Chapitre 31

Du haut du donjon, Angélique et Joffrey regardaient le vallonnement blême du paysage où jusqu'aux traces des forêts semblaient disparues.

Le ciel était de nacre. Nacre blanche touchée de gris perle et d'un peu de vert.

Au loin, émergeant des nuages, la crête d'un mont, blanc comme une hostie.

Autour de l'enceinte, seuls des filets de fumée s'élevant dans l'air cristallin révélaient les cônes ou boursouflures des tipis ou cabanes indiennes, et l'emplacement des habitations hors les murs.

Blizzard, froid cruel... Des oiseaux noirs en bandes, poussant des cris sinistres, précédaient l'arrivée des nuages de neige épaisse emportés par la furie des vents comme les chars des démons polaires et cela pouvait durer des jours.

À la deuxième annonce de tempête, ceux qui avaient bâti maison hors l'enceinte jugèrent plus prudent de demander l'hospitalité au fort : Elvire, son mari, leurs enfants. On se serra un peu. Honorine retrouvait dans la même intimité que celle du premier hiver de Wapassou ses compagnons de jeux, Barthélémy et Thomas.

Seul l'Anglais muet, Lemon White qui avait eu la langue coupée par les puritains pour cause de blasphème, refusa de quitter son repaire, un peu à la façon qu'avait Éloi Macollet, autrefois, de rester dans son wigwam à l'écart, au risque d'y mourir de faim et de froid, car, lui porter une tranche de pain ou un cruchon de soupe, c'est-à-dire se trouver dans l'obligation de mettre le nez dehors et de s'éloigner de quelques pas de la maison, comportait des risques de mort.

Le sort de Lemon White inspirait moins de crainte car il était équipé pour tenir longtemps. Il logeait dans l'ancien fort de Wapassou, celui du premier hivernage. Il y vivait seul, avec parfois, à l'hiver, la compagnie d'une Indienne, qui repartait au printemps lorsque les siens reprenaient la route. Il avait de bonnes réserves de vivres. Il restait pour entretenir le matériel et la forge des premiers ateliers de mine d'où l'on avait tiré lingots d'or et d'argent. Des installations plus vastes et plus perfectionnées occupaient maintenant toute une aile du grand fort. Lemon White avait transformé le fortin en atelier de réparation et entretien des armes. Il y œuvrait du matin au soir et toute la communauté lui amenait mousquets, fusils à poudre ou à mèche, pistolets. On y roulait, sur une plate-forme de bois, couleuvrines, crapaudines, les petits canons du fort. Et il était devenu courant de venir chez lui se fournir en plomb, mitraille et poudre. Il fabriquait les balles dans des moules et les petits plombs. Il avait en permanence, dans des râteliers, des armes bien nettoyées, bien huilées, prêtes à servir et aussi de la poudre composée suivant la formule que le comte avait mise au point.

Angélique, qui aimait dans ses promenades se rendre chez le muet, se retrouvait avec plaisir dans l'habitation. Sous ses voûtes basses enfumées, tous serrés autour de la grande table, ils avaient vécu leur première nuit d’Épiphanie en Amérique, ils avaient vu les Iroquois arriver, nus, dans un blizzard d'enfer, leur apporter des haricots pour les sauver. Avec le muet, par signes, ils évoquaient quelques anecdotes.

Il y avait une pièce, celle où avaient logé les Jonas et les enfants, qu'il n'utilisait pas. Elle lui demanda de pouvoir y emmagasiner une partie de ses réserves de simples, fleurs et baies séchées, fioles ou pots d'onguents. Car cela, surtout ses racines et ses rhizomes, prenait beaucoup de place.

Une chose qu'Angélique regrettait dans le petit fortin, c'était le grand lit que Joffrey y avait fait sculpter et bâtir en partant de racines et d'arbres pour les montants comme celui d'Ulysse, raison pour laquelle on ne pouvait le déplacer.

Elle avait remarqué que l'Anglais avec tact ne l'utilisait pas. La chambre, très petite par ailleurs, où ils avaient dormi, elle et Joffrey, demeurait fermée, mais toujours propre et chauffée par le conduit de galets qui formait une cheminée à quatre ouvertures construite à la façon de certains pionniers de la Nouvelle-Angleterre. Des fourrures continuaient à recouvrir le lit.

Lui, l'Anglais, se contentait de la grande salle commune avec son âtre, d'une petite chambre en retrait et des ateliers qui se prolongeaient sur les galeries de mines, aujourd'hui refermées par des planches.

