Chapitre 43

Il y avait donc deux Henriette.

Angélique le vérifia d'un coup d'œil et comprit pourquoi elle avait pu à la fois rassurer et induire en erreur la petite Germaine de Port-Royal.

– Mais alors, qu'est devenue l'autre Henriette, la sœur de Germaine Maillotin ?

Delphine lui jeta un regard où, l'espace d'un éclair, brilla l'expression de panique qui avait été la sienne si longtemps.

– Je vous l'ai dit, je l'ignore. Tout ce que je sais, c'est qu'elle était encore avec nous à Tidmagouche. Je peux d'autant mieux m'en souvenir que nous nous sommes querellées au moment de ces affreux événements. Elle était attaché à Mme de Maudribourg et ne pouvait supporter qu'on la condamne, ni admettre que notre bienfaitrice avait elle-même avoué ses crimes en se jetant sur le corps de son frère Zalil. Elle disait que la duchesse était victime d'un complot, qu'on l'avait rendue folle par malveillance. Elle-même était comme folle et j'ai dû l'entraîner de force pour la mettre à l'abri dans le fort au moment où les Indiens sont arrivés. Mais n'étions-nous pas tous à demi fous à ce moment-là ?

– En ensuite ?

– Je me suis aperçue qu'elle n'était pas avec notre groupe pour Québec alors que nous étions déjà en mer et voguions à travers le golfe Saint-Laurent.

– Pourquoi ne m'en avez-vous point parlé alors ?

Delphine passa la main sur son front.

– Je ne sais plus. Nous étions tellement ébranlées... J'ai dû penser qu'elle était repartie elle aussi avec les Malaprade pour Gouldsboro... Et ensuite, ma foi, l'occasion ne s'est plus présentée. À Québec, on nous a recensées comme étant seize filles du roy et déjà ce nombre leur semblait lourd. Pour ma part, je m'efforçais le plus possible d'oublier toutes ces horreurs.

Elle contempla rêveusement les pages couvertes d'écriture serrée, au jargon administratif.

– Comme c'est étrange ! murmura-t-elle, et comme j'ai peur soudain.

Puis, sur un ton désespéré :

– Êtes-vous certaine qu'Henriette Maillotin ne pourrait être parmi les mariées de Port-Royal ?

– Sa sœur, alors, ne se serait pas informée d'elle.

– C'est juste. Et n'aurait-elle pas épousé un Acadien de la côte est ?

– Nous l'aurions su par Marcelline ou Marie-Paule Navarin. Les Blancs de la côte est et de la baie Française comme l'Acadie sont peu nombreux et fort dispersés, mais à cause de cela, chacun sait tout de son voisin, même éloigné.

Elles se turent de nouveau et Angélique, penchée sur la liste qu'elles venaient d'établir, s'évertuait à remettre devant chaque nom un visage, retrouvait sans peine le souvenir d'un gentil couple, d'une petite famille désormais acadienne, bien connue dans la baie Française. Ce n'était pas de ce côté-là qu'il fallait chercher.

– Dans quelles circonstances avez-vous l'impression de l'avoir vue pour la dernière fois ?

– Comment me souvenir après tant d'années ? soupira Delphine. Ce dont je suis certaine, c'est qu'elle se trouvait avec nous dans le fort où M. Nicolas Parys nous avait priées de nous réfugier quand les Indiens sont arrivés pour scalper tout le monde. Ils sont sortis de la forêt ! Elle se débattait et voulait courir au secours de Mme de Maudribourg. On l'a traînée de force à l'abri. Elle hurlait et j'ai dû la gifler pour arrêter cette hystérie. Alors, elle s'est effondrée et je me souviens que M. Parys s'est intéressé à elle, à son état, et lui a fait apporter un cordial... Au-dehors, on entendait des cris affreux. Les Indiens scalpaient tous ceux qui ne s'étaient pas mis à couvert. Nous tremblions toutes et croyions, une fois de plus, notre dernière heure arrivée... Cependant, je peux affirmer que je n'ai pas quitté, alors, le chevet d'Henriette dont l'état m'inquiétait, et peux donc témoigner qu'elle était avec nous lorsque, le danger passé, on nous a prévenus que nous pouvions sortir et nous risquer hors de l'enceinte. Ces heures-là sont restées gravées dans ma mémoire.9

Durant le massacre, elle, Angélique, se tenait avec Yolande et Marcelline-la-Belle, devant la porte de la maison où reposait la démone blessée et Piksarett, des scalps dégoulinant de sang à sa ceinture, s'était arrêté devant elle, superbe d'ironie protectrice.

« Je sais qui est derrière cette porte, mais je te laisse sa vie car c'est ton droit d'en décider ! » avait-il déclaré.

