Chapitre 28
C'était par le baron de Saint-Castine, leur voisin du fort de Pentagouët, qu'était arrivée la lettre de Florimond.
Le Gouldsboro et Le Rochelais devaient être à contourner la Nouvelle-Écosse du côté de Port-Mouton. Des vents, des brouillards les retardaient. Or, Saint-Castine, apprenant qu'ils étaient de retour, venait les saluer. Il les avait manqués en juillet au moment où il revenait, lui, de France où l'avait retenu longuement une histoire d'héritage dans le Béarn, dont il était originaire. Car il était aussi gascon, ce brillant officier qui, dans son fort dominant l'embouchure du Pénobscot et au-dessus duquel flottait le drapeau à fleur de lys, régnait sans conteste comme un bienveillant potentat.
Pentagouët avait été au début du siècle un petit comptoir commercial, bâti par un aventurier français, le sieur Claude de La Tour. Pris par les Anglais, rendu aux Français qui avaient élevé une solide forteresse de bois à quatre bastions, occupé ensuite par les Hollandais, puis de nouveau par les Anglais, enfin reconquis par le baron de Saint-Castine, au nom du roi, Pentagouët était aujourd'hui considéré comme la capitale de l'Acadie.
De cette enclave française, le baron de Saint-Castine administrait les tribus abénakises de la région, Etchemines, Tarratines, Souriquoises, Malécites, non seulement comme un père, mais comme un chef qui aurait été choisi parmi les leurs.
Il avait épousé la jolie princesse indienne Mathilde et il succéderait à son beau-père Massaswa lorsque celui-ci décéderait. Isolé dans son œuvre, il avait été le premier à demander l'aide de Peyrac afin d'éviter à « ses » Indiens baptisés les guerres saintes auxquelles les poussaient Québec et plus encore le maître occulte qu'était alors le jésuite fanatique d'Orgeval, surnommé Hatskon-Ontsi, l'homme ou le diable noir.
Lui était surtout préoccupé de s'enrichir par la fourrure, de vivre heureux avec sa famille indienne tout en aidant par sa fortune les tribus à survivre et à éviter l'extermination qu'entraînaient pour eux guerre et famine, épidémies et alcool. Durant son absence il avait laissé le gouvernement de Pentagouët à sa femme Mathilde, ravissante et intelligente princesse qui s'en tirait fort bien sous l'égide de son père âgé, mais dont l'autorité de Sagamore demeurait grande et respectée.
Elle était là aussi, aujourd'hui, dans sa robe de peau frangée.
Elle s'habillait court avec un peu d'impertinence, montrant des genoux charmants au-dessus de bottes de peau brodée. Cela se pratiquait chez les Indiennes de haut rang, filles de chefs, ou dirigeant le conseil des femmes, ou tenant un rôle de prêtresse, toutes fonctions qui les mettaient au-dessus des autres, leur donnant parfois le jugement de décision suprême sur les hommes et sur les chefs. Ses longues tresses noires lui donnaient un air enfantin.
Saint-Castine lui avait ramené de France un long manteau de velours bleu sombre dans lequel elle s'amusait à virevolter, s'en drapant et l'ouvrant tour à tour comme des ailes.
Avant de s'embarquer à Honfleur, M. de Saint-Castine avait vu une dernière fois à Versailles les deux fils aînés Florimond et Cantor de Peyrac. Ils étaient en parfaite santé.
Il tira de son pourpoint une lettre rédigée par Florimond pour ses parents et la tendit à Angélique sachant que nul n'ignore qu'une mère ne peut attendre avant de parcourir les lignes tracées par la main d'un fils chéri, qu'elle apprécie d'en faire lecture la première, et si possible seule, à l'écart, comme pour un billet doux.
– Baron, vous connaissez trop bien les femmes, lui dit Angélique. C'est pourquoi elles vous aiment.
– Je suis d'Aquitaine, comme M. de Peyrac, et nous n'avons pas encore oublié les enseignements de l'Art d'Aimer. Plaire aux dames reste notre devise. Allez lire votre lettre sans vous soucier de nous. M. de Peyrac ne sera pas privé car je lui donnerai de vive voix d'autres détails sur les aimables jouvenceaux, détails que vous n'aurez qu'ensuite.
Elle brisa les cachets de cire et déploya les feuillets couverts de la fine et rapide écriture de son fils aîné. Ce faisant, elle éprouvait un sentiment mitigé d'impatience, de joie et de mélancolie.
