Chapitre 41

Les deux jours suivants, Angélique un peu plus libre chercha à rencontrer le chevalier de Lomélie-Chambord.

S'étant présentée à l'hôpital Jeanne Mance, on lui dit que l'officier, remis de sa blessure, logeait à la maison de ces messieurs de Saint-Sulpice. Elle y fit porter un mot, mais Yann Le Cuennec ne lui rapporta pas de réponse et elle commença de comprendre.

« Il m'évite !... »

Et la cause de cette froideur :

« Il a dû recevoir l'annonce de la mort du père d'Orgeval, son meilleur ami. Il m'en rend responsable... »

Elle avait eu dès le premier instant l'intuition que la mort du jésuite leur serait plus nuisible que sa survivance. Elle ne souhaitait plus rester à Ville-Marie. Séduire les Montréalais demandait plus de temps et d'opiniâtreté qu'elle n'en pouvait disposer.

C'étaient des gens très sûrs d'eux. L'île de Montréal avait toujours appartenu à des sociétés indépendantes et d'obédience religieuse, celle de Notre-Dame de Montréal d'abord, formée de dévots laïques, puis celle du séminaire de Saint-Sulpice de Paris ensuite.

Les sulpiciens en étaient les seigneurs, c'est-à-dire les propriétaires, ce qui expliquait pourquoi les jésuites avaient été tenus à l'écart. Ils s'installaient maintenant, mais en invités. Les habitants avaient le droit de nommer leur gouverneur, sans se préoccuper de l'avis du gouverneur général. Ils se suffisaient à eux-mêmes et l'accueil qu'ils réservaient aux étrangers à l'île, qu'ils vinssent de France, de Québec ou de Trois-Rivières, était teinté de suffisance.

Longtemps et encore aujourd'hui, ils s'étaient maintenus aux premières lignes de la terreur iroquoise, vivant à la pointe du mousquet. Cela les avait persuadés qu'en toutes choses ils faisaient montre de plus d'héroïsme, d'abnégation, de piété, de charité chrétienne et de vertu que les autres. Et, à cause de cette opinion qu'ils avaient d'eux-mêmes, ils n'aimaient pas qu'on se mêlât de leurs affaires. Il y avait beaucoup de zélés baptiseurs d'hérétiques à Montréal qui avaient racheté des prisonniers anglais, surtout des enfants, mais l'enquête d'Angélique ne parvenait pas à trouver le moindre fil conduisant à ceux qui auraient pu être rendus à leurs familles en Nouvelle-Angleterre.

Les gens paraissaient très empressés à la satisfaire, mais échangeaient des regards entre eux et elle comprit vite qu'elle les contrariait par son insistance. Ils avaient leur conscience pour eux, ayant gagné des âmes à la vraie religion et dépensé de leurs écus pour cette œuvre sainte. À la limite, son obstination à vouloir rejeter les convertis dans les ténèbres de leur incroyance allait être jugée impie.

*****

Mlle Bourgeoys lui envoya un mot lui conseillant de fixer la date de son départ de Montréal afin de décider du jour où elle viendrait une dernière fois embrasser sa fille. La petite enfant ne la réclamait pas et donnait toute satisfaction.

Le lieutenant Barssempuy se déclara prêt pour l'appareillage. Le matin du départ, elle se rendit à la maison des religieuses.

Honorine arriva en courant au parloir.

– Faites vos adieux à votre mère, lui dit Mlle Bourgeoys. Je l'ai avertie qu'elle pouvait transmettre à votre père notre opinion que vous êtes une très bonne enfant.

Angélique serra la petite dans ses bras.

– Nous penserons à toi tous les jours.

Honorine s'était préparée à cet instant. Elle se recula d'un pas et posa une main sur son cœur, imitant Séverine.

– Ne crains rien, dit-elle. J'ai là un secret d'amour qui m'aidera à vivre et à survivre.

Elle repartit vers l'espace ensoleillé et Angélique retenant à la fois son rire et ses larmes s'éclipsa, gardant la vision de la petite Honorine dans la joliesse de sa septième année, chantant parmi ses compagnes, en faisant la ronde.

Aux premiers jours de mai,


Que donnerai-je à ma mère ?

« Aux premiers jours de mai, je me mettrai en route pour te revoir, mon petit amour », se promit-elle.

Mère Bourgeoys lui pressa la main à plusieurs reprises, sans rien dire. À la barrière de la propriété, Angélique eut la surprise de trouver toute la famille de son frère qui l'attendait. Le seigneur du Loup lui-même s'était déplacé.

