Chapitre 20

Le lendemain, les côtes du Maine furent en vue. Le Maine au nom de province française donné par des Anglais en l'honneur de leur reine, épouse de Charles Ier Stuart et fille d'Henri IV de France, duchesse par apanage de ce fief angevin.

Quel découvreur n'aurait pas été charmé par la beauté sauvage et colorée de l'endroit, avec ses côtes déchiquetées, l'ampleur infinie de ses estuaires Piscatoga, Saco, Kennébec, Shcepscott, Damariscotta, Penobscot, Saint-Croix, Saint-Jean s'enroulant autour de multiples îlots boisés, se lovant dans le creux d'innombrables baies tranquilles, embouchures de fleuves ou labyrinthes bucoliques, alternant avec de hautes falaises roses ou bleues creusées de fjords dangereux, reliés par des longues plages de sable fin ? Au-delà du rempart de cette côte déchiquetée et délirante, la forêt et les montagnes en moutonnements s'élevant de plus en plus haut formaient un immense arrière-pays, creusé de milliers de lacs dont certains avaient jusqu'à quinze lieues9 de long et d'autres n'étaient qu'un œil rond d'azur ou du vert de l'émeraude dans le noir des bois.

Dès que la montagne de Camden qui se trouvait en face de Pentagouël fut reconnue, il y eut beaucoup d'animation à bord. On se porta vers la proue. Mais, comme il fallait s'y attendre, des rouleaux de brume apparurent et vinrent au-devant du navire. C'était l'accueil traditionnel de la baie Française, aussi célèbre pour ses brouillards que pour ses marées.

Il y eut des cris de déception. Et quelques-uns se dévouèrent pour aller chercher des manteaux, des châles, des couvertures. On enveloppa les bébés que l'on avait fait monter aussi sur le gaillard d'avant, en ce moment très émouvant de leur arrivée en leur nouveau pays. Mais personne ne voulait redescendre et s'abriter. Le brouillard était si épais qu'on ne voyait même plus le bout des mâts, et le navire, aux vergues peuplées de fantômes, se mit à naviguer au ralenti. L'eau tombait en gouttelettes dorées. La lumière en luttant contre l'opaque rideau humide divisait les nuances de son spectre et l'on vit trembler des ondes bleu et vert, orange et or : des arcs-en-ciel.

On entrait dans le pays des arcs-en-ciel dont Florimond avait rêvé avant de partir à la recherche de son père.

Puis il y eut, sur un coup de vent, une commune exclamation et Angélique sourit en apercevant Séverine et Honorine qui sautaient de joie en poussant des cris enthousiastes, tandis qu'au loin, émergeant d'un écrin de brume d'un bleu doux, se dessinaient les deux mamelons roses de l'île du Mont-Désert. Leur apparition, aux belles tonalités variant de l'aurore au pourpre dans le soleil, ou de tendre couleur chair, suivant les rayons de lumière qui les caressaient de leurs pinceaux d'argent, filtrant à travers les nuages, annonçait l'approche de Gouldsboro. Encore quelques heures et la passe cachée qui n'était accessible qu'à marée haute serait franchie puis l'on pourrait apercevoir les maisons étagées au-dessus de la plage et du port et la frange sombre que ferait sur la rive la population rassemblée, en attente.

Séverine et Honorine dansaient une ronde en riant, des matelots lançaient leurs bonnets en l'air.

Angélique voulut prendre l'un des bébés dans ses bras. Elle ne s'habituait pas à les tenir tellement ils étaient petits et inconsistants. Elle avait toujours l'impression qu'ils lui fondaient dans les mains et qu'elle risquait de les égarer au sein de leurs blancs lainages.

Qu'ils étaient peu de chose quand ils dormaient ainsi ! Le souffle de vie qui les animait était imperceptible. Ils étaient sereins, palpitants. Ils dormaient.

Autour d'elle, on leur adressait la parole. On leur montrait ces deux montagnes rondes, posées sur la mer, comme on leur aurait désigné sur un quai d'arrivée des parents ou amis les attendant avec joie et impatience.

Le plaisir évident de Séverine ajoutait à la joie d'Angélique. Pour la petite exilée, ce coin sauvage de la dure Amérique était devenu un peu « le pays », la maison, ce lieu privilégié où l'on est certain de se retrouver parmi sa famille et ses amis, chez soi.

C'était déjà beaucoup, pensait Angélique, d'avoir réussi à créer, pour des fugitifs condamnés à la mort ou à la prison, un lieu viable où ils pouvaient goûter encore les douceurs de la vie et ces moments de bonheur faits de la joie d'aimer et d'agir sous le ciel de Dieu, qui ne sont accordés qu'aux êtres libres.

À suivre

1 Aujourd'hui baie de Fundy.

2 Il est sauvé !

3 Ils vivent ! Ils tètent !

4 Les Indiens de la région nommaient ainsi les Hollandais d'Orange.

5 Cf. « La tentation d'Angélique ».

6 Wolverine, en anglais.

7 Extrait authentique de la correspondance de la Bienheureuse Marguerite Bourgeoys.

8 Cf. « Angélique et la démone ».

9 Environ 64 kilomètres.

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