Chapitre 16

– Croyez-vous que Kouassi-Bâ va se marier avec la grande Peul noire ? demanda Séverine, tandis qu'un jour de chaleur, elles dégustaient à l'ombre de la tente des sorbets aux fruits, miraculeusement sortis des cuisines de M. Tissot.

Angélique s'arrêta, la cuillère suspendue à mi-chemin des lèvres, puis, après réflexion, s'exclama :

– Mais alors, ce serait dans cette intention qu'ils en ont fait l'acquisition au marché de Newport ?

– Ce me semble ! Ne le pensez-vous pas ?

Angélique reposa sa cuillère sur la soucoupe d'une finesse transparente, toujours ces porcelaines de Chine qu'on ne trouvait qu'en Nouvelle-Angleterre.

– Joffrey ne me dit jamais rien ! Il ne m'explique jamais rien ! Il me croit devenue trop sotte et embrouillée par la maladie pour suivre les nœuds compliqués de ses tractations commerciales ou autres !

La jeune Berne en applaudissant presque se mit à rire comme si elle n'avait jamais rien ouï de plus drôle que ce mouvement d'humeur d'Angélique.

– Tout d'abord, vous n'étiez pas malade le jour où il les a achetés. Seulement enceinte et cela se voyait à peine et nous n'étions pas encore arrivés à New York ! Ensuite, vous me dites souvent vous-même que les fils et les trames des combinaisons de M. de Peyrac sont si compliqués, machiavéliques et habilement noués, qu'une araignée elle-même ne s'y retrouverait pas et que vous préférez ne pas tout savoir... Enfin, vous-même, chère dame Angélique, mettez-vous si facilement au courant votre entourage de toutes les idées qui vous passent par la tête ? J'ai entendu aussi M. de Peyrac proférer la même plainte que vous.

– Je me rends, admit Angélique. Tu es la sagesse même, petite Séverine. Le mieux, lorsque je m'étonne de ses actes, serait d'y réfléchir et d'en comprendre l'intention ou, à la rigueur, de lui en demander l'explication, si l'occasion s'en présente.

En vérité, elle avait été troublée, pour ne pas dire choquée, de suivre de loin les allées et venues de Joffrey qui passait lentement, suivi de Kouassi-Bâ, de deux Espagnols en armes, à son habitude, mais aussi du capitaine hollandais du bateau négrier et de deux personnalités de la plantation de Providence qui le recevaient, parmi la « marchandise » noire, assise et divisée par lots, sur les quais.

Avec le comte d'Urville et quelques amis de l'endroit, elle attendait qu'on leur servît à manger à la terrasse d'un bel estaminet dont l'enseigne s'ornait d'un superbe ananas qu'on venait de suspendre, fraîchement arrivé des Îles, et dont le parfum enivrant et délicat avait de quoi faire rêver aux plages les plus blanches et à des cieux des plus limpides, aux cocotiers dans le vent et aux papillons comme des gemmes sur des fleurs rouges d'hibiscus.

Non sans malaise, Angélique avait suivi des yeux la démarche de Joffrey qui s'arrêtait, examinait, faisait lever un ou deux esclaves pour les interroger. De loin, elle en ressentait un frisson dans le dos, tant cela lui rappelait le batistan de Candie ou d'Alger. En tant qu'ancienne esclave de la Méditerranée, elle estimait qu'il fallait vraiment être anglais, de ces îliens anglo-saxons du Nord qui n'ont aucune idée du vrai commerce de la main-d'œuvre servile, pour s'être imaginé qu'on pouvait faire des Noirs africains des travailleurs de force.

En Méditerranée, l'on recherchait pour les galères des Turcs, des Circassiens ou des Russes du Sud, et toutes les variétés de chrétiens. Mais il était connu que l'homme noir, même le plus vigoureux, ne résistait pas deux semaines au régime de la chiourme. Pour cette raison, sur les marchés des Échelles du Levant, on n'achetait de nègres que quelques femmes pour les harems et des enfants, pour en faire des eunuques ou des objets de plaisir auprès des pachas et des princes.

Cependant, force lui était de constater que le marché de travailleurs noirs en direction des îles de la mer des Caraïbes où on avait commencé à les faire venir depuis un demi-siècle, afin de remplacer les esclaves indiens disparus, pour le travail de la canne à sucre et, en général, la culture, prenait de l'extension, et elle en avait déjà vu l'activité à La Rochelle.

