Chapitre 2

« Pourquoi ai-je tant désiré cela ? » se demandait Angélique de Peyrac, la belle comtesse française des rivages américains, debout devant la fenêtre qu'elle avait ouverte, au premier étage de la demeure de Mrs Ann-Mary Cranmer, en la ville active et puritaine de Salem, État du Massachusetts, Nouvelle-Angleterre.

Elle n'était pas encore vraiment inquiète, seulement légèrement oppressée.

Son regard errait, sans s'y attarder, sur l'horizon embué, couleur de perle, vers lequel s'enfuyaient en vagues successives les roches brunes découvertes par la marée basse, tandis que scintillait, comme mille petits miroirs oubliés en leurs creux tapissés de goémon, l'eau des mares que la mer laissait en se retirant.

C'était l'heure chaude, presque midi, à la fin d'un été exténuant. Les bruits du port et des chantiers de construction navale, sur la gauche, s'estompaient.

Mais Angélique, saisie d'une subite lassitude, ne percevait pas vraiment ce qui l'entourait, ou n'en éprouvait, elle qui d'habitude aimait la contemplation de l'océan, que le côté un peu angoissant, suscité par la vue d'espaces trop infinis.

Ajouté au choc et à la déception que lui avait causés l'audition de ces tristes événements, un souci personnel venait de troubler l'état de quiétude et de bonheur permanents dans lequel elle s'était, en quelque sorte, habituée à vivre au cours de cette dernière année. Consciente que certains dangers étaient sur le point de menacer l'équilibre de ce bonheur et que certaine décision qu'elle avait prise quelques mois auparavant l'en rendrait responsable, elle éprouvait le besoin de s'interroger sur ce qui l'avait entraînée à entreprendre cette aventure qui était en fait – elle craignait de s'en apercevoir aujourd'hui – une folie !

« Pourquoi ai-je tant voulu cela ? »

Ne s'était-elle pas, une fois de plus, laissé piéger par les impulsions de sa nature qui mordait à la vie comme dans un fruit, sans s'interroger sur le lendemain ?

« Folle Angélique ! » se gourmandait-elle.

N'avait-ce pas été comme un caprice de sa part ?

Tout allait si bien. Tout était si parfait et solide autour d'eux, enfin !

Qu'avait-elle eu besoin d'exiger on ne sait quelle consécration à un bonheur sans nuages, à une réussite qui ne faisait que se confirmer, alors qu'en pleine santé et cessant de trembler pour les siens, elle pouvait désormais goûter sans appréhension tous les agréments de l'existence ?

N'avait-elle pas reçu du sort, longtemps contraire, toutes les réponses et toutes les récompenses ?

N'avait-elle pas reçu de la vie tout ce qu'une femme peut souhaiter ? Un époux qu'elle adorait et dont elle se savait passionnément aimée, deux fils beaux et charmants qui, dans l'éclat de leur prime jeunesse, étaient aujourd'hui l'un des ornements de la cour de France où leur entrain et leur faconde faisaient merveille ! Dixit la dernière épître de Florimond, l'aîné, apportée par les premiers vaisseaux d'Europe. Près d'elle, en Amérique, lui restait une enfant plus jeune, la petite Honorine, chérie de tous, qu'elle s'amusait à voir grandir, oubliant leurs épreuves partagées de combats, de peurs et de solitude auxquelles elle se reprochait de penser encore trop souvent, puisque désormais c'était loin.

Car n'avait-elle pas connu, aux côtés de Joffrey de Peyrac, son époux, toutes les réussites et vu se réaliser en moins de trois années tous les miracles ?