Cette escorte gaie, expansive, et l'entourage de quelques amis qui s'y joignirent pour l'accompagner jusqu'à l'embarcadère lui évitèrent les pensées moroses qui risquaient de l'assaillir.

Elle se retrouva sur Le Rochelais dans le mitan du fleuve, agitant son écharpe vers d'autres écharpes et mouchoirs qui, alignés sur la rive, l'assuraient de présences chères à son cœur jusqu'en ce coin du monde, en l'île sulpicienne de Montréal.

Elle n'avait pu s'entretenir avec M. de Loménie-Chambord, ni visiter Mme d'Arreboust, la recluse, comme elle l'avait promis au baron. Il lui restait encore une bonne action à remplir. Par un Indien de M. Le Moyne, elle avait fait avertir le père Abdiniel de la date de son retour.

Il bruinait et la lumière était grise lorsque les navires parvinrent au lieu du rendez-vous. Près du vieux fort, à l'entrée du fleuve Richelieu, un groupe de personnes, formé du jésuite, de deux sauvages et d'une femme, se tenait au bord de l'eau.

Le Rochelais jeta l'ancre. Angélique se fit conduire à terre. C'était bien Mrs William, mais tout à fait amorphe et accablée, et qui ne marqua d'aucun signe son intérêt à la revoir. Elle se tenait les yeux baissés, fort maigre, ses cheveux mêlés de gris tressés à l'indienne et retenus par un bandeau de brins de laine de couleur. Sa vêture était un mélange de ses anciens vêtements devenus haillonneux et d'une casaque et d'un gilet de peaux passées. Elle se drapait comme les Indiens dans une couverture de traite. Elle avait néanmoins des chaussures françaises aux pieds, une charité d'une personne d'œuvres.

Angélique se fit reconnaître, s'adressant à elle en anglais. Elle lui parla de personnes de sa famille qu'elle avait vues à Salem et qui, venues de Portland et de Boston, étaient désireuses de la racheter.

– Je doute que son maître accepte, dit le jésuite, il ne dédaignerait pas la rançon, mais sa fierté souffre de ce que cette femme refuse obstinément le baptême et la bonne parole.

Depuis qu'on lui avait retiré ses enfants et surtout son jeune fils de cinq ans, elle avait adopté une attitude passive, comme sourde et muette. Et c'est bien regrettable, concluait-il, qu'ayant reçu la grâce, par son épreuve, de se rapprocher de la vraie lumière de la foi, elle continue à opposer à ce signe de l'affection de Dieu pour elle, un tel refus.

Angélique essaya encore de la tirer de son apathie en lui répétant qu'on voulait la racheter et que sa fille Rose-Ann se portait bien. L'Anglaise ne marquait aucun signe de compréhension. Angélique se tourna vers le jésuite.

– Aurait-elle perdu l'usage de sa langue natale ? N'y a-t-il personne au camp des Abénakis parmi d'autres captifs anglais avec lesquels elle pourrait s'entretenir ?

– Si fait, reconnut le directeur de la mission, nous avons un nommé Daugherty, un bon travailleur et qui a été adopté par une veuve qui en est très satisfaite. Il demande parfois et obtient l'autorisation de visiter la prisonnière et j'observe de loin qu'elle parle et pleure avec lui.

Daugherty devait être l'« engagé » des fermiers anglais qui avait été capturé, ainsi que son fils, en même temps qu'eux. Angélique fut un peu rassérénée de penser que la malheureuse avait quand même quelqu'un de son pays et de sa maison pour la soutenir dans son esclavage.

– Et le fils de Daugherty ?

– Quel âge avait-il lors de sa capture ? demanda le jésuite.

– Douze ou treize ans.

Alors, il y avait quelques chances qu'il eût été racheté et adopté par une famille pieuse de Ville-Marie, ou par un grand chef de l'intérieur qui en ferait un habile guerrier. Angélique laissa au père les adresses et noms des parents de Mrs William, au cas où celle-ci finirait par s'intéresser à leur proposition et que son maître sauvage y consentît.

Elle prit congé, serra la main inerte et maigre de la pauvre puritaine et repartit sans vouloir se retourner.

C'était un soulagement de se retrouver à bord du petit yacht, descendant, libre, le courant, sous la protection de la bannière indépendante, bleue à écu d'argent, de leur fief, de se sentir entourée d'amis sincères et dévoués, Barssempuy, M. Tissot, Yann Le Couennec, Kouassi-Bâ qui s'évertuaient à lui être agréable, à lui rendre moins pénibles ces premiers jours de séparation d'avec sa fille.