*****

À la suite des plus féroces tempêtes, les Indiens commencèrent d'arriver.

Les Abénakis étaient des nomades, et plus particulièrement l'hiver ils se dispersaient par familles, vivant en quelques campements, repliés sur eux-mêmes, comme les marmottes ou les ours, quitte, si la situation devenait intenable, à décabaner pour chercher à rejoindre d'autres villages moins misérables. Dès le mois de mars, ils commenceraient, toujours par familles, à chasser le castor, piéger les bêtes à fourrure et collecter les peaux pour la traite.

Autrefois, traqués par le froid et la faim, ils avaient cherché refuge vers la mission de Noridgevook. Aujourd'hui, ils montaient vers Wapassou.

Ils apportaient des peaux de mouffettes, de loutres, de lynx, du magnifique renard roux, parfois du castor blanc et du renard bien noir qui n'avaient pas de prix. En échange, ils espéraient recevoir à manger, car ils arrivaient au fort à demi morts de faim.

On leur donnait du tabac, on leur préparait, dans la cour, de grands chaudrons de leur « sagamité », un brouet de maïs concassé avec des morceaux de viande ou de poisson séché, un assaisonnement de baies et raves acides, et Mme Jonas n'hésitait pas à y jeter trois ou quatre chandelles à fondre car ils aimaient que leur nourriture soit bien grasse.

Certains ne faisaient que passer et, une fois rassasiés, poursuivaient leur chemin. Mais le plus grand nombre ne repartait pas.

Chaque année ils venaient plus nombreux et plus tôt dans l'hiver. Le phénomène ne laissait pas d'être inquiétant. Cela signifiait que les nomades étaient de plus en plus nombreux à avoir épuisé leurs réserves d'hiver bien avant que les perspectives du printemps puissent leur faire espérer la fin de la disette et la possibilité de reprendre la chasse, de pouvoir poser et aller relever des pièges.

C'était un phénomène qui avait poussé Saint-Castine à demander l'aide de Peyrac pour éviter aux Indiens de l'Acadie d'être entièrement décimés par la double exigence de la traite aux fourrures et des saintes expéditions guerrières.

« Le « troque » effréné qui se fait dans nos eaux pendant l'été, avec les navires étrangers, morutiers et baleiniers, les empêche de se livrer à la chasse et à la pêche au saumon et aux alevins qu'ils avaient coutume de faire au printemps. La fièvre qui les saisit d'apporter aux rivages le plus de pelleteries possible, ne leur laisse pas le temps de fumer et boucaner viande et poisson pour leurs provisions d'hiver, encore moins de semer courges et pois et un peu de blé d'Inde. S'il leur faut répondre à l'appel d'une campagne guerrière chez l'hérétique, alors les premiers frimas les trouveront démunis de tout, n'ayant pour tout potage au long des mois d'hiver que l'alcool troqué aux navires et les scalps d'ennemis à leur ceinture. Je le reconnais, je les ai moi-même conduits au combat plus d'une fois. Mais, après les avoir vus périr de faim par milliers au cours de deux hivers, j'ai décidé de changer de politique. »

Parmi ceux qui se présentaient cette année-là, il y avait quelques rescapés de la guerre du roi Philippe, des Sakokis de la région de Sako du New Hampshire, et parmi eux, des Patsuikett qu'on appelait « ceux-venus-en-fraude », les derniers à fuir leur aire d'origine.

Les tipis pointus, trois perches entourées de pans d'écorces cousues, ou les wigwams arrondis recouverts d'écailles de bois, levées à l'orme ou au bouleau, étaient prompts à s'élever comme des champignons autour du fort. Après quoi, soulagés d'être parvenus à une ombre tutélaire, à la suite de marches dans la neige et le blizzard au cours desquelles ils avaient perdu les vieillards, presque tous les enfants en bas âge, ne s'étant mis en route que la dernière poignée de pemmican ou de maïs avalée, ils s'installaient avec la certitude d'être sauvés et l'assurance que les magasins des Blancs sont toujours pleins de vivres par un renouvellement spontané du miracle de la multiplication des pains et des poissons, enseigné par les Robes Noires.

Il fallut profiter d'une belle période de janvier où la neige durcie permettait de chausser les raquettes pour faire comprendre aux chefs de famille que le moment était venu de se remettre en chasse, à la poursuite de quelques orignaux, caribous, ou bien de traquer l'ours endormi dans sa tanière afin de compenser les pertes de réserves qui les livreraient tous une fois de plus vers la fin de l'hiver aux affres de la famine et aux menaces du mal de terre, le scorbut.

