand le soleil était près d’apparaître, il y avait des vols de goélands au-dessus de la mer. Ils passaient en planant dans le vent, à la hauteur de l’étage où se trouvaient les jeunes filles, et même plus haut encore, et ça donnait un drôle de vertige, comme un bonheur.
« C’est beau… », répétait Pouce, et elle se serrait contre le peignoir de bain de Poussy, sans quitter des yeux la mer illuminée.
Plus tard, à tour de rôle, elles téléphonaient au restaurant de l’hôtel, pour qu’on leur apporte à manger sur la petite table roulante. Elles demandaient n’importe quoi, au hasard, sur la carte, en faisant semblant de s’étonner quand on leur disait que, pour le homard à l’américaine, c’était trop tôt, et toujours elles commandaient une bonne bouteille de champagne. Elles aimaient bien tremper leur lèvre supérieure dans la coupe légère, et sentir le pétillement des bulles qui piquait l’intérieur de leur bouche et leurs narines. Le jeune garçon revenait souvent, maintenant, c’était lui qui apportait la nourriture et le champagne, et les journaux du matin, pliés cérémonieusement sur le plateau de la petite table roulante. Peut-être qu’il aimait bien les pourboires généreux que lui donnaient les jeunes filles, ou alors peut-être qu’il aimait bien les voir, parce qu’elles n’étaient pas comme les autres clients de l’hôtel, elles riaient et elles avaient l’air de s’amuser tout le temps.
Même, c’est lui qui leur avait montré comment on règle le mélangeur de la douche, et comment on fait marcher le store électrique, en appuyant sur le bouton pour faire tourner les lattes de plastique. Il avait des cheveux bruns bouclés et des yeux verts, et il s’appelait Éric. Mais elles ne lui avaient pas dit leur nom, parce qu’elles se méfiaient de lui tout de même un peu.
Les premiers jours, elles n’avaient pas fait grand-chose. Dans la journée, elles étaient allées se promener dans les rues, pour regarder les vitrines des magasins, puis au bord de la mer, au port, pour regarder les bateaux.
« Ça serait bien de partir », disait Pouce.
« Tu voudrais aller sur un bateau ? » demandait Poussy.
« Oui, pour aller loin, loin… En Grèce, ou en Turquie, ou en Égypte, même. »
Alors elles avaient marché sur les quais, et le long des pannes, pour choisir le bateau sur lequel elles auraient voulu s’en aller. Mais c’était encore l’hiver, le vent froid soufflait en faisant claquer les agrès et gémir les amarres. Il n’y avait personne sur les bateaux.
Finalement, elles en ont trouvé un qui leur plaisait bien. C’était une grosse barque bleue, avec un mât en bois et un habitacle à peine grand comme une niche. Il s’appelait « Cat », et ça aussi, ça leur plaisait bien comme nom. Elles sont même montées dessus, Pouce à l’avant, couchée contre la pointe de l’étrave, pour regarder l’eau sombre, et Poussy debout près de l’habitacle, à surveiller si personne ne venait.
Ensuite, il s’était mis à pleuvoir, et elles étaient allées s’abriter sous les portiques des restaurants fermés. Elles avaient regardé les gouttes tomber dans l’eau du port, en parlant et en riant. Il n’y avait vraiment personne, ou presque, de temps en temps une voiture qui roulait lentement le long de la promenade, et qui remontait vers le haut de la ville.
Après, les deux jeunes filles rentraient à l’hôtel, l’une après l’autre, comme toujours, l’une par l’ascenseur, l’autre par l’escalier, et elles commandaient au téléphone des tas de choses à manger, du poisson, des crustacés, des fruits, des gâteaux. Mais elles ne buvaient plus de champagne, parce que ça leur donnait vraiment mal à la tête. Elles demandaient de la limonade, ou des jus de fruits, ou du Coca-Cola.
C’étaient les premiers jours. Après, Pouce en a eu assez de manger dans la chambre d’hôtel, et de se cacher dans la salle de bains chaque fois qu’on frappait à la porte de peur que ce ne soit pas le même garçon. D’ailleurs, elles en avaient assez de l’hôtel, et les gens commençaient à les regarder bizarrement, parce qu’elles ne changeaient jamais de vêtements, peut-être, et puis il y avait des gens qui les avaient vues ensemble et Poussy disait que ça finirait par se savoir.
Par une belle matinée ensoleillée, elles sont parties toutes les deux, l’une après l’autre. Poussy est sortie la première, comme si elle allait se promener dans le jardin après le petit déjeuner, du côté de la piscine. Pouce lui a lancé par la fenêtre le sac de voyage avec leurs affaires, et, quelques minutes plus tard, elle est descendue à son tour pour sortir sur l’avenue ; au bout du pâté de maisons, elle a retrouvé Poussy avec le sac. Elles ont marché en parlant et en riant, et elles ont décidé, comme elles n’avaient presque plus d’argent, de faire du stop.
Pouce voulait aller vers Nice, et Poussy vers l’Italie ; alors elles ont joué à pile ou face, et c’est Poussy qui a gagné. Avant de partir, Pouce a quand même voulu appeler chez elle, pour dire que tout allait bien. Elle a mis une pièce dans l’appareil, et quand maman Janine a décroché à l’autre bout, elle a dit très vite, juste avant que la communication ne soit coupée :
« C’est Christèle. Tout va bien, ne t’inquiète pas, je t’embrasse. »
Poussy a dit que ça ne valait sûrement pas la peine de téléphoner si peu de temps, et que d’ailleurs, maman Janine penserait peut-être qu’elles avaient été kidnappées, et qu’on l’avait obligée à parler très vite.