Quand donc cesserait-elle de souffrir pour eux ? De s'inquiéter ? De regretter de les avoir si vite reperdus ?
Saint-Castine avait eu raison de donner la lettre à Angélique car c'était davantage à elle que le jeune homme s'adressait, s'attachant à lui communiquer des nouvelles de la cour :
Le roi me consent tout, du moment où je fais danser ses dames et rire ses courtisans. Avant ma venue, la cour devenait sérieuse et ennuyeuse. Si le roi me nomme aux armées, en six mois – que dis-je en trois – tout le monde ici bâillera. Aussi me garde-t-il auprès de lui, bien que j'aie été nommé officier de « La maison du Roi » parmi les cent gentilshommes à bec-de-corbin.
Il continuait, parlant de tous et de chacun, comme picorant ce qu'il savait l'intéresser. Ils avaient un code entre eux qui lui permettait de se faire comprendre d'elle sans nommer les personnes connues.
... M. de Vivonne me fuit, me sourit. Il me fait comprendre qu'il ne veut pas que nous parlions d'un exil qu'il veut cacher et je lui fais comprendre que ma mémoire sur ce point est muette. Toujours amiral de la Flotte, il a lancé pour les officiers de la Marine le port d'une perruque d'un blond très pâle, presque blanc, qui sied fort à la jeunesse des visages qui s'en parent. Les flatteurs s'en engouent mais, jusqu'à nouvel ordre, ce privilège reste réservé aux officiers de la Marine royale et va inspirer l'envie de l'obtenir autant que le droit de porter des talons rouges... M. le Dauphin s'est souvenu de moi. Il est un peu gros, mais bien brave et attentionné à sa charge de prince. Dites à M. Tissot qu'il a toujours sa petite armée d'argent...
Florimond avait fait amitié avec le duc d'Antin. Ce charmant adolescent était le fils légitime de Mme de Montespan qu'elle avait eu avec son mari Louis Pardaillan de Grondin, marquis de Montespan. Lequel venait tout juste de baisser pavillon dans sa lutte juridique qu'il avait entamée contre le roi qui lui avait volé sa femme. Le souverain soupirait de soulagement et pouvait envisager de légitimer ses bâtards et de les doter de titres princiers.
Angélique sourit en apprenant que Mme de Montespan, sa contemporaine, venait de mettre au monde coup sur coup, en moins d'un an, deux petits Bourbon par le sang. Le dernier naissait alors que Florimond confiait sa missive à Saint-Castine.
« Deux presque jumeaux, en somme », se dit Angélique amusée de la coïncidence.
Les petits bâtards royaux avaient été immédiatement confiés aux mains compétentes de celle qui avait élevé leurs aînés, Françoise d'Aubigné, veuve Scarron, devenue marquise de Maintenon, que l'on donnait pour la favorite montante.
Florimond naviguait à merveille au milieu de ces intrigues. Il était conscient que le milieu le plus essentiel de la cour aurait toujours l'âge du roi, et il avait très finement analysé que le roi, bien qu'il eût atteint la quarantaine, serait toujours avide de fêtes et de se voir entouré d'une cour brillante, éblouissant par son train et son entrain les ambassades étrangères, et il demandait aux jeunes nobles, garçons et filles, qu'il intronisait dans le Saint des Saints de Versailles, non pas d'imiter, par crainte ou déférence, les aînés qui immanquablement inclinaient à se montrer, soit plus rassis par l'âge, soit trop absorbés par leurs intrigues d'argent et d'avancement, ce qui est une maladie de l'adulte, mais de rester le sang vif de la cour, avec audace et insolence s'il le fallait. Or, bien peu de ces jeunes gens, désireux de faire carrière, le comprenaient. Loin de flatter les gens en place et de se plier à leurs caprices ou à leurs manies – car alors on s'endormirait vite – Florimond secouait tout son monde. Il s'attachait les solides piliers de la réjouissance parmi les mondaines qui n'étaient jamais fatiguées de danses, de fêtes, de théâtre et de carnaval, dont Mlle de Montpensier, la cousine du roi, Anne-Diane de Frontenac, surnommée « La Divine », et naturellement Mme de Montespan. Elle aussi l'avait reconnu, lorsqu'il était allé de lui-même leur présenter ses hommages.
– Ah ! Voici le petit page insolent, avait-elle dit en lui flattant la joue du doigt.