Entre autres, la prospérité de leurs établissements d'Amérique du Nord : Gouldsboro, sur les rives de l'Atlantique et Wapassou, au cœur des forêts du Maine, fondés dans les pires difficultés, mais qui aujourd'hui, grâce à leur alliance avec la Nouvelle-Angleterre, connaissaient un rapide développement. La paix régnait dans cette sorte de mer intérieure qu'on appelait la baie Française1, où pullulaient des représentants de diverses nations et dont le comte de Peyrac était devenu le guide, sinon le maître incontesté, son influence pacifique et active s'étendant vers l'intérieur jusqu'aux sources du Kennébec, extrême limite de ses possessions.

Plus miraculeux encore et déterminant tout, n'avaient-ils pas obtenu, elle et lui, le pardon –presque une reddition à leur endroit – du plus grand monarque de l'univers, Louis XIV, roi de France, et ce, après un long conflit où tous trois, Joffrey, le vassal vaincu, elle, la sujette rebelle, lui, le souverain implacable, s'étaient portés les pires coups ? Cela était arrivé contre toute espérance. La nouvelle leur en avait été portée alors qu'ils se trouvaient à Québec, hôtes de M. de Frontenac, le gouverneur de la Nouvelle-France, qui avait soutenu leur cause et attendait avec eux le verdict du roi. Il était sans réserve. Le roi de France, redouté sur tous les continents, s'inclinait devant eux, les réprouvés, les exilés, oubliant les offenses, leur rendant titres et richesses, leur ouvrant à nouveau les portes du royaume, et allant jusqu'à accepter d'attendre leur retour, les laissant libres d'en déterminer, eux seuls, le moment et les circonstances.

Angélique, femme comblée, femme gâtée, maîtresse de son destin désormais entre leurs seules mains, protégée et défendue de toute part, libre de vivre heureuse et sans tourments dans les lieux et parmi ceux qu'elle avait choisis, qu'avait-elle eu besoin d'exiger encore du ciel un cadeau, un bienfait, un petit miracle de plus ? Un enfant.

Elle soupira et secoua la tête.

« Tu seras toujours la même ! »

Elle porta la main à ses yeux. Le miroitement des mares d'eau comme autant de louis d'or jetés par poignées à travers la baie l'éblouissait. L'odeur puissante de la grande plaine de goémon étalée devant elle lui causait une légère nausée. On voyait quelques voiles blanches très lointaines se balancer, comme posées à même les roches, dans la brume dorée.

Au pied de la maison, il y avait une place de terre rougeâtre et poussiéreuse où allaient et venaient, même à cette heure de canicule, quelques-uns des actifs habitants de Salem, vêtus de sombre pour la plupart et coiffés du haut chapeau noir à boucles d'argent ou d'acier sur le devant, adopté par les puritains d'Angleterre, lors de la révolution de 1649 fomentée par l'austère Olivier Cromwell.

Les femmes, elles, en majorité vêtues de bleu cru, avec coiffes et grands cols blancs, trahissaient par cet uniforme leur statut d'« engagées », c'est-à-dire de personnes n'ayant pas achevé de payer leur passage au Nouveau Monde par des années de service auprès de ceux qui les avaient commanditées. Ce qui ne les empêchait pas d'avoir l'allure dégagée et assurée de femmes qui, au moins une fois, avaient décidé, en acceptant de traverser l'océan, de choisir leur servitude.

Tout ce monde se déplaçait diligemment, comme tout bon citoyen du Massachusetts, absorbé par le but à atteindre et la tâche à remplir, mais pas au point de ne pas jeter, en passant, un regard curieux et intéressé vers la demeure de sir Thomas Cranmer où l'on savait que les hôtes de Gouldsboro étaient descendus, et apercevoir à sa fenêtre celle que l'on appelait un peu partout, au long des rivages et jusqu'aux établissements des frontières, « la belle Française ».

Car l'on était badaud à Salem comme dans tous les ports du monde où la mer vous apporte, qu'on le veuille ou non, qu'on craigne pour son âme ou qu'on soit disposé à la perdre, tous les spécimens d'humanité parfois séduisants, toujours inquiétants, mais avec lesquels il faut bien tenter de s'accommoder si l'on veut commercer.