« Tu crois ? » a dit Pouce. Ça a eu l’air de l’inquiéter un instant, et puis elle n’y a plus pensé. Plus tard, Poussy a dit : « On va lui envoyer une carte postale de Monte-Carlo. Quand elle arrivera, on sera en Italie, on ne risquera plus rien. »
Dans un bureau de tabac, elles ont choisi une carte postale qui représentait le Rocher, le Palais du Prince ou quelque chose de ce genre, et, en empruntant un crayon à bille, elles ont écrit toutes les deux : « À bientôt, baisers » et elles ont signé : Christèle, Christelle. Elles ont mis l’adresse de maman Janine, et elles ont glissé la carte dans une boîte aux lettres.
Pour le stop, elles se sont installées à un feu rouge, sur la promenade du bord de mer. Il faisait très beau, et elles n’ont pas attendu longtemps. Une Mercedes s’est arrêtée, conduite par un homme d’une cinquantaine d’années, vêtu comme un play-boy, et qui sentait la savonnette. Pouce est montée derrière, et Poussy s’est installée à côté du conducteur.
« Où allez-vous ? »
« En Italie », a dit Poussy.
L’homme a mis un doigt au milieu de ses lunettes de soleil.
« Moi, je vais jusqu’à Menton seulement. Mais l’Italie, c’est juste à côté. »
Il conduisait vite, et ça donnait un peu mal au cœur à Poussy. Ou bien c’était peut-être l’odeur de la savonnette. Il glissait de temps en temps un coup d’œil de côté, pour regarder la jeune fille.
« Vous êtes jumelles ? »
« Oui », dit Poussy.
« Ça se voit », dit l’homme. « Vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau. »
Il s’irritait parce que les deux jeunes filles ne voulaient pas parler. Alors il a allumé une cigarette. Il doublait n’importe comment, dans les virages, et il klaxonnait avec rage quand on ne lui laissait pas le passage.
Et puis il a dit, tout d’un coup :
« Vous savez que c’est risqué de faire de l’auto-stop comme ça, pour deux jolies filles comme vous ? »
« Ah bon ? » a dit Poussy.
L’homme avait un petit rire de gorge.
« Oui, parce que si je vous emmenais faire un tour, là où il n’y a personne, qu’est-ce que vous pourriez faire ? »
« On sait bien se défendre, vous savez. »
L’homme a ralenti.
« Qu’est-ce que vous feriez ? »
Après avoir réfléchi, Poussy a dit tranquillement : « Eh bien, moi je vous donnerai un coup de manchette sur la pomme d’Adam, ça fait très mal, et pendant ce temps, ma collègue vous claquerait des deux sur les oreilles pour faire péter vos tympans. Et si ça ne suffisait pas, avec une épingle que j’ai sur moi, je vous donnerais un bon coup dans les parties. »
Pendant un instant, l’homme a conduit sans rien dire. Poussy voyait qu’il avalait péniblement sa salive. Alors l’auto est entrée dans la ville de Menton, et l’homme a donné un coup de frein, sans avertir. Il s’est penché, il a ouvert la porte par-dessus Poussy, et il a dit avec une drôle de voix méchante :
« Allez, vous êtes arrivées. Foutez-moi le camp. » Les deux jeunes filles sont descendues sur le trottoir. L’homme a fait claquer la portière, et la Mercedes a disparu à toute vitesse au bout de la rue. « Qu’est-ce qui lui a pris ? » demandait Poussy. « Je crois bien que tu lui as fait peur », a dit Pouce. Et elles ont ri un bon moment.
Elles ont décidé de marcher. Elles ont traversé la petite ville, avec ses rues éclairées par le soleil. Dans une épicerie, pendant que Poussy demandait quelque chose à la marchande, Pouce s’emparait de deux pommes et d’une orange, qu’elle fourrait dans le sac de voyage. Plus loin, elles se sont assises au bord de la mer pour se reposer, en mangeant les deux pommes et l’orange. La mer était belle sous le vent froid, bleu profond, frangée d’écume. C’était bien de la regarder sans rien dire, en mordant dans les pommes vertes. On oubliait tout le monde, on devenait très lointain, comme une île perdue dans la mer. C’était à cela que pensait Poussy, à cela : comme c’était facile de partir, et d’oublier les gens, les lieux, d’être neuf. C’était à cause du soleil, du vent, et de la mer.
Les oiseaux blancs planaient au-dessus des vagues, en criaillant quand Pouce jetait une peau d’orange sur la plage de galets, les oiseaux s’abattaient, criaient, puis se séparaient, et recommençaient à flotter dans le vent.
« C’est bien, ici », dit Pouce.
Elle se tournait vers Poussy, elle la regardait. Son beau visage anguleux était déjà bruni par ces journées de soleil, et ses cheveux noirs étaient brillants de sel et de lumière. Pouce, elle, était plus rouge surtout sur le nez qui commençait à peler.
« Si on restait ici, quelques jours ? »
Poussy dit :
« Jusqu’à demain, d’accord. »
Elles ont trouvé un hôtel sur la promenade du bord de mer, un vieil hôtel tout blanc, avec un jardin à l’arrière. C’était moins luxueux qu’à Monte-Carlo, mais elles ont décidé de prendre une chambre pour deux, cette fois. Quand elle remplissait le livre des arrivées, Poussy demandait : « Il faut payer tout de suite ? » Et, naturellement, la réceptionniste disait « quand vous voudrez, en partant c’est mieux ». Ça mettait les gens en confiance. La chambre était belle et claire, et on voyait la mer entre les palmiers, lointaine, confondue avec le ciel.