Presque chaque matin, Angélique se rendait dans une des salles où les femmes avec leurs enfants se présentaient, à la fois curieuses et désireuses d'un peu d'aide.

Elle avait fort à faire pour les accueillir, les soigner, surveiller la distribution des vivres et les encourager à regagner au plus vite leurs wigwams ou leurs villages de fortune.

Certains matins, des Kanibas, qu'elle revoyait à chaque saison, vinrent lui dire qu'il y avait parmi eux une Indienne « étrangère » qui s'était jointe à leur caravane dans les environs du lac Umbago et qui, peu bavarde, n'avait ouvert la bouche que pour leur dire qu'elle devait se rendre à Wapassou afin d'entretenir la dame du lac d'Argent D'après son dialecte, ils estimaient qu'elle appartenait à une tribu des Pemacooks, Algonquins nomades du Sud-Ouest, qui vivaient dispersés, et que la défaite de celui qu'on appelait le roi Philippe et qui s'était fait tailler en pièces par les Yennglies de Boston, avait refoulés plus au nord.

Angélique prit note de leurs explications et se déclara prête à recevoir « l'étrangère », à condition qu'on puisse lui fournir un interprète. Ils secouèrent la tête, disant que son langage ne leur était pas familier et elle ne paraissait savoir que quelques mots du leur. Mais le vieux chef qui passait la moitié de l'hiver chez eux, à Wapassou, avertit, qu'ayant réussi à lier conversation avec l'étrangère, il avait déterminé que la langue que l'on pouvait le mieux utiliser avec elle, c'était le français. Elle paraissait avoir un vocabulaire assez fourni, ce qui étonnait, car les peuples du Sud sont plus coutumiers de baragouiner l'anglais.

Il lui avait parlé et l'avait convaincue qu'elle ne devait pas avoir peur des Blancs. Craintive, ses compagnons de voyage avaient remarqué qu'elle hésitait depuis deux jours à s'avancer près du fort et ils l'avaient escortée jusqu'ici en la rassurant.

Angélique se rendit dans la grande salle d'accueil. Une jeune Indienne qui se tenait accroupie dans un coin se leva à sa vue et vint à sa rencontre en la fixant avec une telle intensité qu'elle eut l'impression d'être « épinglée » par ce regard.

Au centre de la pièce, la femme s'arrêta et fit glisser de son échine un enfant de trois à quatre ans, qu'elle enveloppait de sa mante de peau de castor retourné. Elle apparut, assez frêle, dans ses robes et jambières de daim passé, qu'un long voyage avait dû rendre usées et maculées, et qui partaient en lambeaux.

Un bandeau de perles ceignait son front, retenant les cheveux. C'était sa seule coquetterie. Ses tresses, ointes de graisse d'ours, ne comportaient pas d'ornements et, mal retenues par des liens de nerfs, s'échevelaient. Le teint de la mère et de l'enfant était sombre, mais dû à la couche de graisse dont leur visage était enduit. Le capuchon du petit ayant glissé, Angélique crut deviner dans l'ondoiement d'une chevelure bouclée qui n'avait rien d'indien, un reflet clair.

« Un petit Anglais captif, pensa-t-elle, que l'on envoie peut-être cette pauvre femme échanger contre des vivres. »

La fixité des yeux brillants de l'Indienne était presque gênante. Ses lèvres s'étiraient dans un sourire.

Angélique, à tout hasard, dit en français :

– Je te salue. Comment te nommes-tu ?

Son interlocutrice parut surprise. Ses lèvres s'entrouvrirent d'abord d'étonnement, puis articulèrent en un français un peu criard, mais bien énoncé.

– Dame Angélique ! Ne me reconnaissez-vous pas ?

Se remémorant toutes les Indiennes qui avaient pu l'aborder de Québec à Salem, Angélique scrutait le fin visage sous le bandeau de perles.

Comme elle ne se prononçait pas, une expression incrédule et effrayée crispa les traits de la visiteuse.

– Est-ce possible ? Alors vous aussi, vous ne me reconnaissez pas ? Oh, dame Angélique, je suis Jenny Manigault !

Un silence interloqué ponctua cette révélation inouïe.

– Jenny ! Ma pauvre Jenny !

