Chapitre 10

Ruth avait supplié Angélique de se remettre au lit et elle retrouva le contact de ses draps et la position allongée avec un infini plaisir.

Dans sa vie bien réglée de Salem, où le charme de la maison compensait la rigueur des préceptes, l'intrusion du jésuite et de l'Iroquois, émanations de la forêt tant redoutée, venait de rompre pour elle les délices d'une convalescence où fleurs, fruits, mets délicats, visites cordiales et présents jouaient un grand rôle.

En fait, ce n'était pas une surprise ! Et pourquoi manifester tant d'émotion ? Car ce que le père de Marville avait annoncé, les tarots de Ruth Summers le lui avaient déjà révélé.

Les voyant toutes deux marries et bouleversées à son chevet, Angélique les interpella :

– N'auriez-vous pu user de vos pouvoirs, leur demanda-t-elle, pour suspendre les diatribes de ce forcené avant qu'il ne mette tout le monde à deux doigts de l'assommer ?

Prises de court, les frêles magiciennes reconnurent que, devant ce spectacle insolite, elles n'avaient été, le temps de son déroulement, rien d'autre que deux femmes dévorées de curiosité. De plus, malgré les ruptures qu'elles avaient opérées avec leurs propres sectes, quakerisme ou puritanisme, elles restaient filles de la Réforme qui, depuis plus d'un siècle, parait la tiare pontificale et ses serviteurs d'une auréole infernale.

Du jésuite, l'espèce leur était inconnue et par trop effrayante.

– Qu'a-t-il annoncé ?

– L'homme brillant est tombé, leur dit-elle.

Et elle ferma les yeux.

Les deux poupards s'étaient endormis, épuisés, après avoir consenti à prendre le sein de leurs nourrices respectives, qu'ils avaient refusé plusieurs fois dans leur rage.

Les abeilles bourdonnaient.

Ruth tira le rideau d'indienne devant la fenêtre afin d'atténuer la lumière vive et miroitante de la baie, et un doux silence se referma, comme une eau docile et indifférente, sur l'écho des anathèmes.

Angélique regrettait de ne pouvoir s'abstraire totalement de la scène récente. Les paroles échangées tournaient dans sa tête. Elle avait été reliée un peu brutalement à ses amis français, ses amis de « là-haut », et voici qu'elle jetait vers le nord où se trouvaient tapies les virulentes petites villes canadiennes – Québec, Trois-Rivières et Montréal, au bord de leur fleuve géant, le Saint-Laurent – le même regard d'effroi que les Anglais puritains, s'agitant sur leurs rivages atlantiques comme une colonie d'oiseaux dont les œufs sont menacés par un tenace et infernal prédateur.

Sa qualité de française ne lui avait pas permis d'être épargnée.

En général, elle s'entendait bien avec les hommes d’Église. Un de ses frères aînés, Raymond de Sancé, était aussi un jésuite et il n'y avait rien de meilleur que les liens de famille pour tempérer le respect et la considération que l'on doit aux porteurs de soutane et la dépendance en laquelle ils voudraient tenir le vulgaire. À Québec, après quelques affrontements, l'évêque de Nouvelle-France, Mgr de Montmorency-Laval, prenait plaisir à s'entretenir avec elle. Le R.P. de Maubeuge, supérieur des jésuites, avait accepté d'être son confesseur. Le père Massérat, auquel elle avait sauvé la vie, lui avait apporté la solide caution de son amitié, lorsque la ville était divisée à leur propos.

Restaient les partisans du père d'Orgeval. Le jésuite Guérante, qui, au parloir de la maison mère de Québec, était sorti de l'ombre d'une tenture pour lui murmurer :

– Par votre faute, il va mourir !

Et maintenant, un autre, le père de Marville, venait de lui crier :

– Par votre faute, il est mort.

Demain peut-être, elle serait capable de réfléchir aux changements qu'allait entraîner cet événement, la disparition de leur plus farouche adversaire, en terre d'Amérique, et il serait sans doute raisonnable de s'en féliciter, sinon de s'en réjouir. Pour l'instant, elle ne pouvait pas.

Elle avait peine à réaliser cette nouvelle, la mort de ce prêtre, qui, dans l'ombre, n'avait jamais cessé de les combattre, sans jamais se dévoiler. Depuis longtemps, il ne s'était plus manifesté, exilé du côté des mers douces, mais on le savait vivant et sans doute aux aguets, attendant son heure.

Il lui vint à l'idée que c'était la force de sa haine qui avait concentré cette menace si diabolique sur elle et les enfants qu'elle portait, qu'ils avaient failli tous les trois en mourir.

Or, à la même heure, c'était lui qui, au loin, dans d'atroces supplices, rendait le dernier soupir. Et ils étaient sauvés.

