Chapitre 24

Colin Paturel lui avait fait porter un mot par son scribe Martial Berne.

Le jeune garçon, lorsqu'il n'était pas à vagabonder sur les flots, lui servait de secrétaire. Le gouverneur avait à lui demander conseil pour statuer sur le sort de nouveaux arrivants.

L'ancien pirate, assis derrière un énorme bureau de chêne couvert de liasses de papiers dans un fauteuil à haut dossier genre cathèdre d'évêque destiné à impressionner les plaignants ou revendicateurs qu'il recevait à certaines heures, étudiait et cochait avec soin une liste de noms.

L'ayant invitée à s'asseoir, il la pria de l'excuser de l'avoir dérangée. Sans mettre en compte l'absence de M. de Peyrac qui inspectait les chantiers de radoub, il pensait que l'opinion d'une femme l'aiderait à voir plus juste dans une décision à prendre pour des personnes dont la mentalité et les réactions n'étaient pas toujours des plus simples et qu'il n'était pas facile de deviner.

Il s'agissait du groupe de Wallons et de Vaudois dont Nathanaël de Rambourg faisait partie et qui avait demandé aux huguenots de La Rochelle, rencontrés à Salem, de leur donner l'occasion de se retrouver parmi des compatriotes français.

Mais, arrivés à Gouldsboro, ils se montraient indignés de voir qu'on y trouvait des catholiques, des églises, des croix, qu'on y disait la messe, qu'on risquait de rencontrer des prêtres-aumôniers, des moines franciscains et jusqu'à des jésuites. Gabriel Berne qui les recevait en l'absence de Manigault et de Mercelot, oubliant qu'il avait été l'un de ceux qui s'étaient le plus insurgés contre cela, l'avait pris de haut.

– À Gouldsboro, c'est ainsi ! Nous autres, huguenots de La Rochelle, qui vous valons bien dans l'observance de la religion, nous nous en sommes accommodés. Faites comme nous ou retournez d'où vous venez !

Alors, ils étaient venus se plaindre au gouverneur. Allait-on vraiment leur imposer d'entendre ces cloches, de voir ces processions et ces bannières ?

L'œil bleu de Colin Paturel les avait observés, perplexe. C'était un curieux mélange. Lui qui avait vu toute sorte de formules parmi les enfants du Christ, ceux-là, il était difficile de les situer.

Angélique, peut-être, saurait-elle lui indiquer d'où ils venaient et ce qu'ils voulaient ?

Angélique lui dit qu'à part Nathanaël qui était un ami de son fils aîné, et appartenait à la religion réformée officielle, c'est-à-dire celle née après l'édit de Nantes, elle n'était pas beaucoup plus renseignée que lui. Le dénominateur commun avec la population de Gouldsboro, c'était qu'ils étaient français d'origine et de langue.

D'après ce que lord Cranmer lui avait expliqué, les Wallons étaient issus des premiers réformés calvinistes du nord de la France et de Lille, Roubaix, Arras qui avaient fui l'inquisition espagnole lorsque celle-ci s'était installée dans les Flandres à la suite de sa cession à la couronne d'Espagne. Réfugiés d'abord aux Pays-Bas, en région wallonne, puis dans les Provinces-Unies, à Leyde entre autres, Delft et Amsterdam, ils s'étaient mêlés aux dissenters anglais, comme eux exilés, de sorte qu'on en trouvait un grand nombre parmi les pèlerins du Mayflower. Et c'était un Wallon, Peter Minuit, qui avait donc acheté pour les Néerlandais l'emplacement de la Nouvelle-Amsterdam, devenue New York.

Quant aux Vaudois, descendants des « pauvres de Lyon », une secte chrétienne fondée au XIIe siècle par un nommé Jean Valdo, rebelle à l’Église à laquelle il reprochait ses richesses, avant même les Cathares du Languedoc, c'était la première fois qu'elle en voyait. Elle les croyait exterminés depuis longtemps car ils avaient été impitoyablement persécutés jusqu'au XVIe siècle. En fait, quand la Réforme était survenue, ils s'y étaient mêlés, beaucoup quittant leur refuge alpin où se terraient les derniers survivants. Dès lors, ils avaient suivi les vicissitudes des calvinistes français, subissant trêves, persécutions et exil.

Ce qui caractérisait ceux-là, c'est qu'ils étaient, plus que les autres, repliés sur eux-mêmes, leurs traditions et leur langue française, parce que habitués à vivre parmi des étrangers.

Après réflexion, Angélique suggéra qu'on les installât au camp Champlain où il y avait toute une colonie anglaise, des réfugiés de Nouvelle-Angleterre entre autres. Habitués à entendre parler anglais autour d'eux, ils seraient peut-être moins dépaysés au début, et loin des cloches « papistes ».

Colin sourit. C'est bien ce qu'il attendait d'elle. Trouver pour les nouveaux venus un modus vivendi qui les aide à prendre patience dans l'inconfort de leur errance. Il écrivit une note à faire porter à Gabriel Berne.

