Aujourd’hui, 15 août 1963, la jeune femme qui s’appelle Liana est seule, assise sur la banquette recouverte de moleskine vert sombre, au fond de la grande salle. Dehors, la chaleur pèse sur les murs de tôle, sur le toit plat, et malgré les fenêtres ouvertes, il n’y a pas un souffle d’air. Aux pieds de Liana, Nick halète bruyamment. C’est le seul bruit à l’intérieur du mobile home sauf, de temps en temps, dans le lointain, un moteur de moto ou de scie à chaîne, ou bien un drôle de cri d’enfant qui fait tressaillir la jeune femme. C’est comme s’il n’y avait personne, vraiment personne à des lieues à la ronde, car le silence pèse avec la chaleur, il étouffe, il serre la tête, il empêche de penser.
Il y a si longtemps que Liana n’a vu personne. La dernière fois, c’était… C’était il y a deux jours, trois jours peut-être ? Liana ne sait plus très bien, c’est à peine si elle parvient à mettre en marche son esprit pour chercher des souvenirs. Quand elle fait cela, il y a quelque chose qui se déclenche en elle, comme si un petit muscle se raidissait, comme ces petits nerfs qui se mettent à trembler dans la paupière ou sur la joue. C’est un signal pour qu’elle s’arrête de chercher. Alors elle se lève, elle marche un peu le long du mobile home, pieds nus sur la vieille moquette râpeuse et marquée de brûlures de cigarettes. Le plancher du mobile home tremble sous ses pas. Le chien-loup se redresse, ses oreilles pointent en avant. Puis il laisse retomber sa tête, il se rendort, ou il fait semblant de se rendormir. Lui non plus n’a vu personne depuis des jours, mais sans doute ça lui est égal. Il n’aime personne, il n’a besoin de personne.
Il s’appelle Nick. Ce n’est pas elle qui a trouvé ce nom-là. C’est Simon, quand il a apporté le chien. Il a dit seulement : « Il s’appelle Nick. » Il était encore si petit qu’il ne tenait pas bien sur ses pattes, et il faisait tout le temps sous lui, sur la moquette. Liana l’aimait bien quand même, elle aurait voulu lui donner un petit nom doux et sucré, mais Simon avait dit qu’il s’appelait Nick, voilà tout. Alors elle a accepté le nom, et puis ça sonnait plutôt bien pour un chien-loup. Quand Liana regarde Nick, il n’y a pas de déclic au fond d’elle, et elle peut se ressouvenir de ce temps-là, sans que ça lui fasse mal. Mais il faut qu’elle pense seulement au chien, à rien d’autre, sinon, il y a ce vertige, comme un vent qui tourne dans sa tête, un vent qui vide, qui paralyse.
Nick est un grand chien-loup au poil blanc et gris, avec un collier de poils noirs, et une queue gris sombre. Il a le bout des pattes blanc, des sortes de grains de beauté sur chaque joue, de longues moustaches raides et des taches noires au-dessus de chaque sourcil. Il a des yeux jaunes marqués d’une pupille très noire, qui vous fixe droit au fond des yeux jusqu’à ce que vous soyez obligé de détourner votre regard. C’est son regard que Liana essaie d’imaginer maintenant, et, sans qu’elle s’en rende compte tout de suite, ce sont les yeux de Simon qui apparaissent, jaunes aussi, durs, insistants, avec cette petite étoile de lumière qui brille au centre des pupilles et les rend encore plus noires. Les yeux la regardent longuement, et le silence à l’intérieur du mobile home est si intense que le vertige creuse son puits, insoutenable. Pourquoi est-ce que les yeux la regardent comme cela, si longtemps ? Elle pense qu’ils essayent de voir à l’intérieur d’elle, d’aller tout au fond, pour la brûler, pour la tuer. Alors elle sent les deux aiguilles noires des yeux qui la transpercent, et elle pousse un cri.
Le chien-loup s’est encore redressé, il la regarde, la moitié de son corps en alerte. Puis, comme elle ne dit rien, comme elle ne bouge pas, il se rassure, il relâche peu à peu ses muscles. Mais sa tête ne se repose pas sur le tapis, entre ses pattes. Ses yeux jaunes restent grands ouverts.
« Ce n’est rien, Nick, ce n’est rien », dit Liana. Elle s’aperçoit qu’elle a à peine la force de murmurer, et c’est comme un mensonge, parce que tout son corps est agité de tremblements, et que la sueur mouille son front, son dos, le creux de ses mains.
Quelle heure est-il ? Une heure, peut-être plus ? Si la télévision marchait encore, elle pourrait voir si les informations sont déjà passées. Mais le poste s’est démoli la semaine dernière, il a brûlé d’un seul coup en faisant une fumée suffocante.
Pourtant, il n’est sûrement pas plus d’une heure, parce que l’autoroute, là-bas, au bout du terrain vague, n’a pas encore recommencé à faire son bruit. Quand on approche de deux heures, on entend les grondements des moteurs, surtout les poids lourds. Maintenant, ils sont encore arrêtés à l’entrée de la ville, là où il y a les cales et les postes d’essence. Ils mangent, tous les gens mangent. Liana pense tout d’un coup qu’elle n’a presque rien mangé depuis hier soir. Elle a eu faim, tout à l’heure, et puis maintenant c’est passé. C’est toujours comme cela, maintenant, depuis que… Elle a faim, et l’instant d’après elle a mal au cœur. Peut-être que c’est à cause du bébé ? Peut-être qu’elle devrait aller voir un médecin, comme le lui dit l’assistante sociale, la jeune femme pâle qui a des lunettes ? Mais elle n’aime pas les médecins. Ils veulent toujours toucher, examiner, ils veulent toujours savoir… Si elle va voir un médecin, il va sûrement poser des questions, et ses yeux brilleront. Les gens aiment tellement poser des questions. Ils ont des yeux qui brillent, et avec leur bouche humide ils parlent, ils disent des choses, ils demandent des choses, ils veulent savoir des noms.