Tout d'abord abasourdie, Angélique, spontanément, ouvrait les bras et la jeune Indienne « étrangère » s'y jetait. Et Angélique sentait sous les peaux misérables, le corps maigre et tremblant frémir de peine et de reconnaissance.

– Oh, dame Angélique, vous au moins, vous m'avez ouvert les bras !

Catastrophes ou bénédictions, les résurrections, pour ceux qui ne les attendent plus, sont toujours déchirantes, bouleversantes.

– Ne pleurons pas ! dit Jenny Manigault en s'écartant.

Elle se tint devant Angélique en s'efforçant de sourire de nouveau. Elle ne semblait pas réaliser les changements survenus dans son apparence extérieure depuis le jour néfaste où elle avait été enlevée par des Indiens inconnus, et emmenée par eux au fond des forêts où sa trace s'était perdue.

– Comme je suis heureuse de vous revoir, dame Angélique. C'est bien vous ! J'ai tant pensé à vous et tant prié le ciel de vous protéger des périls sur cette terre maudite, afin que je puisse avoir un jour le bonheur de vous revoir.

Son français lui revenait rapidement, ce français alerte et un peu chantant des femmes de La Rochelle.

Un éclair de malice fit pétiller ses yeux en voyant ceux d'Angélique se poser malgré elle, interrogateurs, sur l'enfant qui l'accompagnait.

– Vous vous demandez de qui est cet enfant ? Eh bien ! il est... de moi !

– Certes, mais...

Jenny éclata de rire comme si elle venait de faire une bonne farce. Et l'on retrouvait la jeune Rochelaise primesautière d'antan.

– Voici plusieurs années que vous vous trouvez en terre américaine et vous devez savoir, aussi bien que moi, que, pour les Indiens, une femme contrainte, qu'elle soit captive, servante ou épouse, amène le malheur sur un wigwam. Je ne me serais pas refusée, jour après jour, à mon maître Passaconaway, pour oser reparaître parmi les miens nantie du fruit d'un viol qui proclamerait ma honte ! Si je dis que celui-ci est mon fils, c'est qu'il l'est et je n'en ai jamais eu qu'un... Et vous avez vous-même aidé à le mettre au monde, et vous avez choisi son nom... C'est Charles-Henri, mon petit Charles-Henri...

– Charles-Henri !

En y regardant de plus près, oui, c'était le pauvre Charles-Henri, ouvrant dans l'ombre de son capuchon de fourrure son habituel regard inquiet, mais cette fois, en toute justice ; il fallait reconnaître qu'il y avait de quoi.

– Je n'y comprends plus rien ! D'où sortez-vous, Jenny ?

– Du pays des Pemacooks d'où je me suis évadée et ensuite de Gouldsboro.

*****

Assises sur la pierre de l'âtre, toutes deux, car Jenny répugnait à prendre place dans un fauteuil ou sur un escabeau, avec entre elles la bonne flambée de la cuisine, elles s'entretinrent en confidence et l'aînée des Manigault fit le récit de ses vicissitudes.

Elle avait été capturée par un chef des Pemacooks qui, à la tête d'une petite bande, errait.

La branche des Wonolancett, à laquelle ils appartenaient, s'était dispersée en une multitude de tribus, depuis la fin de la confédération des Narraganssett. Cela se résumait ainsi : beaucoup de pauvres diables, réfugiés dans les montagnes, y poursuivaient une existence nomade, hors du temps. Un déplacement les amenait près de lieux habités, un raid leur permettait de se procurer des marchandises, mais ils se tenaient hors des courants établis, ne voulaient pas faire la traite de fourrures ni la guerre, se contentaient de chasser et de pêcher pour manger.

Au sein des montagnes vertes où la tribu avait regagné son repaire, Jenny Manigault avait passé là les années de sa captivité sans aucune chance de pouvoir faire parvenir de ses nouvelles aux siens. Elle avait été confiée à la mère du Sagamore Passaconaway, ce qui veut dire « enfant de l'ours ». Chaque soir, le chef Passaconaway venait sur le seuil de la cabane où la jeune femme était censée jouer le rôle de servante. Il s'agenouillait et présentait une écuelle remplie de graines de courge séchées. Ce geste était le symbole de la grande passion qu'elle lui avait inspirée et l'aveu de son désir ardent. Qu'elle prît une graine de son offrande signifierait qu'elle l'agréait et consentait à se donner à lui.

