Orlamonde

Toute ressemblance avec des événements ayant existé est impossible.

Annah est assise dans l’embrasure de la grande fenêtre en ogive. C’est l’endroit qu’elle aime le mieux au monde. Elle l’aime parce que c’est l’endroit du monde où l’on voit le mieux la mer et le ciel, rien d’autre que la mer et le ciel, comme si la terre et les hommes avaient cessé d’exister. Elle l’a choisi parce qu’il est tout à fait isolé, si haut, si secret que personne ne pourrait la trouver là. Comme l’aire d’un oiseau de mer, accrochée à une falaise, qui semble voler au-dessus du monde. Annah est très contente d’avoir trouvé cet endroit. Il y a si longtemps, deux ans, peut-être davantage, quand sa mère est revenue d’Afrique, après la mort de son père. Pierre était resté en bas, parce qu’à cette époque il avait le vertige, et elle avait commencé à escalader le mur de pierres, en s’aidant des crevasses et des moellons qui faisaient saillie, et elle était arrivée comme cela jusqu’aux portiques. Elle avait un peu le vertige, à chaque fois, mais en même temps son cœur battait si fort que cela faisait une ivresse qui décuplait ses forces et la poussait jusqu’en haut.

Quand elle arrivait en haut du mur, et qu’elle sentait sous ses doigts le bord de la fenêtre, c’était si bien ! Alors elle se glissait à l’intérieur de l’ouverture, et elle appuyait son dos contre la colonne de pierre, les jambes repliées en tailleur ; et elle regardait le ciel et la mer, comme elle ne les avait jamais vus : l’horizon net, un peu courbe, et l’étendue sombre où les vagues semblent immobiles, ourlées d’un trait d’écume. Ici, c’était sa chambre, sa maison, où personne ne pouvait venir. Quand elle venait ici, Pierre allait jusqu’au bas de la falaise, devant la mer, et il s’installait dans les rochers, parmi les ajoncs, pour faire le guet. Quelquefois elle entendait son sifflement aigu, ou bien son appel porté par le vent :

« Ohoo-héé !… »

Et, elle répondait comme lui, en mettant ses mains en porte-voix :

« Ohéé-héé !… »

Mais ils ne se voyaient pas. Quand elle était ici, dans sa maison, Annah ne voyait rien d’autre que le ciel et la mer.

Le soleil avançait devant elle, sa lumière éclairait le fond de l’alcôve, et il y avait, sur la mer, le grand chemin qui ressemble à une cascade de feu. Cela aussi, c’était bien. Alors elle ne pensait plus à rien, tout pouvait s’effacer. Elle n’oubliait pas, non, mais les gens et les choses de l’autre monde n’avaient plus la même importance. C’était comme d’être une mouette et de voler au-dessus des rues de la ville qui gronde, par-dessus les grandes maisons grises, par-dessus les jardins humides, les écoles et les hôpitaux.

Annah pensait parfois à sa mère qui était malade, dans le grand hôpital en haut de la ville. Mais quand elle était ici, dans sa maison, en haut de la muraille abandonnée face à la mer, elle pouvait y penser sans que cela lui fasse mal. Elle regardait le ciel bleu, la mer couverte d’étincelles, elle sentait la chaleur du soleil qui entrait jusqu’au centre de son corps, parce qu’elle allait ensuite apporter tout cela à sa mère, dans le dortoir. Elle lui tenait la main très fort, et la lumière et la couleur de la mer entraient dans le corps de sa mère.

« Tu travailles bien à l’école ? »

C’était la question que lui posait toujours sa mère. Annah disait « oui » de la tête, en serrant très fort la main amaigrie et fiévreuse, en guettant avec angoisse sur son visage, jusqu’à ce qu’apparaisse le pâle sourire qu’elle connaissait bien. Personne ne lui disait qu’Annah manquait l’école presque tous les jours depuis trois mois, pour aller regarder la mer et le ciel. Le visage de la petite fille était maintenant couleur de pain brûlé, et ses yeux brillaient d’une lueur étrange.

Seul Pierre savait où elle se cachait. Mais il ne l’aurait dit à personne, même si on l’avait battu. Il l’avait juré en levant sa main droite, et en tenant Annah par la main gauche. Tous les jours, après l’école, il courait le long de la mer, jusqu’aux rochers éboulés. Il se cachait un instant dans les broussailles et il attendait un bon moment sans bouger, pour le cas où quelqu’un regarderait. Puis il sifflait entre son pouce et son index, et le sifflement strident faisait un écho au fond du vieux théâtre en ruine. Il attendait, le cœur battant. Au bout d’un instant, il entendait le coup de sifflet d’Annah, affaibli par le vent qui soufflait en haut de la falaise. C’était Pierre qui avait montré à Annah comment on siffle en mettant deux doigts entre ses lèvres.

