Chapitre 25

Le navire qui les emmenait était un bâtiment d'Angleterre qui retournait à Londres et Angélique voulut se faire confirmer qu'ils feraient escale au Massachusetts.

– Certes, milady, assura le capitaine, en cette saison, tout navire entreprenant la traversée de l'Atlantique commence par piquer sur Boston pour s'y bourrer de pommes. Elles sont les plus belles, les plus grosses et les plus résistantes à se gâter. Aussi, en charge-t-on de pleins tonneaux sur le pont pour la santé de l'équipage. Mais celles de Salem les valent bien et nous nous en contenterons après avoir déposé ces dames saines et sauves à bon port.

L'esquif qui les menait au navire en rade s'éloigna, dansant sur la crête blanche des vagues qui étaient mouvementées ce jour-là. Les trois femmes modestement assises parmi les redingotes rouges des officiers et les tricornes galonnés disparaissaient à la vue.

Les espèces étaient si opposées que c'était parmi ces rudes hommes de mer que les pauvres puritaines se trouvaient le plus en sûreté. On n'avait jamais entendu dire que pirates et flibustiers eussent jamais molesté les vertueuses femmes des premiers établissements religieux de la côte nord de l'Amérique lorsqu'ils venaient à terre faire provision d'eau douce ou acheter des vivres frais.

« Plus pauvres que les plus pauvres nous étions, lui avait raconté Mrs William, la grand-mère de Rose-Anne, et ces farouches bandits de la mer, tout bariolés, nous regardaient de loin avec nos cols blancs, nos vêtements sombres. Mais ils n'auraient jamais songé à nous faire du mal et certains nous offraient des petits bijoux tant ils avaient pitié de notre dénuement... »

Les temps avaient changé, mais il existait encore un contrat d'honneur de protection de la part des flibustiers envers les pieux déshérités des rivages, de même envers les passagères qu'un capitaine acceptait de prendre à son bord et qu'il devait défendre avec une rigueur impitoyable.

La chaloupe s'amenuisa, s'effaça derrière un promontoire.

On avait amené les bébés sur la plage pour les adieux, mais on les rentra vite car il ventait fort.

Et les adultes revinrent en groupe à pas lents vers les premières maisons autour de la place.

Angélique pensait à Samuel Wexter. Ruth avait raison en le jugeant plus atteint en son âme qu'en son corps. La scène avec le jésuite l'avait ravagé et il s'était mis au lit dès le lendemain.

Angélique, sur son départ, était venue le visiter et elle l'avait trouvé brûlant de fièvre, ressassant les accusations que l'irascible interlocuteur lui avait jetées à la face et celles qu'il n'avait pas eu le sang-froid de lui retourner.

– Et pourtant, nous avions une langue commune, gémissait-il, et que certainement nous maniions l'un et l'autre avec plus de facilité que nos idiomes mutuels : le latin. Je n'y ai pas pensé...

– Ne vous désolez pas, sir Samuel, latin ou pas, j'ai toujours vu les discussions entre théologiens de la Réforme et du catholicisme mal finir, très mal finir. Il n'y a pas de concessions possibles.

Ce qui accablait le plus le vieillard, c'était de s'être laissé aller dans sa colère à lancer un blasphème. On coupait la langue à un pauvre diable pour moins que cela.

– Ces jésuites sont habiles à nous jeter hors de nos gonds. Le gouverneur d'Orange s'est bien vengé de nous en nous l'envoyant dans nos murs. J'avertirai Andros. Les Hollandais ne manquent jamais une occasion de nous mettre dans l'embarras.

– Les Anglais leur ont pris New Amsterdam et les territoires de la Nouvelle-Hollande.

– Ils n'auraient pas donné à ces comptoirs l'essor que nous y apportons.

Mais la discussion l'avait un peu réconforté.

Ils attendirent de voir le navire cingler vers l'horizon, toutes voiles tendues, pour quitter la grève. Angélique pensait aux paroles très importantes que Ruth lui avait dites et sur lesquelles il lui faudrait réfléchir. Mais pas maintenant, plus tard : quand elle serait à Wapassou.

Ruth lui avait dit : « Tu es une femme unique. »

Elle avait parlé des pouvoirs, de ces forces cachées qu'Angélique possédait et que la sorcière Mélusine de son enfance avait reconnues en elle. Mais l'enfance a les mains pleines de trésors. La vie oblige à les trier, à en négliger, à en abandonner.

« Ma voie était autre... »

Pourtant la douleur avec laquelle Ruth s'était exprimée lorsqu'elle avait dit « j'aurais pu guérir ma pauvre mère... » réveillait l'écho qui tourmentait sa conscience lorsqu'elle songeait au jeune Emmanuel :

« J'aurais pu le sauver... j'aurais dû opposer ma force à celle qui se dressait devant moi... trop de choses arrivent lorsqu'on n'est pas encore prêt, lorsqu'on ne souhaite pas voir trop clair, lorsque le rideau ne s'est pas encore déchiré. L'on préfère croire à ce qui est établi. »

Elle remonta la plage avec la foule se dispersant, et très naturellement des groupes se dirigeaient vers l'auberge-sous-le-fort, tenue par Mme Carrère et ses enfants.

