Chapitre 38

Voici donc Ville-Marie, la sainte, l'audacieuse, aux confins des eaux, de la terre et de la forêt, avec derrière la frise déroulée, bleutée de ses toits et de ses clochers, son petit volcan éteint au nez camus, le Mont-Royal. Sur le port, des bourgeois, M. et Mme Le Moyne, baron de Longueil, et son beau-frère, Le Ber, tous deux parents et parmi les plus riches et entreprenantes familles du lieu, l'attendaient.

Depuis longtemps, par l'intermédiaire de voyageurs comme Nicolas Perrot, ces grands noms de Montréal étaient en affaire avec le comte de Peyrac. Des affaires qui passaient par les chemins de l'intérieur dont le départ se prenait aux cataractes de La Chine, et elle supposait que ces messieurs qui soutenaient de leurs deniers les principales expéditions des coureurs de bois pour la fourrure, n'étaient pas mécontents de bénéficier, grâce au maître de Wapassou, d'une petite réserve d'argent pur, peut-être d'or, bienvenue en cette colonie où les bons-papiers remplaçaient bien désavantageusement les écus sonnants et trébuchants, ceux-ci restant inappréciables comme garantie pour tout marché sérieux, à traiter avec la France métropole ou les puissances commerçantes étrangères.

Elle fut donc accueillie, ainsi qu'Honorine, avec amitié et attention. On déplorait l'absence de M. de Peyrac, mais sachant le service que celui-ci rendait au gouverneur et à tous, en surveillant sur le Saguenay la progression des Iroquois au pays des Mistassins, ils préféraient cette solution qui leur épargnait une campagne d'été contre ces intraitables ennemis.

Reconnaissants et empressés, ils mirent à la disposition d'Angélique et de sa fille un petit manoir des plus confortables, dans le voisinage de leurs propres demeures, et les dames, ainsi que leurs filles, vinrent prêter la main à l'installation des visiteuses et de leurs gens. Elles assuraient Angélique que, tout au long de son séjour, elle pourrait se considérer comme chez elle, demander tout ce dont elle aurait besoin : des domestiques, des femmes de chambre, un cuisinier et ses aides, s'il le fallait. Mais les dames de Montréal comprirent que la dernière proposition était inutile en voyant arriver M. Tissot avec ses paniers de vaisselle, d'argenterie et de verrerie, recouverts de linge blanc. La dignité et le savoir du maître d'hôtel les impressionnèrent.

Il demanda seulement l'assistance, le premier jour, de deux valets qui pourraient lui indiquer où se fournir au mieux dans la ville en vivres frais, volailles, viandes, légumes, fruits, et, si l'on en trouvait de bonne confection, de pâtés et tourtes de viande ou de gibier.

Dès qu'elle le put, Angélique, escortée de Kouassi-Bâ et de M. de Barssempuy, se fit conduire à l'habitation qui, vers l'ouest de la ville, abritait les sœurs de la congrégation de Notre-Dame et leurs jeunes élèves et pensionnaires.

Une voiture légère les conduisit jusqu'à l'entrée de la concession qui n'était close que de barrières de bois. Au bout d'une allée, entre deux prairies plantées d'arbres fruitiers, on découvrait une longue maison de pierre, avec trois fenêtres de chaque côté de la porte centrale, et son toit couvert d'ardoises, percé de sept lucarnes.

En regard des grands bâtiments conventuels et demeures seigneuriales de la capitale, c'était modeste, mais accueillant comme une maison de famille. Au centre de la cour, des petits enfants chantaient en dansant, en battant des mains et en sautant d'un pied sur l'autre.

Aux premiers jours de mai,


Que donnerai-je à ma mère ?


Aux premiers jours de mai,


Que donnerai-je à ma mère ?


Une perdriole qui vole, vole, vole,


Une perdriole qui vole dans le bois...

Il y avait un puits à l'angle du jardin potager qui se prolongeait sur la gauche par un pré planté de pommiers, et sur la droite, par un entrepôt qui complétait l'ensemble des communs, la grange où l'on remisait les charrettes, le cellier pour les fruits, la réserve des raves. On trouva mère Marguerite Bourgeoys qui payait les traites dues pour la réparation de son toit après l'hiver, en ballots de castors. Apercevant les visiteuses, elle vint à elles, les embrassa, s'informa de leur santé et leur demanda de patienter un petit peu, le temps de terminer les comptes.

Lorsqu'on eut examiné et dénombré les peaux, pesé par lots, mesuré la hauteur des paquets à celle d'une demi-longueur d'un canon de fusil qui était jugée correcte pour la transaction, lorsque le couvreur et le charpentier s'en furent allés avec leur bien de castors sur une brouette, et leur fusil-étalon de mesure en travers de l'épaule, Mlle Bourgeoys put se consacrer à elles.