Depuis son entrée dans la salle, Angélique percevait un détail nouveau, inhabituel, et le cherchait des yeux. Cette pièce qui était la salle de conseil du comte de Peyrac et parfois celle des banquets aux premiers temps de son installation sur la côte, cette même pièce où les deux hommes s'étaient affrontés, était devenue la maison commune et le greffe de l'endroit. Salle de justice aussi et bureau du gouverneur. Ce fut en regardant Colin Paturel tremper sa plume dans l'encrier et jeter un regard sur la liste des noms qu'il recopiait qu'Angélique sut ce qui l'intriguait comme une innovation qui ne lui serait jamais venue à l'esprit.

– Oh ! Colin... s'exclama-t-elle. Tu sais lire ?... Tu sais écrire ?...

– J'ai appris ! fit-il en levant les yeux de son travail.

Il y avait comme une naïve fierté dans son regard de lui faire cette surprise.

– Il aurait été mal venu pour un gouverneur de ne pouvoir déchiffrer et juger par lui-même de tous les papiers, rôles des navires, suppliques, contrats, qu'on lui met sous les yeux et qu'on lui demande de parapher et de juger ! Le pasteur Beaucaire a eu la patience de m'enseigner et il s'est avéré que je n'avais pas une caboche trop dure pour apprendre. Jusque-là, je ne m'en étais pas trop fait besoin. Sur les navires où j'étais mon maître, il y avait toujours à bord un second, ou l'aumônier ou le chirurgien, pour s'occuper des écritures. Voici ce que je dois à Gouldsboro. Auparavant, où aurais-je trouvé l'occasion, moi qui ai quitté, mousse, Le Havre-de-Grâce dès quatorze ans, le temps, le goût et la possibilité d'apprendre à lire : au bagne de Moulay Ismaël ? En bourlinguant sur la mer de Chine et dans tous les azimuts ? Au début, le jeune Martial Berne m'a aidé, mais la tâche s'agrandissant, il me sert maintenant de secrétaire pour classer les dossiers. Il va partir pour le collège et il me faut trouver un autre jeune homme capable de le remplacer.

Angélique pensa à Nathanaël de Rambourg. Le rôle lui conviendrait. Elle expliqua à Colin qu'il y avait « quelque chose » entre le jeune noble exilé et la petite Séverine Berne. Il serait encouragé à rester et cela leur permettrait de se mieux connaître.

Une longue et mince silhouette apparaissait sur le seuil et se glissait à l'intérieur. Ce n'était pas Nathanaël, mais le vieux nègre Siriki, le serviteur des Manigault.

Il serrait sur son cœur précieusement un paquet. C'était, paraît-il une pièce de drap fin d'un beau rouge amarante qu'Angélique et M. de Peyrac lui avaient ramenée de leur voyage afin qu'il pût se tailler une nouvelle livrée. Car celle qu'il avait sur le dos lorsqu'il avait quitté La Rochelle, et qu'il aurait souffert de ne pas revêtir quotidiennement pour servir ses maîtres à table, commençait à montrer la corde.

Au cadeau étaient joints deux galons de fil d'or pour les broderies des revers des manches et du col, et une écharpe de linon garnie à chaque extrémité de dentelle de la largeur d'une main. Il l'avait déjà nouée en rabat autour de son cou. Angélique lui conseilla de demander l'aide des filles de la sage-femme irlandaise qui étaient expertes en travaux de couture.

Cependant, il était visible qu'il n'était pas venu la rejoindre chez M. Paturel seulement pour exprimer sa reconnaissance.

Il s'assit sur la pointe d'un siège, son paquet sur les genoux. Son regard allait de l'un à l'autre avec anxiété, mais il tenait le cou très droit avec beaucoup de dignité. C'était, de tout Gouldsboro, le personnage qui présentait le plus de distinction et la démarche la plus noble.

– Parlez, mon cher Siriki, l'encouragea Angélique. Vous savez que c'est avec la plus grande joie que nous écouterons et accéderons à votre requête si vous en avez une à nous adresser.

Siriki hocha la tête. Il ne doutait pas de leur bonté. Mais il dut encore avaler sa salive plusieurs fois et vérifier la bonne tenue de son jabot de dentelle, avant de se décider à parler.

Angélique savait qu'il commencerait de loin et, sans doute, par l'incidence la moins concernée par ce qui lui tenait à cœur.

Il parla donc d'abord de son jeune maître, Jérémie Manigault, qui atteignait l'âge de onze ans et que ses parents songeaient à envoyer étudier chez les Nouveaux-Anglais, au collège de Harvard. Puis il fit allusion à la triste situation qui n'était pas sans lui être infiniment pénible, qui éloignait du foyer des Manigault un enfant de trois ans, Charles-Henri, dont il pouvait se considérer lui, Siriki, comme le grand-père adoptif, car il avait quasiment élevé sa mère, la petite Jenny, ainsi que les autres enfants des Manigault.

Cette suite d'événements lui avait inspiré le désir – il baissa les paupières afin de rassembler son courage avant de se livrer à un tel aveu – de s'assurer à son tour une lignée, à lui, pauvre esclave, et ce rêve qui le tourmentait depuis quelque temps avait soudain pris corps, lorsqu'il avait aperçu parmi les passagers débarquant de L'arc-en-ciel la grande femme noire que M. de Peyrac avait achetée au Rhode Island.

Quelque chose en lui, de sourd et de terrible, avait crié :

« Elle est de ta race. Elle est du pays de ta naissance. »

Il rouvrit les yeux et fixa Colin Paturel :

– J'ai remarqué que tu devisais avec elle et connaissais l'idiome de sa tribu.