Un vol d'oiseaux passa, piaillant, tournoyant, cherchant à marée haute des points pour se poser, s'abattit, repartit. Il y en avait fréquemment qui arrivaient comme l'orage, obscurcissant le soleil, puis s'enfuyaient au loin. Angélique observait qu'ils soulignaient comme d'une manifestation personnelle, les événements survenus à Gouldsboro, arrivées, départs, naissances, batailles. Mais c'était une idée à elle. Les autres personnes ne voyaient aucune coïncidence. Elles étaient habituées à ces nuages d'oiseaux, comme elles étaient habituées aux pêches miraculeuses, aux fourrures apportées par les Indiens, aux tempêtes...

Angélique regardait les oiseaux en pensant à l'aveu d'Ambroisine :

« J'ai appris à haïr la mer et les oiseaux qui passent parce que vous les aimiez. »

Pouvait-on exprimer plus intensément l'envie, la jalousie et la haine pour un être ?

Sa pensée revint aux deux femmes bienfaisantes qui repartaient portant leur secret d'amour et de tendresse. Sur ce même sable, elles avaient posé le pied. La mer impavide se retirerait, jusqu'à ne laisser qu'un désert d'algues brunes jusqu'à l'horizon, puis reviendrait, ourlet frémissant qui s'avançait en tapinois à une allure de galop, puis elle lancerait vers le ciel en frappant les rochers, ses gerbes d'écume. Et l'on continuerait d'aller et de venir sous sa garde et sa danse, et de poser le pied sur le sable, et de courir, de se tendre les bras et de se tendre le poing, les uns portant la haine, les autres l'amour.

« Comme des brebis parmi les loups !... »

Qu'allait-il leur arriver à Salem ?

*****

– Ah ! Je ne pourrais pas vivre en Nouvelle-Angleterre, soupira-t-elle.

– Mais si, vous le pourriez fort bien, dit gaiement la voix de Joffrey à ses côtés. En quel lieu, au bout de quelques heures, ne trouveriez-vous pas quelques charmes ? N'est-il pas vrai, monsieur Paturel ?

– Certes, répondit sur le même ton d'affectueuse plaisanterie le solide Normand qui, lui aussi, se trouvait proche dans l'ombre. Certes, au bout de quelques heures, vous oublieriez les inconvénients des intransigeances puritaines pour ne voir que la beauté des fleurs des jardins...

– ... Ou apprécier les délices du thé de Chine.

– Vous oublieriez la mauvaise humeur de Mrs Cranmer pour vous intéresser à ses amours tourmentées avec l'original lord Cranmer.

– En enfer même, le premier choc passé, Mme de Peyrac ne se mettrait-elle pas tout de suite à décider quelque arrangement pour rendre la situation moins... brûlante ? continuait Peyrac. En essayant de s'entendre avec un diablotin un peu moins mauvais que les autres, ce qu'elle aurait discerné au premier coup d'œil. Elle lui ferait entrevoir une remise de peine car il ne serait en ces lieux que par une distraction de saint Pierre...

– Si tout le monde est contre moi ! fit-elle en riant.

– Raconte ! Raconte encore ce que tu feras quand tu seras en enfer, implora la petite voix d'Honorine qui trottinait parmi eux.

Joffrey avait passé son bras autour de sa taille. Elle sentait leur chaleureux sentiment pour elle s'exprimer derrière les plaisanteries. Ils la taquinaient, mais en vérité, ils aimaient le goût qu'elle avait pour la vie, les êtres et les choses, la nature partout si belle et si constante.

Le navire anglais était au loin un dessin noir en damier sur l'horizon de feu.

Ils passèrent un bon moment à l'auberge, tandis que les fils Carrère allumaient les candélabres au plafond et les lanternes. Les jours commençaient de raccourcir. La voix des criquets et des cigales dans les dunes et en lisière des bois se faisait moins véhémente. Mais l'on pouvait prévoir l'arrivée du Gouldsboro pour le surlendemain et déjà les préparatifs pour la caravane, sauf quelques colis à ajouter dépendant de l'arrivée du navire, étaient faits.

– N'empêche qu'il va falloir que je me trouve un scribe, fit remarquer le gouverneur Paturel.

– Que voulez-vous dire ? demanda Angélique.

C'est ainsi qu'elle apprit que Nathanaël de Rambourg était reparti avec le navire anglais. Il avait décidé de regagner New York afin de pouvoir discuter avec l'intendant Molines sur les possibilités d'entrer en possession de son héritage, composé de terres et de fermes dans la province de Poitou, en France.