Nick, lui, ne parle pas. Il ne demande rien. Il sait rester des heures, des jours sans bouger, rien qu’à écouter et regarder, sans faire de bruit.
C’est le silence qui est partout. Liana sent le silence à l’intérieur d’elle, le silence qui ne finit pas. Au-dehors, dans l’air torride, dans la lumière, les arbres sont immobiles. Ce sont des arbres maigres au feuillage terne, des eucalyptus, des lauriers, quelques pins, des palmiers. La terre est blanche, cailloux et poussière. Mais Liana n’a pas besoin de regarder au-dehors. Le silence qui est partout est aussi en elle, et ça fait un regard qui balaie l’horizon, comme le faisceau d’un phare, qui scrute tout.
Il y a si longtemps qu’elle n’est pas sortie. Deux jours, trois jours ? Dans le mobile home surchauffé il n’y a rien qui arrête le temps, rien qui retienne le passage des heures, des minutes. La pendule électrique est arrêtée ; sans doute la pile qui est usée, mais Liana ne pense même pas à la remplacer. À quoi cela lui servirait-il ? Elle ne saurait même pas la mettre à l’heure, et puis est-ce qu’elle s’occupe de l’heure ? Elle regarde seulement la lumière changer de couleur à l’intérieur du mobile home. Le matin, la lumière est pâle et claire, un peu grise. Plus tard, quand la chaleur monte au-dehors, elle devient jaune, brutale, elle fait mal, et Liana plisse les yeux pour la regarder. Après, c’est la lumière oblique, chaude, où on voit des grains de poussière flotter comme des moucherons. Après encore, c’est la lumière orange, douce, très calme, la lumière fatiguée de la fin du jour, et cela se transforme peu à peu en voile mauve du crépuscule. Puis ça devient gris, mais pas gris comme au matin, d’un gris qui s’éteint petit à petit, couleur de cendres. Même quand il fait tout à fait nuit, il y a encore de la lumière qui entre dans le mobile home : c’est la lueur triste des réverbères, là-bas, sur la route, et la brume rosée des éclairages de la ville. De temps en temps, il y a les faisceaux mouvants des phares d’une auto. On peut rester des heures à regarder la lumière passer sur les murs du mobile home, et les reflets courir sur la moleskine verte de la banquette, sur la table vernie, sur le tissu à fleurs des rideaux.
Liana bouge le moins possible. Elle est lourde, très lourde. Quand elle marche, ses genoux cèdent parfois, elle manque de tomber par terre. C’est comme si elle avait quelqu’un assis sur ses épaules. Quelquefois elle pense à Simon, elle sent le poids de son corps sur le sien, et elle se secoue avec colère pour le faire tomber. Mais le poids inconnu ne s’en va pas, ne la quitte jamais.
Alors elle préfère ne pas bouger. Elle reste assise, tantôt sur la banquette, près de la fenêtre, tantôt sur une chaise, les coudes appuyés sur la table.
Où est-ce qu’elle pourrait aller ? Partout, là, et ailleurs aussi, c’est la même terre blanchâtre, le sable, les cailloux pointus, la terre âcre et éblouissante. Partout il y a ces arbres maigres, ces eucalyptus, ces lauriers, ces palmiers rongés de soleil. Le long des routes il y a les platanes, et les aloès au bord du fleuve. Eux ne bougent pas, c’est vrai. Les arbres et les aloès restent où ils sont nés, dans la terre sèche qui les enserre, sous le soleil qui les brûle.
Mais les autres, les hommes. Ils sauraient vite la retrouver, elle ne pourrait pas leur échapper. Les hommes, les femmes, qui s’agitent tout le temps, qui vont et viennent dans leurs autos, les motards casqués, là-bas, sur toutes les routes, et les camions sur les autoroutes. Eux, ils savent où ils vont, ils n’ont pas peur de se perdre, ils n’attendent pas. Liana sait qu’ils peuvent venir, à chaque instant, l’emmener, l’emporter dans leurs prisons. Ils la cherchent, chaque jour, les médecins, les policiers, les assistantes, les conducteurs d’ambulances. Liana a peur d’eux, de leur bruit, de leur vitesse. Sans cesse ils courent les rues sur leurs machines, le bruit de tous leurs moteurs s’unit et ronfle au-dessus de la ville comme le bruit d’une cataracte.
De temps en temps, elle marche un peu le long du mobile home. Elle sent sous ses pieds le tremblement des structures métalliques, et le mobile home oscille un peu comme un bateau. Nick a redressé encore la tête, et il suit sa maîtresse de ses yeux jaunes insistants. Puis il bâille, et il va vers la porte. Il veut sortir.
Liana vient vers lui.
« Tu veux aller dehors ? »
Elle met la main sur la poignée de la porte. Nick regarde la main avec impatience, et il aboie un peu, en gémissant. Liana se retourne, elle cherche la laisse des yeux, mais elle ne la voit pas. Elle est peut-être tombée derrière un meuble. Liana est lasse, elle n’a pas envie de chercher. Peut-être qu’elle a perdu la laisse l’autre jour, quand elle est allée avec Nick au supermarché ? Elle ne se souvient pas si Nick avait sa laisse quand elle est revenue. Tant pis. Elle ouvre la porte, et Nick se glisse au-dehors. Il file vite au milieu de la plaine blanche, pareil à un loup. Liana sait qu’il va aller chasser du côté du fleuve sec, qu’il va tuer des poules, des lapins dans les fermes voisines, mais ça lui est égal. C’est comme un accord entre lui et elle. Il reviendra à la nuit peut-être, fatigué, les yeux brillants.