Mais ici, dans le port de la plus petite colonie anglaise du Nord américain, en cette ville de New-port, bâtie à l'extrémité de la grosse île Aquidneck, baptisée par le découvreur Verrazzano île de Rhodes en l'honneur des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem qui, la même année, en 1523, vaincus par les Turcs en Méditerranée, devaient quitter leur fief de Rhodes et se réfugier à Malte, cette île qui, comme un bouchon, fermait la vaste baie compliquée d'îles et de presqu'îles de Narragansett, au fond de laquelle s'édifiait Providence, Angélique ne s'était pas peu étonnée de découvrir en ce petit coin de terre unique, là où on lui avait dit que Roger Williams avait introduit la coutume, devenue loi, de la liberté de pensée et d'expression, le plus actif et florissant marché d'esclaves.

Apparemment, aucun illogisme dans ce fait.

Le génie spirituel de la Providences Plantation and Rhode Island avait été d'établir la liberté de pensée.

Son génie commercial avait été de comprendre qu'à mi-chemin entre les terres pauvres du Nord et celles riches du Sud où le moindre lopin de terre était aussitôt transformé en champ de tabac, et qui manquait de main-d'œuvre, le plus lucratif des commerces serait de leur en fournir.

Les gens du Massachusetts les jalousaient pour avoir eu avant eux cette idée géniale. Mais la Rhode Island était mieux placée pour organiser ce trafic. Sur ses bateaux construits dans ses chantiers navals, elle allait chercher des esclaves en Afrique, ou dans les îles des Indes occidentales, réexpédiait ces derniers déjà bien dressés au travail de la culture en Virginie, vendait les Africains aux Caraïbes, recevait en échange mélasse, sucre et tabac, fabriquait du rhum, chargeait tous ces produits vers le Massachusetts et Terre-Neuve, en ramenait vins français et colifichets de Paris, qui repartaient vers les Îles, et de la morue salée en barils, qui serait vendue au Portugal, avant que les navires ne pointent à nouveau vers les côtes d'Afrique.

Newport commençait à dépasser en importance Boston et de loin New York.

La ville était si riche qu'on y avait levé un impôt de trois thalers par habitant qui servait à paver les rues.

Et c'était vrai qu'on y mangeait des ananas et des fruits des Îles, en plus d'une abondance de clams à coquilles tendres et d'huîtres petites ou grosses, vertes, bleues, or, crème ou couleur de nacre et d'argent, dégustées sous toutes les formes : crues, en chaudrée, en ragoût, en pie, enfermées entre deux cercles de pâte, ce que les Français appelaient « tourtes ».

Ces agapes ne lui suffirent pas à se réconcilier avec l'endroit et sans pouvoir s'en expliquer à elle-même la raison, elle ne souhaita pas connaître Providence, la capitale où l'on pouvait discuter de toutes les théologies sans s'étriper, et qui était considérée quasiment comme la ville sainte du nouveau continent.

*****

Son entretien avec Séverine lui rappela qu'il lui faudrait aussi recevoir le pauvre Nathanaël de Rambourg puisque le hasard avait remis sur leur route ce garçon de vingt ans qu'elle avait connu tout jeune, lorsque, enfant, il venait jouer au château avec Florimond et Cantor.

Séverine et elle profitèrent d'une escale pour le convier à bord de L'arc-en-ciel. Il monta avec gaucherie l'échelle de coupée. Il ne devait pas avoir le pied marin.

On pouvait noter par contre qu'il avait procédé à des changements dans sa vêture, s'équipant d'une redingote de drap tabac à revers de manches et rabats de poches soutachés de passementeries dorées, d'un col blanc souligné de dentelle avec cordon de soie amarante à glands frangés, d'une paire de souliers à rosettes d'un cuir plus fin que ses gros brodequins à boucles d'acier, dont la semelle bâillait presque. Il avait dû faire ces emprunts parmi ses amis de l'île James.

Était-ce d'avoir retrouvé un peu du cadre de sa vie antérieure de petit nobliau français qui l'avait incité à ces recherches d'élégance ?

– À moins que ce ne soit pour mes beaux yeux ? disait Séverine avec un rire fanfaron.