– Terrifiée au début et persuadée que je ne pourrais échapper à un horrible sort, je compris vite que tout dépendait de moi. Nulle violence ne me serait faite. Mes refus n'entraîneraient pour moi nulle sanction. Il est surprenant de découvrir que, pour les sauvages, le don de la femme à un homme est sans valeur, sans saveur même, si elle n'est pas consentante. En ce domaine, la femme, qui pourtant tâche rudement, est reine et maîtresse, et ne se prive pas de faire sentir son pouvoir. Alors, rassurée, je me consacrais à la pensée qui ne cessait de me hanter : m'évader, retrouver les miens, mon bébé, mon petit Charles-Henri. J'avais encore du lait aux mamelles et les femmes me soignèrent pour me le faire passer. Je m'aperçus vite que m'enfuir ne serait pas facile. Le cercle de montagnes autour de nous paraissait désert comme au début du monde. Les hommes partaient en expéditions, mais personne ne venait jusqu'à nous. Par deux fois, cependant, des visiteurs se présentèrent.

« Une première fois, un parti de guerre composé d'Algonquins, d'Abénakis et de quelques Hurons passèrent par notre village. Des seigneurs du Canada les commandaient. Fort aimables et gais. Entendant parler français, je fus sur le point de me précipiter vers eux et leur demander secours. Mais je me souvins qu'en Nouvelle-France, l'intolérance papiste était encore plus rigoureuse, disait-on, qu'en France même, et que c'était à ces fanatiques que ma famille devait son exil, et que s'ils me découvraient huguenote, ils me traîneraient de même que leurs prisonniers anglais, soit en m'emmenant à Montréal pour me faire baptiser, soit en me livrant à leurs Abénakis, et mon sort de captive deviendrait encore pire. Loin de chercher à me faire connaître d'eux, je me cachai.

« Ils recrutèrent quelques guerriers parmi les jeunes gens de la tribu, leur promettant, s'ils les suivaient dans leurs raids contre les villages anglais, maints présents et avantages et jusqu'au paradis assuré. Ils comptaient aller jusqu'à Boston pour en finir avec ces hérétiques, disaient-ils. Les guerriers revinrent peu après, car, à la suite de divers assauts et pillages, la campagne avait avorté.

« Cependant, Passaconaway avait noté que, loin d'avoir essayé de me rapprocher de mes compatriotes français, j'avais tout fait pour les éviter et, ne pouvant comprendre les raisons de ma méfiance, il en avait conçu de nouveaux espoirs, croyant discerner dans ma conduite les signes que je commençais de m'amadouer à son égard. Je fus désormais plus libre. Je continuais chaque jour à nourrir des projets de fuite, l'esprit tendu vers le point de ce rivage où j'avais laissé les miens. Je ne perdais aucune occasion de recueillir des renseignements sur les chemins qui pourraient m'y conduire. Notre village dut décabaner car la révolte dans le Sud d'un grand Sagamore Narraganssett qu'on appelait le roi Philippe et que soutenaient les Français, obligeait nos petites tribus à prendre parti ou à s'éloigner du théâtre de la guerre. Je compris que nous nous étions déplacés vers l'est, donc rapprochés des régions d'où j'avais été enlevée.

« Passaconaway rebâtit le village à l'emplacement d'un ancien bourg de leur nation qui, un temps, avait rassemblé deux ou trois tribus nomades des Wonolancett. Les partis de guerre abénakis revinrent pour aller au secours du roi Philippe que les Anglais taillaient en pièces et, cette fois, Passaconaway partit avec eux. Ce fut au cours de son absence que je m'évadai...

Angélique avait fait apporter de l'eau fraîche, car Jenny avait refusé toute autre boisson et d'ailleurs toute nourriture.

– J'ai marché, j'ai marché ! reprit-elle après un silence. Je ne pourrais reconstituer la genèse de mes démarches, de mes jours et de mes nuits au cours de cette période qui ne fut qu'une suite d'efforts épuisants que j'accomplissais, poussée par un seul instinct : survivre et arriver... arriver à Gouldsboro, chez les miens.

« Quand je croisais des Indiens d'autres tribus, me cachant des uns, interrogeant les autres, profitant d'un canoë, d'un poste de traite, d'un navire enfin qui descendait l'estuaire du Kennébec et qui me déposa non loin du Mont-Désert, je parvins enfin à mon but tant attendu.

« Et j'atteignis Gouldsboro. Je pénétrai dans le village, allant d'une maison à l'autre, et demandant celle de René Garret, mon époux.