C’est le soir surtout qui était beau, quand le vent s’arrêtait, comme un souffle suspendu, et que la belle lumière jaune faisait briller les maisons ocre, blanches et roses, et découpait la silhouette de la vieille ville sur le ciel pâle. C’était comme d’être au bout du monde, « comme à Venise » disait Poussy. « On ira ? On va aller à Venise, après ? » demandait Pouce, avec une intonation presque enfantine et Poussy souriait et la serrait contre elle.
Une fois, après le dîner, elles sont montées en haut d’une des collines, en suivant les chemins qui serpentaient entre les villas et les jardins, pour regarder le soleil se coucher derrière la ville, il y avait des chats errants sous les autos arrêtées et en haut des murs, qui les observaient avec leurs pupilles arrondies. Là, il n’y avait presque pas de vent, et l’air était doux et tiède comme en été, chargé de l’odeur des mimosas. C’était bien, ici, c’était un endroit pour oublier. Pouce et Poussy se sont installées sur un talus, tout à fait en haut de la colline, là où il y avait un petit bois de pins. Des chiens aboyaient, prisonniers dans les jardins des villas. Le soir est tombé petit à petit, sans ombre, en éteignant seulement les couleurs, les unes après les autres. C’était comme de la cendre. C’était très doux, avec les fumées qui montaient par endroits, et les nuages qui traînaient jusqu’à l’horizon, couleur d’or et de feu. Puis, quand la nuit s’est installée, les lumières ont commencé à briller un peu partout, sur le toit des maisons, dans les parallélépipèdes des immeubles. Il y avait des lumières sur la mer aussi, les feux rouges des balises, les réverbères de la jetée, et, peut-être, au large, les lumières à peine visibles d’un grand cargo qui allait vers Gênes.
Les jeunes filles regardaient toutes les lumières qui s’allumaient, en bas, le long de la côte, dans les creux des vallons, les dessins des routes sur les collines. Elles regardaient aussi les phares des autos, les petits points jaunes qui avançaient si lentement, comme des insectes phosphorescents. Ils étaient si loin, si petits, ça n’avait plus tellement d’importance, quand on les regardait d’ici, du haut de la colline.
« On est bien, ici », chuchotait Pouce, et elle appuyait sa tête sur l’épaule de son amie, comme si elle allait s’endormir. Mais Poussy sentait quelque chose de bizarre en elle, comme quand quelqu’un vous regarde dans le dos, ou comme quand on sent qu’il va se passer quelque chose de mal. Son cœur battait vite et fort, et cela faisait de grands coups dans sa tête, dans sa gorge, des douleurs. Et elle frissonnait par moments, le long de ses bras, le long de son dos, un drôle de picotement qui se nouait sur sa nuque. C’était peut-être aussi le froid de la nuit. Mais elle ne disait rien à Pouce, pour ne pas l’empêcher de rêver. Elle retenait sa respiration, et au bout d’un instant, son souffle s’échappait avec un grand soupir.
« Qu’est-ce que tu as ? » disait Pouce.
« Rien… Viens, on s’en va », disait Poussy, et elle commençait à descendre la colline, vers la ville, vers toutes les lumières qui bougeaient et brillaient, pareilles à des insectes laborieux.
Pour manger, ça n’était pas toujours facile. L’hôtel où étaient descendues les jeunes filles ne faisait pas restaurant le soir, et quand elles avaient faim, il fallait qu’elles se débrouillent. Un soir elles sont allées manger dans un grand restaurant au bord de la mer, et au moment de payer, elles se sont éclipsées l’une après l’autre par la fenêtre des W. -C. C’était une lucarne étroite, mais elles étaient très minces, et elles n’ont pas eu trop de mal à se glisser au-dehors, puis elles ont couru tant qu’elles ont pu, jusqu’à l’hôtel. Le lendemain, elles ont fait la même chose dans un café, au centre de la ville. Elles se sont contentées de sortir, de marcher tranquillement, et de se perdre chacune dans une direction. Elles s’étaient donné rendez-vous sur le port, et comme à chaque fois, elles ont parlé de tout cela en riant, contentes d’avoir échappé. « Si l’une de nous est prise, on jure que l’autre fera tout ce qu’elle peut pour la faire évader », disait Pouce. « Je le jure », répondait Poussy.
Mais après cela, il fallait changer de ville, parce que ça devenait trop risqué. Pour aller en Italie, Pouce a décidé qu’elles devaient changer leur garde-robe. Dans un grand magasin, elles ont laissé leurs pantalons bleus et leurs T-shirts et elles sont parties avec des ensembles blancs : Pouce avec un bermuda et un pull, et un blouson en nylon, Poussy avec une jupe droite et une veste en laine. Dans le rayon des souvenirs, Poussy a choisi pour elle un serre-tête en perles avec des motifs indiens d’Amérique, et pour son amie une paire de bracelets en matière plastique couleur d’ivoire. Et dans le rayon des chaussures, Pouce et Poussy ont laissé leurs souliers qui commençaient à être un peu fatigués, contre des bottes courtes, style western, en skaï blanc.
Quand elles ont eu changé de costumes, elles sont parties pour l’Italie, sans même aller chercher leur sac à l’hôtel. Comme cela, il n’y avait pas de problème pour payer l’addition, et de toute façon, ce qu’elles avaient dans leur sac ne valait pas la peine de faire un détour. « D’ailleurs », avait dit Pouce, « c’est plus commode pour faire du stop de n’avoir rien dans les mains. » Poussy avait gardé son aumônière avec les cartes d’identité, et un peu d’argent qui leur restait. Pouce, elle, n’avait même pas un tube de rouge à lèvres.
