Chapitre 4
La porte en bas claqua et Séverine appela :
– Dame Angélique ! On m'a prévenue que vous étiez de retour chez lady Cranmer. Je vous amène un Français qui se dit de votre province et prétend vous connaître.
Étonnée, Angélique retourna sur le palier. Le vestibule était sombre et elle ne distingua pas très bien les traits du nouveau venu. Le jeune homme avait ôté son chapeau et levait vers elle un long visage anguleux et pâle, sur lequel elle ne pouvait mettre un nom, mais qui lui inspirait cependant une vague réminiscence. À sa vue, il poussa une exclamation.
– Oh ! Madame du Plessis-Bellière, c'est donc bien vous ! Je n'osais pas y croire malgré tous les renseignements que j'avais glanés et les recoupements qui me confirmaient votre venue en Amérique.
Il franchit en deux grandes enjambées l'escalier et, s'agenouillant devant elle, baisa sa main avec ferveur.
Angélique demeurait perplexe. Qui pouvait donc bien être ce jeune homme qui la saluait du nom qu'elle portait autrefois à Versailles lorsqu'elle y tenait rang parmi les grandes dames de la cour ?
Il se redressa. Grand, maigre et dégingandé, il la dépassait d'une bonne tête.
– Ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis Nathanaël de Rambourg.
Et, comme elle hésitait encore :
– Nos terres sont voisines des vôtres du Plessis, en Poitou. Toute mon enfance, j'ai joué et fait mille fredaines avec votre fils Florimond, et c'est même avec lui que j'ai commis la folie de me sauver en Amérique.
– Oh ! J'y suis ! s'exclama-t-elle. Quelle surprise, mon pauvre enfant !
Les noms, les mots venaient de lier en un éclair quelques images anciennes pour aboutir à l'écho d'un double galop s'éloignant à travers les frondaisons du parc du Plessis et qu'elle avait entendu au sein d'une nuit redoutable.
Elle chancela presque, puis se ressaisit.
– Nathanaël ! Mais oui ! Je te reconnais !... Viens donc t'asseoir.
Elle retrouvait d'emblée le tutoiement dont elle usait jadis envers le pâle gamin, déjà « long comme un jour sans pain », disait Barbe, et qu'elle avait toujours vu traîner derrière ses deux rejetons, Florimond et Cantor, lorsqu'ils séjournaient au Plessis. Escorte dont, parfois, ils prétendaient être importunés, le chassant, le repoussant, lui faisant endurer mille avanies, puis le réintégrant dans leurs bonnes grâces dès qu'il s'agissait de fomenter quelque expédition guerrière ou quelque complot envers les « grandes personnes ».
Le domaine de Rambourg jouxtait, en effet, les terres du Plessis. Ils appartenaient à une famille de très ancienne noblesse qui avait adhéré à la Réforme, dès les premiers prêches de Calvin. Huguenots depuis trois générations, impécunieux, prolifiques – Nathanaël était l'aîné de huit ou dix enfants –, fervents religieux, ils avaient tout pour attirer sur eux le malheur, la persécution et la tragédie.
En ce dernier été qu'elle avait passé au Plessis, Florimond et Nathanaël se rencontraient souvent, complotant plus que jamais.
– Il était si bavard, ce Florimond, dit le jeune homme en riant, si imaginatif et si convaincant que je l'ai suivi !
Angélique avait repris place sur le siège à haut dossier. Il lui fallait un instant de repos pour assumer la nouvelle.
– Ma chérie, dit-elle, s'adressant à Séverine qui s'inquiétait de la voir ainsi, veux-tu aller me préparer une tisane de passiflore et m'en apporter une tasse bien chaude ? Tiens, prends un sachet dans mon sac de médecines.
Le visiteur, repliant ses longues jambes, s'était assis sur un « carreau » de tapisserie, sorte de tabouret de crin dont on parsemait les demeures. Angélique n'en revenait pas de le voir là. C'était un revenant !... Plus ! Un survivant.
Florimond, retrouvé, ne lui en avait jamais touché mot et quand elle y pensait parfois, Angélique se promettait d'interroger son fils au sujet de son compagnon de voyage. Puis, elle oubliait, gardant l'impression confuse que les deux jeunes aventuriers s'étaient séparés avant même d'embarquer.
Or, il était en Amérique.
Que lui était-il advenu au cours de ces dernières années, si ce n'est d'avoir grandi démesurément ?
En l'observant, Angélique se dit qu'il était quand même plus beau que son père, le pauvre Isaac de Rambourg, lui aussi maigre et long, mais doué d'un souffle prodigieux et qui était mort en sonnant désespérément du cor du haut de son donjon, réclamant un impossible secours, pour lui huguenot, abandonné, au cœur même de sa province, à la cruauté des dragons du roi, « les missionnaires bottés ».
Elle entendrait toujours les sinistres appels du cor de chasse, planant sur la forêt, tandis que les premières flammes, incendiant Rambourg, jaillissaient par les fenêtres du château.
Tourmentée, elle nota que le jeune homme ne semblait pas au courant de ce qui était arrivé aux siens. Il en parlait au présent.
Angélique se sentait incapable de lui annoncer si brusquement qu'il avait perdu toute sa famille et d'évoquer pour lui un autre massacre, perpétré celui-là sur l'ancien continent, après le récit de ceux du nouveau continent qu'elle avait dû entendre ce matin même à l'assemblée des ministres presbytériens.
Et voici, rien qu'à les évoquer, que l'inquiétante douleur, sourde et diffuse, qu'elle avait cru ressentir au creux des reins, se manifestait de nouveau. Ses préoccupations changeaient d'objet, pourtant les souvenirs revenaient sur les rives de Salem balayé de vent fou, de l'écume de la mer, d'oiseaux criards, si loin du bocage, touffu et resserré, aux champs étroits cloisonnés de chemins creux du Poitou, en France, où s'étaient déroulées et se dérouleraient encore les tragédies cachées de la persécution. Un océan était entre eux.
– Il est vrai que cet été-là, nous nous étions fort ennuyés au Plessis, Florimond et moi, disait Nathanaël de Rambourg. Souvenez-vous, madame. Il y avait la soldatesque partout et jusque chez vous, qui n'étiez pourtant pas une réformée. Et ce..., comment s'appelait-il, Montadour, qui les commandait, et se permettait de régenter tout le monde dans le pays, catholiques et protestants, nobles et manants, quel horrible personnage ! Quelle affreuse saison !