– En effet. C'était la langue de la grande sultane Leila, la première femme de Moulay Ismaël, sultan du royaume de Marocco et de ce pays venait aussi le grand eunuque Osman Ferradji. Tous deux étaient issus de ces régions du Sahel, Soudan, Somali, au centre de l'Afrique, en lisière de la forêt au sud et du désert dans le nord. Les peuples y sont nomades, éleveurs de buffles sauvages et de très haute taille.

– C'est cela ! Je ne suis pas certain, murmura Siriki. J'ai tendu l'oreille à vos paroles, mais aucune réminiscence ne s'est levée en moi. J'étais fort jeune lorsque les marchands arabes, venus par le Nil, m'ont capturé. De marché en marché, j'étais arrivé à La Rochelle et là, M. Manigault m'a acheté dans un lot qui devait partir pour les Indes occidentales. Partout j'avais été jugé trop maigre et trop grand pour mon âge et ne pouvant servir à rien. J'étais malade. Amos Manigault a eu pitié de moi. Dieu le bénisse.

Angélique ne s'étonnait pas d'entendre le « vieux » Siriki parler de lui-même comme d'un jeune esclave acheté par un marchand qui, à cinquante ans, avait l'air plus jeune que lui. Mais elle avait remarqué que les Noirs, dès la puberté, très vite paraissaient des adultes de trente ans et, aussi subitement, on leur voyait des cheveux blancs alors qu'ils n'avaient pas atteint la quarantaine.

Siriki, et Kouassi-Bâ que l'on considérait depuis longtemps comme des « anciens » n'avaient sans doute pas dépassé cet âge.

– Je me suis informé, continuait Siriki. La jeune négresse « marronne » que vous avez aussi achetée va bientôt mettre au monde un enfant dont le père est ce « bantou » africain de la forêt qui l'accompagne. Elle est née à la Martinique. Je ne connais pas toute leur histoire car elle se tait, et l'autre, le bantou de la forêt, ne connaît d'autre langage que celui des grands singes.

Colin Paturel l'interrompit.

– Tu te trompes, Siriki. Il parle le swahili qui est une des langues véhiculaires de l'Afrique des côtes de l'Atlantique à celles de l'océan Indien.

– Pardonne-moi, je n'ai pas voulu insulter un frère dans le malheur. Et que m'importent ces langues africaines que je ne comprends pas. Ce que j'ai compris, c'est que leur enfant va bientôt naître à Gouldsboro. Alors mon rêve est devenu de plus en plus proche. Je vous disais ma tristesse de voir partir mon petit maître Jérémie. Un foyer vide d'enfants engendre la morosité. La pauvre Sarah n'y résistera pas, je la connais.

Il parlait toujours avec une indulgence protectrice de Sarah Manigault, la mère, considérée comme une femme autoritaire et qui malmenait son entourage, mais qu'il était le seul à savoir calmer quand elle se mettait en rage contre ses voisins et à consoler lorsqu'elle s'abandonnait à des crises de mélancolie en pensant à sa belle maison de La Rochelle qu'elle avait dû quitter précipitamment un matin et à sa vaisselle de faïence de Bernard Palissy qu'elle avait abandonnée dans sa fuite sur la lande, qui avait été piétinée et brisée par les chevaux des dragons du roi, lancés à leur poursuite.

Tous ces soucis de la famille qu'il assumait, le persuadaient de plus en plus de la bienvenue de son rêve.

– Ce que j'ai compris, expliquait-il, c'est que rien n'empêchait qu'à Gouldsboro viennent se mêler à nos petits enfants qui courent sur la plage, nos petits enfants blancs de la couleur blanche de la lune, ou nos petits enfants indiens couleur de l'or, des petits enfants couleur de nuit, et qui pourraient être les miens.

Ayant enfin tout dit de son grand rêve, il fit silence.

Puis, reprenant sa plaidoirie, il demandait humblement à Colin Paturel de bien vouloir parler pour lui à la « noble dame du Sahel », au cas où elle serait libre de choisir sa destinée. Car il ignorait en quelle intention M. de Peyrac en avait fait l'acquisition. Il regarda vers Angélique avec espoir. Mais elle l'ignorait aussi. Ce qu'en avait dit Séverine à propos de Kouassi-Bâ n'était que suppositions et si Colin savait quelque chose de plus qu'elle, il n'en laissa rien paraître.

Siriki, sentant que son affaire était entre des mains amicales, se retira rayonnant.

Lui parti, Colin reconnut qu'il était à peine au courant de cette acquisition d'esclaves. Angélique, pour diverses raisons, n'avait pas eu le temps d'interroger son mari.

Angélique voulut se charger d'aller porter la missive pour Gabriel Berne à son domicile. Cela lui donnerait l'occasion de s'asseoir au calme avec ses amis.

*****

Des pêches dignes des rivages évangéliques étaient déversées et triées sur les échafauds du port, et vendues à la criée et les ménagères avaient fort à faire pour préparer les réserves d'hiver qui changeraient un peu de l'ordinaire quand la tempête ou la glace rendraient la sortie des barques en mer dangereuse.