Liana descend le marchepied, lourdement. Elle titube sur la terre chauffée. La lumière l’aveugle. Elle doit mettre sa main droite en visière au-dessus de ses yeux. Elle va droit devant elle, au milieu du terrain vague. Tout à coup, elle se rend compte qu’elle est pieds nus, parce que les cailloux aigus la blessent.
Elle cherche le chien des yeux, mais il a disparu sur le plateau de terre blanche, de l’autre côté de la haie de broussailles. Elle entend les chiens des fermiers qui aboient sur son passage.
Liana reste immobile devant le mobile home, et la lumière l’enveloppe, entre en elle. Elle est toute seule sur la terre poussiéreuse, loin des arbres, loin des maisons, sans rien pour s’appuyer, pour se cacher. Le soleil brûle au centre du ciel, il envoie ses ondes douloureuses. Il y a des cercles qui nagent sur place, et des silhouettes qui fuient, loin, des ombres, des enfants peut-être, ou des chiens, ou des autos, c’est difficile de savoir. Il y a des vols d’insectes invisibles qui épaississent l’air, des guêpes, des hannetons. Il y a la lumière qui tourbillonne autour d’elle comme le vent, la lumière du silence, la solitude qui pèse sur son corps comme le poids d’un inconnu.
Liana voudrait faire quelques pas en arrière, mais elle titube, et maintenant c’est le plateau de la terre entière qui se met à tourner sur lui-même, entraînant les arbres et les carlingues des mobile homes. Ça tourne un bon moment ainsi, autour d’elle, la terre avec tout ce qu’elle porte, les mobile homes, les poteaux électriques, les broussailles, les palmiers maigres, les tonneaux de kérosène, et même les tours des immeubles au bord du grand fleuve sec, et le supermarché au toit de tôle.
Ça tourne lentement, lentement, comme s’il y avait une musique quelque part. Et tout d’un coup Liana sent qu’elle tombe par terre, son corps cogne sur le sol comme un morceau de bois. Liana entend un grand bruit dans sa tête, puis elle n’entend plus rien, parce qu’elle s’est évanouie.
Quand elle se réveille, elle voit d’abord deux yeux insistants qui la regardent, avec des pupilles très noires. Mais ce ne sont pas les yeux du chien. C’est une jeune femme au visage enfantin, avec des lunettes qui brillent fort dans la lumière. Liana la reconnaît tout de suite : c’est l’assistante sociale, celle qui vient souvent lui parler devant sa porte.
« Ça va aller mieux, ça va aller maintenant ? »
La voix douce est insistante aussi. Liana se redresse lentement, comme le chien tout à l’heure. Ses cheveux sont pleins de poussière. Instinctivement, elle les peigne avec les doigts de sa main droite. La jeune femme aux lunettes dorées la regarde attentivement, elle dit :
« Je vais aller chercher un docteur. »
« Non ! non ! » dit Liana avec force. « Ça va bien, je vais rentrer chez moi. »
« Je vais vous aider. »
Liana essaie de se redresser seule, mais elle pèse trop lourd. Elle s’appuie sur le bras de l’assistante, et elle avance en boitant vers le marchepied du mobile home.
« Vous êtes sûre que vous ne voulez pas que j’appelle un docteur ? »
Liana dit vite, avec une sorte de rage :
« Non ! Je ne veux voir personne ! »
« Dans votre état, ça vaudrait peut-être mieux, si votre malaise vous reprend. »
La jeune femme a une voix insistante que Liana déteste.
Liana dit durement, presque méchamment :
« Je n’ai pas de malaises. C’est mon chien qui m’a fait tomber. »
Et pour faire plus vrai, elle crie deux ou trois fois, comme cela : « Nick ! Nicky ! Nick !… » Mais évidemment, le chien ne vient pas.
Elle retourne vers le mobile home, très lentement, en faisant attention à chaque pas. Autour d’elle, la lumière est brûlante, partout jaillissent les étincelles, dans les feuillages, sur les longues palmes grises des palmiers, sur les poteaux de fer, sur les cailloux aigus. Il y a même des étincelles dans les cheveux de Liana, au bout de chacun de ses ongles. Il y a une sorte d’orage électrique en train de passer sur le terrain vague. Ça fait une drôle de musique aussi, un bourdonnement sourd, un crissement qui pénètre dans les oreilles et qui fait un nœud au centre du corps. Liana sent la nausée dans sa gorge. Une sueur mauvaise mouille la paume de ses mains, et son cœur se met à battre fort dans ses artères.
« Ça va ? Ça va ? »
La jeune femme aux lunettes est toujours à côté d’elle. Elle lui prend le bras, au-dessus du coude, et Liana se laisse faire, elle est trop faible pour résister. Quand elles arrivent devant le marchepied, Liana voudrait s’arrêter, mais la main de la jeune femme la guide jusqu’à la portière. Elles entrent ensemble dans l’habitacle surchauffé.
« Il fait trop chaud ici » dit la jeune femme. « Il n’y a pas l’air conditionné ? »
Liana secoue la tête.
« Il faut laisser la porte ouverte, et toutes les fenêtres. »
« Non ! Non ! » crie Liana. Elle est à demi allongée sur la banquette de moleskine.
« Je vais vous apporter à boire », dit la jeune femme. « Vous êtes sûrement déshydratée. »
Elle va dans la cuisine, et Liana l’entend fourrager dans la vaisselle en désordre. Puis elle revient en portant un verre d’eau.
« Elle n’est pas froide, mais ça vous fera du bien quand même. »
Liana boit. L’eau calme sa nausée, et son cœur bat moins fort. Elle a sommeil.
« Merci », dit-elle. La jeune femme la regarde avec attention.