La grande dame française n'était pas une inconnue pour les gens de Salem et l'on savait bien des choses sur elle, entre autres qu'elle avait sauvé du couteau à scalp des Indiens ou de la captivité en Canada un groupe de laboureurs anglais de l'Androscoggin, au nord, dans le Maine.

On savait aussi qu'elle était l'épouse d'un gentilhomme d'aventures qui, bien que français et sans doute catholique, entretenait d'excellentes relations avec le Massachusetts, jusqu'à faire construire nombre de ses navires dans les chantiers de la côte.

Leur venue apportait donc un regain d'activités dans la ville, et l'on dissimulait sous l'excuse vertueuse des affaires le plaisir que l'on prenait à observer leurs équipages, leurs toilettes et leurs mœurs, naturellement plus légères et soupçonnées d'être dissolues, mais que l'on excusait puisque françaises.

Cependant, en ce jour, beaucoup d'hommes, après avoir jeté un regard vers la belle étrangère debout à sa fenêtre, détournaient promptement les yeux et affectaient de pincer les lèvres avec réprobation.

Il ne seyait pas, songeaient-ils – et ils en tiendraient le propos à leur femme pour l'instruire et à leur conseil pour l'en avertir – qu'une personne du sexe, dont la maternité prochaine était désormais si apparente et, de plus, drapée de vêtements trop somptueux pour un état qui exigeait discrétion et même confusion, se tînt ainsi à la fenêtre au vu et au su de la cité.

Il fallait vraiment être une papiste dévergondée, n'ayant reçu aucune éducation de pudeur et de décence, pour non seulement se le permettre, mais encore ne paraître en éprouver aucune honte !

Angélique, voyant les regards se tourner vers elle, finit par soupçonner les réactions de quelques-uns. Sachant les puritains très ombrageux sur les questions charnelles, elle se donnait toujours beaucoup de mal pour prévenir leur susceptibilité pointilleuse, mais il y avait souvent quelques petits détails qui lui échappaient.

Comprenant qu'elle choquait les passants en se donnant ainsi « en spectacle », Angélique se retira un peu à l'intérieur de la pièce.

Tout à l'heure saisie d'un étourdissement, presque d'un étouffement, elle s'était approchée de la fenêtre pour respirer un peu. Maintenant elle se sentait mieux. Beaucoup mieux. Elle s'était affolée, car, jusqu'à ce jour, elle s'était sentie en pleine santé et n'avait eu à supporter aucun des inconvénients de son « état », comme disent les gens pudiques. Et cependant, elle en était au septième mois de sa grossesse.

Conviée à l'honneur extravagant d'assister au conseil des édiles de Salem, honneur dont elle se serait fort bien passé, elle n'avait pas hésité à le payer de l'incommodité de se draper dans une ample mante, afin de dissimuler les signes de sa prochaine maternité à ces austères et pudibonds calvinistes qui, pourtant, servaient un Christ ayant instamment recommandé à ses disciples : « Croissez et multipliez ! » Mais, pour les sévères représentants de la confession presbytérienne, il fallait le faire avec le plus de discrétion possible, et cela aurait été encore mieux si l'on avait pu le faire par l'opération du Saint-Esprit. Se souvenant aussi que saint Paul, d'obédience pharisienne, avait dénoncé les cheveux de la femme comme l'un des instruments de la tentation charnelle, et que les puritains étaient d'accord avec lui sur ce point, Angélique s'était coiffée d'une fanchon de taffetas et d'un chapeau à large bord qui lui serrait les tempes et lui avait donné un affreux mal de tête.

Jusqu'ici, durant son voyage, elle n'avait ressenti aucune fatigue. Mais elle commençait à être oppressée par la lourde chaleur humide qui régnait à terre et elle n'était pas en état d'entendre ce que le conseil avait à leur exposer.