Séverine revenait, portant un bol fumant à deux anses sur un petit plateau d'argent. Elle jeta un regard de rancune à l'intrus, s'agaçant maintenant de sa présence, puisqu'il paraissait fatiguer Angélique dont elle nota l'altération du visage.
Elle avait été ravie d'être abordée par lui, dans les rues de Salem. Un jeune Français de noble lignage et huguenot comme elle, cela n'était pas si fréquent. Mais maintenant qu'elle voyait les traits tirés d'Angélique, elle devinait dans sa délicatesse ombrageuse que cette visite était inopportune et elle n'avait plus que l'idée de le mettre à la porte.
– Buvez cela, madame, dit-elle d'un ton péremptoire, ce breuvage vous fera du bien par cette chaleur. Vous dites toujours que le chaud désaltère plus que le froid. Et, ensuite, vous devriez vous étendre un peu et vous reposer.
– Je crois que tu as raison, Séverine. Cher Nathanaël, voici bientôt l'heure du dîner. Quittez-nous sans cérémonie et revenez nous voir dans la soirée. Nous parlerons plus longuement.
– C'est que, fit-il en se déployant avec hésitation, je ne sais pas où aller dîner.
– Courez au port et achetez une livre de crevettes frites, le bouscula Séverine en le poussant vers la porte, ou bien allez jusqu'à la taverne de L'ancre bleue, elle est tenue par un Français.
Sans se formaliser, le jeune Rambourg attrapa son chapeau, revint sur ses pas afin de baiser la main d'Angélique et se retira presque joyeux en lui lançant ces mots qui lui traversèrent le cœur comme un coup de poignard :
– ... Vous me donnerez des nouvelles de ma famille. Peut-être en avez-vous eu au cours de ces années ? J'ai envoyé un ou deux messages. Mais aucune réponse ne m'est parvenue.
– Il a dû m'entendre parler français avec Honorine, expliqua Séverine et, après nous avoir poursuivies assez longtemps, il s'est présenté et nous a posé toutes sortes de questions comme nous avons coutume de faire, nous autres Français, de sorte qu'on est vite au fait de chacun :
« – D'où êtes-vous ?
« – De La Rochelle.
« – Moi, je suis des environs de Melle, en Poitou.
« – Quand êtes-vous arrivé en Amérique ?
« Etc. Dame Angélique, que se passe-t-il ? Je ne vous trouve pas bonne mine.
Angélique convint que la chaleur l'exténuait. Mais elle allait boire tranquillement sa tisane et ne tarderait pas à se sentir mieux.
– Séverine, rends-moi service. J'en ai assez d'attendre dans cette maison désertée sans pouvoir me renseigner auprès de quiconque. Tout le monde a dû courir au port pour l'arrivée de je ne sais quel navire. Va aux nouvelles ! Renseigne-toi pour savoir si le conseil auquel assiste M. de Peyrac touche à sa fin. Et puis également, si l'on n'a pas entendu parler du vieux medicine-man, George Shapleigh. Son absence ne s'explique pas et je m'impatiente, je m'inquiète.
Séverine s'élança dans l'escalier, puis au-dehors, décidée à rameuter toute la maison du comte de Peyrac et à secouer tous les solennels Anglais susceptibles de lui donner des renseignements sur ce Shapleigh, quitte à pénétrer dans toutes les tavernes de la ville. Mais auparavant, elle irait chercher M. de Peyrac, à la council house, sans se soucier d'interrompre une si solennelle assemblée, avec cet irrespect pour les graves problèmes des hommes que son père, maître Gabriel Berne, lui reprochait souvent ; mais elle estimait que ceux des femmes ne sont pas moins graves. Et en chemin, elle ne manquerait pas de repérer tous les membres de la domesticité de Mrs Cranmer et de les renvoyer à leur devoir, car tous ces braves gens vêtus de bleu ou de noir, serviteurs ou servantes, tout en parlant sans cesse de la sainteté de leur tâche pour la gloire du Seigneur et pour le remboursement de leur traversée vers le Nouveau Monde qu'ils devaient à leurs maîtres, passaient leur journée à baguenauder, selon elle.
Angélique, de la fenêtre, la regarda prendre ses jambes à son cou et sourit. Avec la jeune Séverine qui l'adorait, elle n'était jamais en peine.
En se retournant, elle perçut dans la pénombre d'une encoignure comme un reflet de feu, quelque chose de rouge qui brillait, et vit que se tenait là Honorine, qui avait dû, comme elle, éprouver le besoin d'ôter son bonnet pendant la promenade, d'où l'épanouissement, grâce au vent de mer, de sa belle chevelure rousse.
Honorine était comme un farfadet. À peine Angélique l'avait-elle aperçue qu'elle disparaissait de nouveau. Elle l'entendit trafiquer quelque chose sur le palier et se leva pour aller voir, tout en se disant :
« Non, je ne suis pas près d'accoucher, car je me sentirais plus vive et plus ingambe. »
C'est, n'est-ce pas, un phénomène reconnu qu'une femme, sur le point d'accoucher, est saisie d'une énergie nouvelle qui la pousse à mettre sa maison en ordre et à se livrer à toutes sortes d'activités, généralement ménagères. Or, Angélique éprouvait au contraire une grande lassitude.
Elle trouva Honorine grimpée sur un petit coffre qu'elle avait poussé sous la fontaine murale et occupée à remplir d'eau un gobelet d'étain.
Angélique arriva au moment où les petites mains ne savaient trop comment se dissocier pour arrêter le filet d'eau et maintenir droit le récipient débordant. Elle retint celui-ci et ferma le robinet.
– Tu avais soif, ma chérie ? Tu aurais dû m'appeler.
– C'est pour toi, fit Honorine en lui tendant le gobelet à deux mains. Tu dois boire de l'eau pour que les anges descendent sur toi. C'est Mopountook qui l'a dit !
– Mopountook ?
– Mopountook, le chef des Métallaks. Tu sais bien ! Il t'a appris à boire de l'eau dans cette promenade où tu ne m'avais pas emmenée...