Elles auraient préféré partir en train, mais maintenant, elles n’avaient plus assez d’argent pour prendre un billet. Alors elles sont sorties de la ville, et elles ont fait signe aux voitures qui passaient. Elles n’ont pas attendu très longtemps. C’était un Italien dans une Alfa Romeo blanche, et comme d’habitude, Poussy est montée devant et Pouce derrière. L’homme avait la quarantaine, des joues tachées de barbe, et des yeux d’un bleu très vif. Il parlait mal le français, et les jeunes filles ne parlaient pas du tout l’italien. Mais ils plaisantaient quand même, et chaque fois que l’homme disait un bout de phrase de travers, elles riaient aux éclats, et lui aussi riait bien.
Au moment de passer la frontière, tout le monde est redevenu sérieux, mais il n’y a pas eu de problème. Le douanier italien a regardé les cartes d’identité des jeunes filles, et il a dit quelque chose au conducteur de la voiture, et ils ont éclaté de rire. Puis ils sont repartis à toute vitesse sur la route du bord de mer qui tournait entre les villas et les jardins, qui longeait les caps et les baies, dans la direction d’Alassio.
Ils sont arrivés dans la ville vers la fin de l’après-midi. Il y avait du monde dans les rues, sur les trottoirs, et la chaussée était sillonnée de vespas qui zigzaguaient entre les trolleybus et les voitures en faisant siffler leurs moteurs suraigus. Pouce et Poussy regardaient tout avec des yeux émerveillés. Elles n’avaient jamais vu tant de monde, tant d’agitation, de couleurs, de lumière. L’homme à l’Alfa Roméo s’est garé sur une grande place entourée d’arcades et de palmiers. Il a laissé sa belle voiture neuve n’importe où, sans se soucier des signes des agents de police. Il a montré aux jeunes filles un grand café avec des tables couvertes de nappes blanches et il les a entraînées là, dehors, en plein soleil. L’homme a dit quelque chose au garçon qui est revenu quelques instants après avec deux énormes glaces nappées de crème et de chocolat fondu. Lui, il s’est contenté d’un café très noir dans une minuscule tasse. Les glaces leur ont fait pousser des cris, et elles ont ri si fort que les gens se retournaient sur la place. Mais ils n’avaient pas l’air gêné, ni même curieux ; ils riaient aussi de voir deux jolies filles vêtues de blanc, la peau couleur de cuivre, les cheveux frisés par la mer et le soleil, attablées devant ces deux glaces qui ressemblaient à des mottes de neige.
Elles ont mangé toute leur glace, et après cela, elles ont bu un grand verre d’eau fraîche. L’homme a regardé sa montre et il a dit : « Me vono » plusieurs fois. Il attendait peut-être qu’elles repartent avec lui. Mais Poussy a secoué la tête, et elle lui a montré tout cela, la ville, les maisons à arcades, la place où les autos et les vespas tournaient sans cesse comme les figures d’un manège, et elle n’a rien dit, et il a compris tout de suite. Mais il n’avait pas l’air déçu, ni en colère. Il a payé les glaces et le café au garçon, puis il est revenu, et il les a regardées un instant avec ses yeux bleus qui brillaient dans son visage sombre. Il s’est penché vers elles, l’une après l’autre, en disant « Bacio, bacio ». Poussy et Pouce l’ont embrassé sur la joue, en respirant un instant le parfum un peu piquant de sa peau. Puis il est parti vers son Alfa Romeo, et il a démarré. Elles l’ont regardé tourner autour de la place, se joindre au ballet des autos et des vespas, et disparaître dans la grand-rue.
Il commençait à être un peu tard, mais les deux jeunes filles ne se souciaient pas du tout de l’endroit où elles allaient dormir. Comme elles n’avaient plus de bagage encombrant, juste l’aumônière en skaï bleu marine de Poussy, elles ont commencé à flâner dans la ville, en regardant les gens, les maisons, les rues étroites. Il y avait toujours beaucoup de monde, de plus en plus de monde, parce que pour les Italiens, ça n’était pas la fin de la journée, mais une nouvelle journée qui commençait avec le soir. Les gens sortaient de toutes les maisons, des hommes habillés de complets noirs, avec des chaussures brillantes, des femmes, des enfants ; même les vieux sortaient dans la rue, quelquefois en tirant une chaise de paille pour s’asseoir au bord du trottoir.
Tous, ils parlaient, ils s’interpellaient, d’un bout à l’autre des rues, ou bien ils parlaient avec le klaxon de leurs autos et de leurs vespas. Il y avait des jeunes gens qui marchaient à côté de Pouce et Poussy, un de chaque côté, et ils parlaient aussi, sans arrêt, en leur prenant le bras et en se penchant vers elles ; ils racontaient tellement d’histoires dans leur langue que ça faisait tourner la tête.
Mais ça les faisait rire aussi, c’était comme une ivresse, tous ces gens, dans la rue, ces femmes, ces enfants qui couraient, les premières lumières des magasins, le salon de coiffure d’homme avec un fauteuil d’acier et de cuir rouge où un gros homme allongé, le visage couvert de mousse, se faisait raser en regardant la rue. Les garçons qui marchaient à côté de Pouce et de Poussy se lassaient, s’en allaient, étaient remplacés par deux autres garçons bruns de visage et de cheveux, avec des dents très blanches. Ils essayaient de leur parler en français, en anglais, puis ils recommençaient leur bavardage en italien, en fumant de fausses cigarettes américaines qui sentaient la feuille morte. Pouce et Poussy entraient dans les magasins de mode, ou chez le marchand de chaussures, et elles essayaient des robes et des sandales qui ressemblaient à des cothurnes, sans regarder les deux garçons restés au-dehors qui leur faisaient des signes et des grimaces à travers la vitrine.