« J'ai cru m'évanouir. »

Elle imagina cette pauvre mère anglaise, morte, le crâne fracassé, auprès de ses petits jumeaux, gisant dans l'herbe près de leurs têtes coupées, comme des poupées cassées... Il lui fallait refuser cette vision, sinon elle allait être de nouveau malade. Pourtant, elle s'en voulait d'avoir abandonné à son sort ce pauvre paysan qui était entré, son chapeau rond piqué d'une plume à la main, et qui la fixait comme si elle avait pu ressusciter les siens.

Le pire était que ces massacres qui secouaient convulsivement le Nouveau Monde de part et d'autre, prenaient l'ampleur de phénomènes irrépressibles, car le sang appelait le sang.

Mieux valait n'y pas trop songer pour l'instant.

Angélique regarda la petite montre qu'elle portait à sa ceinture, la secoua, puis la remonta avec une clé minuscule, la croyant arrêtée.

Il n'était pas aussi tard dans la matinée qu'elle le pensait. Elle se trouvait seule dans la maison, du moins elle le supposait, car un profond silence y régnait, comme si laquais et servantes s'en fussent subitement éloignés. Où étaient-ils ? Au marché ? À l'office ?

Accoutumée par son instinct, qu'une vie de pièges et de dangers avait aiguisé, à percevoir rapidement à d'imperceptibles signes, invisibles à d'autres, certaines réactions humaines bien dissimulées, Angélique avait été intriguée dès l'abord par le comportement de leur hôtesse à Salem, Mrs Ann-Mary Cranmer.

En fait, celle-ci laissait entendre par sa mine renfrognée qu'elle ne comprenait pas pourquoi on considérait comme normal que ce soit elle qui reçoive, chaque fois qu'il s'en présentait à Salem, les hôtes étrangers, comme s'ils étaient jugés indignes de franchir les seuils des maisons vraiment orthodoxes dans leur foi puritaine, les confessions religieuses suspectes risquant d'y amener les miasmes délétères du péché. Angélique ayant donc remarqué l'attitude de la dame qui, à la fois, les accueillait honorablement et leur faisait la tête, avait obtenu de Joffrey une explication qui paraissait la bonne.

Née Wexter, fille de Samuel, l'un des plus pieux et intransigeants fondateurs de la cité, elle avait épousé, parce qu'elle en était tombée amoureuse, un anglican notoire, le charmant et très aristocratique sir Thomas Cranmer. Normalement, elle aurait dû, ensuite, quitter à jamais plus ou moins bannie les rives de Salem et ne plus exister pour les siens et les habitants du Massachusetts, même réduite à l'état de souvenir.

Mais cette solution radicale s'avéra difficile à appliquer.

Tout d'abord parce que ledit anglican avait un poste élevé dans l'administration royale. Ensuite, parce qu'on le savait apparenté par ses origines à ce Thomas Cranmer, archevêque de Canterbury, conseiller de Henri VIII qui, dans les premiers temps troublés de la Réforme, avait protégé le grand prédicateur écossais John Knox, lequel, comme chacun sait, avait organisé le protestantisme radical d'Angleterre d'où était issu le puritanisme et de plus, avait été exécuté sous le règne de Marie Tudor la Catholique, dite la Sanglante.

Une subtile reconnaissance ordonnait donc de ne pas se montrer trop intolérant envers son arrière-petit-neveu... Enfin, l'honorable Samuel Wexter avait dû appréhender de perdre à jamais sa fille unique et jusque-là parfaite.

Le couple fut ainsi accepté à Salem et on s'accommoda de sir Thomas Cranmer, de ses dentelles, de sa perle à l'oreille.