Abigaël, aidée de Séverine, dans des jarres remplies d'eau et de vinaigre, et fortement additionnée d'épices, dont à Gouldsboro heureusement on ne manquait pas comme dans les autres établissements français, mettait des filets de maquereaux et de harengs. Égouttés après avoir cuit à très lent bouillon pendant quelques minutes et préparés avec très peu de sel, on les conserverait au frais dans les coins de caves creusées à même la terre et non chaulées, là où se gardaient aussi tubercules et racines, tels que carottes, navets, pommes de terre.

Après avoir parlé de la situation des Wallons, des Vaudois et au passage de Nathanaël de Rambourg, ce qui rendit Séverine rêveuse, Angélique prit congé car l'heure tournait et elle avait encore d'autres visites à faire.

– Je vais avertir Martial qu'on lui a trouvé un successeur pour tenir les écritures de M. Paturel, dit Abigaël en l'accompagnant jusqu'au seuil.

Elle termina un peu vite sa phrase, comme si le regard qu'elle avait jeté vers l'ouverture ensoleillée de la porte lui avait laissé découvrir quelque chose ou quelqu'un dont la vue la saisissait.

Regardant à son tour dans cette direction, Angélique aperçut deux silhouettes noires de pénitentes, Ruth et Nômie, suivies d'Agar, qui montaient vers la maison des Berne. Elle se demanda pourquoi elles avaient revêtu leurs capes allemandes.

Elle resta sur le seuil à les attendre. Elle était peinée, sinon surprise, du mouvement de réticence qu'elle avait senti chez Abigaël à leur vue.

Il existait pourtant, à ses yeux à elle, une ressemblance fraternelle entre Abigaël et les quakeresses magiciennes de Salem : la dignité et la pudeur retenues, les mêmes douces et mesurées façons de se déplacer sans agitation, de tenir la tête bien haute, modestes mais non sans grâce, selon le maintien recommandé par la religion calviniste à ses adeptes femmes, ajoutaient au charme de leur beauté blonde, un peu virginale.

Comme Abigaël, Française de La Rochelle, Ruth et Nômie, Anglaises du Massachusetts, avaient ce demi-sourire plein de modestie et de bonté accueillante.

Pourtant, Angélique n'était pas dupe de la méfiance qu'elles inspiraient et, en les regardant venir à elle, elle s'en demandait la cause, ne trouvait l'explication de ce refus que même les meilleurs leur opposaient, non pas en elles, pauvres innocentes, mais en ce morose instinct de l'être déchu, qui voit en la beauté, en l'illumination du cœur, en la trop parfaite image de la sérénité et du bonheur, un reflet du paradis perdu et qui le renie d'autant plus qu'il l'envie.

Celui aussi qui, dans sa paresse de pensées et sa crainte d'être chassé du troupeau, dirige ses forces de haine envers ceux qui, par leurs paroles ou leur comportement, se différencient de la loi commune, à l'abri de laquelle lui s'était réfugié.

Que pouvait-on leur reprocher d'autre, elles dont les mains offertes et le regard lumineux ne dispensaient que charité ?

Elle entendit derrière le pas de Séverine qui s'arrangeait pour quitter la maison par l'arrière. Elle non plus ne les aimait pas.

Mais Abigaël, toujours vertueuse, demeura à ses côtés et répondit en anglais, avec sa grâce habituelle, à leur salut. Elle les priait d'entrer et de s'asseoir, posait une cruche et des boissons sur la table, mais les deux jeunes femmes déclinèrent l'offre. Et Angélique elle-même resta debout ainsi qu'Abigaël.

Seule Agar s'agenouillait sur le seuil, appuyée contre le chambranle, regardant tour à tour vers l'horizon, puis à l'intérieur de la maison où elle ne semblait soucieuse que de rencontrer le regard du chat, assis avec componction à l'angle d'un vaisselier, et qui par intermittence clignait des paupières en sa direction.

Sans un mot, Ruth Summers tendit à Angélique un pli de parchemin dont le cachet de cire était rompu.

Les mots d'anglais de cette missive lui parurent fort hermétiques et elle dut à plusieurs reprises leur demander des explications car il s'agissait d'une lettre du tribunal de Salem et en toute langue, il n'y a rien de plus abscons que les termes juridiques employés dans un document officiel et d'assignation ou de convocation, émanant d'une haute cour réunie pour décider du sort de simples individus qui, bien souvent, savent à peine lire sinon à peine parler... Ce n'était pas le cas pour Ruth et Nômie. Elles étaient savantes. Elles purent expliquer que ces mots incongrus signifiaient que si, dans moins de huit jours, elles ne s'étaient pas présentées devant le tribunal de la ville, capitale de l'État du Massachusetts, leurs « maisons et biens » seraient brûlés et qu'une dizaine de concitoyens, choisis parmi ceux que l'on savait de leurs amis quakers ou autres, seraient convoqués, jugés et condamnés à leur place à être expulsés ou... pendus.

– Mais quelle mouche les pique ? s'écria Angélique. De quoi peuvent-ils vous accuser encore et sur quel délit vous condamner ?

Ruth secoua la tête sans émotion.

– Je sais ce qui se cache derrière. Un des matelots du bateau de pêche qui m'a apporté ce pli m'a confié que le vieux M. Samuel Wexter est au plus mal. Lady Cranmer s'est débattue pour obtenir des juges ce document afin que nous revenions au plus vite le sauver.