« Ils m’énervent », disait Pouce.
« Laisse-les. Ne les regarde pas », disait Poussy.
Mais ça n’était pas facile de faire des affaires avec de tels pitres dans les parages. Les gens s’arrêtaient devant le magasin, cherchaient à voir ce qu’il y avait à l’intérieur en plissant leurs yeux. Même il y a eu un policier tout à coup, et Poussy et Pouce ont senti leur cœur battre plus vite, mais il était là comme les autres, par curiosité. Puis il s’est senti vexé d’être surpris à baguenauder, alors il est entré dans le magasin et il a dit quelque chose, et la vendeuse qui parlait français a traduit :
« Il vous demande si les garçons vous ennuient. »
« Oui, non », ont dit Pouce et Poussy. Elles étaient un peu gênées.
Mais quand elles sont sorties du magasin, les garçons avaient décampé, et plus personne ne s’est approché d’elles, comme si tout le monde avait été au courant de l’intervention du policier.
Vers la fin de l’après-midi, Pouce a commencé à traîner la jambe et à souffler. Quand Poussy l’a regardée, elle a été un peu effrayée de la voir si pâle, malgré le hâle.
« Qu’est-ce que tu as ? »
Pouce a haussé les épaules.
« Je suis fatiguée… J’ai froid, c’est tout. »
Alors elles se sont mises à chercher un hôtel. Mais c’était partout pareil. Quand elles entraient dans le hall, les gens de la réception les regardaient bizarrement, avec un regard en dessous, et tout de suite ils demandaient à Poussy de payer la nuit d’avance. C’était lassant, et elles auraient bien payé si elles avaient eu suffisamment d’argent, mais l’aumônière de Poussy était maintenant presque vide. Alors elles faisaient semblant d’être venues juste pour le renseignement, et Poussy disait : « Merci, on vous téléphonera plus tard pour réserver. » Et elles s’en allaient très vite, de peur que les gens de l’hôtel n’aient l’idée d’alerter la police.
« Alors, qu’est-ce qu’on fait ? » a dit Pouce.
Elles étaient un peu fatiguées par tout le monde, et, en plus, elles n’avaient rien pu prendre dans les magasins à cause du policier. Alors elles sont retournées jusqu’à la place Partigiani, et de là, elles sont allées sur la plage. C’était le soir, il n’y avait pas de vent sur la mer. Le ciel était immense et rose, couleur de perle, et les grandes vieilles maisons debout dans le sable de la plage ressemblaient à des vaisseaux échoués. Jamais Pouce et Poussy n’avaient rien imaginé de plus beau.
« Tu crois que c’est comme ça, à Venise ? » a dit Pouce.
Les oiseaux de mer volaient lentement au ras de la mer, sautant légèrement par-dessus les vagues. Il y avait l’odeur profonde et lointaine, le goût du sel, et cette lumière rose du ciel sur l’eau grise, sur les façades couleur de vieil or.
« Je voudrais ne jamais m’en aller d’ici », a dit encore Pouce.
Elles se sont assises sur le sable, tout près de la frange d’écume, pour regarder la nuit venir.
Elles ont dormi là, sur la plage, protégées des regards et du vent froid par un vieil escalier qui conduisait à une porte murée, et par la carcasse d’une barque abandonnée. Mais le sable était doux et léger, et il gardait un peu de la chaleur dorée de la dernière lumière du soleil. C’était bien de dormir en plein air, entouré par le bruit lent de la mer, et par l’odeur puissante du sel. C’était comme si elles avaient été à l’autre bout du monde, et que tout ce qu’elles avaient connu autrefois, depuis leur enfance, était effacé, oublié.
Dans la nuit, Poussy s’est réveillée. Elle avait froid, et elle n’avait plus sommeil. Sans faire de bruit elle a marché sur la plage, jusqu’à la mer. La lune brillait dans le ciel noir, éclairait les vagues et faisait briller l’écume très blanche. Aussi loin qu’on pouvait voir, il n’y avait personne sur la plage. Les silhouettes des vieilles maisons étaient sombres, avec leurs volets fermés contre le vent de la mer.
La jeune fille a écouté un long moment le bruit de la mer, les longues vagues qui s’écroulaient mollement sur le sable, et jetaient vers ses pieds les franges d’écume phosphorescente. Au bout de la baie, il y avait le phare de Capo Mole, et, plus loin encore, la lueur d’Albenga dans le ciel, au-dessus des collines.
Poussy aurait bien aimé se plonger dans l’eau sombre, pleine d’étincelles de lumière de la lune, mais elle avait froid, et un peu peur aussi. Elle a seulement enlevé ses bottes, et elle a marché pieds nus dans l’écume. L’eau était glacée, légère, tout à fait comme la lumière de la lune dans le ciel noir.
Ensuite elle s’est assise auprès de Pouce qui continuait de dormir. Et pour la deuxième fois depuis le début de leur voyage, elle a ressenti ce grand vide, presque un désespoir, qui déchirait et trouait l’intérieur de son corps. C’était si profond, si terrible, ici dans la nuit, sur la plage déserte avec le corps de Pouce endormi dans le sable et ses cheveux bougeant dans le vent, avec le bruit lent et impitoyable de la mer et de la lumière de la lune, c’était si douloureux que Poussy a un peu gémi, pliée sur elle-même.