« Imaginez ma colère, mon horreur, ma déception mortelle, lorsque, pénétrant dans l'habitation que l'on me désigna comme la sienne, je découvris cette Bertille, installée en maîtresse. L'enfant, je sus aussitôt que c'était mon fils, Charles-Henri. Mais elle, elle était là ! Elle feignit de ne pas me reconnaître. D'autres personnes étaient présentes. Elles rirent lorsque je commençai à crier, et je compris que j'entremêlais mon français de dialecte indien et qu'on me prenait pour une Indienne folle ou saoule. Bertille les pria d'aller chercher du secours. Lorsque nous fûmes seules, elle s'approcha de moi. Ses yeux brillaient d'une expression cruelle et furieuse, mais elle se dominait. Je ne pus m'empêcher de penser qu'elle était devenue très belle. Lorsqu'elle fut tout près de moi, elle me dit d'une voix basse et sifflante : « Vous allez partir, Jenny Manigault ! C'est moi qui suis aujourd'hui la femme de René Garret. Moi ! Moi seule. Il m'a épousée, entendez-vous ! Et vous, vous êtes morte, morte ! Vous avez compris, sale Indienne ! »

Jenny s'interrompit encore, secouant la tête avec fatalisme.

– Elle a toujours été ainsi, je vous assure, fit-elle en prenant Angélique à témoin sur un ton de gamines qui veulent faire arbitrer leurs querelles sournoises, à me glisser des méchancetés, nez à nez, dès que les adultes avaient le dos tourné. Croyez-vous que j'aie pu le supporter ce jour-là plus que je ne le faisais jadis ? Je l'ai attrapée par les cheveux et son joli bonnet coquet a vite été en charpie...

Les gens de Gouldsboro accourus s'étaient trouvés devant deux harpies aux prises, plus féroces et hurlantes que chattes en colère. Il avait fallu un certain temps pour démêler qu'il s'agissait de Bertille Mercelot que malmenait une Indienne ébouriffée, crasseuse, ses vêtements de peau en haillons, les pieds nus écorchés, et qui, se redressant enfin, leur avait montré son pauvre visage mâchuré où flambait un regard qui ne leur parut pas, sur l'instant, inconnu.

Attrapant le petit Charles-Henri, elle leur avait dit :

– Je suis Jenny Manigault, et vous m'avez tout pris. Mon mari, mon enfant. Vous m'avez trahie. Je m'en vais ! Mais je ne laisserai pas mon fils à cette gourgandine... cette putain !

L'enfant dans ses bras, elle s'était enfuie, l'emportant sans que personne n'eût l'idée de s'interposer, ni de courir après eux.

Angélique déplora que René Garret, son époux, eût été absent de Gouldsboro ce jour-là.

– Mais si, il était là, affirma Jenny.

Elle l'avait aperçu, aussi ahuri et horrifié que les autres et qui aidait Bertille à se relever. L'imbécile !

Désenchantée, elle haussait les épaules. Elle l'avait reconnu, son époux ! C'était lui. Et ce n'était pas lui ! Un étranger !

L'époux, le foyer, la famille auxquels elle n'avait cessé de rêver pendant des années n'existaient plus. Ils étaient des fantômes à ses yeux comme elle devait l'être aux leurs.

Après un instant de silence, elle poursuivit le récit de sa triste équipée.

Au soir, assise près d'un petit feu sur le bord d'une petite rivière et faisant rôtir quelques racines pour rassasier l'enfant, une voix s'éleva de derrière les buissons que le vent du crépuscule remuait.

– Petite Jenny, petite Jenny ?

Elle avait vu surgir le vieux Siriki, presque invisible dans la pénombre, à part ses yeux et ses cheveux blancs.

Elle avoua que c'était le seul instant où elle avait senti le poing dur qui étreignait son cœur se détendre et elle avait laissé couler ses larmes.

– Il me rappelait mon enfance, ces jours heureux où il nous faisait rire et danser en secouant ses anneaux d'or. Il se glissa près de moi de la même façon qu'il avait de venir jadis, en cachette, nous consoler lorsque nous étions punies, mes sœurs et moi. Aujourd'hui, lui seul s'était jeté à ma poursuite. Il ne m'apportait pas cette fois une friandise, ni un mouchoir de batiste pour essuyer mes larmes. Mais de cette même voix profonde et grave dont il nous raisonnait et nous encourageait, il s'était mis à me parler de Wapassou.