Il avait averti le gouverneur et M. de Peyrac de ses intentions en leur demandant de bien vouloir lui avancer une somme d'argent et de lui signer quelques billets de change qui lui permettraient de vivre honnêtement jusqu'à New York, et de payer son passage à bord de navires ou de coches postaux qui circulaient déjà assez régulièrement entre Boston et les bords de l'Hudson.

Angélique avait en effet cru apercevoir un ou deux chapeaux puritains dans une chaloupe, mais elle avait pensé qu'il s'agissait de Wallons ou de Vaudois déçus, repartant vers des lieux moins contaminés, et était fort loin de penser que leur « pays » du Poitou allait leur faire faux bond.

– Il aurait tout de même pu me présenter ses civilités ! Quel drôle de corps, ce Nathanaël !

Dehors, les parents Berne erraient, cherchant Séverine. Ayant appris le départ du jeune Rambourg, ils s'inquiétaient car on ne la trouvait nulle part. Elle avait peut-être été se cacher pour dissimuler un chagrin farouche.

– Et si elle s'était embarquée avec lui ?

On alla de maison en maison interroger les voisins et les passants d'un ton léger pour commencer, mais qui devenait plus nerveux au fur et à mesure des réponses négatives.

Gabriel Berne soudain faillit briser sa lanterne dans un geste de fureur. Il se contint pour ne pas la jeter contre le sol tant était grande sa colère rentrée.

Il fit demi-tour et déclara qu'il descendait vers le port pour trouver une barque, un yacht, un navire, n'importe quoi qui ferait voile vers le sud-ouest. Il y passerait l'hiver s'il le fallait, mais il poursuivrait cette petite gourgandine jusqu'en Virginie, jusqu'au Brésil, jusqu'à la Terre de Feu. Elle avait toujours été une tête dure, indisciplinée. Elle aurait voulu être un garçon. Il lui apprendrait comme une femme doit se tenir et rester à sa place. Mais aussi, elle avait eu de mauvais exemples...

Angélique accompagna jusque chez elle Abigaël qui tremblait.

– Je suis bouleversée. J'ai peur pour Séverine. Gabriel est la bonté même, mais il a un fond de violence et il ne connaît pas sa force. Il peut être terrible s'il laisse éclater sa colère.

– J'en sais quelque chose ! Ne craignez rien. Je vais lui parler et nous ne le laisserons pas partir sans l'avoir raisonné. Quelqu'un l'accompagnera si nécessaire.

Par la porte ouverte de la maison éclairée, la voix de Séverine s'échappait chantant les paroles du psaume 129 Saepe expugnaverunt me mis en musique par Claude Goudimel :

Dès ma jeunesse ils m'ont fait mille assauts

Elle avait une voix très pure et menait le chœur des psaumes au culte le dimanche.

Dès ma jeunesse ils m'ont fait mille assauts


Mais ils n'ont pu me vaincre et me détruire.

La salle commune était allumée. Séverine avait installé la petite Élisabeth devant sa soupe au lait et fait patienter la jeune enfant avec une croûte de pain. Laurier mettait les écuelles du souper sur la table.

Tout en vocalisant, Séverine continuait de faire les conserves, maniant la louche comme elle l'aurait fait d'une baguette de chef d'orchestre, écumant le bouillon, puis rangeant les filets de maquereaux et de harengs dans les jarres de vinaigre.

– Où étais-tu ?

– Pas loin...

– Nous t'avons cherchée partout.

– Pourquoi ?

On expédia Laurier prévenir maître Berne.

Angélique partit rassurée.

Elle allait s'arranger pour intercepter Gabriel Berne sur le chemin du retour et le prier de ne pas jouer au pater familias romain avec sa fille. Car sous le coup de la peur et de la colère qu'il avait éprouvées, il était capable de l'étriller alors qu'il n'avait rien à lui reprocher. Elle le calmerait à coup sûr en lui demandant ce qu'il avait voulu dire en parlant de « mauvais exemples que sa fille avait reçus »... Elle, Angélique, qui avait emmené la jeune fille faire un voyage pour la distraire, était-elle concernée par cette allusion ?

Un pas léger la rejoignit sur le sentier. Séverine glissa un bras sous le sien et leva son visage vers elle. Une lune mince et un semis d'étoiles commençaient de répandre une douce lumière alentour et se reflétaient dans les yeux noirs de l'adolescente.

Elle dit avec ferveur :

– Merci.

– De quoi donc, ma chère ?

– Pour cette lettre sur l'amour que vous m'avez lue. J'en ai repensé les termes et surtout ceux du paragraphe sur l'amour des amants. Le véritable amour. Cela m'a aidée à comprendre la valeur de ce que j'éprouvais... À ne pas confondre l'intérêt, le divertissement et le sentiment. À ne pas m'égarer, ni me laisser effrayer par des épouvantails.

Elle lui prit la main pour y poser ses lèvres.

– Merci... C'est tellement bon que vous, vous existiez !

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