Qu’est-ce que c’était ? Poussy ne le savait pas. C’était comme d’être perdue, à des milliers de kilomètres, au fond de l’espace, sans espoir de se retrouver jamais, comme d’être abandonnée de tous, et de sentir autour de soi la mort, la peur, le danger, sans savoir où s’échapper. Peut-être que c’était un cauchemar qu’elle faisait, depuis son enfance, quand autrefois elle se réveillait la nuit couverte d’une sueur glacée, et qu’elle appelait : « Maman ! Maman ! » en sachant qu’il n’y avait personne qui répondait à ce nom-là, et que rien ne pourrait apaiser sa détresse, ni surtout la main de maman Janine qui se posait sur son bras, tandis que sa voix étouffée disait : « Je suis là, n’aie pas peur », mais elle, de tout son être, jusqu’aux plus infimes parties de son corps, protestait en silence : « Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! »
Le désespoir et la solitude de Poussy étaient si intenses, en cet instant, que cela a dû réveiller Pouce. Elle s’est relevée, le visage bouffi de sommeil, les cheveux bouclés pleins de sable et d’algues séchées. Elle a dit :
« Qu’est-ce qui se passe ? »
D’une voix si drôle, et son visage avait une telle expression endormie, que Poussy a senti son angoisse fondre d’un seul coup, et qu’elle a éclaté de rire. Pouce l’a regardée sans comprendre, et elle s’est mise à rire elle aussi. Cela a fini de réveiller Pouce, et toutes les deux, elles ont décidé de marcher un peu sur la plage pour se réveiller.
Elles sont allées tout à fait au bout de la ville, longeant les vieux immeubles debout sur la plage qui ressemblaient tout à fait à des carcasses de bateaux échoués depuis des siècles. Parfois, comme elles passaient, un chien aboyait quelque part, ou bien elles voyaient les ombres furtives des rats qui couraient sur la plage.
Elles se sont assises au bout de la plage, près de l’estuaire du fleuve. Elles ont allumé une cigarette américaine, et elles ont fumé sans rien dire, les yeux fixés sur l’horizon noir et sur la tache scintillante de la lumière de la lune. Il n’y avait presque plus de vent, à présent, comme c’est toujours, juste avant l’aube. Mais l’air était froid et humide, et les jeunes filles se sont serrées l’une contre l’autre pour avoir moins froid. Peut-être que Poussy a pensé à ce moment-là à faucher une couverture, ou un parka, dans un grand magasin. Si elle y a pensé, ça n’est pas tant à cause du froid qu’elle ressentait, que parce que Pouce avait commencé à tousser cette nuit-là. Il y avait la fatigue de toutes ces journées de voyage, trop de soleil et trop de vent, peut-être, et les repas pris n’importe quand, n’importe comment, et puis cette longue nuit sur la plage humide, enveloppée de vent et d’embrun. Maintenant Pouce frissonnait, et sa main brûlait dans la main de son amie.
« Tu ne vas pas être malade ? »
Pouce a dit :
« Non, ça va aller, dans un moment. »
« Le soleil va se lever, on va aller dans un café. »
Mais la respiration de Pouce sifflait déjà, et sa voix était rauque, étouffée.
Elles sont tout de même restées là, assises sur des cailloux à côté de l’embouchure du fleuve, à regarder l’horizon et le ciel, jusqu’à ce que la première lueur du jour apparaisse à l’est, une tache grise qui grandissait peu à peu au-dessus des terres. Quand le soleil est apparu, dans le ciel clair et pur, les jeunes filles sont allées se coucher de nouveau sur le sable, près des murs des vieilles maisons, et elles se sont endormies, peut-être en rêvant de leurs voyages qui n’en finiraient jamais.
Quand le soleil a été bien haut dans le ciel, Poussy s’est réveillée. Sur la grande plage, il n’y avait que quelques silhouettes de pêcheurs, au loin, en train de s’occuper de leurs barques échouées, ou bien qui faisaient sécher les filets avant de les réparer. Poussy commençait à avoir faim, et soif. Elle a regardé un bon moment Pouce allongée à côté d’elle, avant de comprendre qu’elle ne dormait pas. La jeune fille avait le visage très pâle, et ses mains étaient glacées. Mais ses yeux brillaient d’un éclat inquiétant.
« Tu es malade ? » a demandé Poussy.
Pouce a répondu par un grognement. Sa respiration sifflait un peu plus fort que tout à l’heure. Quand Poussy a pris son bras pour l’aider à s’asseoir, elle a vu sur sa peau tous les petits poils hérissés, comme quand on a la chair de poule.
« Écoute », a dit Poussy. « Attends-moi ici. Je vais aller en ville pour essayer de trouver une valise, comme ça on pourra aller à l’hôtel. Et puis je vais te chercher quelque chose à manger, et à boire. Du thé, ça te ferait du bien, avec du citron. »
Comme Pouce ne disait ni oui ni non, Poussy est partie tout de suite. Elle a longé la plage jusqu’à ce qu’elle trouve une rue, et elle a cherché un grand magasin.
Pouce est restée seule sur la plage, assise dans le sable, le dos appuyé contre le vieux mur décrépi que le soleil du matin commençait à chauffer un peu. Elle regardait la mer et le ciel, devant elle, avec des yeux troubles, comme s’il y avait de la fumée qui l’entourait et la séparait du réel. Elle respirait à toutes petites goulées, pour ne pas avoir mal au fond de ses poumons, et cette respiration saccadée la fatiguait et lui donnait une sorte de vertige très lent. Maintenant, il y avait du bruit sur la plage, des cris d’enfants, des voix de femmes, des voix d’hommes, peut-être même les échos brouillés d’un poste de radio. Mais Pouce ne faisait guère attention à eux. Elle les percevait comme s’ils venaient du bout d’un très long corridor, hachés, déformés, incompréhensibles.