À demi assise contre les matelas débordant du hamac, la petite Rochelaise s'accoudait familièrement aux coussins qui soutenaient Angélique qu'elle avait aidée à se redresser pour recevoir le visiteur et elle plantait ses belles dents blanches dans une pomme avec une décision sensuelle et gaie. Elle avait voulu être là, car c'était elle qui l'avait amené la première fois à Salem, l'avait encouragé à les suivre jusqu'à la baie Française, et elle commençait à le considérer comme son bien.

– Il est un peu benêt, mais il est beau garçon ! Non, il n'est pas beau garçon, se ravisait-elle, mais il me plaît...

D'un œil implacable, et tout en croquant avec un bel appétit de vivre et une désinvolture affectée sa pomme rouge des vergers de Salem, elle le regarda s'avancer sur le parquet bien brossé du pont supérieur, saluer à la française, baiser la main d'Angélique et répondre en termes courtois et précis aux questions qu'elle lui posait sur sa situation et sur sa santé. En résumé, il allait bien. En ce qui concernait sa bonne santé, il ne lui retourna pas l'interrogation et Angélique finit par se dire qu'il y avait au moins une personne dans son entourage qui n'avait pas entendu parler de la naissance de ses jumeaux, de sa presque mort, et qui ne s'était pas fait de souci pour leurs vies menacées. Le jeune huguenot resta debout malgré les propositions de s'asseoir qu'on lui adressa. Il avait sans doute préparé à l'avance et répété en lui-même ce qu'il souhaitait exposer à Mme de Peyrac, quand il la verrait, car au bout de quelques secondes, il se lança dans son discours sans attendre qu'elle l'y convie.

Décidément, il était fort jeune, ce Nathanaël, et sa grande taille trompait sur sa maturité. Il ne paraissait toujours pas soupçonner la disparition de sa famille. Ce qui le préoccupait, c'était ce qui s'était passé entre lui et Florimond et qui, apparemment, n'avait cessé de le tourmenter, le dilemme demeurant aussi présent à son esprit que s'il avait encore quatorze ans. Des inconforts d'une aventure dont il aurait pu être marqué par les fatigues, la rudesse de la vie en mer, la frugalité des repas dont ils devaient se contenter ou les affres du mal de mer, l'appréhension de l'inconnu car ni l'un ni l'autre de ces jeunes garçons ne savait ce qui les attendait de l'autre côté de l'Océan, Nathanaël de Rambourg ne semblait retenir que la déception que lui avait causée ce qu'il appelait « l'amoralité sans scrupules de Florimond ».

– Il était un peu fou, ce Florimond ! déclara-t-il, et j'ai pu en faire constat en traversant les embûches de notre voyage. Paillard et superstitieux comme tous les catholiques, naturellement ! Et puis, quelle légèreté et quelle amoralité dans les choses de l'amour !

Angélique demeurait un peu surprise, voire légèrement choquée de constater chez le jeune Rambourg de telles réticences à l'égard de son complice de fuite et ami d'enfance, Florimond de Peyrac.

À vrai dire, lors de sa première visite, elle avait vaguement senti en lui une ombre de froideur, mais en cette matinée mémorable où le pauvre Nathanaël s'était présenté tel un revenant du Poitou et d'un passé qu'elle s'efforçait d'oublier, elle avait d'autres préoccupations que de s'interroger sur le désaccord des deux adolescents, des enfants plutôt qu'ils étaient alors à l'époque où ils s'étaient enfuis de France et s'étaient lancés dans cette folle aventure dont les péripéties ne pouvaient guère être sans danger pour leur jeune âge et sans risques de désillusion ou d'amertume.

Certes, Florimond qui, à treize ans, avait traversé bien des hasards et servi comme page à Versailles, avait acquis une souplesse de caractère et une vivacité d'adaptation que ne possédait pas son compagnon. Cependant, Angélique envisageait difficilement que quiconque avait été l'ami de Florimond et s'était laissé prendre une fois à son charme, avait pu s'en détacher pour une quelconque raison et ne pas lui vouer jusqu'à la mort une amitié aussi admirative qu'éternelle.

