Chapitre 9

La rumeur s'amplifiait. Ce n'était ni celle de l'orage ni celle de la mer. Le ciel dans l'encadrement de la fenêtre ouverte demeurait serein. La marée était étale, et il fallut que le sourd grondement qui roulait au loin et se rapprochait éclatât soudain, dans un rugissement plus proche, pour que les nuées d'oiseaux de mer qui couvraient la plaine d'algues en picorant, s'envolassent dans un grand claquement d'ailes et des piaillements déchirants.

Ces cris firent écho aux braillements et invectives qui jaillissaient et se confondaient tour à tour, formant cette rumeur confuse qu'Angélique entendait. Une foule acharnée tournait le coin de la rue. Les hurlements aigus et prolongés des femmes étaient-ils ceux de la douleur ou de l'hystérie ? Les clameurs réitérées des hommes, celles de la colère ou de la peur ?

Ruth et Nômie se précipitèrent à la fenêtre.

– Oh ! God ! s'écria Ruth en reculant, la main sur la bouche comme si elle voulait contenir d'autres exclamations plus effrayées encore. Je rêve ! Je crois avoir aperçu l'un de ces terribles prêtres papistes que vous appelez jésuites, madame ! Mais ici..., à Salem !

Angélique n'y put tenir. C'était la première fois qu'elle faisait l'effort de se lever seule, mais l'élan de la curiosité la soutint et elle rejoignit Ruth et Nômie à l'une des fenêtres, tandis que Séverine, la Tsigane et Honorine se précipitaient vers l'autre.

La foule compacte et agitée parvenait devant leur maison. Du moutonnement des chapeaux noirs en pain de sucre, des bonnets de laine des marins et des manœuvriers, des coiffes blanches des femmes, émergeait, au centre, ballotté comme bouchon sur les flots, et oscillant sous les poussées diverses et contraires qui le pressaient de toutes parts, un groupe composé de personnages pour le moins insolites, car elle distingua en premier lieu un de ces hauts panaches hérissés en gerbe d'éventail et maintenus par des baumes de résine d'une chevelure iroquoise. Panache planté de plumes qui flottait au-dessus des têtes et même des chapeaux et qui ne pouvait appartenir qu'à un gigantesque sauvage. La pointe de sa sagaie, qui émergeait, miroitait par à-coups ainsi que les têtes de hallebarde de trois ou quatre miliciens du conseil qui formaient ou s'efforçaient de former un cercle autour des personnes à protéger et d'écarter les plus enragés. Un homme d'une puissante stature, vêtu d'une casaque en buffletin, sans manches, son feutre à plumes de travers, jouait des poings, tonitruant pour s'ouvrir le passage.

Puis elle vit le jésuite. Un mouvement de la foule le lui découvrit au centre des soldats comme le groupe parvenait à quelques pas de la porte d'entrée. C'était bien un jésuite dans toute la vérité de sa robe noire et de sa barbe, également noire, de son crucifix sur la poitrine et des revers blancs de son col espagnol. Compte tenu du fait que ladite soutane noire était fort en loques, le visage fort émacié et la barbe en pointe hirsute et poussiéreuse, son regard impérieux et brûlant eût suffi à le dénoncer. Dans ce regard se révélait tout le pouvoir magique – et pour certains, démoniaque – que les membres de cet ordre religieux qui ose ne relever que du nom de Jésus, et s'avouer au service total des papes de Rome, sont réputés obtenir, par l'exercice de pratiques occultes, afin de capter sans recours les âmes ignorantes ou trop faibles pour leur résister.

Aussi, sous le regard brillant et perçant que le jésuite, soudain apparu au cœur de Salem, dardait sur la foule hallucinée qui le houspillait, la plupart de ses agresseurs commençaient à se sentir « aspirés » comme dans un gouffre vertigineux et suspendaient leurs gestes de violence, tandis que d'autres moins influençables ou plus primitifs jouaient des coudes et réclamaient le passage pour l'atteindre et le frapper.

Les soldats eux-mêmes que le major, à l'entrée de la ville, avait dû lui donner comme escorte afin qu'il fût conduit sous protection vers la maison de Mrs Cranmer, se laissaient impressionner par la réaction de folie collective, jusqu'à demeurer comme paralysés, les armes à la main, ne sachant à quoi se décider, tandis que, devant leur attitude timorée, d'énormes gaillards, des débardeurs venus du port, s'envoyaient des signes, décidés à prendre l'offensive.

Aux côtés de l'ecclésiastique, un adolescent blond, son « donné » canadien, sans doute, se jeta devant lui pour le défendre, et les agresseurs qui continuaient à ne pas oser toucher le jésuite, pouvant se défouler sur le jeune Français ennemi, l'accablèrent d'une grêle de coups – coups de poing de la part des hommes, coups de griffes des femmes – au point qu'il vacilla et que la tête blonde disparut, engloutie sous les bras, comme de noires ailes de corbeaux furieux.