Souvent délaissée par lui, car il ne cessait de naviguer entre Boston, la Jamaïque et Londres, la fille de Samuel Wexter durcit sa position et, comme pour se faire pardonner une folie qui l'avait mise au ban d'une société qu'elle aspirait à édifier, elle devint encore plus rigoriste dans l'application de ses devoirs religieux. Punition la plus amère : la facilité avec laquelle on lui disait en lui envoyant des possibles suppôts de Satan :

« Vous, vous pouvez les recevoir ! »

Angélique attira vers elle un fauteuil à dossier en tapisserie et s'assit non loin de la croisée, mais suffisamment près pour bénéficier un peu de la brise marine. Salem, qui veut dire « paix » en hébreu, était une petite ville bizarre et charmante, avec son amoncellement de toits de bardeaux à pignons pointus, aux faîtes de cheminées de galets gris ou de briques rouges pour les notables et les riches marchands.

La législation qui y était en vigueur était strictement théocratique et les institutions directement dérivées de l’Écriture sainte.

Mais il y fleurissait les plus beaux lilas du monde.

Et jusqu'au cœur de l'été, leurs grappes blanches et violettes frôlaient le flanc sombre des maisons passées au brou de noix. Dans les jardinets, touffus de plantes médicinales et potagères, qui accompagnaient chaque demeure selon la tradition établie par les premières immigrantes du Mayflower, on voyait luire l'amarante et le vert pâle des citrouilles et des courges, cultures généreuses, projetant jusque dans les rues, comme des serpents velus, les vrilles de leurs tiges aux grandes fleurs jaunes que visitaient les abeilles.

Maintenant qu'Angélique était rassurée, elle se traitait de sotte. Il était bien vain aujourd'hui de se poser une telle question :

« Pourquoi ai-je voulu un enfant ? »

Sait-on jamais les raisons qui éveillent ou réveillent au cœur d'une femme ce grand besoin vital de maternité ? Elles sont une et multiples, toutes évidentes et pourtant aucune n'est la vraie, car cela ne se raisonne point.

Angélique se souvenait avoir commencé d'y songer à Québec, lorsqu'elle voyait la petite Ermeline de Mercouville se précipiter à sa rencontre en lui tendant les bras. Ne serait-il pas bon de savourer les plaisirs d'une maternité nouvelle, faute d'avoir pu les apprécier dans les maternités précédentes ?

Rebâtir le nid détruit qu'avaient secoué tant de tempêtes ?

Mais surtout, et c'est cela qui prévalait peu à peu en elle, au fur et à mesure que tout se reconstruisait autour d'eux et en eux, elle s'était mise à souhaiter avoir un enfant de lui. De lui, son amour, son amant, son refuge et son tourment, de lui, l'unique, l'homme de sa vie tout entière, de lui, Joffrey de Peyrac, avec lequel elle était mariée depuis bientôt vingt ans.

Or, ayant atteint, par une lutte inouïe à travers les pires épreuves, les chemins les plus tortueux et imprévisibles, mais aussi par une constance qui frisait l'entêtement et une volonté qui bien souvent aurait pu être jugée coupable en raison des dangers dans lesquels elle s'était précipitée aveuglément, ayant donc atteint son but, la réalisation de tous ses rêves : l'amour, le bonheur, la paix aux côtés de celui qu'elle avait tant recherché, le croyant mort, et dont intrigues et malentendus avaient failli la séparer à nouveau, comme si le sort jaloux n'avait pas voulu de la pérennité de leur trop puissant amour, elle avait voulu parachever sa difficile reconquête en la marquant d'un sceau ineffaçable.

Elle avait rêvé d'un enfant de lui, comme elle l'aurait souhaité d'un nouvel amant pour forger ce lien qui incarnerait à jamais une rencontre exceptionnelle.

Ce qui était bien la preuve que tout était neuf entre eux.

Car il fallait lui rendre cette justice que l'idée d'une telle folie ne lui serait pas venue dans les premiers temps de leurs retrouvailles. Il y avait bientôt trois années de cela.

Lorsqu'elle y revenait, ces souvenirs lui paraissaient très lointains et irréels et elle se reconnaissait à peine. Comme ils étaient peu charitables alors l'un envers l'autre, se reprochant les coups que la vie leur avait portés, oubliant qu'ils avaient été victimes ensemble et que cela même n'avait jamais cessé de les unir plus étroitement. Il avait fallu l'apprendre et, aujourd'hui, elle s'étonnait de ce qu'ils avaient traversé.