C'était un souvenir un peu vague mais déjà lointain, des premiers jours de Wapassou, mais Honorine, ce presque bébé d'alors, qui voyait tout, n'oubliait rien, devait être comme les chats. Pour elle, le temps n'existait pas... Elle pouvait se retrouver de plain-pied dans une situation qui avait frappé son imagination, abolissant mois et années écoulés, comme si tout se fût passé la veille.
– Il a dit que l'eau est lourde et qu'elle aide les anges à descendre vers nous.
Avait-il vraiment dit cela ? Angélique rassembla ses souvenirs. Mopountook avait dû parler plutôt d'esprits que d'anges. À moins qu'il ne fût un Indien baptisé par les missionnaires de Québec. Honorine insistait.
– L'eau aide les anges à descendre vers nous et le feu nous aide à monter vers eux. Il l'a dit. C'est pourquoi ils brûlent les gens pour qu'ils montent au ciel.
Qu'avait-elle saisi des discours de l'Indien ?
– Je te crois, fit Angélique en souriant.
Honorine connaissait de Wapassou beaucoup plus de choses qu'elle et il n'était pas étonnant que son intuition enfantine perçoive derrière les discours des Indiens, plus clairement que les adultes, leurs intentions et leurs croyances.
– Un jour j'essaierai, affirma Honorine avec componction.
– Quoi donc ?
– Le feu, pour monter !
Angélique, qui élevait le gobelet vers ses lèvres, suspendit son geste.
– Non, je t'en prie ! Le feu est plus dangereux que l'eau.
– Alors, bois !
Angélique but sous le regard attentif de sa fille. Maintenant, elle se souvenait de la piété de Mopountook vis-à-vis des sources. Il y attachait une grande importance et l'avait entraînée à marcher une journée entière et à boire à plusieurs reprises, en différents lieux, répétant qu'il fallait attirer la protection des esprits sur elle et Wapassou.
L'eau ! Les pouvoirs de l'eau pure ! Elle n'avait jamais réfléchi à l'instinct atavique qui menait les paysans de son Poitou natal vers certaines sources de la forêt.
Mais l'eau qui stagnait dans la fontaine de faïence de Mrs Cranmer n'avait peut-être pas les mêmes qualités et pouvoirs, en tout cas elle était exécrable. Les servantes ne devaient pas prendre souvent la peine de nettoyer l'intérieur du récipient. Angélique retint une grimace qui n'échappa pas à l'œil soupçonneux d'Honorine.
– Je vais aller te chercher de l'eau du puits, décida-t-elle en dégringolant prestement de son coffre.
Angélique n'eut que le temps de la retenir au bord de l'escalier. Elle l'imaginait déjà, penchée sur la margelle, préoccupée de lui remonter un seau d'eau bien claire. Elle multiplia protestations et assurances qu'elle n'avait besoin de rien afin de la faire renoncer à son projet.
– Tu vois, j'ai bu. Et maintenant, je le sens, les anges vont descendre et me protégeront.
Attendrie, elle prenait entre ses paumes la ronde frimousse de l'enfant pour mieux la contempler.
– Chère petite créature, murmura-t-elle. Comme tu es bonne pour moi et comme je t'aime !
Quelqu'un rentrait enfin et un bruit de bottes résonna sur les dalles du vestibule.
Cette fois Honorine s'échappa. Elle avait reconnu son père, le comte de Peyrac. Les bras autour de son cou, elle lui chuchota :
– Ma mère est triste et je ne peux pas la consoler.
– Je vais arranger cela, lui promit Joffrey de Peyrac sur le même ton de connivence.
*****
– Jamais je n'ai connu matinée si longue, soupira Angélique quand il la rejoignit.
– Moi non plus. Je vous comprends et vous félicite de vous être retirée. Éprouvante assemblée s'il en fut... Et je m'extasie de constater combien le mâle humain, sûr et confiant en lui-même, ne doute point de l'excellence de ses actes. Comment ne pas admirer, en effet, avec quel juste sens les meilleurs représentants de cette race supérieure à laquelle le créateur m'a fait la grâce d'appartenir, ayant décidé de convier, par extraordinaire, à leur conseil, une femme dont ils estiment les avis, savent choisir le sujet à débattre avec elle.
À son habitude, lorsqu'il voulait la distraire d'un souci, il avait réussi à la faire rire. Déjà sa présence l'allégeait, dissipait son anxiété.
– Ne soyez pas trop sévère pour vos patriarches et vos docteurs puritains, dit-elle. Ils ne m'ont pas caché les raisons pour lesquelles ils souhaitaient ma présence parmi eux. Non seulement je ne leur en veux pas, mais je les absous. J'aimerais que vous les assuriez que j'ai pris en considération ce renouveau de la guerre indienne aux frontières de leurs colonies. J'ai d'ailleurs réfléchi à ce que nous pourrions obtenir par Piksarett.
– Oh ! Laissons là guerres et massacres, fit-il d'un ton léger. C'est un jeu qui, hélas, n'est pas de sitôt près de finir et la raison veut que, tout en y portant attention, nous sachions voler aux heures précieuses du quotidien le soin de veiller sur notre paix à nous. Parlons donc de ce qui vous préoccupe, ma chérie. Je vous vois les traits tirés et un cerne d'ombre autour des yeux, qui vous rend certes fort belle et touchante, mais...
– Shapleigh n'arrive pas, se plaignit-elle.
– J'ai envoyé des émissaires dans toutes les directions. Ils le trouveront. Et nous l'amèneront à Portland, s'il n'a pu se rendre ici avant notre départ vers Gouldsboro.
Il l'avait attirée contre lui et posait des baisers légers sur ses paupières.
– Quelque chose vous effraye, mon amour. Dites-le-moi. Confiez-vous à moi. Je suis là, près de vous désormais, pour vous défendre, écarter de vous tout danger.
– Hélas ! Il s'agit peut-être d'une épreuve qu'il n'est pas entièrement en notre pouvoir d'éloigner, car c'est la nature qui en décidera.