– Ils vont se faire lyncher ! cria Angélique. Vite ! Qu'on ouvre la porte en bas et qu'on les fasse entrer.

À cette voix, le jésuite, toujours impassible dans la bousculade, leva les yeux vers les fenêtres où se penchaient des femmes.

– Vite, ouvrez cette porte ! Séverine, sors par l'arrière, et cours ameuter nos gens. N'y a-t-il donc pas un valet pour ouvrir cette porte ?

Et comme personne ne bougeait dans la chambre, ni dans la maison, les habitants paraissant transformés en statues de sel, elle descendit elle-même, se cramponnant à la rampe. Elle n'aurait pas eu la force de faire plus, mais elle sut secouer l'inertie des domestiques qui se tenaient dans le vestibule, figés devant la porte qu'on martelait du dehors de coups de poing pressants, et ils tirèrent verrous et loquets.

L'homme en casaque de cuir se rua à l'intérieur, jurant d'abondance dans une langue abrupte, et soutenant, avec l'aide du jésuite, le jeune homme qu'ils avaient pu relever, puis le grand sauvage empanaché. Les valets voulurent refermer la porte sur lui, mais l'Indien se faufila comme une couleuvre, les repoussant sans effort, et les soldats pénétrèrent à sa suite en se bousculant, aucun n'étant disposé à tenir tête à ses concitoyens qui pourraient se montrer déçus de voir échapper leur proie et s'en prendre à eux.

Par bonheur, les panneaux de chêne ouvragés étaient solides et les targettes et verrous nombreux. La colère de la foule s'y brisa. Il y eut mieux.

Une forte poussée venue du fond de la place entraîna malgré elles les personnes les plus proches de la maison contre la façade et, sous l'écrasement irrésistible, quelques épaules défoncèrent à moitié la grande fenêtre du rez-de-chaussée, tordant les fragiles croisillons de plomb et brisant les losanges de verre coloré qui tombèrent sur le dallage avec un bruit cristallin.

Le dommage n'alla pas plus loin. Cependant, la confusion d'avoir mis à mal l'une des plus belles demeures d'une des plus riches, pieuses et importantes familles de la ville s'empara des coupables et fit plus d'effet pour calmer les esprits que n'avaient réussi les coups de hallebarde et les adjurations des soldats.

Sur un dernier cri consterné, le silence s'établit. Et, lorsque lord Cranmer accompagné du comte de Peyrac et de son escorte, et du comte d'Urville à la tête d'une escouade de matelots arrivèrent, les gens, sans s'être entièrement dispersés, étaient calmes.

Des groupes allaient et venaient en regardant vers la maison.

À l'heure où le Massachusetts était irrité par les récents raids indiens de Nouvelle-France, l'arrivée d'un de ces prêtres dont on leur faisait des épouvantails et qu'on leur présentait comme meneurs de leurs assassins, avait de quoi émouvoir la population. De quoi aiguillonner la curiosité aussi, car il y avait peu de personnes qui avaient eu l'occasion de voir un jésuite de près.

« Et si cette fois c'était lui » ? s'était demandé Angélique lorsqu'elle s'était penchée à la fenêtre.

Un prodige de plus à Salem ! Elle y était prête.

Cependant, l'apparence du nouveau venu ne correspondait pas à la description si souvent faite : les yeux bleus, le poil châtain, son crucifix marqué d'un rubis...

L'antichambre était déjà comble lorsque lord Cranmer et Joffrey de Peyrac étaient survenus.

L'on arrivait de tous les coins de la maison. Le vieux Samuel Wexter apparut sous sa houppelande, sa longue barbe blanche soigneusement étalée sur sa fraise empesée. L'homme en casaque l'apostropha en sa langue, qui s'avéra être du hollandais, puis en anglais, lui disant qu'il n'était plus disposé à rendre service à son prochain lorsqu'on risquait d'avoir affaire à ces moutons enragés du Massachusetts. Ces messieurs du consistoire de Salem n'avaient-ils plus d'autorité sur leurs ouailles ? Lui, Van Laan, il était d'Orange, sur le fleuve Hudson, non loin de la vallée des Iroquois de la nation des Mohawks, gens belliqueux de nature.