Il s'était gardé d'amener avec lui son frère.
Elle lui avait jeté ce regard aigu qu'elle ne cessait de porter sur les uns et les autres dans la panique où elle se trouvait de perdre l'amour du roi. Elle avait besoin de dénombrer ses amis et ses ennemis, pour mener le combat qui lui permettrait de rester la reine de Versailles.
Florimond, flairant le vent de la cour, jugeait qu'il y avait beaucoup trop de médisants pour affirmer imprudemment qu'elle était en pleine défaveur et que le roi se désintéressait d'elle, assertions qui semblaient tout de même démenties par les récentes paternités royales.
Vous ai-je dit, ma mère, que M. le prince de Condé fut des premiers à venir nous rencontrer lors de notre arrivée à Versailles ? Il vint me trouver, me parla de l'heureuse tâche qui m'attendait avec la charge de « Maître des Plaisirs du Roy », puis cessa de s'occuper de moi dès l'instant où je lui présentai mon frère puîné Cantor.
Songeur, ému, pensant à autre chose, il cherchait par courtoisie à le faire parler. En vain essayais-je de le persuader que ses efforts étaient vains car, de nous deux, il est reconnu que c'est moi le plus bavard. Le prince était à ses souvenirs, et nous savions pertinemment que c'était moins le son de la voix de Cantor qui lui importait que le regard de ses yeux verts, phénomène de transes dans lesquels tombent certaines personnes dont nous avons vite compris qu'elles ont eu l'heur de vous connaître, Madame ma mère, lorsque vous étiez, comme me le répète fréquemment M. Bontemps, le valet de chambre du roi, « la parure de cette cour ». On les voit changer de visage, rougir, pâlir, et certaines ont les larmes aux yeux et d'autres s'enfuient. Cantor s'en amuse et joue de la prunelle avec dextérité. Il s'en amuse moins lorsqu'il s'agit du roi, et nous avons mis au point un dosage habile de sa présence dans les parages de Sa Majesté...
Hé ! Hé ! Ils ne se débrouillaient pas mal les jeunes courtisans. Leur mère, au fond de l'Amérique, avait bien tort de s'inquiéter.
M. le prince, continuait Florimond parlant de Louis de Condé, nous apparaît comme un rassurant exemple de la magnanimité du roi et de la façon dont il sait pardonner et oublier les offenses.
Mlle de Montpensier m'a raconté qu'il y a quinze ans, le prince était « fini », un vieillard traînant sa goutte à faire compassion. À peine toléré à la cour, ce grand homme de guerre, écarté des champs de batailles où il avait eu le tort d'exercer ses talents militaires contre le jeune souverain pendant la Fronde. En lui rendant un commandement au moment de la guerre de Dévolution, le roi l'a ressuscité et la victoire qu'il a remportée sur la Hollande lui a rendu sa jeunesse. Il donne des fêtes superbes au château de Chantilly. Nous y avons accompagné Sa Majesté...
Mon frère Cantor fréquente beaucoup M. Lulli. Et a reçu l'autorisation de celui-ci de jouer de l'orgue en la chapelle du roi. Il pourrait reprendre place parmi les chœurs, pour les voix graves, mais cela ne siérait pas à son rang de gentilhomme.
Mon frère et moi jouons un rôle que nul ne peut remplir, et Anne-François de Castel-Morgeat nous assiste fort bien. Je l'ai attaché aux pas de Mme de Montespan pour éviter que celle-ci tombe dans la mélancolie lorsqu'elle doute de l'amour du roi, car la mélancolie chez cette superbe déesse peut se traduire de la plus dangereuse façon.
Il faudrait attendre le printemps prochain et une nouvelle lettre de Florimond pour savoir ce que signifiait la phrase sybilline qui terminait son épître :
J'ai retrouvé la robe d'or...
C'était un contraste surprenant, après cette incursion à Versailles, de retrouver le calme de la chambre du fort et d'entendre les coups sourds des vagues qui frappaient contre le soubassement des rochers sur lequel il s'édifiait.
Le brouillard de la veille s'était dissipé. Lui succédait une journée venteuse, capricieuse, au cours de laquelle la mer montrait de brusques violences.
Seule, près du berceau où dormaient les deux enfants nouveaux, Angélique évoquait les aînés qui avaient été ses petits compagnons des années de détresse. Y avait-il en eux quelque chose dont elle ne pût se féliciter, malgré les indignations du jeune Rambourg contre le léger Florimond ? Pas si léger que cela, plutôt philosophe, pensant juste ce qu'il fallait au moment où il le fallait, oubliant ensuite, ne doutant de rien, ni du souvenir impérissable qu'il laissait dans les esprits partout où il passait.