Peut-être n'était-ce qu'une fausse alerte, convint-elle, mais son indisposition du matin lui faisait craindre tout à coup que l'enfant ne vînt au monde de façon prématurée. Il est vrai, se reprit-elle, qu'elle se sentait maintenant tout à fait bien et avait acquis la conviction que cet accouchement, qui hier encore lui paraissait très éloigné, ne pouvait pas être imminent. Cependant, elle ne serait pas étonnée de le voir survenir plus tôt que prévu.
Avec sagesse, Joffrey lui fit remarquer qu'il n'y avait aucune raison apparente pour qu'un changement survînt, car sa santé avait été jusqu'ici parfaite. Mais, d'ores et déjà, il fallait considérer que, si l'enfant venait au monde, la chaleur écrasante qui les éprouvait tous en ce moment sur la côte atlantique, leur serait une alliée pour aider un bébé fragile à passer le cap de trois ou même quatre semaines d'avance.
Elle l'écoutait et le trouvait d'une touchante bonté de rechercher avec le même soin qu'il apportait à toutes choses des arguments précis dans ce domaine bien féminin et qui aurait dû être étranger à un gentilhomme d'aventure, considéré par certains comme un pirate redoutable, en tout cas, un homme de guerre plutôt rude et sans faiblesses. Mais, pour elle, pour la rassurer, la réconforter, il avait toutes les délicatesses.
Elle s'écarta de lui afin de lui sourire. Mais ses grands yeux verts, comme pâlis, demeuraient dilatés et fixes.
– Il y a autre chose, murmura-t-elle d'un ton coupable.
Alors, elle lui avoua ce qui doublait son inquiétude. Double était bien le mot. Deux enfants, cela pouvait annoncer un double bonheur, mais cela rendrait précaire leur survivance, si jamais elle ne pouvait porter « l'enfant » tant rêvé jusqu'à terme.
Il vit qu'elle était réellement effrayée, anxieuse et angoissée.
Et soudain, par son expression terrifiée et la fragilité qui se dégageait d'elle, Angélique lui rappela l'enfant-fée surgie des forêts poitevines, l'exquise apparition qui s'était dressée devant lui, dans le soleil, sur la route de Toulouse, et qui avait fait basculer sa vie à lui, le grand seigneur libertin qui croyait avoir tout connu des plaisirs du monde, dans les tourments, les déchirements, et les transports inexprimables d'un véritable amour.
Et parce qu'elle était toujours là, qu'il pouvait se dire qu'elle n'avait jamais cessé de l'habiter, qu'elle avait su préserver les sources mystérieuses de ce charme, si prompt à s'évaporer chez tant de femmes au souffle aride ou médiocre de l'existence, et parce qu'il en recevait la révélation en même temps que l'annonce éblouissante, mirifique, un peu extravagante de ce don de ces deux enfants qu'elle s'apprêtait à lui faire, il se demanda, non sans effroi, s'il n'était pas en train de connaître la plus grande joie de sa vie d'homme. Au point que des larmes lui vinrent aux yeux. Et pour les lui cacher, il la reprit dans ses bras.
La serrant contre lui, sa main caressant ses cheveux, effleurant son corps, il commença à lui parler tout bas, lui disant que tout allait bien, qu'il ne fallait rien craindre, qu'il était le plus heureux des hommes, que leurs enfants, annoncés par trop d'heureux présages, naîtraient beaux et vigoureux, car la vie ne fait jamais autant de mal qu'elle le pourrait, surtout envers ceux qui l'aiment et le lui prouvent sans lésiner, et il lui répétait qu'elle n'était pas seule, qu'il était là, que les dieux étaient avec eux, et qu'il ne fallait pas oublier enfin, qu'en toute épreuve, il existe un suprême recours : le ciel.
Et il ajouta avec ce sourire qui paraissait à la fois railler et défier un monde incrédule et pusillanime, qu'il se faisait fort si leur salut l'exigeait d'envoyer aussi des émissaires jusque-là, réclamer le secours du Tout-Puissant.
*****
Désireux de l'aider à se rétablir et voyant qu'elle souffrait moins de fatigue que d'oppression, le comte de Peyrac eut l'idée heureuse de lui proposer de se rendre sur L'arc-en-ciel, leur vaisseau qui était en rade, pour y prendre le repas de midi.
Un peu de brise marine soufflerait sur le pont du navire et, de toute façon, on y respirerait mieux qu'à terre.
Séverine et Honorine iraient se restaurer, accompagnées de Kouassi-Bâ, en quelque lieu gourmand de la ville qu'elles paraissaient déjà bien connaître.
Il tenait à être seul avec elle et qu'elle se reposât loin des préoccupations urbaines. Rien n'était meilleur pour envisager l'avenir et l'inconnu que de prendre un peu de distance.
Cette diversion vint à point pour redonner force et courage à Angélique.
Sur le pont de L'arc-en-ciel, protégés du soleil qui rayonnait comme de l'acier chauffé à blanc par une grande toile tendue à l'avant du deuxième pont, ils furent servis par M. Tissot, leur maître d'hôtel qui, lorsqu'on faisait escale, se préoccupait surtout de faire monter à bord les vivres frais et les marchandises dont on pouvait se pourvoir en ces lieux : vin, rhum, café, thé et, bien entendu ici à Salem, des caques de morue séchée en quantité impressionnante. La réputation de qualité des produits que fournissait la plus ancienne des sécheries de la côte, établie par les premiers immigrants, n'était plus à faire. Mais le maître d'hôtel se gardait d'en servir à Mme de Peyrac, comprenant qu'elle n'apprécierait pas aujourd'hui ce mets rustique dont l'abondance dans les parages, génératrice de grosse fortune, l'avait fait surnommer « l'or vert ». Encore aurait-il pu plaider qu'on pouvait en élaborer de délicates préparations culinaires.
Malgré l'imprévu de leur visite, il ne fut pas pris au dépourvu. Il présenta des légumes frais et fondants, des salades, des viandes retournées sur la braise.
Et, veillant à tout, il avait, en réserve, quantité de boissons fraîches, préservées dans de la glace, et des sorbets de fruits.
Angélique comprit qu'elle était partie le matin à ce malencontreux conseil l'estomac trop légèrement garni, le bol de bouillie d'avoine, nommé porridge, que les servantes de Mrs Cranmer lui avaient présenté ne l'ayant guère inspirée, bien qu'elles l'aient encouragée à y ajouter de la crème et de la mélasse.