Un jour, raconta-t-il, alors qu'il était allé relever des filets sur une rivière à saumons, il avait vu surgir près de lui, « matachiés » jusqu'aux yeux et l'air peu engageant, un petit groupe de leurs peu sociables voisins. Il préférait encore cela à un parti d'Abénakis qui, le prenant pour un Anglais, lui aurait fait un plus mauvais parti encore. Ceux-ci s'étaient contentés de le mener jusqu'à un de leurs bourgs aux longues maisons, et là, on lui avait fait comprendre qu'il n'échapperait au féroce honneur que les Iroquois réservent à leurs prisonniers, la « grillade », que s'il s'engageait à escorter deux captifs blancs – un missionnaire jésuite français et son acolyte, un jeune Français de Canada – jusqu'à ce qu'ils fussent remis à Ticonderoga.

Ticonderoga, l'homme du tonnerre, il ne l'ignorait pas, le connaissant de réputation, c'était le surnom donné à un gentilhomme français qui tenait des forts et avait ouvert plusieurs petites mines d'argent dans le no man's land du Maine. L'été, l'homme du tonnerre ne se trouvait pas dans son fort de Wapassou. On savait qu'il voyageait du côté de New York. Lui, l'homme blanc, devait aider à s'entremettre avec les Yennglies. Un des « principaux » des Cinq Nations devait l'accompagner pour témoigner de l'accomplissement de sa mission. On lui donna le nommé Tahontaghète, et ils se mirent en marche, escortés de deux jeunes guerriers pour qui ce voyage devait être une première initiation avec le monde blanc. Long voyage ! En chemin, l'on sut que Ticonderoga se trouvait maintenant dans les parages de Boston et de Salem.

Il fallut bifurquer vers les montagnes. On parlait de partis canadiens qui attaquaient les fermes des frontières et, responsable de leur jésuite français, Van Laan n'était pas plus fier que les Iroquois à l'idée de tomber entre leurs mains.

Angélique s'était assise sur les marches de l'escalier. Nômie et Ruth, derrière elle, l'imitèrent. Un domestique avança un siège à Mrs Cranmer, défaillante, tremblante.

– Pourquoi chez moi ? Pourquoi chez moi ? murmurait-elle.

L'antichambre était comble, le jésuite le point de mire de tous les regards...

« Ce n'est pas lui », se dit Angélique qui avait tout d'abord pensé au père d'Orgeval.

Son crucifix de cuivre et de buis noir ne comportait aucune incrustation de pierre précieuse. Par contre, le « donné » canadien ne lui était pas inconnu, ni le guerrier iroquois. Celui-ci, grand, fort et musclé, avait une grosse tête enlaidie par les marques profondes de la petite vérole.

Du jésuite ou du grand sauvage au panache hérissé de plumes et qui dégageait une acre odeur insupportable à respirer dans l'espace confiné de l'antichambre, on ne savait sur lequel se fixait le plus l'attention des regards sidérés.

Ce fut à l'Iroquois que Joffrey de Peyrac s'adressa en premier, dans sa langue.

– Je te salue, Tahontaghète, ami de Swanisit, chef des Cayugas, dont tu fus pour moi le messager à de nombreuses reprises avant qu'il ne soit parti aux pays des grandes chasses.

Il sortit de son gousset un objet qu'il remit à son interlocuteur.

– Voici la bague dont je t'avais fait don, la première fois, pour qu'elle nous serve à jamais de signe de reconnaissance, et que tu m'as fait porter aujourd'hui afin que je sache ta venue et ta présence dans nos parages. Pourquoi ne m'as-tu pas attendu derrière le ruisseau qui borne la colline au nord ? Je m'apprêtais à venir au-devant de toi pour t'escorter jusque dans la ville des Yennglies.

L'Iroquois se lança dans un discours accompagné de gestes véhéments qui désignaient à plusieurs reprises le jésuite et, même pour ceux qui ne comprenaient pas son dialecte barbare, il parut clair qu'il accusait celui-ci de l'avoir contraint à ne pas attendre pour entrer dans la ville, partant seul en avant vers les portes des remparts avec son compagnon. Tous deux, affectant l'indifférence insolente bien connue des Français aux avis des guerriers expérimentés, se montraient aux Yennglies qui allaient et venaient sur le chemin et n'auraient pas tardé à reconnaître en ceux des ennemis doublement haïssables.

– Que pouvais-je faire pour le retenir, conclut-il, soutenu dans son plaidoyer par les approbations du Hollandais, sinon lui casser la tête, ce qui mettait fin à ma mission, si près du but, et m'aurait attiré le mécontentement d'Outtaké ? L'homme de Corlar4 et moi l'avons donc suivi, laissant sous le couvert du bois nos deux autres compagnons, des Onondagas, plus prudents que nous.

Le jésuite était de taille moyenne, plutôt petit, sec et maigre, mais il se tenait si droit et si raide, comme planté au centre du hall dans un cercle de regards ennemis ou pour le moins outrés, que, malgré sa soutane haillonneuse, sa barbe et sa chevelure hirsutes et noires, qui lui donnaient un air sauvage, ses chevilles écorchées et ses pieds nus qui se perdaient dans des mocassins usés, il émanait de sa personne une dignité hautaine qui, peu à peu, en imposait et médusait l'assistance.