« Vous ne voulez pas que j’ouvre les autres fenêtres, il fait vraiment très chaud ici. »
« Non ! » dit Liana. « C’est — c’est à cause des mouches. »
« Des mouches ? »
« Oui, à cause du chien, l’odeur attire les mouches. »
Liana regarde autour d’elle. La jeune femme comprend tout de suite.
« Restez assise. Je vais l’appeler. Comment s’appelle-t-il ? »
« Nick. »
Liana regarde la jeune femme qui ouvre la portière. Elle appelle le chien. La voix, et le nom du chien résonnent bizarrement dans le silence épais du terrain vague.
La jeune femme revient :
« Il n’est pas là. Voulez-vous que j’aille le chercher ? »
Liana secoue la tête.
« Pas la peine. Il reviendra tout à l’heure. Il va revenir avant la nuit. »
Comme il n’y a plus rien à faire, la jeune femme reste debout devant Liana. Son visage enfantin est marqué par l’angoisse, par la fatigue, comme si elle allait se mettre à pleurer.
« Est-ce qu’il n’y a vraiment rien que je puisse faire pour vous ? »
Liana secoue la tête.
La jeune femme va s’en aller. Mais elle se ravise. Elle sort de son sac à main un calepin, elle écrit quelque chose sur une feuille, elle déchire la feuille et elle la donne à Liana.
« C’est mon nom et mon adresse, et mon numéro de téléphone. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous pouvez me trouver là, ou bien vous pouvez me laisser un message. Pour Judith, ça suffit. Vous vous souviendrez ? Judith. »
Liana la regarde sans sourire, sans expression.
« Ça ira bien maintenant, vous verrez. »
« Je n’ai besoin de rien. »
« Au revoir. »
« Au revoir, madame. »
« Quand vous — quand vous irez à l’hôpital, appelez-moi. Je viendrai vous chercher. »
L’assistante s’en va, elle ferme doucement la porte.
Dehors, le grand chien-loup blanc et noir court quelque part sur la terre poussiéreuse, à toute vitesse entre les broussailles, le long du fleuve sec. Il n’écoute pas le bruit des autos qui roulent sur la route, en haut des pilotis de béton. Il n’écoute pas le bruit grinçant des criquets, ni les cris des enfants dans les champs. La lumière étincelle sur les pierres aiguës, sur les feuillages, sur les palmes des palmiers, sur les dents du fil de fer barbelé. C’est une lumière qui enivre, qui rend un peu fou. Le grand chien tourne en traçant de grands cercles autour des fermes, il suit une très vieille piste, et les chiens du voisinage se mettent à aboyer. Puis, quand le soir tombe, il s’arrête de courir, et les poils hérissés, en rampant, il s’avance vers le poulailler entouré de grillage, et il choisit longuement sa proie.
Aujourd’hui, 3 octobre, Liana s’est réveillée avant le jour. Quand elle a senti qu’elle perdait les eaux, elle a compris que c’était le moment, que ça allait venir. Elle n’y avait pas encore pensé, pas vraiment, et elle avait cessé de surveiller les jours sur le calendrier depuis longtemps, de sorte qu’elle avait un peu oublié que ça devait venir un jour.
Depuis tellement longtemps elle était grosse et lourde, avec la peau du ventre tendue comme une pastèque. Peut-être qu’elle s’était habituée à tout cela, c’était un nouvel état, et ça ne devait plus changer. Simplement, elle avait été un peu plus grosse et un peu plus lourde chaque jour, elle avait soufflé un peu plus pour marcher, pour monter les escaliers, et même, à la fin, les bordures du trottoir. Et puis les gens la regardaient avec l’air gêné, on aurait dit qu’ils étaient pour quelque chose dans cette histoire. Il y en avait même qui étaient gentils avec elle, mais spécialement gentils, avec un regard un peu fuyant, et Liana s’était méfiée d’eux. Elle ne voulait voir personne, plus personne. Quand la jeune femme aux lunettes dorées était revenue, chaque fois Liana avait entrebâillé la porte, et elle lui avait dit méchamment, comme à une vendeuse de savonnettes : « Je n’ai besoin de rien, merci madame. »
Les derniers temps, elle reconnaissait même sa façon de frapper à la porte, doucement du bout des doigts, et elle n’avait pas bougé. Le chien avait aboyé comme un fou, jusqu’à ce que l’assistante reparte.
Maintenant, elle avait un peu peur quand même, Liana, en sentant toutes les eaux partir sous elle, dans son lit. Elle se levait pour nettoyer, et tout de suite il y avait eu les grandes douleurs. Jamais elle n’avait eu mal comme cela. C’étaient des vagues de feu qui descendaient de ses reins, qui paralysaient ses jambes, puis qui remontaient le long de son dos, jusque dans ses épaules, dans ses bras, qui résonnaient dans sa nuque.
Elle est tombée sur la moquette sale en gémissant, incapable de marcher. Elle s’est mise à respirer très fort, en faisant un bruit de machine, et elle a senti toutes ses veines tendues comme des cordes, et son cœur, comme s’il était au centre même du mobile home, qui battait lourdement, qui faisait vibrer toutes les tôles, les meubles, le plancher.
Nick s’est approché d’elle, les oreilles dressées, ses yeux jaunes brillant bizarrement à la lueur de l’ampoule électrique. Peut-être qu’il savait ce qui était en train de se passer. Liana l’a appelé muettement, en le regardant, les dents serrées pour ne pas gémir. Mais il s’est arrêté loin de la jeune femme, et il s’est couché sur le ventre, les pattes posées bien à plat sur la moquette, les oreilles droites, sans cesser de regarder avec ses yeux jaunes à la prunelle étroite.
Sur le tapis, Liana s’est roulée un peu de côté, et malgré les douleurs terribles qui l’empêchaient de penser ou de bouger, elle s’est sentie un peu rassurée de voir Nick, comme s’il pouvait vraiment l’aider.