Tout en écoutant la diatribe du jeune gentilhomme poitevin, elle le revoyait, son Florimond, comme émergeant d'une vie qui lui paraissait totalement étrangère. Avait-elle réellement vécu avec lui ces jours de peur ? Il était courageux, le jeune Florimond ! En dépit des menaces qui pesaient sur eux et des désagréments qu'on leur infligeait, son regard noir demeurait allègre et l'on sentait qu'il n'accorderait qu'avec répugnance et qu'en toute dernière extrémité sa part à la tristesse. Mais un soir, il lui avait dit :

« Mère, il faut partir ! Je veux rejoindre mon père. »

Et ne pouvant la sauver, elle, il s'était enfui, entraînant avec lui ce même Nathanaël qui aujourd'hui se trouvait devant elle et déblatérait contre lui.

– Ce garçon que je croyais mon ami s'est révélé d'un cynisme effrayant, expliquait Nathanaël de Rambourg en secouant sa longue chevelure de fille qui donnait quelque grâce à son visage osseux. Il prétendait qu'il avait plus appris à la cour sur la perversion de la vie que parmi les brigands, plus trouvé de noirceur d'âme et d'esprit chez les clercs que chez de grossiers matelots. Et il osait affirmer que c'était vous, sa mère, et surtout par votre exemple, que c'était vous, madame, qui lui aviez enseigné par votre vie où se tenaient vraiment la vertu et l'héroïsme, qu'il n'oublierait jamais la leçon qu'aucun magister dans les collèges ne pouvait inculquer, car aucun livre écrit ne valait ce livre de la vie, les textes religieux ou philosophiques qu'il avait parcourus apprenant plutôt à l'homme, selon lui, ce qui peut causer la perte de son âme et de sa vie incarnée qui est pourtant un fort beau don car, disait-il – et comment, madame, pouvais-je ouïr sans frémir de tels propos ? – tous les livres, et surtout religieux, sont conçus pour préparer l'être humain à tomber dans un piège terrible, piège de la mort où, son âme et son esprit étant endormis par le poison des doctrines fallacieuses et des commandements dits « venus de Dieu », les enseignements contribuaient à livrer ce corps vivant, pieds et poings liés, à l'immolation la plus précoce, l'extermination la plus inévitable, la descente au tombeau la plus rapide, la disparition de cette Terre et de la mémoire des hommes la plus complète, que ce soit par le couteau, le fer, le feu ou la corde. Car, toujours d'après sa philosophie, Florimond, votre fils, estimait que l'application des Commandements et le respect de la vertu que la tradition nous enseigne et nous conseille d'observer, entraînent immanquablement guerres, crimes, condamnations, méchanceté, haine !

« Ah ! Que ne racontait-il pas ? gémit le pauvre Nathanaël en portant les mains à ses oreilles comme si n'avaient cessé d'y corner toutes ces années précédentes les paroles du bavard Florimond. Il prétendait que mon innocence et ma trop sévère garde de tout péché nous plongeaient, lui et moi, dans les plus grands périls, attirant vers nous les malveillants rôdant alentour, éveillant en chacun rencontré le criminel qui y sommeille, alors que lui, disait-il, ayant appris par l'expérience et par son flair à reconnaître le bien dans l'homme et qui est rarement là où on le dit être, il savait que l'important, ce n'était pas d'éviter la rencontre du mal, mais de le choisir.

– Choisir ?

– Oui ! Il prétendait que derrière les apparences du mal, il n'y a pas toujours de mauvaises intentions, ni même de franche mauvaiseté. Et il est vrai qu'il a toujours su se débrouiller et nous tirer des situations les plus épineuses. Il m'a protégé et défendu. Par contre, il m'interdisait d'intervenir en rien, me disant que dès que j'ouvrais la bouche, je doublais les difficultés qu'il entreprenait d'aplanir, me recommandant de le laisser agir, et surtout de ne pas bouger et de « demeurer coi dans un coin ». C'était sa formule...

« Je ne sais s'il s'accommodait avec les uns et les autres par des discours ou par des actes, mais il est un fait que nous avons réussi la plupart du temps à voyager avec des personnages de bon aloi et qui semblaient se contenter, en paiement de leurs services, d'avoir le plaisir de notre compagnie. Il faut reconnaître qu'il a su écarter de moi toute peine et tout désagrément.

– Alors, de quoi vous plaignez-vous ? demanda Angélique qui se félicitait de pouvoir l'écouter avec patience.