Même si cela, à la réflexion, ne coïncidait pas dans le temps, elle croyait à ce marché, tant les forces contraires qui les désignaient ne laissaient plus pour l'une et pour l'autre que des choix brutaux : victoire ou défaite, vie ou mort.

Pourtant, elle gardait l'impression que ce n'était pas ainsi que les choses auraient dû finir.

Elle regrettait qu'il ait disparu sans qu'ils aient pu se regarder face à face :

« Il s'est dérobé jusqu'au bout... »

Elle ressentit un frisson glacial, et ses deux amies, qui s'en aperçurent, lui apportèrent des cruches de grès remplies d'eau bouillante et enveloppées de lainages, et lui firent avaler aussitôt un peu de la médecine de Shapleigh qui avait un goût fort amer.

Peu après, elle vit arriver son mari et retrouva son sourire.

– Je sais désormais la comédie qu'il me faut jouer lorsque vous m'abandonnez trop longtemps, mon cher seigneur. Mais ne craignez rien. Aujourd'hui, il ne s'agit pas de fièvre palustre.

Il toucha son front, puis baisa le creux de sa main.

– La séance que vous venez de connaître pour vos relevailles excuserait sinon une rechute, au moins un peu de fébrilité.

Il s'assit, ôta ses gants et il y avait un sourire au fond de ses yeux sombres. Tout alors parut plus léger.

Il lui confia son ennui d'avoir dû l'abandonner dans le brouhaha, sans s'informer de sa santé ni de celle de leurs vigoureux rejetons qui s'étaient introduits opportunément dans ce concert des nations.

Les Anglais, en plein désarroi, ne savaient s'il fallait jeter le jésuite en prison, le pendre ou l'absoudre, pour mieux l'oublier et une fois de plus, c'était lui, « l'étranger », le Français de Gouldsboro, bien que malmené par son compatriote, qui devait se charger d'atténuer les frictions et de trouver un lieu de repos pour les voyageurs tout indésirables qu'ils fussent.

Le prêtre français et son acolyte avaient été conduits à la maison de briques où, à Salem, on logeait de préférence les « étrangers ». Ils auraient pour compagnie des catholiques anglais du Maryland qui ne pouvaient s'offusquer de voisiner avec un jésuite.

Peyrac avait proposé à Tahontaghète et aux guerriers qui l'accompagnaient de les loger dans un entrepôt du port dont il avait la concession. Le grand sauvage déclina l'offre. Les Iroquois n'étaient pas vraiment amis avec les Anglais. Ils les méprisaient et s'en méfiaient.

« Il y a autant de feu dans la neige que de vérité dans un Yennglies », disaient-ils en se moquant.

Ils étaient neutres à leur égard, parce que ennemis de leurs ennemis, et ils aidaient indirectement les Anglais en poursuivant l'anéantissement desdits ennemis : c'est-à-dire des Français et de leurs alliés sauvages : Hurons, Abénakis, Algonquins.

Mais ils voulaient être seuls maîtres de mener leurs campagnes de vengeance.

Les Anglais prenaient bien soin de ne pas effaroucher la neutralité susceptible des Iroquois. Ils s'entremettaient avec eux par le truchement des Mohicans, une branche iroquoise jugée abâtardie par la Fédération du Nord, mais les seuls Indiens à combattre aux côtés des Anglais et à se montrer pour eux des alliés sûrs.

Le comte tira de la poche de son habit le « collier » de wampum que lui avait remis Tahontaghète et qui n'avait pas l'importance de traité, ni la grandeur de celui que le chef Outtaké avait envoyé à Angélique, l'hiver de la grande famine.

Celui-ci n'était qu'une simple bande de dix pouces sur deux. Son dessin était primitif mais clair : on distinguait en bas, contre la bande bleu sombre qui le soulignait sur ses quatre côtés, la silhouette d'un homme couché, les membres jetés de part et d'autre dans un certain désordre, qui signifiait la blessure ou la mort violente. Au-dessus de lui, quatre piquets ou poteaux dressés étaient là pour l'écraser, peut-être contribuer à le ficher en terre. Par cette image, Outtaké leur annonçait que leur ennemi était mort et ne pouvait plus leur nuire.

Et pour qu'on ne pût se méprendre sur l'identité du personnage étendu, les brodeuses du wampum avaient outrepassé la tradition qui les obligeait à n'employer pour ces documents officiels que des morceaux de koris, coquillages durs, blancs, bleu sombre, bleu faïence ou violets et plus rarement noirs. À la place du cœur, elles avaient tenu en effet à incruster un petit éclat de pierre rouge : le rubis de son crucifix.

– C'est donc bien lui, cette fois.