Et, avant de s'éloigner et de poursuivre sa macabre moisson, il lui avait jeté :

« Elle était ton ennemie ! Sa chevelure t'appartient. »

Dans la nuit la duchesse réussissait à s'enfuir, mais, blessée, elle n'avait pu aller loin et, le lendemain, on avait retrouvé son corps à demi dévoré par les bêtes sauvages.

Cependant, sur la plage, les départs s'étaient organisés que, toutes deux, elles venaient d'évoquer.

Dans ce brouhaha, aurait-on oublié la jeune Henriette Maillotin ?

– Aurait-elle été enlevée par les Indiens ? émit Delphine.

– Non ! On l'aurait su. Les Indiens malécites et mic-macs sont convertis, baptisés par les missionnaires depuis des décennies, et fort amis des Français. Une idée me vient. Vous m'avez signalé que le vieux Nicolas Parys paraissait s'intéresser à elle. Il se peut qu'il l'ait encouragée à l'accompagner en Europe.

– Pouah !

– Cela lui ressemblerait assez.

– Mais guère à Henriette. À moins qu'elle n'ait été anéantie, droguée, saoulée.

– Pourtant, cela expliquerait l'enquête présente. Une de vos compagnes ayant accédé à une situation élevée, grâce à l'appui du vieux Parys, voudrait redonner de l'importance à une expédition à laquelle elle a participé...

Delphine secouait la tête.

– Je vois mal Henriette ayant de telles initiatives, à moins qu'elle ait beaucoup changé. Elle n'était pas très intelligente, quoique douée de charme et d'à-propos. Plutôt passive, influençable, voluptueuse, une pâte molle entre les mains de Mme de Maudribourg.

– Et pourquoi ne se serait-elle pas laissé influencer par le vieux Parys ? Dans un certain sens, je préférerais cette explication et la savoir vivante, plutôt que d'affronter ce mystère qui pèse sur sa disparition et qui cacherait...

– Le pire, murmura Delphine avec un frisson.

Angélique l'observa et regretta de lui trouver les joues creusées, le regard vide. Elle devina à quoi elle pensait.

– Ne laissez pas votre imagination battre la campagne. Pour l'instant nous allons inscrire cette seconde Henriette sur le rôle, comme résidant à Gouldsboro. À mon retour, j'interrogerai M. Paturel. Il se peut qu'il ait à me donner des renseignements que nous n'avons pas songé à lui demander lorsque nous sommes revenues après avoir passé un hiver à Québec, c'est-à-dire après une absence de près d'un an. Qui sait, elle a peut-être épousé un pirate du Sans-peur et vogue dans les mers chaudes des Caraïbes.

Delphine ébaucha un pâle sourire.

– Dieu vous entende.

– Ne vous tourmentez plus. D'ici peu, nous allons être rassurées.

– J'en suis certaine, madame, répondit la jeune femme d'une voix qui n'était rien moins que convaincue.

Mais comme Angélique s'en allait avec ses papiers, d'un bond, Delphine le rattrapa.

– Oh, madame ! Il faut que je vous dise toute la vérité... Je ne crois pas devoir vous celer un détail, encore qu'il ne se rapporte à aucun fait précis, ni même réel. Il s'agit plutôt d'un rêve, d'un cauchemar que je fais souvent, qui revient sans cesse. Hantée par la fin tragique de la duchesse, je la vois qui court à travers les arbres de la forêt, j'aperçois entre les troncs et les branches le miroitement de ses atours, le bleu de son manteau de robe, le jaune de son corsage, le rouge de sa jupe, vous vous souvenez, elle affectionnait parfois de se vêtir de façon éclatante, et dans sa fuite hagarde, elle ressemble à un oiseau brillant des îles qui se heurte aux barreaux d'une cage. Je sais que la mort est sur ses talons et je me retiens de l'appeler. À la fin, je n'y puis tenir et je pousse un cri. Alors, elle tourne vers moi son visage et je m'aperçois... que ce n'est pas elle... C'est une autre ! Je ne peux discerner qui est cette femme qui fuit à travers les bois, mais je sais de source sûre et sans rémission, que ce n'est pas elle, que c'en est une autre ! Une autre ! Entendez-vous ! qui a revêtu les vêtements de Mme de Maudribourg... Et qui va mourir... à sa place !

Elle se laissa retomber sur un siège, épuisée.