Elle expliqua qu'il lui avait dessiné un plan sur le sable, à la lueur du feu, afin qu'elle pût y parvenir. Et il ne l'avait quittée qu'après avoir reçu d'elle la promesse qu'elle se rendrait là-bas pour confier Charles-Henri à dame Angélique.

– J'ai compris son intention... Je retournais aux bois et le pauvre Siriki savait, lui aussi, que c'était ce que j'avais de mieux à faire. Mais je ne pouvais entraîner mon enfant dans mon aventure et il m'indiquait une solution, le chemin du salut : vous, dame Angélique. Alors j'ai repris courage, et me voici !

Elle se redressa et fit lever l'enfant qui, pendant ce récit, s'était tenu sagement contre elle, mâchonnant une racine de jujube.

– Tu connais dame Angélique, n'est-ce pas, Charles-Henri ? lui dit-elle. Tu es content que je t'aie amené jusqu'à elle comme je te l'ai promis pendant notre voyage ? Tu la connais, n'est-ce pas ?

Elle lui caressait la joue, le contemplant avec admiration et désespoir.

Le petit leva les yeux sur Angélique et ébaucha un sourire, car, en effet, il la reconnaissait.

– Oh, il vous aime ! s'exclama la pauvre mère. C'est la première fois que je le vois sourire ! Quel bonheur ! Je vais pouvoir vous le confier. Le voici ! Je vous le donne. Je sais que vivre sous votre protection et entouré de votre affection est ce qui peut lui arriver de meilleur.

La première idée qui vint à l'esprit d'Angélique, déconcertée par cette décision, fut qu'il lui faudrait s'expliquer avec M. Manigault, lequel ne voulait pas s'occuper de son petit-fils, mais n'admettrait jamais qu'il soit élevé par des papistes.

– Jenny... vous n'y songez pas !... Votre fils est né dans la religion réformée. Il est protestant et nous sommes catholiques.

– Qu'importe !... Qu'il soit votre fils, c'est tout ce que je demande.

Elle se mit en transe tout à coup, criant, pleurant, en se tordant les mains.

– Par pitié ! ne me refusez pas votre aide à cause de ces sottises de religion ! Je vous en supplie ! Prenez-le ! Élevez-le ! Élevez-le comme vous voulez, mais qu'il échappe enfin à la damnation d'être huguenot. Assez de Bible et d'intransigeance. La religion réformée nous a apporté assez de malheurs. C'est à elle que nous les devons tous. Les tracasseries et les persécutions qui ont empoisonné notre jeunesse, l'exil et maintenant... Voyez ce que je suis devenue dans cette terre d'Amérique. Je n'aurais pas voulu partir de La Rochelle...

Elle mit son visage dans ses mains.

– La Rochelle ! La Rochelle ! murmura-t-elle sur un ton de plainte enfantine.

– C'est bon, fit Angélique, ne voulant pas ajouter aux chagrins de la pauvre créature, nous n'abandonnerons pas Charles-Henri, je vous le promets. Mais vous, Jenny, que comptez-vous faire ? Quelles sont vos intentions ?...

La jeune femme lui lança un regard étonné.

– Je retourne là-bas ! Dans ma tribu.

– Chez les Wonolancett ?

– Oui, chez mon maître.

– Jenny, c'est de la folie. Vous vous êtes enfuie et qui sait si votre maître ne vous punira pas en vous brisant la tête.

– Qu'il me tue ! Je mourrai volontiers de sa main...

Elle sourit.

– ...mais il ne me tuera pas. Je le sais.

– Mais, Jenny, c'est impossible ! Vous ne pouvez envisager, vous, née en Europe au royaume de France, dans une famille aux nobles manières, de passer toute votre existence au fond d'un wigwam, captive ou compagne d'un Sagamore indien !

– Pourquoi pas ?

– Mais, Jenny, répéta Angélique à bout d'arguments,... ils sont horriblement sales !

Jenny Manigault jeta un regard indifférent sur sa défroque de peaux, ses mains, ses bras, ses mocassins et jusqu'à sa couverture de traite qui exhalaient une acre odeur.

– Oh ! Ce n'est que de la graisse d'ours, fit-elle. Cela défend bien de la vermine et des maringouins l'été, et l'hiver cela réchauffe et protège de la morsure du froid.

Elle ferma ses beaux yeux de Française du Sud, au feu méridional, et ses paupières apparurent blanches dans le masque de hâle et de graisse qui oignait son fin visage. Elle eut un lent sourire qui l'illumina toute.