Angélique avait parfois supputé qu'il n'existait pas. Il savait s'entourer de personnages irascibles, qu'il chargeait de transmettre les décisions intransigeantes, se réservant, lui, de plaire afin de ne pas rebuter les âmes faibles et sentimentales.

– Souvenez-vous comme nous avait traités Guérande, lorsqu'il était venu à notre campement au bord du Kennébec. Et hier, ce Marville ! fit-elle.

En se remémorant la scène de la veille, Angélique reconnaissait qu'on ne pouvait dénier le courage aux porte-parole du père d'Orgeval.

Il n'était pas facile d'attaquer de front un Joffrey de Peyrac, surtout en paroles, et les rares fois où elle avait été témoin de scènes de ce genre, c'était le fait d'individus qui avaient « perdu la tête ».

D'ailleurs, à certains moments, elle n'avait pas été sans se demander si, pour le père de Marville, tout jésuite qu'il était, les souffrances qu'il avait endurées chez les Iroquois ne lui avaient pas légèrement dérangé la cervelle.

Cela avait atténué la juste colère qui aurait pu s'emparer d'elle.

Son attention en fait avait été détournée par elle ne savait quoi d'artificiel dans l'excès même de son arrogance. Un mensonge s'embusquait derrière ses discours, mais de quelle sorte ? et à quels moments en avait-elle eu le soupçon ? en quels propos avait-elle perçu la fêlure qui menaçait de le briser ?

En arrière-plan, une « vraie » douleur donnait aux accusations forcenées, et aux insultes du jésuite, une trame pathétique.

Et comme s'il suivait la marche de sa pensée, Joffrey de Peyrac murmura avec un hochement de tête :

– N'empêche, je m'interroge : qu'est-il arrivé de si horrible, pour qu'un individu bardé de fer comme ce Marville en soit si profondément affecté ?

– Il est arrivé que... le père d'Orgeval est mort, Joffrey. Et croyez-moi, c'était un homme très aimé. Sans doute une séduction calculée, entretenant son pouvoir sur les êtres, je l'ai compris à Québec. Même ceux qui lui tournaient le dos et qui avaient pris parti pour nous lui gardaient un sentiment. Et c'est cela peut-être qui va le rendre plus dangereux mort que vivant.

– Je reconnais que ces messieurs de la compagnie de Jésus ne sont pas faciles à manier, ni à circonvenir. Pour dominer les consciences, ils ont suivi un apprentissage rigoureux, une formation ésotérique et intellectuelle de plusieurs années. Le secret, la puissance, une règle qui comporte des exercices menant à l'exaltation de qualités exceptionnelles et certaines affinités occultes, cela fait une armure sans faille. Aussi bien, c'est une armée et leur supérieur est un général. Une armée qui a reçu du pape qu'elle défend des privilèges exorbitants, tels que celui que quiconque « attaque l'ordre sera frappé d'excommunication de droit et de fait ». Même un évêque...

– Hier, quand ce père de Marville vous adressait la parole, avec quelle insolence, j'ai eu la vive sensation que le père d'Orgeval parlait par sa bouche. Son esprit s'est peut-être glissé en lui ?

Joffrey sourit et répondit qu'après avoir songé à riposter durement et à faire payer très cher au religieux ses insultes, il s'était ravisé. Le père de Marville était réputé pour ses attaques verbales et son fanatisme. Volontairement, le père de Maubeuge le maintenait éloigné de Québec, sur le front des missions iroquoises, toujours dangereuses, et où sa hargne obtenait plus des sauvages que la bénignité de ses prédécesseurs.

Baptisés ou païens avaient fini par redouter autant ses imprécations que ses menaces d'enfer, et le croyaient habité par l'esprit d'un carcajou, ou glouton6, cet animal qu'ils redoutent pour ses tours diaboliques, ses vengeances subtiles et tenaces.

– Je vais me contenter de le faire protéger et de lui obtenir un passage sur un navire repartant vers l'Europe.

– Il emporte avec lui des missives qui nous calomnient et pourraient nous nuire.

– Qu'importe ! L'on ne peut retenir toutes les feuilles mortes qu'emporte le vent du diable. Ses outrances lui nuiront peut-être ! Et puis, en toute justice, ma chère, je reconnais qu'il y avait du vrai dans sa dernière accusation contre moi, et si les mots qu'il employa n'avaient pas visé à donner une image fausse et péjorative de celle qu'il me reprocha d'aduler, j'aurais rendu hommage à sa clairvoyance. Car cela est vrai, madame, vous êtes TOUT pour moi, et je suis à vos ordres, et je suis votre esclave.

– Ne le dites pas trop haut, supplia-t-elle, sinon, « ils » vous brûleront encore.

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