En effet, dès qu'elle eut absorbé quelques bouchées, elle ressuscita. Avant de quitter la maison, Joffrey de Peyrac lui avait rappelé de prendre son éventail. Il fallait vraiment qu'elle eût été bien étourdie et qu'elle eût oublié les habitudes de la cour de France pour n'avoir pas songé plus tôt à ce modeste et ravissant objet qui aide les grandes dames à supporter la presse dans les salons ou les antichambres du roi, et la chaleur qu'y faisaient parfois régner les buissons brasillants de chandelles allumés dans les grands lustres de cristal.
Ranimée, elle s'éventait doucement, se réjouissant de cet instant de repos près de son mari, un verre d'eau fraîche à portée de la main.
D'où ils se trouvaient, ils pouvaient apercevoir la ville dont les contours estompés par la brume de chaleur qui voilait à l'horizon les courbes montagneuses des Appalaches ressemblaient à une dentelle très découpée de fleurons de broderie : c'était l'amoncellement de pignons aigus que formaient les toits en croupe, ou à pans rompus, grambell-roof ou lintooroof, noms qui désignaient des pans inégaux, descendant d'un côté parfois presque jusqu'à terre, et qui donnaient à penser que l'on avait construit ces demeures en y ajoutant toujours quelque chose de plus. Le tout était hérissé d'un régiment de hautes cheminées de briques de style élisabéthain qui marquaient la ville pionnière d'un sceau d'élégance, venu du vieux monde.
En la contemplant ainsi de loin, si paisible en apparence et touchante dans sa vigueur et son courage d'exister, Angélique en conçut quelques remords.
– Vous me comprenez, n'est-ce pas ? dit-elle à Joffrey. Lorsque j'ai dit que je ne souhaitais pas que notre ou nos enfants naissent en Nouvelle-Angleterre, cela ne signifiait pas que j'éprouve de l'hostilité vis-à-vis de nos voisins anglais avec lesquels je sais que vous êtes lié, depuis de nombreuses années, par l'intérêt d'entreprises importantes et pour lesquels je partage votre estime. Mais, ce qui me semblerait porter préjudice à notre enfant, c'est qu'il voie le jour parmi des gens qui ont de la vertu une si sévère image, un pays où l'on peut condamner un homme à deux heures de pilori parce que, revenant de voyage après trois ans d'absence, il a embrassé sa femme en public un jour de sabbat. On me l'a raconté, c'est arrivé au capitaine Kemble. À Boston, il est vrai. Mais, il me semble que ces deux villes, Boston et Salem, rivalisent dans l'application la plus intransigeante de la loi divine avec autant d'ardeur et de hargne qu'elles en apportent à rivaliser dans l'excellence des constructions navales ou l'exploitation de la morue.
Joffrey rit et ne contesta pas la justesse de ses observations.
Il reconnaissait que travailler avec les habitants de la Nouvelle-Angleterre, quand il s'agissait de se faire construire un navire, de payer en monnaie d'or ou d'argent pur des droits sur des territoires incultes et disputés ou de jeter les bases d'associations commerciales, dont les échanges pouvaient se faire jusqu'en Chine et aux Indes, ne présentait que des côtés positifs et même agréables. Car, dans ce domaine, il était bon d'avoir affaire à des gens scrupuleux de parole et pour lesquels le travail et la réussite étaient un devoir, ce qui garantissait leur acharnement et leur application à mener à bien ce qu'ils entreprenaient, et à respecter les contrats.
Mais il s'était félicité plus d'une fois de n'avoir pas à vivre sous leur juridiction, les motivations qui les avaient poussés vers le Nouveau Monde n'ayant rien à voir avec les siennes propres.
Cela était admis dès l'abord dans leurs rapports, car sinon, aucune affaire n'aurait été possible entre tous les individus qui hantaient les rivages de ce côté de l'Atlantique ou ceux qui commençaient à les peupler.
Angélique fit remarquer qu'elle était moins détachée que lui d'un certain besoin de communiquer et de se comprendre, avec ceux que le hasard de leurs déplacements leur faisait rencontrer.
N'avaient-ils pas connu dans ces petites villes parfois grouillantes et exubérantes où l'on parlait toutes les langues, comme à New York, ou plus près dans Rhode Island, une façon de vivre et de penser qui s'accordait fort bien avec la leur, et qui ne laissait pas prévoir les outrances religieuses de leurs voisins de Boston ou de Salem, ni ce qu'elle avait entr'aperçu des premiers fondateurs, les Pilgrim Fathers, lorsqu'elle avait fait la connaissance du vieux Josuah, le commis du marchand hollandais, sur le fleuve Kennébec.
C'est que, lui expliqua Joffrey, Salem n'était pas la fille de ces pères pèlerins du Mayflower que d'aucuns traitaient d'aimables illuminés et que l'on accusait d'avoir débarqué au cap Cod, en 1620, par une erreur de route, mais celle du solide petit contingent de puritains congrégationalistes qui, neuf ans plus tard, était arrivé en ces lieux. Ils étaient conduits par un nommé Endicott qui ne plaisantait pas avec la boussole et apportait dans ses coffres une charte de Sheffield en bonne et due forme, les autorisant à fonder l'établissement du cap nord de la baie du Massachusetts.
Il choisit le lieu-dit Naumbeag, place jugée, d'après ses renseignements, « plaisante et fructifiante », fonda Salem, destinée à être le siège de la « Compagnie de la baie du Massachusetts » qu'il créa d'autorité.
Il y engloba, sans hésiter, les anciens planteurs et certains trouvèrent à occuper de hautes fonctions sous sa houlette. Mais les derniers arrivants étaient des calvinistes dont le parti, en Angleterre, réclamait la « purification » du service religieux, retombé dans les erreurs papistes.
Le renforcement de leur discipline religieuse devint donc un devoir de l'autorité civile, et, tout naturellement, les votes furent limités aux membres de l’Église, l'édification des lois qui régissent les fondations d'une société vertueuse ne pouvant être confiée à des irresponsables, à des ignorants ou à des serfs comme l'étaient les « engagés », endettés du prix de leur passage. Ces bourgeois qui avaient quitté une vie facile en Angleterre pour que ne soit pas altérée la pureté de leur doctrine, n'étaient disposés à tolérer aucun relâchement de mœurs.