– Aujourd'hui, un autre rêve a remplacé celui qui, tout ce temps, fiché en moi comme un croc douloureux, m'empêchait de participer à la vie, me rendait inconsciente de l'écoulement des jours et des années, et surtout me cachait la magnificence d'un amour silencieux, constant, indéfectible, qui ne cessait de brûler à mes côtés, sans que je le comprenne. Je devais à cet amour, non seulement d'être en vie, mais préservée, honorée, gâtée, entourée de soins, heureuse.

« Alors, dans l'aire balayée de mon ancien rêve, faux, stérile et détruit, l'autre rêve a pris sa place. Envahissant peu à peu mon esprit et mon cœur, il m'a donné la force de suivre les conseils de Siriki, d'accomplir un suprême effort afin de remplir mes derniers devoirs vis-à-vis de ce pauvre petit. J'ai marché, vous l'ai-je dit, d'une étape à l'autre, le portant, avançant malgré l'hiver, hantée par la pensée qu'une fois votre fort atteint et l'enfant remis à vos soins, je pourrais m'élancer vers ma récompense. Celle qui m'attend là-bas au cœur de la forêt. Tout en marchant, portant l'enfant, chaussée de raquettes quand la neige vint, nous devions, quand la tempête s'élevait, demander l'hospitalité à quelque tribu errante, pour plusieurs jours, parfois des semaines. Puis, je reprenais la piste, profitant d'une caravane qui se déplaçait et me menait un peu plus loin. En marchant, mon ancienne vie se détachait de moi. Je revoyais Passaconaway, la constance avec laquelle il était venu, saison après saison, me présenter la calebasse de graines de courge qui exprimait la fièvre de son désir, sans pour autant se rebuter de mes refus et m'en témoigner de l'humeur. Je le comparais avec l'autre, ce « charmant » Garret que la société rochelaise m'enviait, et je m'étonnais de m'être persuadée que j'avais épousé le meilleur parti de la ville, sans avoir jamais voulu reconnaître puisqu'il était charmant et bon, disait-on, que je le détestais.

« Joli militaire, dont la prestance m'avait séduite, et mari plein d'attentions et de. courtoisie le jour, la nuit le transformait en un être incivil, satisfaisant la gloutonnerie de ses désirs, sans souci de mes répugnances, ni de m'infliger parfois souffrances et incommodités.

« Et maintenant, tout est effacé de ce passé. N'a jamais existé. Et je rêve. Je rêve du soir où ma main va se tendre vers le bol offert, pour combler par ce geste la longue attente de mon maître Passaconaway. Je rêve à ce moment où, nue sous les fourrures, je lui ouvrirai les bras et verrai son beau corps doré s'incliner vers le mien, vibrant de sa passion longtemps contenue, et je lis l'émotion subtile qui frémira derrière ses traits impassibles.

Elle rouvrit les yeux et adressa à Angélique un regard plein de défi, mais franc et résolu.

– Je sais ce que vous pensez, dame Angélique, et je comprends vos réticences. Mais il y a une chose dont moi, je suis certaine. C'est que les étreintes de ce sauvage ne seront jamais aussi bestiales que celles de ce crétin de Garret !

À ce moment, Honorine entra en courant dans la salle et, reconnaissant aussitôt Charles-Henri, l'appela avec une surprise joyeuse. Le petit garçon leva vivement la tête et se précipita à sa rencontre.

Jenny les regarda de loin se congratuler en se secouant les mains, sauter d'un pied sur l'autre et s'adresser de petites grimaces provocantes et ravies.

Ses grands yeux tragiques revinrent sur Angélique.

– Adieu, s'écria-t-elle. Adieu, dame Angélique ! Je remercie le ciel qui m'accorde que le dernier visage que je puisse contempler, avant de quitter à jamais les rives de ma naissance, soit le vôtre !

Elle se détourna et s'évada de la pièce sans courir, mais avec la prestance et la souplesse ailée des Indiennes.

Angélique, encore stupéfaite, se précipita, voulant la retenir, mais ne put la rejoindre. Quand elle atteignit l'entrée du fort, elle ne vit qu'un groupe de familles indiennes qui, chaussées de raquettes, s'éloignaient vers la forêt.

Jenny Manigault avait dû se mêler à elles, mais parmi les femmes qui, le dos courbé, portant charges et enfants, suivaient les guerriers, elle ne put la distinguer.

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