Tels vont et viennent les sentiments des hommes. Dans le malheur, Salem, tourmentée par la peur de la mort et les secrètes tendresses que les plus rigoristes ne pouvaient s'empêcher de vouer aux leurs : parents ou enfants, Salem réclamait ses quakeresses magiciennes. Salem ne pouvait s'en passer. Mais ce n'était que rémission.

Angélique fut saisie d'angoisse. Non seulement à la pensée que ces deux merveilleuses créatures allaient disparaître de son horizon, mais à la pensée du sort qu'à plus ou moins brève échéance, elles subiraient.

Là-bas, à Salem, dans cette Nouvelle-Angleterre à l'âme aussi glacée que ses rivages, au cœur aussi aride que sa terre, paralysée par une peur de chaque instant de l'enfer et par la crainte d'un Dieu omnipotent et sans pardon, dirigée par ce rameau du christianisme, tourmenté, émondé et raclé jusqu'à la sensibilité du bois écorcé, le congrégationalisme, cette confession née du Christ dont elle oubliait un peu plus chaque jour le message d'amour de la doctrine première parmi ces hommes au cerveau hanté de visions de flammes et travaillant sans cesse sur les mystères de la parole, ces savants et pasteurs qui œuvraient à la purification de l’Église dont ils avaient été chargés par le ciel et le peuple, ces ministres investis de pouvoirs sans mesure et qui veillaient aux intérêts divins, avec encore plus de farouche et tatillonne conscience qu'à leurs intérêts d'argent, ce qui les rendait incorruptibles et en disait long sur leurs compétences et leur acharnement, parmi ces « terribles honnêtes gens », elles étaient perdues.

Si les manifestations de l'intolérance puritaine s'étaient un peu effacées dans sa mémoire, elles lui revenaient aujourd'hui, elle ne pouvait oublier qu'elle l'avait, par moments, fortement ressentie lorsqu'elle les écoutait parler de leurs vies.

Là-bas, elles ne pouvaient sortir de leur cabane du fond des bois, sans risquer chaque fois les pires avanies, les pires sévices dont les insultes, les crachats, les lapidations, l'arrestation, l'exposition au pilori étaient mesure commune. L'accumulation des accusations contre elles, un jour, les amènerait au pied du gibet, ou ligotées sur une chaise dans l'eau de l'étang, où elles seraient plongées et replongées jusqu'à ce que l'eau, par leur mort, décidât qu'elles n'étaient pas coupables, ni possédées.

Là-bas, on les accusait passant devant la barrière d'une maison, d'en faire tourner la viande au saloir, le fromage dans l'égouttoir, d'avoir fait sécher sur pied les courges dans le jardin, fait noircir le lin à bouillir dans la lessiveuse, ternir les miroirs...

Si on ne les avait pas vues sur le chemin le jour où ces calamités survenaient, c'est donc qu'elles étaient passées de nuit, sur un balai, se rendant au sabbat.

La réalité des menaces qui les guettaient ne faisait pas de doute. Ce n'était pas une plaisanterie. Là-bas, leur sécurité de chaque jour se maintenait par miracle.

Des fous, poussés « par le diable », pouvaient se jeter sur elles et les violenter, des femmes jalouses au nom de la morale pouvaient les assaillir en pleine place du marché et les défigurer à coups de griffes ou avec du vinaigre bouillant.

Il y avait des périodes de grâce comme celles qu'elles venaient de traverser, où d'autres événements avaient détourné les esprits inquiets de leur maniaque surveillance, mais l'hiver viendrait qui ralentit les travaux des champs et les trafics de la mer, entraînant l'homme à se pencher sur lui-même et ses livres saints, méditations entretenues par les quotidiens sermons et le hurlement des tempêtes de l'Atlantique, le sifflement des rafales de neige autour de sa maison ou de la meeting house, peuplée d'êtres transis de froid et de terreur sacrée.

– Ruth, dit-elle à voix haute. Je vous en supplie, ne retournez pas à Salem. Cette lettre est un piège. Au moment où vous montiez à bord de L'arc-en-ciel, j'ai surpris l'expression de bien des visages parmi la foule qui nous entourait et j'ai été effrayée. La mimique des hauts personnages qui étaient venus au port et qui donnaient des ordres aux miliciens de leur escorte pour vous arrêter, ne m'a pas échappé. Heureusement, les soldats n'ont pas osé intervenir, ce qu'ils n'auraient pu faire sans provoquer une bagarre avec les mercenaires de notre propre escorte. Notre qualité d'étrangers que l'on tenait pour diverses raisons à honorer et à ne pas insulter gravement, les a empêchés de vous retenir de force à terre, grâce surtout à la présence de nos hommes d'équipage en grand nombre et bien armés. Nos hallebardiers espagnols vous entouraient et sachez que ce n'était pas par hasard que mon époux les avait fait disposer ainsi.

« Si vous retournez là-bas, jamais plus vous ne pourrez vous échapper de ces lieux où la persécution ne cessera désormais jamais contre vous. Les guérisons que vous opérez ne seront pas suffisantes pour qu'un jour les consciences s'ouvrent et qu'on vous rende justice et qu'on vous laisse en paix. Vos pouvoirs bénéfiques vous préservent jusqu'ici, mais ils peuvent aussi bien se retourner contre vous si l'on s'avise encore de proclamer que vous les tenez de Lucifer. Et c'est moins le bien que vous faites qui les encourage à patienter envers vous que la certitude qu'étant à Salem, vous ne pourrez échapper au châtiment. Voilà pourquoi ils veulent que vous reveniez. Il leur est insupportable d'envisager que la main de leur justice ne peut plus s'abattre sur vous, que pèse sur leur conscience le reproche divin d'avoir laissé s'enfuir des « créatures du diable » comme ils vous désignent, sans leur avoir fait payer leurs forfaitures. Ce n'est pas une folie que l'on peut raisonner puisqu'elle se croit de droit et de raison et qu'elle est si profondément ancrée en eux.