Angélique l'écoutait, et une fois de plus, elle s'émerveillait qu'il connût tant de choses et sût discerner tant de nuances dans ces divers groupuscules qu'ils avaient abordés au cours de ce périple qu'elle ne s'imaginait pas, à l'avance, aussi enrichissant et varié. On allait chez les Anglais, avait-elle pensé, et c'est tout. Mais c'était bien autre chose.
Et elle avait découvert non seulement toute l'histoire agitée des aventuriers du Nouveau Monde, mais aussi tout un pan de l'existence de Joffrey de Peyrac qu'elle ignorait et qui lui avait fait apprécier plus encore l'homme qu'elle aimait : cet homme aux mille facettes, doué surtout de cette connaissance de l'humain qui, chez lui, s'ajoutait à tant d'autres dons et sciences, attirait à lui amis et alliés, tant il était passionnant à interroger et à écouter.
Joffrey lui proposa de demeurer à bord et d'y dormir, mais elle déclina l'offre. Il fallait que le navire fût prêt à appareiller, ce qui allait mettre l'équipage sur les dents dès l'aube et, d'autre part, elle ne voulait pas blesser, en dédaignant leur accueil, les hôtes qui leur avaient ouvert leur maison.
Le soleil se faisait moins ardent et il était environ quatre heures de l'après-midi, lorsqu'ils regagnèrent la terre ferme, escortés de l'habituel petit groupe de soldats espagnols qui constituait la garde personnelle du comte et qui intriguait et subjuguait tant les gens partout où ils passaient. Leur situation de mercenaires, au service d'un grand seigneur français, montrait, dès le premier abord, l'indépendance de celui-ci et qu'il ne devait sa fortune qu'à ses seuls talents, sans aucune inféodation à l'un des souverains de ce monde. Cela n'était pas pour déplaire aux New-Englanders, qui, à quelques colonies qu'ils appartinssent, étaient tous travaillés par le ver rongeur de la liberté face à la métropole, surtout depuis qu'avait été proclamé par le roi Charles II le nouvel acte de navigation ou Staple Act. Une iniquité ! affirmaient d'ailleurs avec autant de véhémence aussi bien le puritain du Massachusetts que le catholique du Maryland.
Ils étaient bien.
Quant à lui, elle sentait que de tout le jour il ne la quitterait pas des yeux. Si elle n'avait pas éprouvé tant de plaisir à sentir son attention sur elle, elle se serait reproché de lui avoir fait part d'inquiétudes bien vaines, tant, à présent, elle se sentait remise.
Malgré tout, elle se réjouissait qu'à la suite de sa défaillance, la décision fût prise de quitter au plus tôt les côtes de la Nouvelle-Angleterre et de cingler vers Gouldsboro sans autre escale.
Bien qu'il n'en parlât pas, elle était certaine qu'il avait lancé un véritable raid pour retrouver Shapleigh et qu'il s'était informé des compétences médicales à trouver, le cas échéant.
Mais Angélique ne faisait pas très grande confiance aux médecins d'où qu'ils fussent, à part les chirurgiens des navires, parfois habiles, mais malpropres. Le peuple rude de la Nouvelle-Angleterre devait se colleter avec la maladie comme avec le diable. Seul à seul.
Dès les premiers pas, ils croisèrent, par l'effet du hasard ou d'une intention calculée, le très respectable John Knox Matther qui les aborda en donnant à son austère visage une expression aussi amène que possible. Ils l'avaient aperçu, siégeant au conseil du matin, venu tout exprès de Boston pour y assister. Angélique le connaissait bien pour l'avoir reçu deux ans plus tôt à Gouldsboro, lors d'un mémorable banquet qui s'était tenu sur la plage, et où l'on avait vu trinquer, rassemblés à la même longue table sur tréteaux parée d'une nappe blanche, dans la même euphorie bien française due aux vins capiteux de cette nation, des coriaces délégués du Massachusetts et de modestes religieux franciscains en bure grise, des huguenots français et des curés bretons, des pirates des Caraïbes, de frivoles et anglicans officiers de la marine royale britannique, ainsi que des gentilshommes et des colons d'Acadie, des Écossais et même des Indiens...
Le même souvenir assez joyeux devait se tenir en veilleuse derrière la façade impassible du visage du révérend Matther, car il répondit au sourire de reconnaissance d'Angélique par une mimique qui aurait presque pu passer pour un clignement d'œil, et qui prouvait qu'il n'avait rien oublié de ces moments exceptionnels. Mais, se trouvant aujourd'hui sur son territoire professoral et pastoral, il ne pouvait se permettre d'évoquer de tels débordements qui n'étaient acceptables que parce qu'ils s'étaient produits sous l'égide française dans un endroit neutre qui échappait à tout contrôle, et pour ainsi dire, hors du temps, comme en rêve.
Il présenta son petit-fils qui l'accompagnait, un garçon de quinze ans, rigide et froid, mais dont les yeux brillaient d'un feu mystique, comme il se doit pour l'héritier d'une famille dont les chefs avaient toujours siégé au conseil des anciens de leur communauté, et dont le grand-père avait voulu choisir comme patronyme celui du réformateur écossais John Knox, ami de Calvin, qui avait donné sa forme au presbytérianisme, frère du puritanisme et du congrégationalisme.
À voir cet adolescent, on ne pouvait douter qu'il parlât et lût déjà avec aisance le grec, le latin et un peu d'hébreu, comme il se devait pour tout élève de l'université de Cambridge (Massachusetts) qu'on commençait d'appeler familièrement Harvard, du nom du mécène qui avait consacré une partie de sa fortune à l'édification, trente ans plus tôt, d'un temple de l'esprit en ce pays désolé, battu par les vents de l'océan et cerné d'affreux marécages, de forêts impénétrables et d'Indiens hostiles, mais où déjà les maisons de bois aux toits pointus commençaient de pousser comme des champignons.
John Knox Matther rappela que, présent ce matin au conseil, il avait apprécié la présence de M. de Peyrac.
– Seul un Français peut gouverner d'autres Français, dit-on. Nous sommes dépassés par la sournoiserie des complots que la Nouvelle-France trame contre nous.