Elle ne lui parlait pas. Elle restait étendue sur le tapis, les genoux un peu repliés sur son ventre, les bras serrés sur elle, et elle geignait doucement, en serrant les lèvres pour ne pas crier. Le gémissement montait en elle, le long de son corps, avec les ondes de la douleur, vagues violentes que les lèvres serrées empêchaient de jaillir et qui fusaient en vapeur contenue. C’était pour elle, pour Nick aussi qu’elle gémissait, essayant de transformer la douleur en une chanson monotone qui lui permettrait peut-être de s’endormir, d’oublier.
Mais Liana ne peut pas s’endormir. Les vagues de douleur passent à travers son corps, venues de très loin, de l’autre bout de la terre, elles ont trouvé sur leur chemin la carapace du mobile home, et à l’intérieur de la carapace, cette femme couchée sur le tapis, recroquevillée, essayant en vain de se cacher. Il y a tellement de souffrance sur la terre ! La terre cendrée, les arbres, les palmiers immobiles, la nuit grise, les réverbères à la lueur mauvaise, et tout cela encore, ces tôles, ces vitres, ces plastiques, ces meubles recouverts de moleskine. Et lui, le grand chien-loup blanc et noir, couché sur le ventre comme une statue de pierre, hiératique, et au-dehors, ces femmes, ces hommes, inconnus, ceux qui dorment enlacés dans leur lit défait, ceux qui sont seuls, les malades dans les longues salles des hôpitaux, les vieillards qui étouffent, tous ceux-là, au-dehors, dans les chambres suffocantes. La solitude est si grande, elle emplit l’intérieur du mobile home, c’est elle qui vient maintenant, par vagues de plus en plus serrées, qui vient du fond de la nuit et qui vibre sur les étoiles bleutées des réverbères, et qui fait entendre son terrible silence, et la voix de la jeune femme qui gémit ressemble au bruit d’un moustique.
Devant elle, le grand chien ne bouge pas. Il regarde avec ses yeux jaunes, il écoute. Liana voudrait l’appeler, et elle pense à son nom, et à l’autre nom aussi, celui qui se dit Simon, et cette fois le vertige ne vient pas. Liana ne veut pas crier, elle ne peut pas. Elle ne sait pas pourquoi, mais il ne faut pas qu’elle crie, quoi qu’il arrive, il ne le faut pas. Alors ses lèvres se serrent encore davantage sur la douleur, et ses genoux écartés laissent les bras s’enrouler autour du gros ventre durci, le serrer comme une ceinture.
Lentement, sans s’en rendre compte, les bras commencent leur pétrissage, leur acte d’expulsion. Ils glissent le long du ventre, unis par les poignets, puis ils remontent jusqu’aux seins, ils redescendent encore, encore. C’est comme cela qu’ils luttent contre les vagues de la douleur, pour les écarter, briser leurs rangs. Liana roule sur le dos, elle retombe tantôt à gauche, tantôt à droite, et le mouvement de roulis régulier lui fait du bien. Elle est comme un bateau qui roule sur les vagues, qui cède un instant, puis bascule tandis que la force dangereuse glisse sous sa coque.
Le gémissement roule aussi. Il est tantôt aigu, puissant, quand la vague fait craquer toutes les structures, fait trembler tout sur son passage ; tantôt doux et grave, ralenti, et le cœur et les poumons ralentissent aussi leur travail, et le temps du monde se ralentit, comme un souffle.
Cela dure longtemps, si longtemps que Liana ne sait même plus comment cela a commencé. Par instants, elle pense que le bébé est en train de naître, que c’est cela, ce qu’elle a attendu depuis des mois, qu’il est en train de se passer quelque chose d’extraordinaire, pour la première fois, quelque chose qui va tout changer sur la terre. Cela fait un grand frisson, un courant qui brûle et qui éclaire tout en elle, comme une langue d’alcool qui court.
Mais cela ne dure pas, à cause de la souffrance, à cause de la solitude du fond de la nuit, qui enserre la coque du mobile home. Il ne reste plus que la douleur, la douleur désespérante, suffocante, qui vient de tous les points de la terre sèche, du lit de la rivière sans eau, ou de la ville endormie dans la brume. Qui vient par les couloirs de l’ombre, dans la nuit si longue, et qui progresse, se ramifie dans les branches hérissées des arbres, dans les feuilles âpres des vieux aloès.
Le chien-loup est immobile. Ses yeux jaunes regardent fixement la jeune femme qui roule un peu, allongée sur le tapis vert, sa robe rejetée autour de son ventre dilaté. Son regard est dur, ses oreilles bougent à peine, pour capter les craquements du plancher sous le corps de la femme, les vagues des gémissements incessants.
Peut-être que c’est lui qui ordonne toute la douleur. Peut-être que c’est dans son regard si dur, si jaune, qui semble venir d’un autre monde, qui vient de là-bas, du centre de la chaleur et de la lumière, des plages brûlantes de la mémoire, qui vient de la même lumière que celle de la semence de l’homme qui est restée dans le ventre de la femme ; alors la semence a grandi en faisant son explosion de douleur, ouvrant, écartant, forçant la chair qui lui résiste, lançant de longs frissons fiévreux dans les membres, poussant ses vagues à travers les entrailles jusqu’aux poumons, jusqu’au cœur.