Il y a si longtemps que tout cela a commencé. Et aujourd’hui, se peut-il que cela finisse ? Annah est assise dans l’embrasure de la haute fenêtre, et malgré la brûlure du soleil d’hiver, elle tremble et ses dents se heurtent nerveusement. Elle sait qu’elle est seule. Personne d’autre n’est avec elle, et c’est comme si elle attendait la mort. Avant, elle croyait que ça n’était pas difficile d’attendre la mort. Il suffisait d’être indifférente, dure comme un caillou, et la peur ne pouvait pas entrer. Mais aujourd’hui, seule dans sa cachette, elle tremble de tout son corps. Si, au moins, Pierre était là. Peut-être qu’elle aurait plus de courage. Elle essaie de siffler, mais elle tremble si fort qu’elle n’y arrive pas. Alors elle crie le signal :

« Ohé-héé ! »

mais son appel se perd dans le vent.

Elle écoute de toutes ses forces, pour entendre le moment où arriveront les destructeurs. Elle ne sait pas qui ils sont, mais elle sait qu’ils vont venir, maintenant, pour faire tomber les murs d’Orlamonde.

Annah écoute de toutes ses forces. Elle écoute le bruit étrange que fait le vent dans les structures métalliques, dans la grande salle vide, sous les arches de pierre. Elle se souvient de la première fois qu’elle a marché dans le théâtre abandonné. Elle avançait le long du couloir de béton. L’air sombre la suffoquait, après toute la lumière du ciel et de la mer. Plus loin, elle est entrée dans la maison fantôme, elle a gravi les escaliers de marbre et de stucs, elle s’est arrêtée dans le patio éclairé par une lueur de grotte, elle a regardé les décors écroulés, les colonnades torsadées qui soutenaient les verrières brisées, la vasque de pierre avec sa fontaine tarie, et elle frissonnait, comme si elle était la première à violer le secret de cette thébaïde. Elle a ressenti pour la première fois cette impression étrange, comme quelqu’un caché qui vous regarde. Au début, cela lui a fait peur, mais ce n’était pas un regard hostile, au contraire, c’était un regard très doux, lointain comme dans un rêve, un regard qui venait de tous les côtés à la fois, qui l’environnait, se mêlait à elle. Alors elle est revenue en arrière guidée par la musique gémissante du vent qui entrechoquait les structures métalliques sur le plafond du théâtre abandonné. La musique lente et grinçante lui donnait l’impression de voler jusqu’au-dehors, dans l’éblouissement du ciel.

Ils viennent, ils vont venir. Déjà Orlamonde est entourée de palissades et de barbelés. Ils ont mis tous leurs panneaux, où il y a écrit des mots terribles, comme des ordres :

Chantier interdit

Danger de mort

Tir de mines

Ils ont amené les machines jaunes, la grue dont l’immense flèche oscille dans le vent, les compresseurs, les bulldozers, et aussi la machine qui porte au bout de son bras une grande boule de métal noir. Pierre dit que c’est pour abattre les murs, il en a vu une comme ça en ville, elle balance son poids et elle le lâche sur les maisons qui s’effondrent comme si elles étaient en poussière.

Il y a plusieurs jours que les machines sont là, et Annah attend dans sa maison, au sommet de la muraille. Elle sait que, si elle s’en va, les destructeurs mettront leurs machines en marche et feront tomber tous les murs.

Elle entend leurs voix, au-dessus d’elle. Ils entrent dans le domaine d’Orlamonde par la grand-route, ils traversent les jardins en terrasses où vivent les ronces et les chats errants. Annah entend le bruit de leurs bottes qui résonne sur les toits de ciment, dans les couloirs du théâtre abandonné. Elle pense aux chats qui s’enfuient, aux lézards qui s’immobilisent au bord des fissures, leur gorge palpitante. Son cœur se met à battre plus vite et plus fort, et elle pense aussi qu’elle voudrait s’enfuir, se cacher au bas de la falaise, dans les éboulis. Mais elle n’ose pas bouger, de peur que les ouvriers ne la voient. Elle se rencoigne le plus qu’elle peut au fond de l’alcôve, en repliant ses jambes sous elle, en cachant ses mains dans les poches de son anorak.