Comme ils étaient étrangers, prêts à se rejeter, presque à se haïr, et pourtant toujours si proches, fascinés l'un par l'autre ! Quel miracle lorsqu'elle y songeait ! S'il n'y avait pas eu cette irrésistible attraction de leurs corps, qui les emprisonnait avec chaque regard, les liait d'enchantements, de rêves et de fringales, faisant fi de toute autre considération, auraient-ils pu surmonter tant d'obstacles, tant d'inconnu entre eux, tant de déceptions et d'amertume nés de tant de malheurs ?

Bénédiction de ce mystère des sens qui les happait malgré eux, les jetait dans les bras l'un de l'autre, noyés d'oubli, de délices, se livrant follement au fleuve aveugle qui efface le monde.

Contre ce courant de passions qui les entraînait dans un tourbillon de joies et de surprises sans nom, le diable n'avait pu gagner la partie, malgré ses batteries déployées.

Car l'amour est le premier ennemi du grand destructeur.

Cependant, ce n'était qu'après l'expérience de Québec, ville française du haut Nord américain, où ils s'étaient rendus afin de négocier une réconciliation possible avec le roi de France et leurs compatriotes, et où ils avaient traversé, en famille, un hiver insolite, mondain et mouvementé, qu'elle s'était sentie différente, envahie par un soudain désir : avoir encore un enfant de lui, un nouvel enfant pour une nouvelle vie ! Elle évoqua ce retour.

Ils quittaient la petite capitale de la Nouvelle-France, enfin libérée de ses glaces. Leur flotte descendait le fleuve Saint-Laurent, traversait le golfe du même nom et Angélique, à bord du navire-amiral, le Gouldsboro, regardant de la coupée, avec Honorine, des troupeaux de marsouins blancs jouer entre les vagues, avait connu des moments d'intense jubilation et de certitude, où n'intervenaient plus aucune ombre, aucune inquiétude.

Les problèmes étaient résolus, les batailles étaient gagnées, sinon toutes les batailles, au moins entre eux. Au cours de cet hiver à Québec, n'avaient-ils pas appris qu'ils étaient liés à jamais par d'invisibles et subtiles chaînes que rien ne pourrait parvenir à briser. Ils avaient découvert que, si farouchement indépendants qu'ils fussent l'un et l'autre, ils ne pouvaient réellement vivre, respirer, penser l'un sans l'autre. Certes, Joffrey était un homme mystérieux, imprévisible, inaliénable et elle l'était aussi, bien qu'elle se crût en toute bonne foi et, comme la plupart des femmes, fort transparente dans son comportement et ses intentions. Mais ils ne se seraient pas tant aimés s'ils avaient été plus faciles et plus soumis aux lois communes.

Alors enfin, l'esprit et le cœur légers, elle avait commencé de rêver de cet enfant nouveau et qu'elle avait envie de s'offrir, sans raison, mais pour le bonheur ! Un enfant nouveau pour une nouvelle vie.

Elle se sentait plus jeune et plus gaie qu'elle ne l'avait jamais été. La protection sur elle d'un homme qui la défendait et la délivrait de toutes responsabilités trop astreignantes ou décisives, la bataille gagnée sur l'ostracisme du roi, la laissaient libre de toute préoccupation et de tout souci et c'était au début comme une gêne. Elle s'avisait qu'elle avait eu jusque-là une vie beaucoup trop sérieuse. Car, si l'on en exceptait les quelques mois du rêve enchanté vécu à Toulouse comme un point d'orgue sur leur destin tourmenté, qu'avait été sa vie depuis ses vingt ans, lorsqu'elle s'était trouvée précipitée au fin fond de la misère et de la solitude ?