Les revers élimés de son col blanc étaient propres, ce qui révélait avec quelle énergie il avait lutté contre la déchéance du corps livré à la sueur et à la crasse, prenant chaque jour, malgré l'épuisement de la marche et les coups que les Iroquois ne ménageaient pas à leur prisonnier, le soin de frotter son linge dans le courant d'un ruisseau.

– Pourquoi vous êtes-vous entêté à entrer dans cette ville anglaise ? lui demanda vivement le comte en se tournant vers lui. Vous auriez pu vous douter que les esprits y étaient échauffés contre les Français, et aussi contre votre habit de religieux catholique, à la suite des récents massacres que vos Algonquins et Hurons baptisés ont menés contre les gens des frontières du New Hampshire et dans le Haut-Connecticut !

Le jésuite le considéra en silence, les yeux mi-clos, puis, accentuant encore son expression de morgue et feignant l'étonnement, il questionna avec hauteur :

– Qui êtes-vous, monsieur, qui usez si bien de notre langue ?

Joffrey de Peyrac ne put s'empêcher de marquer d'un bref mouvement l'insolence qu'il savait calculée.

– Vous le savez fort bien, rétorqua-t-il. Je suis celui auquel vous deviez être conduit.

– Ah ! Je vois... Ticonderoga, l'homme du tonnerre, l'ami des Anglais et des Iroquois, en bref, M. de Peyrac, gentilhomme français. Eh bien, monsieur, puisqu'il en est ainsi, permettez-moi de me montrer choqué de votre attitude et d'exprimer le regret que vous n'ayez pas eu la courtoisie de vous présenter tout d'abord à moi, comme il se devrait entre compatriotes et gentilshommes.

« Mais vous avez préféré vous adresser d'abord, et avec quelle déférence, à ce païen obtus que vous n'ignorez pas être parmi nos ennemis les plus irréductibles. C'est bien là une volonté de mépris que vous désirez marquer devant ce païen et ces hérétiques pour vos frères de race que vous avez reniés et pour un prêtre de votre religion. Si je ne sentais cette intention dans votre comportement, je n'en ferais pas remarque, car je ne suis qu'un humble missionnaire au service du plus humble des sauveurs qui a voulu naître charpentier et périr au gibet d'infamie, mais sachez que ma famille n'en est pas moins de haute naissance.

Il inclina la tête en un court salut.

– Révérend père Jean de Marville, de la compagnie de Jésus, conclut-il. Et voici Emmanuel Labour, un jeune séminariste de Québec.

Le comte rendit le salut, mais ne fut pas déconcerté.

– Mon père, vous me voyez au regret de vous avoir blessé de quelque façon. Mais en ce qui concerne votre mercuriale à propos des honneurs que je me dois de rendre à mes visiteurs, je m'étonne que vous, qui hantez depuis si longtemps les nations indiennes et iroquoises, vous me fassiez grief de m'être adressé en premier lieu au grand chef Onondagua qui vous escorte. Outre que je le connais depuis longtemps et qu'il est d'un très haut rang lui aussi, je lui devais cette préséance car vous n'ignorez pas que ces peuples sont sensibles à la considération qu'on leur porte et que d'y prendre garde relève de la plus élémentaire prudence. Enfin, je n'ai pas à vous souligner que, loin de vous négliger, j'ai tenu compte du fait qu'étant le capitaine de votre expédition, votre sort et celui de ce jeune homme sont entre ses mains.

« Vous n'ignorez pas, non plus, que s'il lui était loisible de s'irriter et de vous casser la tête à son bon plaisir, ni moi ni ces messieurs de Salem ne pourraient rien faire pour intervenir et le détourner de son dessein.

– Qu'importe ! Il est bon de mourir de la main des ennemis du Christ et parmi les ennemis du Christ. Le sang du martyr ensemence la terre ingrate.

Comme pour donner raison à l'explication de Joffrey de Peyrac, le gigantesque Tahontaghète, qui trouvait que le jésuite lui avait repris un peu trop vite la parole, revint se placer au centre de la scène.

Il entama une harangue en iroquois que seul un nombre restreint de personnes pouvait suivre : Peyrac, le Hollandais, les deux Français et dans les grandes lignes, Angélique qui continuait à avoir l'impression de rêver en entendant la voix rauque de l'Iroquois, tandis que son panache exubérant, garni de plumes de corneilles et de queues de moufettes, s'agitait et frôlait le lustre à pendeloques de cristal du vestibule.

– Oh, cette odeur ! Je défaille, gémissait tout bas Mrs Cranmer qu'éventaient ses domestiques.