– Ce n'est qu'un rêve, oui, je sais, un mauvais rêve, et pourtant, madame, ne me prenez pas pour une folle, mais, chaque fois que l'oubli miséricordieux s'installait en moi, que je goûtais les douceurs d'une vie paisible aux côtés d'un être aimé, parmi des amis de qualité, chaque fois qu'une sorte de timide bonheur commençait à fleurir en moi, ce cauchemar me revenait, et je me réveillais tremblante, moins bouleversée par les réminiscences du passé que par une certitude terrifiante : une autre a pris sa place, une autre est morte à sa place ! En vain, mon époux me pressait-il de questions, m'encourageant à m'expliquer sur la nature de ce rêve dont la constance prouvait assez qu'il avait en moi des racines tenaces qu'il fallait arracher. Mais je ne pouvais rien dire et je sanglotais sur son épaule. Plusieurs jours ensuite je restais en proie à une anxiété profonde. J'étais prise de l'envie maladive de joindre mes anciennes compagnes, de les interroger, de confronter nos souvenirs. Je me l'interdisais sachant de plus qu'aucune d'elles, même Henriette Goubay qui est assez bonne fille, n'avait le goût de parler du passé. Je sais maintenant ce que je craignais de découvrir en les interrogeant. Ce que, par la fin et par la force, nous allons bien être obligées d'établir aujourd'hui. C'est que l'une d'elles a disparu, qu'il est impossible à quiconque de dire ce qu'elle est devenue, que mon rêve seul nous fait signe et nous avertit de la vérité.

– C'est trop peu d'un rêve, s'opposa Angélique avec force.

Elle était revenue s'asseoir sur un petit sofa et avait obligé Delphine à reprendre sa place auprès d'elle. Aussi bien, une pluie mince et cinglante au-dehors fouettait les carreaux. La pénombre ne contribuait guère à donner à leurs échanges un tour moins oppressant.

Angélique s'efforça de parler avec calme.

– Rien d'étonnant, après les épreuves que vous avez traversées auprès de cette femme, que ces cauchemars vous hantent où elle vous apparaît. Mais pourquoi leur donner cette interprétation ?

– Parce que c'est la seule explication logique de la disparition de l'aînée des Maillotin.

– Ne croyez-vous pas plutôt que tout se mélange dans vos souvenirs ? Votre rêve vous a montré la duchesse s'enfuyant dans ses vêtements, dont les couleurs voyantes nous ont tous frappés, lorsqu'elle débarqua à Gouldsboro. Mais les portait-elle seulement, ce fameux jour, à Tidmagouche, où elle fut démasquée ?

– Oui ! Je l'avais aidée moi-même à les revêtir, sous sa grande cape noire doublée de rouge. Elle les voulait comme un symbole, nous dit-elle. N'était-ce pas, en effet, le jour de son triomphe, le jour où elle avait décidé de vous faire mourir et qu'avant le coucher du soleil, on lui apporterait vos yeux...

– N'allons pas plus loin !

Angélique ne voulait pas, ne voulait pas être replongée dans ces histoires de fous.

Elle ne voulait même plus entendre parler qu'il avait existé une Ambroisine aux manières de sirène enjôleuse, belle, savante, attendrissante, qui se promenait en versant du poison un peu partout, et que la hiérarchie des anges suivait à la trace, car les anges gardiens n'y suffisaient plus, sauvant in extremis les uns et les autres, à coups de ces miracles que les hommes ingrats appellent « heureux hasards », mais dont les ressouvenances vous donnaient la chair de poule.

Delphine avouait s'être déjà livrée à la comptabilité qu'elles venaient d'établir, recensant l'une après l'autre, dans sa mémoire, les filles du roy de Mme de Maudribourg et, chaque fois, elle avait buté sur le nom d'Henriette Maillotin, revoyait la silhouette floue et comme s'effaçant de cette ancienne compagne, dont personne ne parlait plus, dont elle semblait être la seule à se souvenir. Une appréhension que venait alimenter le cauchemar familier la retenait de l'évoquer en présence des autres, de se poser des questions sur son sort, d'en poser autour d'elle, de chercher à savoir.

– J'ai toujours su.

– Quoi donc ?

– Que la disparition d'Henriette était liée à celle de Mme de Maudribourg. C'est elle qui l'a aidée à s'enfuir de la cabane où elle était gardée par Marcelline.

Celle-ci croyait avoir vu qui l'avait frappée au cœur de la nuit et, dans la demi-obscurité, une autre présence avait pu passer inaperçue !

– En supposant qu'elles se soient évadées ainsi et aient réussi à gagner les bois, où pouvaient-elles se réfugier sans être retrouvées aussitôt ?

– Des complices aux alentours, des hommes d'équipage survivants, ou du pays, voire des Indiens... Des femmes comme elles trouvent toujours des complices.

– On a retrouvé le corps de la duchesse.

– Défigurée. On ne l'a reconnue qu'à ses vêtements.

La voix de Delphine était sourde, convaincante. Elle affirma :

– C'est ainsi que cela s'est passé. Ils ont tué Henriette et, après l'avoir rendue méconnaissable, l'ont abandonnée aux animaux sauvages de la forêt, revêtue des vêtements de la duchesse afin de faire croire à la mort de celle-ci.