Une vie à lutter, à mordre, à griffer, à se défendre, à se disculper, pour ses enfants, son pain, son honneur...

Certes, elle n'en gardait pas que de mauvais souvenirs. Ces années de combats n'avaient pas manqué de diversité et de distractions marquées souvent d'humour et elle avait su, étant de nature primesautière, rire à l'occasion de la cocasserie de l'existence et se réjouir des triomphes acquis pour savourer les moments agréables volés à cette cavalcade de survie. N'importe !

Sur ce navire, leur navire, qui les emportait, comme hors du temps, vers un avenir qu'elle pouvait pressentir enfin apaisé et heureux, il lui apparut que le moment était venu de déposer les armes et de tout changer. D'être une autre femme. Celle qu'elle n'avait pas pu encore se permettre d'être.

De recommencer tout, comme à vingt ans. Et quoi de plus nouveau qu'un enfant ?

Elle avait décidé : oui, cela sera.

Mais comme elle était libre, grâce à ses « secrets » de guérisseuse, de gouverner les mystérieux hasards de la conception, elle attendit encore.

Elle attendit un peu. La vie lui avait tout de même appris à temporiser, à tempérer la promptitude de ses élans. Il ne s'agissait plus de stratégie militaire, en laquelle elle avait excellé au temps de sa révolte contre le roi, et qui exige un coup d'œil rapide et sans défaut et l'action immédiate, mais des fondations de la paix, tâche à laquelle, bien souvent, les nations s'appliquent avec moins de talent et de soin qu'à la guerre.

Elle voulait s'installer dans cette nouvelle ère heureuse qu'annonçaient les augures, s'assurer que ce n'était pas un leurre, s'habituer à l'état de trêve et à l'existence quotidienne près de lui, son amour de toujours, son maître et son ami. Il lui fallait plus encore, goûter la certitude de cette entente amoureuse qu'elle sentait brûler entre eux comme une flamme ardente, douce et sereine, que rien désormais ne pourrait faire vaciller.

Elle attendit Wapassou.

Et comme il était dans la coutume de Joffrey de Peyrac d'être l'amoureux le plus fou, le plus intuitif et le plus prodigue, ce fut lui qui reparla de l'enfant nouveau dont il savait qu'elle rêvait et qui poserait un sceau sur leur amour.

Avait-il lui aussi l'instinct que leur destin, déjà si mouvementé, ne s'acheminait pas vers une fin mais vers un commencement ?

Alors que la neige ensevelissait encore Wapassou, en ce temps de l'hiver où, dans les forts de bois des grands espaces américains, l'on a presque oublié qu'il y a d'autres humains sur Terre, ils conçurent l'enfant de l'amour.

Lorsque Angélique se sut enceinte, elle était demeurée extasiée, stupéfaite, bien qu'elle eût pu savoir que les savants mélanges de médecines dont elle savait si bien doser la suppression ou l'administration selon des « secrets » que lui avait appris dès l'enfance la sorcière Mélusine devaient tout naturellement amener les résultats souhaités. Elle y croyait à peine !

En avril, l'enfant remua et, cette fois encore, elle éprouva une surprise incrédule, éblouie.

C'était donc si simple d'obtenir du ciel ce dont on rêvait : un enfant. Un enfant pour le bonheur...

Elle se sentait si heureuse, dans un état d'euphorie si naturelle, qu'à part ces tressaillements par lesquels « il » révéla sa présence, elle aurait pu parfois ne pas se croire enceinte. Tous les inconvénients qui accompagnent les débuts de grossesse lui furent épargnés. Longtemps elle resta mince. N'éprouvant aucune fatigue et même, lui semblait-il, se sentant mieux portante et plus vigoureuse qu'en temps normal, elle n'eut rien à changer à son existence fort active, ni aux projets de voyages qui devaient les ramener au printemps vers les rivages où l'on reprendrait contact, non seulement avec les habitants du port de Gouldsboro, mais encore avec le reste du monde. Les navires y apportaient des courriers d'Europe et, selon les nouvelles en provenance de la baie Française, il était rare que Joffrey de Peyrac n'eût pas à envisager tout un plan de navigation. L'été était, en effet, une période d'intense activité navale.