Juste avant le lever du jour, l’enfant naît. Liana ne s’est pas rendu compte que cela arrivait. Simplement, elle a compris qu’elle ne pourrait plus se lever, s’en aller, ni même appeler au secours. C’était trop tard. Son corps s’est arc-bouté sur ses jambes comme pour faire le pont, si fort qu’elle pensait repousser les parois étroites du mobile home, et même le pays du dehors, les arbres, les pylônes, l’épaisseur de la nuit. Puis l’enfant est apparu lentement, par la tête, glissant doucement, et les mains de Liana le guidaient au-dehors. Liana regardait le plafond du mobile home, l’ampoule électrique nue qui rayonnait aussi fort qu’une étoile. Ses mains faisaient tout le travail, et son ventre aussi, en dilatations et contractions régulières. Les mains ont guidé l’enfant entre ses jambes écartées, elles l’ont posé sur le tapis, encore tout gluant et recouvert des voiles du placenta. Les mains aussi ont rompu le cordon ombilical, et l’ont noué autour du ventre de l’enfant. Déjà les vagissements aigus emplissaient l’intérieur du mobile home, et la lumière du jour a commencé à éteindre les rayons de l’ampoule électrique.
Alors, tout d’un coup, Liana s’est sentie délivrée de son angoisse, pour la première fois depuis des mois, sans bien comprendre pourquoi. Simplement, peut-être que cette nouvelle vie emplissait tout dans la coque du mobile home, et il n’y avait plus de place pour rien d’autre. Il faisait si chaud que Liana n’a pas enveloppé la petite fille. Au contraire, sans se lever du tapis souillé, c’est elle qui s’est dévêtue complètement. Puis elle a mis le petit être sur sa poitrine, elle l’a pressé sur ses seins gonflés. Elle s’est endormie comme cela, couchée par terre sur le côté, avec le bébé dans ses bras, tandis que la lumière grandissait sur les fenêtres du mobile home.
Le chien-loup aux yeux jaunes regarde fixement. Rien ne bouge sur son corps, ni dans ses yeux. Son poil blanc et noir brille à la lumière du jour, chaque étincelle de lumière dure et dense comme une gemme. Il n’y a pas de repos sur la terre, ni de douceur, jamais. La lumière du soleil est sèche et âpre, elle vient des étendues vides, des plages de galets poussiéreux, à l’estuaire du grand fleuve.
Le temps est si long, ici, dans la coque métallique du mobile home ; c’est comme si tout s’était arrêté, pris par la chaleur sèche, paralysé, frappé par les milliers d’étincelles électriques. Pareil aux pierres, pareil aux silex fichés dans la terre poudreuse, pareil aux brindilles des arbustes calcinés, aux arbres morts de soif, aux feuilles grises des aloès, aux palmes arrêtées dans l’air lourd, dans le ciel. Le chien-loup fixe de ses yeux jaunes aux pupilles étroites, droit devant lui, sans bouger. Il y a la force dans son regard, dans son mufle, sur son front aux rides verticales. La force vient aussi de ses sourcils, ces longs poils raides qui sortent d’une petite tache noire au-dessus de ses yeux, et de ses moustaches, courtes et dures, dont certains poils sont brisés. La force vient de son poitrail, de ses pattes antérieures étendues devant lui, les ongles enfoncés dans la carpette vert sale du mobile home.
Il ne bouge pas. C’est sa volonté, sa force de ne pas bouger. C’est à la manière d’un ordre, qu’il ne comprend pas, mais qu’il entend, et qui a arrêté tout son corps, qui a tendu chaque nerf, chaque muscle. C’est peut-être venu dans la lumière aveuglante du grand jour, quand Liana a ouvert la portière du mobile home, ce matin, pour s’en aller. Il y a eu alors une vague douloureuse qui l’a repoussé jusqu’au fond du mobile home, et la voix dure de sa maîtresse, une voix qu’il n’avait jamais entendue, qui a crié juste une fois son ordre.
Les yeux jaunes du chien regardent la banquette près de la fenêtre. Ils restent fixés sur les coussins de moleskine verte où il y a une serviette-éponge dépliée, parce que sur la serviette dépliée dort le petit enfant. Il ne bouge pas, lui non plus, il fait à peine un peu de bruit en respirant, parce que l’air est trop chaud et pèse sur sa poitrine. Mais il dort sans bouger, allongé sur le dos, la tête de côté, les poings fermés.
Le chien-loup le regarde. C’est lui qu’il surveille intensément de ses yeux jaunes, car l’enfant est le seul être vivant au monde, le seul qui ait un cœur, un visage, des mains.
C’est peut-être à cause de l’odeur. Depuis des jours, le chien-loup ne sent qu’elle, une odeur bizarre qu’il n’avait jamais encore sentie, un peu douce et fade, une drôle d’odeur de sueur et d’urine, mais douce, très douce, un peu dans le genre d’une plante, ou d’une fleur. À cause de l’odeur, le chien-loup ne peut pas dormir. Parfois, ses yeux se ferment, il pose sa mâchoire sur ses deux pattes avant, et il se laisse aller vers le sommeil. Et tout d’un coup, l’odeur arrive. Elle l’alerte, elle entre en lui, elle fait redresser ses oreilles et ouvrir très grand ses yeux, et chaque nerf de son corps est tendu à se rompre.
L’odeur du petit enfant est très douce, elle emplit tout l’intérieur du mobile home. Peut-être même qu’elle s’est répandue au-dehors, sur le terrain vague, dans les arbres, jusque sous les poteaux de l’autoroute et sur les plages désertes du grand fleuve sec.
Le chien-loup aime cette odeur. Il ne sait pas vraiment qu’il l’aime, mais chaque fibre de son corps est tendue, jusqu’à la douleur, pour reconnaître mieux cette odeur. Cela fait en lui un trouble, un bruit ténu qui ne cesse pas, la palpitation légère du cœur, la tiédeur de l’haleine passagère, le sang qui coule dans les artères, qui bouge sous la peau fragile.