La tombe là-bas, à Tidmagouche, serait donc celle de la pauvre fille assassinée ? Non. Impossible. Car cela impliquerait qu'Ambroisine pouvait être vivante en quelque point du globe.

– Et elle, qu'en serait-il advenu ?

– Elle s'est échappée. Elle a quitté l'Amérique.

– Par quel navire ?

– Celui de Nicolas Parys.

Angélique sentit un frisson la parcourir des pieds à la tête et lui hérisser la racine des cheveux.

Tout se liait.

Elle revoyait le vieux Nicolas Parys sur le point de s'embarquer, impatient et hargneux, et que le marquis de Ville-d'Avray retenait par son jabot, exigeant de lui, en un long conciliabule, qu'il lui livrât la recette du cochon de lait laqué à l'indienne. Le navire attendait dans la rade embrumée pour lever l'ancre. Dans ses flancs se cachait Ambroisine-la-Démone, que l'on croyait morte et enterrée.

Si Delphine avait deviné juste, cela impliquait que, puisque Ambroisine n'était pas morte, elle était vivante. Mais si elle était vivante, elle se serait manifestée plus tôt...

– Je ne le pense pas. Je pense, au contraire, que ces années bien courtes, à peine suffisantes pour amener la paix et un peu d'oubli dans le cœur des victimes apeurées, lui ont juste accordé le temps nécessaire pour renaître de ses cendres... retrouver, qui sait ? Sa santé altérée, sa beauté détruite. Asseoir, sous un nom d'emprunt, une personnalité nouvelle, une situation qui lui permettrait de recommencer à nouer de subtiles intrigues, d'accomplir de nouveaux forfaits, de tisser sa toile pour ses pièges et de tirer les fils de ses vengeances...

– Calmez-vous ! Vous vous exaltez inutilement.

– Non ! Je la connais bien ! Je la connais trop bien.

– Je doute qu'elle soit vivante aujourd'hui. Elle n'est pas revenue.

– Elle peut encore revenir.

Angélique s'agaçait d'entendre Delphine parler de la duchesse au présent, ainsi que l'avait fait parfois mère Madeleine des Ursulines, la visionnaire qui, elle, parlait aussi au futur, évoquant « l'archange qui se dresserait un jour et intimerait à la bête immonde de détruire la démone... ». Angélique lui avait fait remarquer : « Vous vous exprimez comme si elle rôdait encore sur cette Terre et n'avait pas terminé parmi nous sa mission infernale ! » Et la petite religieuse lui avait jeté un regard d'effroi derrière ses lunettes rondes.10

– Précisément, le réveil de l'affaire de La licorne est peut-être son premier coup d'envoi, suggéra Delphine.

– Cela m'étonnerait ! Rien, dans les paroles de M. d'Entremont, ne peut laisser supposer qu'il y aurait derrière ces recherches et demandes une personne de sa sorte. Ce n'est, selon moi, que l'aboutissement d'une longue et ennuyeuse enquête administrative, et les commis et greffiers qui se sont chargés d'en collecter les pièces riraient bien s'ils savaient les drames que nous bâtissons autour de leurs gribouillages.

Elle tut l'allusion qu'avait faite le lieutenant de police aux deux navires des pirates, homologués par les sociétés bienfaitrices comme faisant partie de l'expédition de la duchesse de Maudribourg. Il n'y avait jamais eu une situation bien nette à propos des « prises de guerre » du comte de Peyrac, dont Ville-d'Avray s'était adjugé l'une d'elles comme compensation à la perte de son Astarté.

Et si c'était Tardieu de La Vaudière, bien en cour auprès du ministre de la Marine, qui s'avisait de remettre ça « dans les coulisses du pouvoir » ? Elle se convainquit que c'était dans le style de l'acharné procureur.

Elle aurait dû y songer plus tôt.

– Qu'ils rient tous ! murmura Delphine. Je l'embrasserai quand je le verrai ! Que mes pressentiments soient erronés, c'est tout ce que je demande à la miséricorde de Dieu !

– Ils le seront, vous verrez.

Elle se tourna vers les vitres.

– Il pleut toujours. Delphine, avez-vous dans votre domesticité un petit valet ou une gamine que nous pourrions charger d'aller porter ces feuillets à la sénéchaussée ? Malgré mon amitié et estime pour M. Garreau d'Entremont, je ne veux plus avoir à pénétrer dans son antre.

Elle joignit au paquet dûment enveloppé dans un morceau de toile gommée, une missive aimable, mais tournée de façon à faire comprendre au lieutenant de police civile et criminelle qu'elle estimait s'être beaucoup dévouée pour lui, qu'elle ne pourrait faire plus pour l'aider, désormais.

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