Le fort fumet de la graisse d'ours dont s'enduisaient les sauvages pour échapper aux piqûres des moustiques et de la vermine avait vite dominé celui de la cire d'abeille additionnée de benjoin dont les beaux meubles et l'escalier étaient imprégnés.

Lorsqu'on l'avait nommé, Angélique avait enfin reconnu le jeune « donné » canadien, Emmanuel Labour, qu'elle avait rencontré à Québec. C'était un gentil garçon de quinze à seize ans qui voulait devenir prêtre et s'occupait des enfants du séminaire. Il était venu jusqu'à la maison de Ville-d'Avray lorsqu'il était à la recherche du jeune Marcellin de l'Aubignières ou de Neals Abbial qui se sauvaient tout le temps, et elle l'avait invité à partager un gâteau, prenant plaisir à bavarder avec lui.

Elle ne l'aurait pas reconnu, sinon. Tout d'abord, il avait beaucoup grandi, ce qui était de son âge. Mais, hâve, pâle et comme parvenu à l'extrême limite de ses forces, elle ne retrouvait aucune trace de son expression joyeuse sur sa physionomie morne marquée d'un tragique désespoir.

Tout en parlant, Tahontaghète ouvrit une sorte de besace qu'il portait en bandoulière, et comme on se demandait avec appréhension ce qui allait en sortir, il exhiba deux longs lacets de cuir où étaient enfilées des perles blanches et bleues, et une bande plus large et plus longue, constituée par de semblables liens de perles, dont la disposition formait un dessin.

Il commença par tendre au vieux Samuel Wexter les deux lacets, faisant comprendre par une mimique que c'était peu de chose, mais que les représentants des Cinq Nations se devaient de remettre aux Yennglies au moins deux « branches » de porcelaine, comme on les désignait, afin de faire connaître leurs intentions.

Peyrac traduisait :

– À vous, Yennglies de Salem, le grand chef des Mohawks Outtékawatha envoie ces deux « branches » de porcelaine. La première contient sa parole que nous continuerons à ne pas être en guerre vis-à-vis des « principaux » de Salem.

Tahontaghète remit l'autre bandeau à Peyrac. Ces colliers ou « branches » de wampum constituaient pour les tribus comme pour les individus qui en étaient dépositaires un trésor, au moins un trésor de guerre, pouvant être négocié, et avaient valeur de contrat ou de garantie des traités. Souvent aussi, ils n'étaient que de simples messages, exprimant de façon codée et accessible aux seuls initiés, l'annonce d'un événement, une confidence, un avertissement.

Tahontaghète dit qu'il ne traduirait le sens du « collier » de Wampum remis à Ticonderoga que lorsque la Robe Noire, qu'il avait acheminée jusque-là, lui aurait délivré son message, but de leur dur et dangereux voyage, acte qui déterminerait la mission dont il avait été chargé, et de nouveau, en l'écoutant, un sourire amer effleurait les lèvres noircies et desséchées du religieux.

– Soit, dit le comte en se tournant vers celui-ci. Quel est ce message, mon père ?

– Il ne s'agit pas d'un message, mais d'une communication... d'une communication solennelle.

– Je vous écoute.

Le père de Marville se redressa de toute sa taille, ferma les yeux, parut hésiter devant la gravité ou l'ampleur de la tâche qu'il avait à accomplir, puis, fixant son interlocuteur, il énonça d'une voix creuse :

– Donc, à vous en premier, monsieur de Peyrac, je dois porter l'annonce d'une terrible nouvelle. Notre frère en Jésus-Christ, le R.P. Sébastien d'Orgeval, jésuite, est mort martyr aux Iroquois.

Les assistants se répétèrent et se traduisirent la, nouvelle en chuchotant, ceux qui ne comprenaient rien à la scène plus tremblants encore que les autres.

– Oui, il est mort, reprit-il fiévreusement, je l'ai vu expirer à la suite d'un long martyre dont je dus être, ainsi que ce jeune homme, l'impuissant témoin ; torture plus affreuse pour nous que n'aurait été celle de partager la sienne.

Il se mit à décrire avec un luxe de détails minutieux les supplices infligés au père d'Orgeval par ses bourreaux, soigneux de ne pas le faire mourir trop rapidement : alênes rougies au feu traversant les faisceaux de muscles mis à vif, baptême de sable brûlant sur le crâne scalpé, charbons ardents enfoncés dans l'orbite dont on avait fait sauter l'œil...

– L’Église catholique, apostolique et romaine va compter un nouveau martyr. Un saint de plus, pour lui assurer la victoire et, grâce à ses reliques, répandre les miracles qui témoigneront de la bonté de Dieu pour ses fidèles. J'ai pu recueillir quelques ossements...

Il y eut un recul général lorsqu'il fit le geste d'ouvrir un sachet de cuir qu'il portait au cou.