« Le vieux Samuel Wexter, aujourd'hui, peut s'autoriser une sereine philosophie, mais, pendant les années où il était responsable du gouvernement de la ville, vous savez comme moi qu'il a fait pendre nombre de « pécheurs » pour des crimes qui n'avaient rien à voir avec des crimes de droit commun : vols, meurtres ou autre violence envers la société, mais pour des fautes comme l'inobservance aux offices, des attitudes, des réflexions mécréantes ou qui contraient son pouvoir, et qui suffisaient pour qu'une sentence de mort soit prononcée.

« Roger William, qui a fondé l'État du Rhode Island, pourquoi a-t-il été obligé de s'enfuir en plein hiver dans la forêt, si ce n'est parce que sa vie était menacée ? Lui qui était, de Salem, un des plus zélés pasteurs dont les sermons attiraient les foules. Mais réclamait plus de liberté pour les consciences, des lois religieuses moins sévères, plus de charité chrétienne en somme pour le pauvre peuple qui en perd la tête. Dites-moi si je me trompe ? Si j'ai mal jugé de l'esprit en Nouvelle-Angleterre, surtout de celui de Boston ou de Salem, John Wintrop n'ayant rompu avec Salem et fondé Boston que pour proclamer des lois encore plus intolérantes et rigides. Dites-le-moi : me trompé-je ?

Elles secouèrent la tête négativement.

– Croyez-moi, il y en aura toujours un dans votre gouvernement qui, dans sa crainte que les commandements ne soient pas respectés avec assez de rigueur, dans sa hantise qu'un relâchement ou une indulgence apparents entraînent au mal les âmes faibles, qui, s'avisant brusquement d'un moment de grâce comme celui que nous avons connu en ce séjour à Salem, s'affolera, rappellera que l'on doit toujours rester en éveil pour servir Dieu, que les malheurs qui accablent les justes, comme ces guerres indiennes et ces massacres d'innocents aux frontières, sont dus à la négligence coupable, à l'oubli des préceptes, et que, pour apaiser le courroux du Seigneur, il faut immoler ceux par qui le scandale arrive, faire amende honorable en prouvant par des condamnations que la torpeur dangereuse a cessé ; il y en aura toujours un qui voudra être plus exigeant que l'autre et qui fera surenchère, jusqu'à ce que la folie s'empare d'eux, car c'est la fatalité qui s'abat sur tout gouvernement de coercition que de ne plus voir d'autre issue pour obtenir obéissance que la persécution du bouc émissaire. Le bras ne peut plus s'arrêter de frapper, les juges de condamner.

« Oh ! Je les connais si bien. Je crois les entendre ! Ils ont de précieuses qualités, c'est vrai, d'intelligence, de foi et de courage, et par l'estime que je leur portais, j'ai pu endormir leur méfiance, quoique femme. Mais ils se réveillent et leur colère n'en est que plus grande envers vous. Je vous en supplie, ne partez pas.

Elle s'arrêta, un peu essoufflée, en se disant que cette forme de discours, cher aux Anglais puritains et aux réformés en général, semblait avoir déteint sur elle.

Ruth et Nômie l'écoutaient dans une belle immobilité de fidèles au sermon, et, jusqu'à la fillette dans son berceau, tous lui prêtaient l'attention qu'inspire une voix pathétique et convaincante. Mais elle voyait sur les lèvres de ses deux interlocutrices ce sourire résigné, un peu désabusé qu'elles avaient devant sa fougue à réclamer justice et liberté pour elles, et cette expression de doute la relança dans son désir de les encourager à rester et ainsi à sauver leurs vies.

– Je vous en supplie, ne repartez pas. J'ai peur pour vous. Demeurez ici à Gouldsboro, où vous pensiez que la petite Agar, si elle l'avait voulu, serait plus en sûreté. Et vous avez pu constater que vous aviez raison. Les personnes les plus diverses, de nations et de religions différentes, se sont organisées pour vivre ici en bonne intelligence. Nul n'est parfait, mais sous la juridiction de M. Paturel, tout habitant de l'endroit peut recevoir de lui protection. Personne ne peut vous menacer de mort, ni de mauvais traitement, encore moins d'arrestation arbitraire, et si les mauvaises gens, les fauteurs de troubles, voleurs, paillards ou manieurs de poing ou de couteau, se voient tancés, punis ou expulsés, ce n'est toujours qu'avec justice, et pour la paix et la défense des citoyens de l'endroit. Vous avez des compatriotes et des coreligionnaires, la plupart réfugiés, rescapés d'attaques indiennes, et qui n'ont pu regagner leurs villages. Ils sont groupés en un endroit paisible, qu'on appelle le camp Champlain. Il y a une école, une maison de prières. Vous y trouverez, ou l'on vous y construira, une demeure, et ainsi vous pourrez veiller sur le sort d'Agar en l'ayant mise à l'abri des dangers qui la guettent à travers vous.