« Como ti chiama ? »
Le son de la voix la fit sursauter. Elle tourna la tête, et elle vit un jeune garçon debout devant elle, qui l’examinait avec insistance.
« Como ti chiama ? » répéta-t-il. Sa voix était aiguë, mais pas désagréable. Il regardait avec étonnement la jeune fille, son visage cuivré, ses habits blancs froissés par la nuit, ses cheveux emmêlés et pleins de sable, et ses bracelets en matière plastique.
Pouce a compris la question, et elle a dit son nom, en montrant le pouce de sa main.
« Pollice ? » a dit le garçon. Et il s’est mis à rire, et Pouce riait aussi, tandis qu’il répétait :
« Pollice… Pollicino ! Pollicino ! »
Et puis il a montré sa poitrine avec son index, et il a dit :
« Sono Pietropaolo. Pietropaolo. »
Pouce a répété son nom, et ils ont recommencé à rire. Elle avait complètement oublié le mal dans ses poumons, et les frissons de fièvre. Elle ressentait seulement une ivresse bizarre, comme quand on est resté longtemps sans manger et sans dormir, une faiblesse pas désagréable.
Pietropaolo s’est assis à côté d’elle, le dos appuyé à la muraille, et il a sorti un vieux paquet de Chesterfield tout froissé, duquel il a extrait deux cigarettes tordues, presque cassées. Pouce a pris la cigarette. La fumée douce lui a fait du bien, au moins pendant les premières bouffées, puis elle s’est mise à tousser si fort que le garçon s’est mis à genoux devant elle, l’air un peu effrayé.
« J’ai mal là », a dit Pouce, en montrant sa poitrine.
« Male », a dit le garçon. « E non hai un medicamento p’ciò ? »
« Non, non », a dit Pouce.
La toux l’avait fatiguée. De petites gouttes de sueur perlaient sur son front, sur les côtés de son nez, et elle sentait son cœur battre très vue, à cause de la brûlure au fond de sa poitrine.
Le soleil était haut dans le ciel, maintenant, à sa place d’environ onze heures. Pietropaolo et Pouce restaient assis sans bouger, sans parler, à regarder les vagues tomber sur la plage.
Ensuite Poussy est revenue. Elle portait sur le bras une grosse veste imperméable de couleur kaki, et une bouteille de bière. Elle s’est assise en soufflant sur le sable, comme quelqu’un qui a beaucoup couru. Pouce était appuyée contre le mur, le visage fatigué, les yeux brillants de fièvre.
« Qui est-ce ? » a demandé Poussy.
« C’est Pietropaolo… », a dit Pouce.
Le garçon a fait un large sourire.
« Pietropaolo. Été ? »
« Poussy », a dit Poussy.
« Poussy ? »
Pouce a miaulé, pour lui faire comprendre.
« Ah ! Il Gatto ! Gattino ! »
Il s’est mis à rire, et les deux jeunes filles ont ri avec lui. Ensemble ils ont bu de la bière, en essuyant le goulot entre chaque gorgée. Puis Poussy a montré la veste à Pouce et elle lui a raconté ce qu’elle avait fait.
« C’est pour toi. Pas moyen d’avoir une valise. Partout elles sont attachées avec des chaînes. J’ai failli me faire piquer avec la veste. J’ai dû courir pendant je ne sais combien de temps avec ce truc au bout du bras, et le vendeur qui criait « ladra ! ladra ! » derrière moi. Heureusement il était gros, et il s’est fatigué avant moi. »
« Ladra ! Ladra ! » a répété Pietropaolo, et ils ont éclaté de rire.
Poussy a aidé Pouce à enfiler la veste.
« Elle est un peu grande, mais ça te tiendra chaud. »
« Et la bière ? » a demandé Pouce.
« Oh, elle était dans un carton, devant un magasin fermé. Je n’ai eu qu’à la prendre. »
Ils buvaient encore de la bière, à tour de rôle, puis Pietropaolo a ressorti son fameux paquet de Chesterfield tout froissé, et il l’a tendu vers les jeunes filles.
Pouce a secoué la tête, et Poussy a refusé elle aussi. Elle lui a dit :
« J’ai faim. »
Le garçon la regardait sans comprendre. Alors elle a montré sa bouche, en faisant claquer ses mâchoires.
« Ah si. Vorresti mangiare. »
Il s’est levé d’un bond, et il a disparu en courant dans une des rues qui donnaient sur la plage.
Elles l’ont attendu, sans parler, sans bouger, le dos appuyé contre la vieille muraille, en regardant la mer. Le vent froid soufflait par rafales, il y avait des nuages sombres dans le ciel. Poussy pensait à tout cela, qui était si loin maintenant, l’atelier, les rues grises de la banlieue, la chambre obscure et la cuisine où maman Janine était assise, et pour la première fois depuis des jours elle n’y pensait plus avec angoisse, mais avec une sorte d’indifférence, comme si elle avait vraiment décidé que plus jamais elle ne retournerait dans cette maison. Elle regardait Pouce du coin de l’œil, son visage enfantin, l’expression presque obstinée de ses lèvres, et le front bombé où le vent agitait les boucles de ses cheveux. Emmitouflée dans la veste kaki, Pouce semblait avoir retrouvé sa chaleur, sa respiration était plus régulière, elle sifflait moins, et les joues étaient moins pâles. La jeune fille regardait fixement la mer et le sable de la plage vide, comme si elle dormait les yeux ouverts.
