Chapitre 19

On approchait du but et, au-delà de Wiscassett, la flotte mit cap à l'est.

Lord Cranmer estimait avoir rempli la mission pour laquelle il avait été délégué par le gouverneur de Nouvelle-Angleterre auprès du comte de Peyrac.

Habitué au climat de la Jamaïque, il frottait ses mains l'une contre l'autre et trouvait qu'il faisait froid. Il regardait avec suspicion ces parages réputés inhabitables, plus que dangereux, maudits entre tous ; réputation grossie de légendes qui allaient de celle, indienne, du géant Gludskap, se retournant au fond de la baie, ce qui expliquait l'ampleur de ses marées, à celles de tous les conflits et attaques de piraterie ou de guerre, qui faisaient de chaque recoin, de chaque plage, de chaque estuaire, le lieu d'une histoire sanglante. Un vrai chapelet pour pèlerinage de brigandage et de saccages, d'attentats et de meurtres.

Tous les établissements à l'est de Wells étaient considérés comme un no man's land où le gouvernement du Massachusetts ne se risquait qu'avec répugnance et dont il se désintéressait par force.

La tragédie de ces contrées, disait-il, c'était que, depuis le début, le droit des uns n'avait jamais cessé de limiter l'intérêt des autres. Or, pour les Anglais, c'était vital de s'y maintenir, car là était leur corne d'abondance, la réserve du pactole sur lequel reposait le salut et qui faisait déjà proclamer d'un air solennel par ses fils :

« La Bible et la morue ont sauvé la Nouvelle-Angleterre. »

L'endroit était le plus riche en tout : on y trouvait près des côtes les plus fructueuses pêcheries avoisinant le meilleur banc morutier au sud de la péninsule de la Nouvelle-Écosse, que les Français appelaient Acadie péninsulaire, alors que le Maine, pourtant reconnu anglais, était l'Acadie continentale.

C'était aussi par là, sur les rives nord et sud de la French bay et dans l'arrière-pays, qu'on trouvait les plus belles pelleteries. Et, si les Anglais avaient depuis beau temps estimé le peu d'intérêt de ce commerce, l'avidité de la Nouvelle-France pour la fourrure, sur laquelle reposait toute son économie, rendait les Français plus âpres à défendre ces domaines contre l'intrusion anglaise, ce qui mettait en danger le commerce de pêche des Nouveaux-Anglais.

Comme ils croisaient au large de la Nouvelle-Écosse, une rencontre vint donner une démonstration aux faits et à la situation exposés par le délégué du roi d'Angleterre et du représentant de ses colonies anglaises d'Amérique du Nord, lord Cranmer.

On put apercevoir en effet les voiles d'un agile petit vaisseau de cent cinquante tonneaux, accompagné d'un sloop plus modeste, et avant de discerner le pavillon français, on avait reconnu Le sans-peur du corsaire dunkerquois Vanereicke, qui, selon une tradition déjà établie, chaque été, venait rendre visite à son ancien ami des Caraïbes, le comte de Peyrac.

On mit en panne, et les retrouvailles se firent sur le pont de L'arc-en-ciel.

Parmi les personnes qui montèrent à bord se trouvait M. de la Roche-Posay, gouverneur de l'établissement français acadien de Port-Royal, avec lequel les gens de Gouldsboro avaient les meilleures relations de voisinage.

La veille, Vanereicke avait accepté d'escorter le sloop de M. de la Roche-Posay qui était sur le point de se faire arraisonner par un yacht de nationalité douteuse, mais, supposait-on, anglaise : premier point. Ensuite, le gentilhomme français ayant entrepris son voyage pour aller au-devant du navire envoyé de Honfleur par sa compagnie marchande, propriétaire de l'établissement qui chaque année l'alimentait en outillage, produits indispensables, recrues en hommes, soldats et armes, avait appris sa capture par des flibustiers de la Jamaïque, anglais aussi : deuxième point.

Un été sur deux, le navire de Honfleur n'arrivait pas. M. de la Roche-Posay se verrait une fois de plus contraint d'aller se fournir à Boston avant l'hiver ce qui ne manquait jamais de lui attirer la suspicion de l'administration française de Québec.

Enfin, il se réjouissait de la présence à bord de M. Paturel, car avant de rentrer chez lui il comptait passer par Gouldsboro afin de lui demander d'intervenir pour faire cesser une situation insupportable : non seulement trois cents barques de pêche anglaises patrouillaient dans la baie Française, mais cette année, sans aucune vergogne, ces Bostoniens n'avaient pas hésité à installer leur sécherie de morue sur des plages acadiennes ou des plages réservées aux Malouins venant de France pour leur saison coutumière, et cela avait causé des incidents qui ne s'étaient pas réglés sans violence : troisième point.

Après l'avoir écouté et prodigué les paroles de réconfort et les promesses qui s'imposaient, on fit passer de L'arc-en-ciel à son bâtiment une partie des marchandises dont il avait besoin et qu'il ne lui serait pas nécessaire d'aller mendier à Boston, agrémentées de divers cadeaux pour son aimable femme et ses nombreux enfants qu'éduquait si bien, dans leur grand fort de bois de Port-Royal, leur gouvernante, Mlle Radegonde de Ferjac8.

Il y avait pour les fillettes des poupées à la figure de cire peinte et aux atours somptueux comme certes on n'en avait jamais vu dans les censives acadiennes si oubliées de leur gouvernement qu'il fût de Paris ou de Québec.

Lord Cranmer, de visu, avait pu constater que les difficultés et la pénurie dans lesquelles se trouvaient les habitants des rares postes français de la région ne mettaient pas l'industrie de pêche de la Nouvelle-Angleterre en grand danger.

Mais il secouait la tête, sceptique :

– D'Acadie ou de Canada, ces Français sont des enragés.

Cependant, les choses pouvaient se résoudre sans bataille. Son voyage à lui s'achevait. Un navire de la marine royale anglaise, à bord duquel se trouvait l'amiral Sherrylman, sortit d'un léger brouillard et d'une crique où il s'était embossé et caché depuis deux jours, en attente de L'arc-en-ciel.

Rassuré sur l'avenir grâce à Peyrac auquel il avait remis les pleins pouvoirs, « Il n'y a que des Français pour administrer des Français » reconnaissait-il en riant, il prit congé de ses hôtes.

Après avoir adressé à Angélique ses vœux et ses remerciements, il pencha sa petite barbe rousse et pointue au-dessus des deux berceaux et sourit.

Avec lui, commençait de s'effacer, de se diluer l'intense image de Salem et de ses prodiges.

Ruth et Nômie étaient là encore, mais elles avaient laissé de côté leurs capes allemandes à bonnets pointus exigées à Salem et, drapées dans des mantes qui dissimulaient leur lettre écarlate et coiffées d'un gracieux bonnet à la française qui laissait leurs cheveux blonds auréoler leurs beaux visages, elles redevenaient presque des femmes comme les autres.

Parmi ces étrangers qui retournaient chez eux et qui flairaient dans le vent vif de la grande mer intérieure ce climat d'aimable anarchie qui leur était familier, elles auraient pu être passagères anglaises, regagnant un hameau caché dans les replis d'un estuaire ou la petite communauté d'une île occupée de tissage et de cultures.

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