Il écoute, sans se lasser. Immobile, les pattes puissantes étendues devant lui, il écoute. Mais c’est comme son regard, une ouïe fixe, tendue, douloureuse. Viennent les petits bruits du dehors, craquements, souffles, grincements d’insectes. Parfois, loin, rendus irréels par la chaleur, des cris d’enfants, des aboiements de chiens. Ou bien les grondements des camions qui montent avec peine vers le pont de l’autoroute. Les bruits sont mêlés à la lumière, à la chaleur, à la solitude. Le chien-loup les perçoit sans tressaillir, ils résonnent à l’instant précis où il les a imaginés. Mais ses oreilles droites sont tournées vers l’avant, elles ne servent qu’à capter le bruit faible et lent qui vient de la banquette de moleskine.
La respiration du bébé est douce, un peu oppressée à cause de la chaleur. Son bruit régulier emplit la carlingue du mobile home. La respiration semble construire quelque chose, peut-être que c’est d’elle que viennent la chaleur et la lumière ; c’est d’elle que vient l’odeur fade et caressante qui empêche le chien de dormir.
Quand le bébé se réveille et commence à pleurer, Nick ne bouge pas. Mais son regard devient plus dur, tout son corps se tend à l’extrême. Ses ongles s’incrustent plus fort dans le tapis, et sur son dos, sur son encolure, les poils se hérissent un peu.
Il y a si longtemps que le vide règne dans le mobile home, depuis des heures, depuis le moment où Liana a refermé la portière et s’est éloignée sur le terrain vague. Le vide est ailleurs aussi, sur les étendues de terre poudreuse, dans les bosquets brûlés par le soleil, sur le feuillage des lauriers et des eucalyptus, sur le lit blanc du fleuve. Il y a si longtemps que tout résonne dans le corps, cogne sur les parois de métal et de verre. Maintenant la voix du petit enfant emplit tout le mobile home. Elle jaillit, grinçante et sûre, insistante comme le chant des insectes. C’est une voix qui, pleure contre le silence, contre la solitude, forant un trou dans l’épaisseur de l’air, dans l’épaisseur des murs de métal, un trou par où s’enfuit le silence. Il n’y a personne d’autre ici, dans le mobile home, personne d’autre que la voix aiguë, et le regard fixe du chien-loup.
Tout à coup, Nick sent la faim. Depuis si longtemps il n’a rien mangé. Sa bouche et sa langue sont devenues insensibles, et il ne sait même plus comment c’était avant. Heure par heure, sans la regarder, il a guetté la porte du mobile home, attendant que Liana revienne, attendant qu’elle apparaisse, à contre-jour, qu’elle lui parle, qu’elle l’appelle. Depuis des jours il attend qu’elle lui donne à manger, n’importe quoi, de la viande, des biscuits, du pain. Mais Liana ne le regardait plus, quand elle entrait dans le mobile home, elle s’allongeait tout de suite sur la banquette de moleskine, elle dégrafait sa robe, et elle pressait contre sa poitrine le petit être qui tétait goulûment. Alors il y avait cette odeur de lait et de sueur qui grandissait dans le mobile home, qui envahissait tout. Cette odeur-là faisait mal à Nick, elle l’effrayait un peu aussi, et il allait se cacher sous la table, à l’autre bout de la carlingue, les yeux étrécis, les oreilles couchées en arrière.
Maintenant, il y a cette odeur fade et douce, de lait, d’urine et de sueur, qui emplit la carlingue du mobile home, mais Nick n’a plus peur. Le corps du bébé est en train de grandir, d’occuper tout l’espace, avec sa peau tiède, avec son visage, son souffle, avec sa voix qui pleure.
Le bébé pleure plus fort, maintenant. Peut-être qu’il s’cst rendu compte de l’absence de sa mère, ou bien il a faim, lui aussi. Mais sa faim est une faim petite et douce, il a envie de sucer le sein tiède de sa mère, d’emplir sa bouche du lait épais, il a envie de retrouver la chaleur du corps qu’il aime.
La faim de Nick est différente, c’est une faim qu’il ne connaît plus, que rien ne peut assouvir. Sa faim est pareille à la solitude de l’estuaire du fleuve sec, là où les maisons des fermiers sont balayées par le vent de poussière. Sa faim est une douleur, comme la douleur de son regard fixe, de son ouïe fixe. Elle ronge l’intérieur de son corps et fait brûler la fièvre. La faim amplifie tout. Chaque bruit, chaque craquement au-dehors résonne à l’intérieur de son corps et le fait tressaillir, malgré la voix presque continue de l’enfant qui pleure. Il y a la haine, maintenant, et la crainte. Nick n’avait encore jamais éprouvé cela à ce point. C’était au fond de lui, tout à fait à l’intérieur de son corps, et maintenant, cela remontait, en faisant des grognements dans sa gorge, en hérissant tout son poil, en rétrécissant encore le point noir de ses pupilles dans ses yeux jaunes. Chaque muscle de son corps était tendu, prêt à l’action.
C’est la voix du bébé qui pleure qui a réveillé la haine et la crainte. La voix se mêle à la douleur de l’attente, à la douleur de la mâchoire, à la sécheresse de sa langue et de ses lèvres. La voix se mêle au grand vide qui creuse un trou au centre de son corps.
Au-dehors, le soleil brûle la coque d’aluminium du mobile home. Brûle les arbres noirs prisonniers dans la terre, brûle les cailloux poussiéreux du fleuve. Ailleurs, les autos roulent dans la lumière, avec leurs vitres aveugles, lancées vers un destin qui n’existe pas.