« On va rentrer », a dit Poussy tranquillement, si calmement que Pouce a tourné son visage vers elle et l’a regardée avec désarroi.
« On va s’en aller, maintenant. On va rentrer », a dit encore une fois Poussy. Pouce n’a rien dit, mais elle a recommencé à regarder la plage et la mer fixement. Seulement les larmes ont perlé entre ses cils, puis ont glissé sur ses joues, et le vent les chassait un peu en arrière. Quand Poussy s’est rendu compte que la jeune fille pleurait en silence, elle l’a serrée contre elle en l’embrassant ; elle lui a dit :
« Ça n’est pas seulement à cause de ça, tu sais, moi aussi j’aurais pu tomber malade, mais c’est parce que — » Mais elle n’a pas pu continuer parce qu’elle ne trouvait pas de bonne raison.
« Moi aussi, je voulais qu’on aille jusqu’à Venise, et même à Rome, et en Sicile, et puis après en Grèce, mais pas comme ça, pas comme ça… »
Tout à coup, Pouce s’est mise en colère. Elle a repoussé son amie, et elle a essayé de se lever. Elle tremblait et sa voix était rauque.
« Dégonflée ! Dégonflée ! Tu dis ça, mais c’est parce que tu as peur. Tu as peur d’aller en prison, c’est pour ça, dis-le ! »
Poussy regardait la jeune fille à genoux dans le sable, ses yeux brillants de larmes, ses cheveux emmêlés par le vent, et le parka trop grand dont les manches couvraient le bout de ses doigts.
« Je dis ça parce que c’est vrai. On ne peut plus continuer, on est au bout du chemin. On va rentrer, on ne peut plus continuer, on va rentrer maintenant. »
Sa voix était calme, et c’est pour cela que la colère de Pouce est retombée tout de suite. Elle s’est rassise dans le sable, et elle a laissé aller sa tête en arrière, contre le mur.
À ce moment-là, le garçon est revenu. Il portait un gros pain et un sac d’oranges. Il s’est arrêté devant les jeunes filles, il s’est accroupi et il leur a tendu les provisions. Il souriait gentiment et ses yeux clairs brillaient dans son visage sombre. Poussy a pris le pain et les oranges, et elle l’a remercié. Puis ils ont commencé à manger, sans parler. Les mouettes, attirées par le repas, tournoyaient autour de leurs têtes en criaillant. Quand elle a eu fini de manger son orange, Poussy est allée se laver les mains et la figure dans la mer en prenant un peu d’eau et d’écume dans ses mains. Elle a apporté de l’eau de mer pour Pouce, lui a passé ses paumes fraîches sur le front, sur les yeux.
« On s’en va, maintenant », a dit Poussy. Elle a montré l’autre bout de la plage, la direction du soleil couchant. « On s’en va chez nous, maintenant. » Pouce s’est levée aussi. Elle était si faible qu’elle a dû s’appuyer sur l’épaule de Poussy pour ne pas tomber.
« Dove ? Dove ? » demandait le jeune garçon. Sa voix était tout à coup pleine d’anxiété. Il marchait à côté des jeunes filles, les yeux fixés sur leur visage, comme un muet qui cherche à lire dans les yeux et sur les lèvres. « Dove ? Dove ? »
Il a buté sur un bout de bois qui affleurait, il a fait la grimace en sautillant, et ça a fait rire un peu les jeunes filles. Mais lui ne riait pas. Il a dit, et sa voix était rauque parce qu’il était en train de comprendre : « Andro… Andro con voi stessi. Per favore, andro… accompagnaré voi stessi… »
Mais quand elles ont quitté la plage, pour entrer dans la ville, il est resté immobile sur le sable, les bras le long du corps, les yeux fixés sur elles. Avant de tourner dans une ruelle déserte, Poussy s’est retournée pour lui faire un signe, et elle l’a vu, au loin, tout petit sur l’étendue blanche de la plage, immobile comme un bout de bois devant la mer. Elle n’a pas bougé la main, et avec Pouce elle s’est enfoncée dans la ville sombre, au milieu des bruits des familles en train de déjeuner.
Sur la route, à une station d’essence, elles ont trouvé un camion arrêté où il y avait marqué TIR. Poussy a demandé au routier de les emmener, et, après une hésitation, il a dit oui.
Quelques instants plus tard, le gros semi-remorque TIR roulait vers la France, avec Pouce et Poussy qui dormaient à moitié dans la cabine. Le chauffeur ne s’occupait pas d’elles. Il fumait des cigarettes en écoutant la radio italienne à tue-tête. Quand ils sont arrivés à la frontière, les policiers ont regardé les papiers des jeunes filles avec attention. L’un d’eux leur a dit simplement : « Vous allez venir avec nous. » Dans la salle du poste de police, il y avait un inspecteur en civil, un homme d’une quarantaine d’années, un peu chauve, avec un regard dur. Quand elles sont entrées, accompagnées du policier en uniforme, l’homme a eu un petit rire, et il a dit quelque chose comme : « Voilà donc nos deux amazones. » Il n’a peut-être pas dit « amazones », mais Poussy n’écoutait pas. Elle regardait le profil entêté de Pouce, et elle ne pensait pas à ce qui allait suivre, aux longues attentes dans des corridors poussiéreux et dans des cellules sans jour. Elle pensait seulement au temps où elles allaient repartir, loin, repartir, cette fois, pour ne plus jamais revenir.