Son estime pour ses deux fils aînés s'était accentuée depuis qu'elle avait été en Nouvelle-Angleterre. Maintenant qu'elle connaissait de plus près l'esprit puritain, elle se demandait ce qu'avait pu penser le jeune Florimond, « le jeune libertin athée » comme le désignait Nathanaël, lorsqu'il s'était retrouvé avec son frère à l'université fondée à Cambridge près de Boston par John Harvard, où les avait envoyés leur père, tandis qu'il faisait fortune en repêchant l'or espagnol dans les Caraïbes.
Après avoir été habitués à courir les mers, ils avaient plongé dans l'atmosphère de Harvard comme dans l'eau glacée d'un baptême de théologie concentrée. Ils y avaient appris l'hébreu, perfectionné leur latin et leur grec, assimilé arts et sciences enseignés : la logique, la physique, la grammaire, la prosodie, le chaldéen, l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie, la politique, la littérature anglaise de Cynewulf à Milton en passant par Bacon et Shakespeare, et bien d'autres matières encore. Elle les avait retrouvés, caracolant au sommet de vagues immenses suivant les pistes indiennes. Florimond partait avec Cavelier de La Salle aux Illinois et lui avait rapporté de cette région, où il y avait beaucoup de serpents, des herbes rendant leurs morsures bénignes.
Il explorait les rives de la baie d'Hudson, revenait par le Saguenay avec une moisson de renseignements et de cartes.
Il avait tué un ours gris au couteau, et aujourd'hui il paradait à la cour du roi de France pour y organiser les plus brillantes fêtes.
Un petit crissement qui se renouvela, un appel timide, sans colère pour attirer l'attention, la fit se lever et se diriger vers le berceau.
Le petit garçon avait les yeux ouverts et, pour la première fois, elle vit combien ses prunelles étaient devenues sombres. Il aurait les yeux noirs de Joffrey de Peyrac. Il la regardait et, au bout d'un instant, elle crut surprendre sur la petite bouche l'ébauche d'un sourire. Se refusa d'y croire :
– Il est encore trop jeune.
Elle le prit avec précaution et l'éleva devant elle, et le tint en ses deux mains l'une soutenant la petite tête qui vacillait. Il s'efforçait pourtant de la maintenir droite par ses propres forces, ce qui lui donnait un air hautain et branlant de magot chinois que son crâne chauve, à peine effleuré d'un duvet blond, accentuait. Presque intimidée par ces yeux de jais qui paraissaient immenses dans son mince et pâle visage allongé et qui continuaient de la fixer. Elle lui souriait avec de légers mouvements de tête :
– Tu me vois, petit homme ? Tu me vois ?
Soudain, il sourit encore. Cette fois, elle en était sûre. Il la voyait, sa mère !
– Tu m'as vue ! Tu m'as reconnue !
Et déjà il cessait d'être cette émanation des dieux, ce personnage solennel évadé de régions mystérieuses et qui avait eu tant de mal à se rattacher à la Terre. Il devenait un bébé.
– Tu vivras, petit homme. Tu deviendras grand, Raimondeau de Peyrac. Mon troisième fils !
Elle rectifia :
– Notre troisième fils.
Et avec un frisson, elle le ramena contre son cœur, le serrant avec passion. Elle enrobait de ses deux bras sa douceur, abandonnée, posait sa joue contre sa tête soyeuse, respirait le parfum ténu de sa peau fine et tiède.
– Tu es à moi, petit homme, tu es à nous !
Puis elle le reposa dans le berceau. Ce n'était pas encore l'heure de le nourrir et il ne marqua pas d'impatience. Au bout d'un instant ses yeux, tout à l'heure si brillants et interrogateurs, s'embuèrent de sommeil.
Angélique, avec une autre curiosité, observa sa sœur, près de lui. Elle dormait. Deux petits poings comme des boutons de rose serrés sous le menton et une énorme mèche noire sur l'oreiller. Angélique, malgré le désir de la prendre elle aussi dans ses bras, ne voulut pas l'éveiller. Du doigt, elle effleura la joue ronde légèrement dorée. Une petite fille en plus ! La surprise !
« Gloriandre de Peyrac ».