Elle parlait avec l'espoir d'emporter leur adhésion, mais elle voyait le même doux sourire patient sur leurs lèvres et comprenait qu'elles refuseraient.

Ruth la regarda avec tendresse.

– Comment te remercier, ma sœur. Grâce à toi, grâce à ta générosité qui ne se pose pas de limites, nous avons pu, quelques semaines, vivre en oubliant notre malédiction, en croyant que nous étions, nous aussi, libres et heureuses et aimées parmi les nôtres, des créatures humaines parmi leurs frères, à leur image, créées comme eux, par Dieu à Son image... Mais si constant que soit ton cœur, si généreuse et inébranlable que soit la protection des armes de ton époux, si grande que soit la puissance que tu as reçue en apanage de retenir les fauves prêts à bondir, et de calmer par ta seule présence, ton seul regard, leurs humeurs belliqueuses, vindicatives ou sectaires, tu l'as dit : un jour, ils se réveillent, et tu ne pourrais nous préserver à jamais, ici... ou ailleurs, fit-elle voyant qu'Angélique était sur le point de s'écrier : « Alors, venez avec nous jusqu'à Wapassou »... Non, cela ne changerait rien et tu le sais.

Elle ajouta après un moment de silence :

– Tu es une femme unique... et c'est cela ta faiblesse. Car les temps ne sont pas encore venus où il y aura d'autres femmes comme toi sur la Terre. Tu es seule. Comme une étoile. Et pour cela, tout le monde regarde vers toi. Mais l'on peut tout aussi bien s'effrayer de la direction que l'étoile indique. Mais l'amour te protège...

« Demeurer ici, dis-tu, en cet établissement que lui et toi vous avez fondé ? S'intégrer à l'une de ces communautés qui s'efforcent d'y vivre dans l'entente, et y parviennent ? Agar, elle, oui, le pourrait. M. Paturel saurait à qui la confier. Je ne doute pas qu'il y ait à Gouldsboro familles ou personnes de cœur, d'esprit chrétien, qui, bien qu'elle soit une pauvre « Égyptienne », soient prêtes à l'accueillir. Agar, oui, mais pas nous.

Elles avaient donc senti grandir l'hostilité autour d'elles.

– Au moins, Ruth, profitez de l'occasion qui vous a été donnée de prendre la mer pour demander asile en d'autres colonies, aux gouvernements plus libéraux. Si vous retournez à Salem, cette occasion ne se renouvellera peut-être pas, et seules, vous ne pourrez fuir par la forêt pour gagner la plantation de Providence dans le Rhode Island, ou New Haven, dans le Connecticut, qui furent fondées en protestation contre le rigorisme du Massachusetts...

– Quel gouvernement pourrait nous accueillir hors de ta protection magique ? fit Ruth Summers, avec un tendre sourire d'ironie.

– Ruth et Nômie, écoutez-moi, il y a peut-être un espoir si vous prenez patience. Au cours de notre voyage, nous avons rencontré, à Providence je crois, ou à New York, un jeune quaker de haut rang, le fils de l'amiral Penn. Il paraît que pour l'amiral qui a conquis la Jamaïque à la couronne d'Angleterre, et qui était ami du roi, c'était désastreux d'avoir un fils qui avait eu la folie de se faire quaker. Mais celui-ci ne manquait pas d'audace, il voulait fonder une colonie de refuge pour les quakers. Son père l'a soutenu dans ses projets, et le roi, en souvenir des services rendus par le père, va accorder à William Penn une charte afin de créer un territoire où tous les quakers pourront être chez eux, et ne rien risquer. La réalisation de ce projet ne saurait tarder. Essayez de vous joindre à leur groupe.

– Et puis, eux aussi nous chasseront. Parce que nous nous aimons, et que nous guérissons par un pouvoir que l'on peut soupçonner venir de Satan ! Quel gouvernement, dis-moi, peut, de nos jours, absoudre ces péchés-là ? Et pourtant, il ne s'agit que d'amour et de charité.

Ruth Summers mit son bras autour des épaules de Nômie Shiperhall.

– Parfois, lorsque je songe à cette chère créature qui m'a été confiée, lorsque je considère le sort d'Agar, de cette pauvre petite sauvageonne abandonnée qui n'a pour la défendre que deux femmes réprouvées, elles-mêmes en danger constant, la crainte des malheurs qui les guettent m'accable. Ne crois pas, ma sœur, que je sois insensible à tes appels à la prudence et que je nie le bien-fondé de tes avertissements. Chaque jour, chaque nuit, les mêmes frayeurs me hantent et il me prend une terrible envie, pour les protéger, de redevenir « comme les autres », de me couler à nouveau dans la vêture commune, de remettre mon cou dans le carcan de la loi qu'« ils » exigent, ne serait-ce que pour apaiser leur terrible courroux d'hommes justes ou pour calmer l'effroi imbécile de leurs ouailles qu'ils endoctrinent et qui se tiennent prêtes, sur un seul signe de ces bergers redoutés, à se ruer sur nous et à nous mettre toutes trois en charpie. Alors, je me souviens que ce fut toujours ma pire tentation et mon seul vrai péché, celui que je dois expier. Des jours et des jours, et des années, je refusais, je refusais la voie désignée. J'en avais horreur.