Le temps passe lentement, quand il apporte la destruction. En clignant des yeux, Annah voit le ciel qu’elle aime se couvrir d’oiseaux, de mouches, de toiles d’araignée. La mer lointaine est pareille à une plaque de fer, dure, lisse, miroitante. Le vent souffle avec force, un vent froid qui glace le corps de la petite fille, qui brouille ses yeux de larmes. Elle attend, et elle tremble. Elle voudrait que quelque chose éclate, que les grandes machines jaunes entrent en action, enfin, libérant leurs mâchoires, leurs bras, leurs rostres, lâchant sur les vieux murs leurs masses fracassantes. Mais il n’y a rien. Seulement un petit grelot de moteur, très faible, et le bruit des marteaux-piqueurs quelque part sur les terrasses. Quand le soleil est à sa place de midi d’hiver, Annah appelle de nouveau son ami. Elle siffle entre ses doigts, et elle crie : « Ohé-héé !… »

Mais personne ne répond. Peut-être qu’on sait qu’il doit venir la rejoindre, et qu’on l’a enfermé en classe, à l’intérieur des hauts murs de l’école. Peut-être qu’on l’interroge, pour qu’il dise tout ce qu’il sait. Mais il a juré à Annah, en levant sa main droite et en tenant la petite fille par la main gauche, et elle sait qu’il ne parlera pas.

Le silence revient sur le chantier. C’est midi, et les ouvriers démolisseurs sont en train de manger. Ou peut-être qu’ils sont partis pour toujours ? Annah est si fatiguée d’avoir attendu, et aussi à cause du froid et de la faim, qu’elle glisse un peu sur elle-même, et elle appuie sa tête sur son épaule droite. Le soleil brille en milliers d’étoiles sur la mer, ouvre le chemin de feu sur lequel on glisse, on s’en va.

Elle rêve, peut-être. Au bout du chemin d’étincelles, il y a sa mère qui l’attend, debout, vêtue de sa robe d’été bleu pâle, et la lumière brille sur ses cheveux noirs, sur ses épaules nues. Elle est transfigurée, légère, comme autrefois quand elle revenait de la plage, et que les gouttes d’eau de mer roulaient lentement sur la peau de ses bras en brillant. Elle est belle et heureuse, comme si elle ne devait jamais mourir. C’est pour la voir qu’Annah vient ici, dans sa cachette, en haut de la muraille. Et puis il y a ce regard qui est autour d’elle, c’est le regard d’un vieil homme qu’elle ne connaît pas, mais qui vit ici, dans ces ruines. C’est lui qui l’a guidée, la première fois, jusqu’à la fenêtre en ogive, d’où on voit toute l’étendue de la mer. Il est ailleurs, il est calme et lointain, un peu triste aussi, et toujours il lui montre la mer. Annah aime sentir son regard, ici, sur elle, et partout autour d’elle, sur les vieux murs de ciment, sur les terrasses ruinées, sur les jardins suspendus envahis par les chiendents et les acanthes.

Pourquoi veulent-ils tout détruire ? Quand Annah a dit à Pierre qu’elle resterait là-haut, dans sa maison, même si elle devait mourir, il n’a pas répondu. Alors elle lui a fait jurer de ne jamais révéler sa cachette à personne, même si on le battait, même si on lui brûlait la plante des pieds avec une bougie.

C’est à elle, ici, à personne d’autre. Il y a si longtemps qu’elle connaît chaque pierre, chaque touffe de thym, chaque buisson d’épines. Au début, elle avait peur d’Orlamonde, parce que c’était un endroit sauvage et désert, et que le vieux théâtre abandonné ressemblait à un château hanté. Pierre, lui, n’y venait jamais. Il préférait rester en bas, caché dans les éboulis, pour faire le guet. C’est lui qui avait annoncé à Annah la nouvelle, quand les destructeurs étaient venus pour la première fois. Il l’avait dit une fois, très vite, et puis il l’avait répété, plusieurs fois, parce que la petite fille ne comprenait pas ; et à la fin, elle avait ressenti un grand froid, et sa tête s’était mise à tourner, comme si elle allait s’évanouir. Ensuite, elle avait couru jusqu’à Orlamonde, et elle avait vu les palissades et les barbelés, les écriteaux, et aussi les grandes machines jaunes arrêtées sur le bord de la grand-route, tout en haut, pareilles à des insectes monstrueux.