On entendit un bruit mat : au milieu du cercle soudain agrandi, le corps du jeune Canadien venait de s'effondrer, évanoui, aux pieds du jésuite.

Comprenant que toutes les querelles des nations d'Amérique étaient en chemin de se purger dans son antichambre, Mrs Cranmer, affolée, envoya chercher lady Wexter, sa mère, qui était une forte femme, pleine d'entrain, mais que le bruit n'avait pas dérangée car elle était fort sourde.

Elle arriva précipitamment, les dentelles et linons de sa coiffe se balançant gracieusement derrière elle, et sourit, heureuse de voir si nombreuse assemblée.

Les servantes avaient transporté pendant ce temps le jeune Emmanuel sur le carrelage de la cuisine et l'inondaient de seaux d'eau.

Le R.P. de Marville avait considéré d'un œil froid la défaillance du jeune Canadien. Il en aurait fallu plus pour l'émouvoir et le faire renoncer à l'occasion qui lui était offerte de fustiger, dans un discours qu'il avait souvent médité et longuement mûri, les ennemis de Dieu et de l’Église, enfin réunis sous ses yeux.

– Oui, vous pouvez vous réjouir, hérétiques et renégats que vous êtes tous, implantés sur une terre vierge que vous avez commencé, hélas, à ensemencer des germes de l'erreur et du mensonge.Il est mort, celui qui s'occupait à l'avance de vos funestes doctrines, par le solide rempart de son enseignement de la juste vérité. Il est mort, celui qui, prenant la défense des pauvres peuples sauvages de ces contrées dont vous aviez entrepris l'extermination, les a encouragés à défendre les terres que vous leur voliez...

Le vieux Samuel Wexter s'avança d'un pas et, d'un geste autoritaire, réussit à rompre, comme s'il le tranchait net, le fil de l'homélie du prédicateur. Massif sous sa houppelande noire, sa barbe blanche frémissant de courroux, il jugeait l'instant venu d'entrer en lice.

Dans un français au fort accent mais néanmoins châtié, et d'une voix qui ne craignait pas de se hisser au diapason de celle de son antagoniste, martelant bien les mots, il s'exprima avec vigueur quoique avec une pondération méritoire.

– Je comprends assez votre langue, father, pour juger que vous êtes en train de prononcer sous mon toit, contre nous, Anglais, qui vous accueillons sans vous causer de dommages, des calomnies outrancières et que je me dois de réfuter. L'ignorance que vous avez des raisons qui nous ont poussés à nous établir en terre américaine peut vous égarer. Nous sommes venus en cette terre vierge afin de pouvoir y prier en paix et non dans un but sanguinaire et mercantile. Sachez que lorsque j'ai débarqué, enfant, sur ces rivages, aucun différend ne nous opposait aux habitants de ces contrées qui nous apparurent naturellement doux et aimables.

« Loin de vouloir les écarter, nous avons établi des liens de la plus sincère et de la plus utile amitié avec l'Indien Squanto qui nous montra comment planter le maïs et qui était venu se mettre à l'abri de nos armes, celles-ci pouvant d'ailleurs l'aider à se procurer le gibier dont sa tribu avait besoin.

« Cette amitié fut scellée par un magnifique banquet de dindes sauvages et de citrouilles, dont nous avons gardé l'habitude de célébrer l'anniversaire chaque année, comme un jour béni par le Seigneur.

– Et la tribu des Peksuasacks que vous appelez Péquots et que vous avez exterminée en un seul jour, vendant les survivants comme esclaves sur le marché de Boston ? Et la révolte des Narragansetts que vous venez d'étouffer dans le sang ?

– Ces Indiens, sans aucune provocation de notre part, massacrèrent nombre de nos colons et menaçaient la survie de nos établissements...

– Sans aucune provocation de votre part ? railla le jésuite. Pouvez-vous expliquer cela de peuples que vous dites doux et aimables ?

– C'est vous, Français et prêtres de Babylone, qui les avez poussés contre nous, s'impatienta le vieillard, parce que nous étions anglais, et fils de la religion réformée. Dès les premiers temps, il en fut ainsi, vous n'avez cessé de les exciter contre nous en leur vendant armes et eau-de-vie, en promettant le salut à vos Indiens baptisés s'ils nous massacraient tous et nous rejetaient à la mer. Et pour ne nommer qu'un responsable du renouveau de la guerre indienne, celui dont vous venez de nous annoncer le trépas, qui osait se mettre à la tête des guerriers rouges contre nos villages, je proteste qu'il se montra odieusement criminel, car de tels actes outrepassent les attributions et les tâches d'un lévite.