C'était un grand jour, dit-elle, que celui où l'on accueillait une nouvelle pensionnaire et surtout venue de si loin. On la choierait bien. Les devinant assoiffées, car c'était la maladie du pays, elle commença par leur faire boire un grand verre d'eau fraîche tirée du puits. Ici, été comme hiver, ce verre d'eau était le premier geste de l'hospitalité. Puis elle proposa à Honorine d'aller voir une brebis dans le pré et ses deux agneaux, l'un noir, l'autre blanc.

L'on revint ensuite vers la belle maison basse. Les salles étaient vastes, avec de grands âtres, et se suivaient en alignement, séparées au milieu par un couloir qui traversait la maison de part en part et s'ouvrait à l'arrière sur une autre cour, d'autres jardins et de grandes prairies qui descendaient jusqu'au fleuve.

D'un côté de ce couloir, il y avait le parloir, le réfectoire, les salles d'études. De l'autre, une grande cuisine, nantie de deux petites salles secondaires, la chapelle où la statue de Notre-Dame du Bon Secours et le beau crucifix offert par M. de Fancamp, l'un des premiers bienfaiteurs, étaient garnis de bouquets de fleurs fraîches que les enfants cueillaient dans les prés.

Angélique remarqua que tout au long de la visite, mère Bourgeoys ne lâcha pas la main d'Honorine, lui faisant beaucoup plus qu'à elle les honneurs des lieux.

Quelle adorable éducatrice !

À l'étage, on vit les dortoirs. Les lits de bois simple, garnis d'une paillasse de balle et de couvertures à carreaux bleus et gris, étaient surmontés d'un cadre de bois.

– L'hiver, nous mettons des courtines de serge verte afin que nos enfants soient bien protégées durant la nuit du grand froid et des vents coulis.

L'été, on se préoccupait surtout d'éviter les piqûres des moustiques et des maringouins. On suspendait aux montants des lits des boules composées de noix de muscade, de clous de girofle et de toute une gamme d'ingrédients à la forte senteur. Ces boules, appelées « pommes pourries » ou « pot-pourri » avaient la propriété d'écarter les insectes.

– Savez-vous faire de ces « pots-pourris » ? demanda mère Bourgeoys à Honorine.

Honorine secoua la tête négativement.

– Que savez-vous faire, ma petite enfant ? Dites-le-moi, pria la religieuse avec affection.

– Je ne sais rien faire, répondit Honorine d'un air compassé. Je suis très maladroite.

– Eh bien, nous vous aiderons à l'être moins et nous vous apprendrons bien des choses, répondit la directrice d'un air enjoué et sans se mettre en peine de cette déclaration.

Partout dans la maison, régnait une délicieuse odeur de melons et de fruits. Le climat étant plus doux qu'à Québec, on récoltait ici quantité de prunes et de pommes qui déjà faisaient ployer les branches dans le verger et, au bas du jardin près de la rivière, dans un sable gris, poussaient les petits melons qui étaient le régal de la belle saison et que l'on faisait confire en petits dés, pour distribuer aux malades et aux enfants, l'hiver.

Au réfectoire, une sœur et une novice avaient préparé une collation, et sur chaque assiette, les melons coupés en quartiers embaumaient.

Tandis qu'elles dégustaient la pulpe délicate avec des cuillères de vermeil – don d'une « bienfaitrice » – Angélique ne pouvait s'empêcher de poser des questions sur ces premiers temps qu'avait connus la pionnière de Montréal, et Marguerite Bourgeoys s'y laissait prendre car elle aimait se rappeler le jour où, après huit années durant lesquelles aucun enfant n'avait pu atteindre l'âge d'apprendre à lire, elle avait vu arriver à l'étable mise à sa disposition pour servir d'école, la première petite fille, le premier petit garçon de quatre ans et demi.

La congrégation ne prenait comme pensionnaires que des fillettes, mais les petits garçons de la ville de quatre à sept ans continuaient d'être reçus pour les premières années comme il en avait été autrefois.

En l'interrogeant, Angélique avait un aperçu de l'intelligente activité que cette modeste Champenoise qui était partie si hardiment de sa ville natale, Troyes, en France, déployait non sans soulever des controverses car elle innovait en tout. Elle avait fondé le premier ordre religieux de femmes à n'être pas cloîtrées et elle avait obtenu que le costume porté par elle-même et ses compagnes ne soit que la tenue ordinaire d'une ménagère de modeste condition. « Sans voile, ni guimpe », pour ne pas se différencier de ceux qui les entouraient et qu'elles étaient venues servir.