Il demanda à son petit-fils de lui passer un sac dans lequel se trouvaient de nombreuses liasses de papiers dont certains étaient en rouleaux, scellés d'un cachet de cire.
– Je ne peux en parler qu'à vous, fit-il, après avoir regardé autour de lui et extrait du sac la page d'un rapport qu'il tenait comme si elle était susceptible de lui éclater à la figure, telle une charge de poudre mal allumée. Vous avez parlé le premier de jésuites et je n'ai point voulu insister sur le propos, afin de ne pas ajouter à l'affolement des esprits, mais j'ai là un dossier secret qui corrobore votre soupçon. J'en ai réuni les éléments depuis plusieurs années. L'ecclésiastique auquel nous pensons, father...
Il regarda le papier pour s'assurer du nom qu'il prononçait avec un accent épouvantable :
– Orgeval, un jésuite, a toujours fait passer son courrier par nos établissements avec une audace et une insolence inouïes, le confiant à des espions, parfois même à des religieux déguisés. Ainsi, il communiquait plus rapidement avec l'Europe, la France et la maison mère de son ordre, fief papiste de nos pires ennemis. Nous avons pu arrêter quelques-uns de ses messagers et saisir quelques missives.
« Le poil se hérisse à en lire le contenu. De sa part, comme de celle de ses correspondants qui expriment directement la pensée de votre roi ou de ses ministres, c'est un appel ou un encouragement à nous faire la guerre et à nous exterminer, même, cela est souligné, « si nos deux pays sont en paix ». Tenez, regardez ! Là et là !
Il leur mettait sous les yeux des feuillets dont certains étaient de fine pelure d'écorce de bouleau, papier rudimentaire des missionnaires français isolés, où l'on pouvait lire, écrit d'une plume nerveuse, certaines phrases, telles que :
Nos Abénakis s'enchantent de savoir que leur salut dépend du nombre de scalps qu'ils iront lever sur la tête des hérétiques. Cela sied mieux à leur coutume que l'abnégation, et nous gagnons des âmes au ciel en affaiblissant un ennemi dont la haine contre Dieu et notre souverain ne désarmera jamais...
Dans un autre pli, venu celui-ci de France et adressé par le ministre Colbert au supérieur des jésuites à Paris, on avait cité les phrases de recommandation par lesquelles le père d'Orgeval et son action en Nouvelle-France avaient été présentés au roi dans ces termes :
Prêtre de grand mérite, excellent à rallumer la guerre contre les Anglais, avec lesquels nous avons signé la paix, ce qui paralyse une action trop couverte, mais lui trouvera les prétextes... Ce que l'on a su de son dévouement à la cause de Dieu et du roi nous a fortifiés dans nos projets. S'il continue de même, Sa Majesté n'aura que de l'affection pour ses entreprises, et saura le faire connaître en ne marchandant pas son aide aux missions qu'il soutient. Il (le père d'Orgeval) doit empêcher toute entente avec les Anglais...
Angélique voyait que Joffrey, du coin de l'œil, surveillait ses réactions et elle lui fit comprendre d'un signe imperceptible qu'il n'avait pas à s'inquiéter.
Contrairement à ce qu'elle avait éprouvé le matin, les révélations du gouverneur adjoint du Massachusetts, loin de l'impressionner, lui donnaient presque envie de sourire. Car il était tellement dépassé par tant de machiavélisme et de hargne, par un comportement qui lui était totalement inintelligible, qu'il en inspirait de la pitié. Or, pour eux, cela n'avait rien de bien nouveau et ils avaient été « payés pour le savoir » : ce jésuite avait levé sa bannière de guerre contre eux, dès qu'ils avaient mis le pied au Nouveau Monde.
Tout en parlant, John Knox Matther les entraînait à petits pas dans une autre direction. Il replia ses plis et parchemins, et les remit dans son sac en disant que ces questions méritaient d'être débattues ailleurs que sur un bout de quai, en plein soleil. Il s'excusa auprès d'Angélique et dit qu'il regrettait de les avoir ainsi retenus debout, mais que des frissons incoercibles et les plus ténébreuses appréhensions le saisissaient lorsqu'il réalisait, au su et au vu de ces documents, qu'un représentant de la redoutable religion romaine se tenait tapi au fond des forêts parmi les rouges païens, habité par la seule pensée de détruire ceux qui étaient des colons pacifiques, venus en Amérique avec une seule pensée, un seul but : vivre, travailler et prier en paix. Car ces hommes et ces femmes avaient dû fuir leur propre patrie et s'exiler dans ce continent sauvage afin uniquement d'échapper aux persécutions des divers gouvernements de l'Angleterre, royaux ou républicains, les uns partisans du diable, les autres trop faibles pour maintenir la religion pure et invincible.
Hélas ! Si loin qu'il essaie de fuir, l'homme juste doit rencontrer l'épreuve qui exigera de lui de renouveler son engagement. En Amérique, c'était le jésuite.
D'une voix lugubre, il cita :
– « Plus redoutable que le loup, que l'Indien cruel, que la forêt hostile, est cet ennemi du genre humain que nul ne peut circonvenir : l'Indien sauvage entraîné par le jésuite ! »
Afin de changer de conversation et de le détourner de son amère préoccupation, Joffrey de Peyrac s'informa des études de son petit-fils. La voix de John Knox Matther, comme celle de tous les grands-pères, prit des inflexions plus sereines pour reconnaître que le jeune Cotton lui donnait toute satisfaction, ayant déjà obtenu à l'université Harvard le grade de bachelier, conféré à ceux qui pouvaient traduire en latin le texte original de l'Ancien et du Nouveau Testament, et le grade de maître es Arts, qui le reconnaissait capable de rédiger un mémoire de logique, de philosophie, d'arithmétique, de géométrie et d'astronomie.
Se souvenant que Florimond et Cantor avaient étudié deux ans à Harvard, sous la férule puritaine, Angélique éprouva rétrospectivement une admiration réelle pour ses deux fils aînés.
Imperceptiblement, le révérend John Knox Matther continuait de les entraîner et ils virent que c'était vers la taverne de L'ancre bleue, celle qui était tenue par un Français. Réalisant tout à coup qu'il les faisait pénétrer dans un mauvais lieu, il leur expliqua qu'il voulait enseigner à son petit-fils comment surveiller la bonne tenue des établissements de ce genre et la façon d'admonester les ivrognes qu'on prend sur le fait.
