Chapitre 40

– On aurait dit que cette Marie-Ange était ta fille, émit Honorine d'un air mécontent. Mais c'est moi qui suis ta fille.

– Certes, ma petite chérie, cela ne se discute pas. Marie-Ange n'est que ma nièce. Elle me ressemble par le hasard de notre parenté. Si l'on peut voir que Florimond ressemble beaucoup à ton père, par contre, Cantor aurait beaucoup plus de son oncle Josselin.

– Et moi, à qui est-ce que je ressemble ? demanda Honorine.

Elles remontaient l'allée qui conduisait à la maison de Marguerite Bourgeoys, et Angélique aurait voulu retenir ses pas, ne jamais y parvenir.

– À qui est-ce que je ressemble ? insistait Honorine.

– Eh bien !... je crois que tu as quelque chose de ma sœur Hortense.

– Est-ce qu'elle était belle ? demanda Honorine.

– Je ne sais pas. Quand on est enfant, on ne juge pas bien cela. Mais je me souviens que l'on disait d'elle qu'elle avait de la noblesse, un maintien de reine, c'est-à-dire une jolie démarche, une belle prestance, qu'elle tenait la tête droite, et toi tu as toujours été ainsi, même quand tu étais bébé.

Honorine se tut, en apparence satisfaite.

Angélique avait un peu triché avec les conventions établies par Mlle Bourgeoys. En revenant de chez son frère, assez tard dans l'après-midi, elle n'avait pas immédiatement amené Honorine à sa nouvelle résidence. Le soir est un mauvais moment pour franchir certaines étapes. Le matin, les forces sont neuves.

Il faisait beau. L'orage ne menaçait pas et les oiseaux chantaient éperdument dans le verger.

La petite malle d'Honorine avait déjà été déposée, ainsi qu'un grand sac dans lequel Honorine avait voulu emporter différents objets auxquels elle tenait, entre autres, ses deux boîtes à trésors, son arc et ses flèches donnés par M. de Loménie, son couteau donné par l'intendant Molines et des livres dont La légende du roi Arthur, et la Passion de Sainte-Perpétue, en latin. Elle se donnait peut-être pour but de pouvoir déchiffrer rapidement ce texte afin d'étonner le jeune Marcellin, neveu de L'Aubignières, qui la lisait si bien.

– Pourquoi l'autre jour as-tu déclaré à mère Bourgeoys que tu ne savais rien faire ? demanda Angélique. Tu sais en tout cas fort bien chanter.

– Mais tu as dit que mes chansons étaient... inquiétantes ! rétorqua Honorine.

– Seulement pour la chanson de l'empoisonneuse.

– ... Je ne la vois plus, murmura Honorine pour elle-même.

Angélique retenait ses pas comme elle aurait voulu retenir ce moment où elle conduisait son enfant vers une nouvelle vie et qui était un moment qui ne reviendrait jamais. De longtemps, elle n'aurait plus l'occasion de dialoguer avec Honorine, alors qu'elle gardait encore le privilège de son âge tendre : celui d'exprimer naïvement sa pensée et sa vision, enfantines, neuves.

Quand elle la reverrait, elle aurait appris à se ranger sur les raisonnements communs. C'était pour cela qu'on la remettait entre les mains d'éducateurs. Elle aurait appris ce qu'il faut faire, penser, dire, et surtout ne pas dire, et ce serait dommage parce que c'était parfois tellement drôle ce qu'elle exprimait. Quand elle la reverrait et qu'elle lui parlerait, l'enfant recevrait ses paroles avec un autre entendement qu'aujourd'hui.

Elle s'arrêta et s'agenouilla devant elle pour être au niveau de son regard.

– Sais-tu qu'il y a un temps, tu étais seule avec moi ? Je n'avais que toi. Heureusement que tu étais là. Si je ne t'avais pas eue pour me consoler, que serais-je devenue ?

– Où était mon père ?

– Très loin. Nous avions été séparés.

– Qu'est-ce qui vous avait séparés ?

– La guerre !

Elle voyait qu'Honorine allait réfléchir à cela. Elle savait déjà que la guerre sépare. On s'en va avec son arc et ses flèches ou son fusil et ensuite... le chemin du retour n'est jamais facile. Parfois, l'on ne revient pas.

– C'était très difficile de le retrouver et longtemps, avec toi, je le recherchai. Un jour, nous nous sommes retrouvés et il t'a dit : « Je suis votre père. »

– Je me souviens.

– Tu vois qu'il y a des choses heureuses qui arrivent.

Honorine hocha la tête. Elle en était tout à fait persuadée.

– Alors, pourquoi es-tu triste ? demanda-t-elle, tandis qu'elles se remettaient en marche vers la maison.

– Parce que je pense que si jamais tu es en danger, si tu as besoin de moi, je vais être si loin.

– Si j'ai besoin de toi, je t'appellerai, dit Honorine. Comme le jour de la tempête, quand la neige a failli me noyer. Je t'appellerai et tu viendras.

Загрузка...