– Mais... de ses propos révoltants et, peut-être, de ses actes licencieux ! s'écria Nathanaël avec le courroux d'un pasteur en chaire. Sans scrupules, libertin et athée, voilà ce qu'il était ! Ce garçon que je croyais mon ami et partageant, sinon mes croyances puisqu'il n'était pas de la religion réformée comme moi, mais au moins mes conceptions sur ce que doit être la conduite d'un honnête homme. Il ne cessait de mettre ma foi en danger, et même en riait ! C'était terrible !... Comprenez-vous maintenant, madame, ce que j'ai pu souffrir ? Lié à lui et ne pouvant le fuir, je sentais ma foi vaciller sous les coups de ses raisonnements spécieux et mon âme sur le point de renoncer à son salut et de sombrer dans les flammes de l'enfer. Ah ! J'ai bien souvent regretté de l'avoir suivi ! Sans lui...

– Sans lui, vous vous seriez retrouvé la gorge tranchée la nuit même de votre départ ! Et brûlant dans des flammes plus réelles, hélas, que celles hypothétiques de l'enfer, l'interrompit Angélique qui presque aussitôt regretta sa riposte impulsive.

Nathanaël, suspendu dans son élan, la regardait bouche bée.

– Que voulez-vous dire ? Balbutia-t-il.

Angélique s'en voulut de n'avoir pas pris plus de ménagements. Mais il fallait en finir.

– Je veux dire... Hélas ! Mon pauvre garçon, pardonnez-moi, j'ai pour vous des nouvelles bien cruelles... Je veux dire que la nuit même de votre fuite du château familial, quelques heures après votre départ, les dragons du roi sont revenus vers Rambourg et le Plessis. Ils ont pris d'assaut votre demeure et y ont mis le feu... après avoir exterminé tous les vôtres... Vous voyez, ajouta-t-elle, qu'un instinct sûr vous a guidé et que vous avez bien fait de suivre Florimond, car vous lui devez d'être encore en vie.

Timidement, Séverine quitta sa place et, s'approchant du jeune homme, le poussa vers un siège afin de l'obliger à s'asseoir. Puis elle lui apporta un verre d'un cordial qu'il avala machinalement. Il avait l'expression figée de quelqu'un qui ne peut saisir le sens des mots qu'il a entendus.

Après un silence, il poussa un profond soupir et parut revenir à lui.

– Et vous dites que Rambourg a brûlé ?

– En partie.

– Et les terres ?

– Elles demeurent, évidemment ! Si vous aviez rencontré maître Molines à La Nouvelle York, il aurait pu vous donner des renseignements, car, à la suite des exactions commises en Poitou contre les protestants, il a pris en charge, m'a-t-il dit, de veiller aux biens réformés abandonnés.

Il demeura silencieux, songeur ou assommé, on ne pouvait savoir.

– Mais alors, fit-il comme comprenant enfin, il faut que je retourne là-bas prendre possession de mon héritage !

*****

– Je ne sais de quelle étoffe sont faits ces huguenots, remarqua Angélique, lorsqu'il se fut retiré soucieux, mais sans manifester plus d'émotion, et eut regagné le bord du Cœur de Marie. Le roi de France a peut-être raison lorsqu'il considère que la religion réformée a altéré, chez ses adeptes, le caractère atavique du Français, qui est sensible et spontané, et que cela risque de créer un État dans l'État.

Mais Séverine, contre toute attente, admettait les réactions de son coreligionnaire. Elle avait moins pris garde aux paroles que Nathanaël prêtait à Florimond, qu'elle connaissait peu, qu'à la volubilité et aux tourments de celui qui les rapportait avec une sainte et fougueuse indignation.

Elle appréciait le genre tragique et les homélies qui se développent sur un large registre de lamentations, de plaintes et de revendications.

– Il faut le comprendre ! Depuis des années il s'est habitué à vivre sans sa famille. Il se disait peut-être de temps en temps : « Je les reverrai un jour... Mais quand ? » Et ils avaient cessé de lui manquer. À supposer qu'il réalise peu à peu qu'il ne les reverra jamais, cela ne changera pas grand-chose à sa situation présente, surtout si son patrimoine, là-bas, lui, demeure.