Par bonheur, ils retrouvèrent là Séverine et Honorine, flanquées de leurs gardes du corps Kouassi-Bâ et Yann Le Couennec, et qui étaient déjà le centre d'une compagnie d'amis parmi lesquels beaucoup de Français, dont le jeune Nathanaël de Rambourg.
Devant l'ovation cordiale dont ils furent l'objet, l'intervention de John Knox Matther fit long feu. La leçon de prêche contre l'ivrognerie fut remise à plus tard. On se contenta de boire de la bière au gingembre en quantité mesurée, puis l'on se sépara.
En rentrant chez Mrs Cranmer, il semblait à Angélique qu'elle avait parcouru toute la ville, salué tous ses habitants, et assimilé cinquante années d'histoire pionnière tant la journée avait été occupée.
Beaucoup de personnes étaient dans cet état de déliquescence, lui avait-on dit à la taverne. À cause de la chaleur accablante ou parce que l'on approchait du temps où la lune serait pleine, œil écarquillé au fond des nuits, troublant le sommeil des humains.
Le soleil descendait derrière Gallows Hill dans un ciel vert pâle, orangé sur l'horizon. Et la brise marine, clémente, commençait de brasser la chaleur stagnante. La mer était bleutée et murmurante.
Des Indiens traînaient dans les rues, furtifs et étrangers, et non pas hôtes appréciés, comme à Québec ou à Montréal. Les gens ne les voyaient pas et cela valait mieux pour eux, en ces jours où les réfugiés du Haut-Connecticut arrivaient en haillons, les pieds ensanglantés et des visions plus sanglantes encore dans la mémoire.
À l'extrémité de la place, un groupe de personnes regardait en direction de la mer et discutait avec animation.
Quand Angélique et Joffrey les croisèrent, ils leur expliquèrent qu'ils étaient intrigués par des aboiements de phoques qui s'élevaient au loin, comme si un troupeau immense de ces curieuses bêtes, que les Français appelaient loups marins et les Anglais seal, sea-calf ou sea-bear, se rapprochait du rivage, ce que l'on n'avait pas vu et ouï depuis fort longtemps.
Chez Mrs Cranmer cette fois, la maison apparut bondée, comme si, pour faire oublier la désertion du matin, toute la famille et sa domesticité avaient battu le rappel et s'étaient donné le mot afin d'être présentes.
On les attendait près d'une table où étaient posés des tasses de faïence fine, des verres de cristal, des drageoirs et des compotiers d'argent.
Et c'était peut-être à la présence de l'aimable lord Thomas Cranmer, le gendre intempestif, à l'anglicanisme provocant avec sa collerette de dentelle et son pourpoint brodé, que l'on devait dans la maison puritaine cette mobilisation en l'honneur des étrangers papistes. Son épouse, lady Cranmer, lui jetait des regards éperdus et il était clair qu'elle était prête à recevoir « bien pire » encore, si, à cette occasion, il lui était donné de se retrouver aux côtés de ce bel homme blond-roux, à la barbe en pointe et dont elle était la femme, mais qu'elle ne voyait que trop rarement, sans doute parce qu'il n'était guère attiré ni par elle ni par sa demeure de Salem, où ses propres enfants l'appelaient « sir » ou « mon honoré papa » en le regardant avec une componction mêlée d'effroi.
Mrs Cranmer avait un visage assez doux et harmonieux, qui eût été séduisant si elle n'avait pas tenu les lèvres si serrées. Et sur son front déjà strié de fines rides, on décelait la tension permanente causée par les soucis ménagers et les scrupules.
Un fichu de mousseline orné de dentelles cachait ses cheveux châtains, mais, sans doute après beaucoup d'hésitations, elle s'était arrangée pour laisser paraître le brillant de ses beaux pendants d'oreilles, cadeau de son époux dont elle était manifestement fière. Mouvement de coquetterie et de vanité qu'elle compensait par la disgrâce de son plastron de robe aussi raide qu'un carcan et si prolongé et si pointu qu'avec sa taille qui n'en finissait pas, elle avait l'air de sortir d'un entonnoir.
Le beau-père, Samuel Wexter, était là aussi, grand vieillard en manteau noir, une calotte noire et carrée posée sur ses cheveux blancs qui rejoignaient, sur son rabat empesé, sa longue barbe blanche.
Angélique accepta quelques pralines et une tasse de ce breuvage de feuilles de thé dont on faisait ici grande consommation.
Elle s'étonnait qu'on n'allume pas les chandelles, car il faisait très sombre sous les lambris de la salle à manger. Était-ce par mesure d'économie ? Le jour n'était pas encore tombé. Et soudain, les derniers rayons du soleil pénétrèrent par toutes les vitres avec de grands éclats d'or, faisant flamber et miroiter, aux murs, des portraits et des miroirs, réveillant les boiseries bien cirées des meubles et se mirant dans les dalles de marbre noires et blanches du vestibule.
Angélique se retira aussi discrètement que possible et remonta dans sa chambre. Là, comme au début de la journée, elle éprouva le désir de se tenir devant la fenêtre ouverte. Et comme elle se penchait un peu pour découvrir l'apothéose du couchant, la douleur fut là, mais, cette fois, non pas aiguë et fulgurante, mais sourde et ample, la douleur ennemie dont elle aurait voulu rejeter la présence de toutes ses forces.
Mais cela ne servait plus à rien maintenant, la révolte.
Elle s'immobilisa, laissant le signe redoutable se développer, puis décroître. Car elle savait que cette douleur-là ne pouvait s'affronter à égalité qu'en s'inclinant devant elle, qu'en lui abandonnant le pouvoir, la directive de ce qui se mettait en marche et allait s'accomplir, qu'en acceptant de s'en faire la complice...
Angélique ne bougeait plus. Ne cillait pas.
Le ciel vert lui entrait dans les yeux, plus vert que l'étendard du Prophète, où s'inscrirait bientôt non pas un croissant, mais une lune opaline, bien ronde, un écu d'argent.
Puis elle baissa les paupières.
« Le sort en est jeté ! se dit-elle. Oh mon Dieu ! Le sort en est jeté. »