Soudain, elle entend les détonations. Ce sont des coups terribles qui résonnent dans la muraille de pierre, qui font tomber de la poussière sur ses cheveux. Au bout du bras qui balaie, la masse de fonte vole lourdement, et tombe sur les murs du vieux théâtre. Annah attendait cela, et pourtant elle ne peut s’empêcher de crier de peur. De toutes ses forces, elle s’agrippe aux rebords de la fenêtre, elle se colle à la muraille. Mais les coups viennent, longs, espacés, si violents que le corps de la petite fille tressaute et souffre. Le bruit des premiers murs qui s’écroulent est terrible. L’odeur âcre de la poussière flotte dans l’air, il y a un nuage gris qui couvre le ciel et la mer, qui étouffe le soleil. Annah voudrait crier, pour que tout s’arrête, mais la peur l’en empêche, et les vibrations la poussent vers le vide. Le fracas des murs qui tombent est tout près, maintenant. Au bout du bras géant, la boule noire oscille, tombe, se soulève, tombe encore. Ils vont tout détruire, peut-être, toute la terre, les rochers, les montagnes, et puis enfouir la mer et le ciel sous les décombres et la poussière. Annah est couchée sur le rebord de la fenêtre, elle pleure en attendant le coup qui va l’écraser, qui va détruire la maison qu’elle aimait.

Les coups se rapprochent, frappent si près qu’elle sent dans ses poumons la poudre et l’odeur de soufre, et qu’elle voit les étincelles qui pleuvent. C’est au fond d’elle que la masse pesante cogne, aveuglément, s’acharne, fait tomber les murs, défonce les planchers, tord les structures métalliques qui grincent, avance peu à peu vers la muraille de pierre debout devant la mer et le ciel.

Puis, incompréhensiblement, tout s’arrête. Le silence revient, épais, lourd d’angoisse. La poussière retombe, comme après une éruption. Il y a des cris, des appels. Les destructeurs sont descendus jusqu’au pied de la muraille, ils regardent vers la fenêtre. Annah comprend que c’est Pierre qui l’a trahie. Il a parlé, il a guidé les hommes jusqu’à sa cachette. Et maintenant, ils l’appellent, ils l’attendent. Mais elle ne bouge pas.

Devant elle, il y a un homme. Il est monté par une échelle, et il la regarde, appuyé sur le rebord de la fenêtre. « Qu’est-ce que tu fais là ? » Il parle doucement, il tend sa main vers elle. « Allez, viens, tu ne peux pas rester ici. » Annah secoue la tête. Sa gorge est trop serrée pour qu’elle puisse parler. Le bruit terrible de la destruction est resté à l’intérieur de son corps, et c’est comme si elle ne pourrait plus jamais parler. L’homme se penche, il prend la petite fille dans ses bras. Il est très fort, son bleu de travail est couvert de poussière et de gravats, son casque jaune brille au soleil.

Maintenant, Annah ressent une très grande fatigue, ses yeux se ferment malgré elle, comme si elle allait s’endormir. Quand ils arrivent au bas de l’échelle, l’homme la dépose par terre. Les ouvriers sont là, immobiles, sans rien dire, leurs casques jaunes brillent très fort. Pierre est debout à côté d’eux, et quand elle le regarde, il a un sourire bizarre, comme une grimace, et malgré sa douleur Annah a envie de rire. Elle hausse les épaules, et elle pense : il faudra bien trouver autre chose.

Malgré la chaleur du soleil et la sécheresse de la poussière, Annah tremble de froid. L’homme au casque jaune veut lui mettre un blouson d’ouvrier sur les épaules, mais elle se dégage et refuse. Parmi les hommes qui sont là, il y a aussi quelqu’un avec un complet marron trop grand pour lui, et Annah reconnaît l’un des surveillants de l’école. Ensemble ils marchent vers le haut de la falaise, là où la camionnette bleue de la police attend sur la grand-route.

Annah sait qu’elle ne parlera pas, qu’elle ne dira rien, jamais rien. En montant le sentier vers la camionnette de la police, elle se retourne un peu, et elle regarde le mur de pierres une dernière fois, et la mer qui étincelle. Orlamonde n’existe plus, ce ne sont que des ruines couleur de vieille poussière. Le regard du vieil homme s’éloigne déjà, pareil à la fumée d’un feu étouffe. Mais le reflet du soleil sur la mer brille sur le visage et dans les yeux sombres de la petite fille, avec la lumière qu’on n’éteint pas de la colère.

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