Cette année-là, le comte dut se rendre à New York, voyage qui lui permettrait en même temps de visiter à l'aller ou au retour les plus importants établissements de Nouvelle-Angleterre, échelonnés tout au long de la côte, de New York à Portland, en passant par Boston, Salem et Portsmouth où il avait des amis et des intérêts. Angélique voulut l'accompagner. Passant sous silence la promesse secrète qu'elle s'était faite de ne plus jamais laisser Joffrey partir où que ce soit sans elle, elle avança pour convaincre son mari qu'il lui fallait joindre, à tout prix, du côté de Casco, son ami, le medicine-man anglais, George Shapleigh, auquel elle avait toutes sortes de conseils à demander et auprès duquel elle devait se fournir en remèdes, notamment des éclats de racine de mandragore, indispensables pour la fabrication de l'« éponge soporifique » et dont sa provision était épuisée. De toute façon, argua-t-elle, elle voulait voir Shapleigh avant de faire ses couches, car il possédait, dans son repaire de la pointe Maquoit, des livres de médecine, les plus savants du monde, qu'elle voulait consulter.

Tandis que L'arc-en-ciel, fier navire de plus de trois cents tonneaux, récemment sorti du chantier de Salem, cinglait vers le sud, se rendant directement vers l'embouchure de l'Hudson, des messages furent envoyés à Shapleigh, lui donnant rendez-vous à Salem pour le début de septembre. La naissance de l'enfant étant prévue pour la fin d'octobre, L'arc-en-ciel et la petite flotte de Peyrac auraient tout le temps de regagner Gouldsboro où elle devait avoir lieu.

Ensuite, il dépendrait de la saison et de l'arrivée plus ou moins précoce des frimas pour que le nouveau-né – petit prince ou petite princesse ? – pût entreprendre son premier périple en ce monde, vers les sources du Kennébec pour atteindre ce lointain fief de Wapassou afin d'y passer l'hiver, ce qu'Angélique espérait fort. Malgré tout le plaisir qu'elle éprouvait chaque fois à retrouver ses amis de Gouldsboro, elle préférait leur vie retirée dans l'arrière-pays à celle des rivages.

Et aujourd'hui plus que jamais, l'air pur et vivifiant du Maine lui manquait.

La chaleur moite des rivages, étouffante dès qu'on s'éloignait de la mer, l'oppressait. Elle avait peine à reprendre souffle par instants. Une peur affreuse se leva en elle. Tout à l'heure exaltée, voguant sur des nuages au point que le présent et l'avenir lui apparaissaient sous les plus brillantes couleurs, un brusque rappel des craintes qui l'avaient effleurée renversait son optimisme, comme une barque roulée par une lame de fond. La peur devenait panique.

Angélique, en cet instant, se sentait faible et touchée de la grande appréhension des mères dont la chair est liée à une chair fragile. Responsable de cet enfant, elle se sentait aussi responsable du malheur qui pourrait l'atteindre et qui, peut-être déjà, pesait sur lui, et elle se reprochait son impuissance à l'écarter. Car l'enfant du bonheur était menacé. Cette douleur au fond d'elle-même qu'elle avait ressentie, était-elle l'annonce d'un danger qui, en l'arrachant, trop chétif encore, à l'asile des entrailles maternelles, le condamnerait ? C'était trop tôt pour qu'il naisse. Il s'en fallait d'un bon mois...

Mais en plus, Angélique avait une autre raison grave de craindre, pour la survie de cet enfant tant désiré, tant rêvé et tant aimé d'avance, les périls d'un accouchement prématuré, car, depuis quelques jours, elle était presque certaine qu'ils étaient deux.

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