– Tu as raison. Après tout, c'est vrai, la jeunesse a le cœur dur. Il est rare qu'elle souffre d'un lien rompu s'il ne se confond pas avec la perte d'une fortune ou d'une présence. Moi aussi, à dix ou douze ans, je suis partie pour les Amériques et tant étais-je séduite par ce projet que je n'ai pensé ni à mon père ni à ma mère, qui pourtant étaient fort bons et nous aimaient tendrement. Je ne sais pourquoi, le souvenir m'en revient souvent depuis quelque temps, moins pour m'étonner de la distance qui existe entre l'esprit et le cœur d'un enfant et ceux d'un adulte, que pour m'effrayer du changement, je dirais presque de la déformation que la vie nous impose. Où est-elle allée ? me dis-je parfois. Où est-elle partie, où a-t-elle disparu, cette enfant Angélique qui n'avait pas de cœur mais qui souffrait de tant de choses, inconnues et inexprimables, dont personne autour d'elle n'avait conscience ?

– Croyez-vous qu'il manque de cœur et n'aimait pas sa famille ? demanda Séverine qui se mordillait la lèvre et découvrait l'envers de ce qu'elle avait cru comprendre cinq secondes auparavant.

Elle s'était levée pour regarder s'éloigner la chaloupe qui emmenait le jeune visiteur, puis était revenue s'asseoir près d'Angélique.

– Que cherchez-vous, dame Angélique ? demanda-t-elle, voyant que celle-ci regardait dans le sac de velours qu'elle emmenait toujours sur le pont.

– Une lettre ! Écoute, Séverine, c'est une lettre que je garde avec moi, parce que j'aime la relire. Elle parle avec une telle sagesse du sentiment d'aimer et une telle vérité, que, chaque fois, j'en découvre les nuances et le sens nouveau. Il y a un tel emmêlement dans nos attachements humains, contraints ou spontanés, tant d'obligations auxquelles nous devons nous soumettre sans y consentir de cœur, que cette lettre nous aide à mettre un peu d'ordre entre nos devoirs et la véritable signification du mot aimer que nous employons un peu à tort et à travers.

Écoute...

Elle lut l'écriture rangée et régulière qui couvrait une feuille un peu usée aux plis parce que souvent employée.

... Et j'ai dû reconnaître que nos existences, si dissemblables en apparence et aux buts si contraires, se chauffaient à la même flamme qui magnifie tout, qu'elle brûle pour un être ou pour la Sainte Majesté de Dieu : l'amour.

Car il y a plusieurs sortes d'amours parmi le monde : l'amour des étrangers, l'amour des passants, l'amour des pauvres, l'amour des associés, l'amour des amis, l'amour des parents... et enfin, l'amour des amants. On est touché de compassion pour les étrangers quand on apprend que leur pays est opprimé et saccagé. On aime les passants parce qu'ils apportent quelque gain, les pauvres, à qui on donne le superflu, les associés car leur perte est dommageable, les amis parce que leur conversation plaît et est agréable, les parents parce que l'on en reçoit du bien et que l'on craint d'être châtié par eux... Mais il n'y a que l'amour des amants qui pénètre le cœur de Dieu et à qui rien n'est refusé. Cet amour se trouve rarement, il est vrai. Mais c'est le véritable amour. Car il ne connaît pas ses intérêts, ni même ses besoins. La maladie et la santé lui sont indifférentes, la prospérité ou l'adversité, la consolation ou la sécheresse, tout lui est égal. Et il donne sa vie avec plaisir pour la chose année.7

Séverine avait écouté, non sans réticence. Elle devinait que l'épistolière devait être une « papiste » dévote, une nonne.

– Moi, je ne suis pas si froide avec les personnes de mon entourage ou de rencontre. Je les aime, affirma-t-elle avec véhémence. Cette femme ne vit que pour une seule flamme...

– L'amour des amants ?

– Oui ! Et elle est sans doute bien heureuse, car cela n'est pas donné à tout le monde.

Honorine passa sa petite tête sous le bras de sa mère.

– Que lis-tu ? Est-ce la mort du mari de la princesse de Clèves ?

– Non. C'est une lettre que m'a envoyée Mlle Bourgeoys de Montréal. C'est une religieuse, informa-t-elle Séverine, une nonne papiste comme tu dis. Elle est venue fonder Ville-Marie avec la recrue de M. de Maisonneuve, et y ouvrir une école pour enseigner les enfants des colons et des artisans.

– Je me souviens d'elle, dit Honorine, nous l'avons rencontrée à Tadoussac avec, dans ses bras, un petit enfant malade qu'elle avait empêché des matelots de jeter à la mer.

Une fois de plus, Angélique s'étonna de la mémoire surprenante de ce bout de fille.

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