– Sur ce point, je ne vous contredis pas, accepta le jésuite d'un ton qui signifiait qu'il était prêt à faire des concessions, mais je nie profondément que le père d'Orgeval ait jamais participé à des raids de vos Indiens révoltés, ni tenu ce rôle de guide menant les sauvages à l'assaut de vos villages, que vous lui attribuez.

– Vous niez ! s'exclama Samuel Wexter en rougissant de colère, alors que nous avons les preuves les plus probantes de son action guerrière.

– Je serais curieux de savoir lesquelles ?

– Mais... les témoignages des rescapés !

– Peuh ! Des crétins affolés dès qu'ils voient poindre la plume d'un sauvage. Il vous est facile, à vous, leurs pasteurs, de leur suggérer qu'ils ont vu aussi la silhouette d'un jésuite, soldat de Rome, de cette Rome que vous avez répudiée et que vous voulez abattre par tous les moyens, afin que puissent se répandre par le monde vos doctrines infâmes.

– Nous avons d'autres preuves irréfutables, father, proféra le vieillard qui tremblait d'indignation, des messages saisis sur des espions que ce d'Orgeval a eu l'impudence d'envoyer parmi nous, non seulement pour acheminer plus rapidement ces venimeuses instructions vers l'Europe, quand le Saint-Laurent pris par les glaces ferme cette voie aux Nouveaux-Français, mais aussi pour observer, noter, tout ce qui pourrait permettre à vos partis guerriers de nous attaquer plus sûrement et de nous défaire avec plus de facilité : état de nos défenses militaires, nombre de nos hommes en état de porter les armes, tribus à gagner par des cadeaux et jusqu'aux traîtres à circonvenir parmi nous, car il y a des brebis galeuses jusqu'au sein du troupeau du Seigneur.

« Et vous niez que le père d'Orgeval ait envoyé des espions dans nos États, dans ces colonies qui sont territoires appartenant à la couronne d'Angleterre qui pour l'instant, que je sache, ne se trouve pas en guerre avec la France ? Vous niez ces manœuvres éhontées qu'il a multipliées ?

– Certainement.

– Je possède pourtant nombre de ces libelles, saisis sur les espions que nous avons pu intercepter et que nous avons eu la bénignité de relâcher lorsqu'ils étaient français.

– Mensonges !

Une voix de femme s'éleva :

– Non, mon père ! Ce ne sont pas des mensonges.

C'était Angélique qui, après s'être promis de s'exercer à la patience, ne pouvait s'empêcher d'intervenir en voyant dans quel état les provocations du jésuite mettaient le vieil homme.

– Ce ne sont pas des mensonges, affirma-t-elle. Au moins une fois, j'ai été témoin de ce que sir Samuel avance. Me trouvant du côté de Popham, j'ai voyagé à bord d'une barque dont le patron, sous la défroque d'un matelot anglais, n'était autre qu'un de ces espions envoyés en Nouvelle-Angleterre par le père d'Orgeval.

Au son de sa voix qui résonnait avec netteté dans le silence revenu, le jésuite tourna lentement les yeux vers elle.

Angélique aurait pu se démonter parce que, convalescente, elle se trouvait en « négligé » et assise sur les marches de l'escalier. Mais ce vêtement de soie et de dentelles, fort correct et enveloppant, pouvait passer, en Amérique, pour une toilette somptueuse ; en outre, assise ainsi à mi-chemin de l'étage, entourée de toutes les femmes de la maisonnée, dont certaines assises à ses pieds, elle occupait une position élevée et, telle une reine du haut de son trône, pouvait considérer de haut l'adversaire. Aussi, se sentait-elle prête à croiser le fer sans aucun embarras.

Joffrey de Peyrac avança d'un pas, prenant de vitesse l'irascible ecclésiastique si pointilleux sur l'étiquette.

– La comtesse de Peyrac, mon épouse, présenta-t-il.

L'autre ne parut pas entendre : le regard qu'il posait sur la grande dame entourée de ses suivantes semblait à la fois de glace et de feu et elle aurait été la seule à traduire avec justesse son expression. Voyant qu'il ne soufflait mot et semblait attendre la suite, elle continua donc avec calme et assurance :

– Je ne vous scellerai pas le nom de cet espion, car lui-même, lorsqu'il eut regagné les rivages de Nouvelle-France, ne se cachait pas de son rôle, ni des directives qu'il avait reçues de son supérieur, le père d'Orgeval, et de l'ordre qui lui avait été fait par celui-ci de se rendre incognito en Nouvelle-Angleterre5. C'était un membre de votre compagnie, le R.P. Louis-Paul Maraîcher de Vernon, et comme je suis persuadée qu'il ne vous est pas inconnu, je suis prête à vous donner sur votre frère en religion des renseignements qui vous convaincront de la véracité de mes dires. Au cours d'un voyage de plusieurs jours, j'ai eu le temps de le bien connaître.