Peut-être que, dans le grand supermarché en ciment et en tôles, près de l’autoroute, Liana marche au hasard le long des rayons de marchandises : boîtes multicolores, paquets, viandes sous cellophane, fruits trop rouges, trop jaunes, ou bien falaises de bouteilles aux liquides magiques et défendus. Elle avance droit devant elle, et la lumière des barres de néon éclaire son visage défait, ses yeux enfoncés dans les orbites, ses cheveux couleur de paille. Elle erre sans but entre les rayons, elle se heurte aux gens et aux choses, sans les reconnaître. Elle marche d’un bout à l’autre de la salle géante, sans toucher à rien, sans rien regarder, puisque plus rien ne peut être à elle, puisqu’elle n’a plus rien.
Un instant encore, elle pense au visage de l’assistante, à ses lunettes dorées, elle entend même le son de sa voix dans son oreille, mais elle a beau écouter de toutes ses forces, elle ne parvient plus à comprendre ce que dit la voix douce. Alors elle marche plus vite pour fuir sa détresse, pour se cacher. Mais la lumière est partout dans la grande salle vide, elle ne peut pas lui échapper. Cela lui serre la gorge et les tempes, cela fait trembler ses jambes sous elle. Elle sait maintenant qu’il n’y a personne d’autre que l’assistante, il n’y a pas d’autre nom au monde, là, tout près d’elle, et elle ne pourra pas la retrouver.
Liana marche longtemps dans les allées du supermarché, sous la lumière froide des néons. Les gens ne la regardent pas. Ils sont trop occupés à regarder les gâteaux, les fruits, les savons, les vêtements, ils ont des visages couleur de viande, des yeux brillants comme des capsules, leurs mains sont avides de prendre, d’emporter.
Alors tout à coup elle s’aperçoit qu’elle ne cherche rien d’autre que la sortie, une porte, n’importe où, pour fuir, pour être dehors. Il faut qu’elle s’en aille, le plus vite possible, elle comprend l’urgence terrible, le danger qui menace, là-bas, dans le mobile home.
Elle s’arrête devant une jeune femme brune au teint très pâle, qui est debout immobile devant les journaux. Elle voudrait lui demander de l’aider, vite, car ses yeux ne voient plus la sortie. Elle voudrait parler de son enfant qui est restée seule dans la carlingue, là-bas, de son enfant qu’on va venir prendre, qu’on va emporter, qu’on va dévorer. Mais les mots ne parviennent pas à sortir de sa gorge. Ils restent enfermés dans son corps, ils lui font si mal que ses lèvres tremblent et que les larmes emplissent ses yeux, coulent sur ses joues.
La jeune femme pâle la regarde un instant sans rien dire, puis elle s’enfuit très vite. À travers ses larmes, Liana la voit qui tourne et qui tourne entre les rayons, comme si elle cherchait à brouiller ses traces.
Dehors, la lumière du soleil est plus forte encore. Elle brûle et blanchit tout, les cailloux, la terre, les feuilles des arbres. Il y a de la poussière de ciment sur les toits des maisons, comme une taie légère sur le bleu cruel du ciel. Sur l’autoroute aux nœuds lents, les carapaces des voitures étincellent. Le vent par instants apporte le bruit rauque des moteurs, les rugissements des camions, ou des klaxons comme des cris de bêtes. Puis cela s’en va. Tout est ainsi, par vagues, hésitant, clignotant. Il y a tant de solitude, il y a tant de faim… Il y a tant de lumière sur l’estuaire désert du fleuve, et, dans le terrain vague, isolée, pareille à la coque d’un avion naufragé, la carlingue d’aluminium du mobile home, en équilibre sur ses étais de brique. Malgré tout cela, malgré la violence et le meurtre, ici on n’entend pas de bruit, sauf, de temps à autre le grondement de l’autoroute et les voix des chiens des fermes.
La lumière a décliné quand Liana arrive. Elle marche lentement sur le terrain vague. Elle ne porte pas de paquets. Ses vêtements sont pleins de poussière blanche, et elle boite un peu, parce qu’elle a cassé le talon d’une de ses chaussures. Son visage est marqué par l’angoisse, mais maintenant elle sait ce qu’elle doit faire, elle l’a compris enfin. Peut-être qu’il est trop tard déjà, qu’ils sont en route, guidés par Simon, ou par la jeune femme aux lunettes dorées. Ou bien il y aura le gardien du terrain vague, avec son fusil à double canon et sa casquette de chasseur enfoncée sur ses oreilles. Ils doivent venir maintenant, avant la nuit, pour tuer le chien et pour emporter le bébé dans leur hôpital, et pour l’enfermer, elle, dans une grande salle blanche aux murs lisses dont on ne s’échappe pas.
En boitant elle se hâte vers le mobile home, elle monte le marchepied, elle ouvre la portière. D’un seul coup le grand chien-loup est debout à côté d’elle, le poil hérissé, les yeux étincelants, car il a compris.
Ensemble, la jeune femme et le chien marchent sur le terrain vague. Liana tient l’enfant serré contre elle, enveloppé dans la serviette-éponge. Le bébé tète pendant qu’elle marche, et, malgré sa fatigue, Liana sent que le lait qui sort l’apaise.
Ils marchent longtemps comme cela, jusqu’à la nuit noire. Maintenant, ils sont au bord du fleuve, sur les plages de galets poussiéreux. On entend quelque part le bruit d’un filet d’eau qui coule. Au loin, le grondement des moteurs sur le pont de l’autoroute. Ici, l’air de la nuit est frais et léger, il y a des moustiques qui dansent invisibles. Liana rabat la serviette-éponge sur le visage du bébé qui s’est endormi. Sans faire de bruit, Nick est parti à travers les broussailles, le long du fleuve, pour chasser les poules et les lapins des fermes. Il reviendra à l’aube, épuisé et rassasié, et il se couchera près de Liana et du bébé, et ses yeux jaunes brilleront dans l’ombre comme deux étoiles comme si leur lumière dure suffisait à arrêter l’avancée des hommes qui les cherchent, pendant quelques heures encore.