Son regard se porta avec douceur sur la jeune femme à ses côtés :

– Elle, Nômie, elle a toujours subi sans murmurer le sort qui lui était dévolu par le ciel. Les dons de guérison lui sortaient des mains et du regard, et elle les distribuait. Dès l'âge de sept ans, elle était fustigée en place publique, à coups de verges. Elle était honnie, frappée, séquestrée, bafouée, soumise à toutes sortes de tourments pour que le diable sorte d'elle. Mais elle ne voyait pas le mal, ni en ce qu'elle faisait ni en ce qu'ils lui faisaient. Moi, je me suis révoltée. La crainte d'être chassée du troupeau est une peur animale, primitive, au fond de chacun de nous depuis les premiers temps.

Ruth Summers baissa les paupières et s'exprima sur un ton de douleur :

– J'aurais pu guérir ma mère, je le sais. Je sentais des forces en moi. J'aurais pu sauver ma mère lorsqu'on la ramena ensanglantée après la flagellation. J'aurais pu l'aider à lutter contre sa fièvre, aider sa propre nature à triompher de la corruption qui rongeait ses plaies. Mais je craignais d'ajouter à mon malheur d'être quakeresse, celui d'être désignée comme sorcière. J'étais paralysée par la peur. Je l'ai laissée mourir. Cette faute commise, je reniais tout de ma première éducation. Je me revêtais de la livrée commune avec délectation, et me rassurais d'être devenue comme les autres, encore que le feu intérieur de ma vie, peu à peu, devînt cendres à leur contact. Jusqu'au jour où je fus frappée une seconde fois et de façon encore plus terrible. Je fus frappée par l'amour. Le voile se déchira, la digue se rompit. Alors, je courus arracher Nômie à l'étang glacé et j'acceptai la voie. Qu'il est doux de renoncer à tout et d'être rejetée hors de la barrière des justes pour une telle lumière !

« Crois-tu que saint Paul, frappé sur le chemin de Damas par la révélation de l'amour divin, cherchait le vieillard Amanie pour lui demander seulement de lui rendre la vue ? Non. Lui, le pharisien, le gardien de la loi, il le cherchait pour l'entendre surtout lui parler de ce sentiment inconnu d'amour qui lui avait ravi le cœur dans sa vision.

« J'ai recueilli Nômie et je l'ai aimée et je n'ai nul regret d'un tel amour qu'aucune parole ne peut dépeindre. Il existait aussi entre celles qui portent nos noms dans la Bible. Si amers qu'en soient les fruits parfois, on se souvient que le ciel s'est ouvert. J'ignore où nous mène la voie, mais j'affirme une seule chose : c'est qu'il est interdit d'oublier l'extase. N'en aurait-on été privilégié qu'une fois en toute une vie, elle continue de guider et d'éclairer nos certitudes dans les ténèbres. Chère dame, nous devons retourner à Salem. Le vieux monsieur est malade et ce n'est pas tant son corps qui est malade que son cœur humilié, et lady Cranmer, sa fille, se tord les mains à son chevet, et ils nous attendent. Ce sont nos enfants, nos pauvres enfants, et ils ont tous besoin de nous.

– Mais ils vous tueront. Ils vous lapideront. Ils vous pendront.

– Un jour, peut-être, répliqua Ruth en riant. Mais, comme tu l'as remarqué toi-même lorsqu'ils nous savent près d'eux et sont assurés qu'à tout moment nous pourrons subir notre châtiment, ils peuvent se permettre plus de patience. Et ainsi, jour après jour, en nous laissant la vie, ils nous font un cadeau sans prix. Car chaque heure de bonheur vécue par l'homme construit la Jérusalem céleste.

Elles avaient encore quelques effets à rassembler. M. de Peyrac et M. Paturel s'étaient entremis avec le capitaine d'un navire qui repartait à l'heure de la marée et les prendrait à son bord. L'ayant prévenue, elles retournaient s'occuper de leurs bagages et l'on se reverrait au bord de l'eau au moment des adieux.

Elle les laissa s'éloigner. Elle avait été sur le point de leur demander d'ôter leurs hauts bonnets serrés afin de les revoir encore une fois avec leurs cheveux d'or sur les épaules, afin de se persuader que c'étaient bien elles les anges qui étaient venus, car les choses allaient s'effacer et l'on se demanderait un jour si on ne les avait pas rêvées. Elle n'avait pas osé à cause de la présence d'Abigaël dont elle ignorait la pensée.

Elle les regarda descendre le chemin, silhouettes fragiles encapuchonnées de noir. Elles allaient, hérétiques parmi les hérétiques, folles peut-être, désarmées...

Angélique se laissa tomber, épuisée, sur le banc près de la table.

– Oh ! Abigaël, je vous en supplie, dites-le-moi, que pensez-vous d'elles ?

Un sanglot lui répondit. Levant les yeux, elle vit que son amie avait le visage plongé dans ses mains. La jeune Rochelaise calviniste mit un certain temps à maîtriser ses larmes.

Enfin, elle releva la tête.

– Que Dieu me pardonne. Que Dieu me pardonne de les avoir jugées. Je pense... je crois que c'est pour elles qu'il a été écrit : « Je vous enverrai comme des brebis parmi les loups... »

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