– Je m'en doute ! opina-t-il avec un demi-sourire entendu et insultant.

Brusquement, comme s'il se désintéressait d'elle, il se retourna vers le vieux Wexter qui était en train de donner à voix basse des instructions à un domestique afin que celui-ci allât chercher dans son cabinet de travail la cassette contenant les fameux documents sur les espions papistes.

– Non, inutile, sir ! lui jeta-t-il. Je connais vos ruses, à vous autres hérétiques. Ce ne serait pas la première fois que ces messieurs de la Réforme se livreraient à de grossières fabrications de faux pour avilir et détruire la religion catholique, apostolique et romaine, la seule vraie.

God's blood ! explosa le vieillard.

Sous l'effet de la fureur, il ébaucha un mouvement pour se jeter sur le provocateur. Mais Joffrey de Peyrac et lord Cranmer s'interposèrent.

Et le père de Marville prenait ainsi sa revanche sur des ennemis honnis, enfin traités à la mesure de leur nuisance. Mais il avait encore une dernière chose à dire.

Revenant à Angélique, il tendit un doigt fulgurant vers celle dont le renom était chargé pour lui de malédictions et qui avait cru pouvoir lui parler impunément avec la civilité des cœurs purs.

– Quant à vous... vous êtes la dame du lac d'Argent ! s'exclama-t-il d'une voix forte. Et vous ne m'abusez pas. Car sachez qu'il vous accusa, madame, avant de mourir, en criant : « C'est elle ! c'est elle ! C'est par sa faute que je meurs. »

Il laissa l'écho de ces paroles s'éteindre, puis reprit d'un ton sourd :

– Mais vous recevrez votre châtiment pour vos fautes. Et vous aussi, continua-t-il en se tournant vers le comte de Peyrac, vous qui vous êtes fait l'esclave d'une Messaline et qui, dédaigneux du bienfait des peuples, liez vos décisions les plus graves aux caprices licencieux et futiles d'une femme sans conscience !

Cette fois, dans l'antichambre de Mrs Cranmer, c'était la panique et l'indécision. Les Anglais ne comprenaient plus rien aux anathèmes lancés par ce furieux dont l'obédience diabolique tant de fois dénoncée par leurs pasteurs éclatait, en ce jour, à leurs yeux écarquillés par la crainte.

Mais pour avoir surpris l'expression farouche de celui qu'il appelait l'homme du tonnerre, Tahontaghète, l'Iroquois, devina que leur allié avait été insulté et il bondit, la main sur le manche de son tomahawk, son regard d'eau noire oscillant de l'un à l'autre de ces Blancs surprenants et si bizarrement accoutrés, cherchant d'où partirait le signal qui lui donnerait licence de briser quelques crânes.

Chargé de haine et de crainte, un silence tendu régna.

Une fanfare soudaine qui éclata dans les étages et qui tenait à la fois de la cornemuse écossaise et du couinement de porcelets qu'on égorge, le rompit. Force fut aux antagonistes présents de faire taire leurs querelles afin d'en déterminer l'origine, toutes les têtes se tournant, telles les voiles dociles d'un navire sous un souffle de vents contraires, dans une même direction, et de reconnaître, en ce concert vigoureux, les voix des deux nourrissons en colère.

Après un moment d'incertitude, la gent féminine rappelée à ses devoirs se dressa, comme mue par un ressort, et s'élança vers les hauteurs.

Dans la grande chambre désertée, debout sur un tabouret qu'elle avait traîné jusqu'au berceau, Honorine contemplait, avec une expression indéchiffrable, l'effervescente révolte de Raimon-Roger et de Gloriandre.

Quel instinct obscur leur avait fait prendre conscience du désintérêt dont ils étaient l'objet ?

Ils se lancèrent à petits poings fermés dans une rage étourdissante, et nul ne put décider qui, de la fille ou du garçon, hurlait le plus. Ruth et Nômie, penchées sur les petits visages également cramoisis et hurlants, ne parvenaient pas à déterminer si c'était de la fille ou du garçon qu'elles s'étaient emparées chacune dans leur précipitation et qu'elles promenaient et secouaient en tous sens dans le but de les apaiser, car leurs béguins leur étaient descendus sur le nez.

En tout cas, l'incident apporta la preuve que Raimon-Roger avait rattrapé son retard en taille et en vigueur.

Séverine s'était précipitée sur Honorine à laquelle elle faisait subir un interrogatoire en règle. Mais la jeune personne y opposait un mutisme total, tout en assistant à la manifestation de révolte des jumeaux avec une évidente satisfaction.

Comprenant qu'elle ne gagnerait rien à pousser trop loin l'enquête, l'adolescente finit par l'emmener se promener dehors et Honorine parut heureuse.

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