Elle avait aussi inauguré un ouvroir dès les premiers temps de la colonie afin que les jeunes femmes immigrantes qui arrivaient, souvent dans l'ignorance totale du moindre rudiment de cuisine ou de couture, ne sachant pas plus faire une soupe que ravauder des hardes – à se demander parfois, dit-elle, de quelle façon jusqu'alors en France elles se nourrissaient – puissent apprendre les rudiments de cette belle et honorable tâche qui demande de la bonne volonté et de l'amour, mais aussi de sérieuses et multiples compétences : tenir un foyer.

Partout où elle le pouvait, disposant d'un contingent assez faible de religieuses, elle ouvrait des petites écoles pour les habitants éloignés de l'île, à la pointe Saint-Charles, à la Pointe-aux-trembles, à La Chine... Et voici qu'on venait les quérir pour en ouvrir à Champlain, à Québec, en la Basse-Ville, à Sainte-Famille en l'île d'Orléans.

Elle tenait aussi, pour atteindre la plus grande partie de l'enfance canadienne, à ce que l'école soit gratuite.

Et, afin de pouvoir instruire gratuitement, les sœurs devaient se contenter de peu pour elles. Elles gagnaient la vie de la communauté par des tâches à l'extérieur, et en vivant de leur ferme et élevage, comme tous les habitants de Nouvelle-France.

*****

À la fin de cette première visite, Mlle Bourgeoys fit à Angélique une proposition qui tenait compte de la peine que mère et fille allaient avoir à se séparer et qui œuvrerait à dénouer sans brutalité des liens bien naturels entre cœurs aimants.

Elle conseillait à Mme de Peyrac de garder Honorine auprès d'elle jusqu'à ce qu'elle ait pu se rendre chez son frère afin de présenter l'enfant à sa parenté.

Au retour, elle laisserait à la congrégation de Notre-Dame la petite fille qui entamerait ainsi sa vie de pensionnaire. Marguerite Bourgeoys supposait que Mme de Peyrac resterait encore quelques jours dans l'île de Montréal. Ainsi, elle pourrait se sentir proche de l'enfant, en avoir des nouvelles qu'on lui ferait porter, et, quand viendrait le jour pour elle de mettre à la voile et de s'éloigner, mère Bourgeoys espérait qu'elle le ferait tout à fait rassurée sur le sort de son enfant et déjà accoutumée tant soit peu à la séparation.

Pour la distraire de cette pensée, mère Bourgeoys insistait qu'une multitude de gens à Ville-Marie souhaitaient rencontrer Mme de Peyrac et le nouveau gouverneur de la ville avait l'intention de donner une réception en son honneur, conviant les personnes importantes et les plus en vue de la cité, c'est-à-dire à peu près tout le monde, afin de la leur présenter.

De plus, elle avait ouï dire que le chevalier de Loménie-Chambord se trouvait céans et le visage d'Angélique s'éclaira puis s'assombrit car mère Bourgeoys croyait savoir que son retour était dû à une blessure qu'il avait reçue dans une escarmouche stupide avec des Outaouais, ce qui l'avait contraint à abandonner M. de Frontenac et l'armée en route vers les Grands Lacs. La blessure était sans gravité. On le soignait à l'Hôtel-Dieu de Jeanne Mance.

La religieuse enchaîna sur ses providentielles retrouvailles avec son frère aîné qui s'avérait bien être le seigneur du Loup. On le lui avait certifié en secret... Elle lui assura que la femme du seigneur du Loup, sa belle-sœur, Brigitte-Luce de Pierrefond, était une âme d'élite. L'une des filles aînées s'était mariée récemment. Marie-Ange, qui était restée à la congrégation de Notre-Dame jusqu'à douze ans, avait maintenant presque seize ans, mais ne semblait pas pressée de fonder un foyer, ce qui surprenait dans un pays où l'on convolait en justes noces dès quatorze ans et vu son évidente beauté.

– Voilà ce que je vous suggère, mes chères enfants, et je pense que vous vous trouverez bien de suivre mon petit tracé. Regagnez la demeure où vous êtes descendues, prenez une légère collation et mettez-vous au lit de bonne heure. La première nuit à terre lorsqu'on s'est habitué à la navigation, est toujours troublée. De bon matin, on mettra à votre disposition un carrosse... qui eût cru, il y a seulement quinze ans, qu'on verrait des. carrosses à Ville-Marie ? Mais notre île est grande, près de quinze lieues de longueur, et le domaine de votre frère tout à l'extrémité ouest. On y va plus vite en canot, mais il faut décharger à La Chine. Prenez donc le chemin du roi.

Загрузка...