L'absence d'Honorine lui avait paru insupportable au début. Après avoir vu la pauvre Mrs William, elle jugea qu'elle n'avait pas à s'attendrir sur son propre sort. Au moins, elle savait en quelles mains se trouvait sa fille et elle retrouverait bientôt son époux.

La façon d'être du père jésuite, point méchante mais totalement insensible et incapable de comprendre ce qu'une femme, qui avait perdu son mari et à laquelle on avait arraché ses enfants, pouvait endurer, l'avait glacée.

*****

À Québec, qui lui rappelait sa dernière escale avec Honorine, la Polak la secoua.

– Que dirais-je, moi, dont le gamin court les pires dangers parmi ces sauvages qui à tous moments peuvent le scalper ou le mettre à la grillade ! Surtout qu'il est grassouillet. Et c'est mon « unique ».

Angélique aurait voulu lui expliquer ce lien qui s'était créé avec sa fille, venu du temps où les sbires du royaume lancés à sa poursuite se passaient le signalement : « Une femme aux yeux verts portant un bébé aux cheveux roux. »

– Ta-ta-ta, disait la Polak. On est toutes les mêmes ! Piégées, là aussi. Et c'est l'affaire de chacune de s'en dépêtrer. Mais laisse-moi te dire, pour des femmes comme nous, la vie n'accorde pas de temps aux jérémiades. Ça ne veut pas dire qu'on n'est pas là pour les défendre quand il le faut, nos enfants. Le cœur d'une chatte furieuse, voilà ce qu'est dans un tel moment le cœur d'une mère ! Souviens-toi quand nous sommes allées arracher ton Cantor aux Égyptiens. Cette course, mes amis, pieds nus dans la boue glacée sur le chemin de Charenton ! On volait presque, on avait des ailes...

Dans son souvenir, au cours des années, c'était elle qui avait tout fait, qui avait repris de force Cantor aux Égyptiens.

– Ne rêve pas ! dit la Polak péremptoire. C'est loin ! Ils sont grands, ils sont vivants. Que veux-tu demander de plus ? Il faut regarder devant nous, surtout maintenant où les bords des chapeaux se rétrécissent et que la ruine menace. Les enfants, ce n'est qu'un toron de plus à la tresse de notre vie. Un toron d'amour soit, mais rien d'autre qu'un toron de plus. Et la tresse est compliquée, n'oublie pas ! Plus que les ceintures fléchées des Indiens...

*****

Le lyrisme de la Polak, solidement soutenu par les « bonnes boissons » que renfermait sa cave, avait des vertus thérapeutiques sans égales et Angélique commença à faire le projet d'aller chercher les jumeaux et de revenir passer l'hiver à Québec.

Urville et Barssempuy demandèrent quelques jours pour faire l'inspection des navires, rassembler les équipages et procéder au chargement des marchandises.

On avait acheté à l'intendant Carlon une grande partie de son blé excédentaire et des réserves d'anguilles fumées du Saint-Laurent qui étaient si abondantes que même à la fin de l'hiver, on préférait sucer du cuir que d'en manger. À son passage, Angélique avait arrêté les conditions de livraison, mais, avec la débandade de l'été, ni sacs ni tonneaux n'avaient encore été portés au port.

Ce contretemps ne lui parut pas de bon augure. Non pas à cause de l'incurie des services portuaires qui n'avait rien que de banal, l'éloignement des personnes responsables et l'habitude, assez coutumière au caractère français, de ne faire les choses qu'au dernier moment, le temps de laisser au contrordre celui d'arriver, étant seuls en cause.

Ce n'était pas d'être obligée de piétiner au port qui lui donnait la sensation que les heures se traînaient et accroissaient son impatience de quitter Québec. Était-ce une sensation de danger ? Non, même pas. Plutôt d'inconfort, accentué par la forte chaleur, l'orage s'accumulant, grondant sourdement, éclatant souvent en pluies presque tropicales et qui plongeait la ville dans un touffeur de serre avec des nuages de vapeur s'élevant des ruelles, flottant sur le fleuve.

Angélique savait qu'elle n'avait aucune raison de s'énerver. Ils n'étaient pas en retard. Ils étaient arrivés en avance sur les dates de retour envisagées comme ultimes pour repartir vers le Maine. Pour un peu, Joffrey aurait pu encore la rejoindre ici et voir Carlon.

Mais aucune nouvelle dans ce sens n'arrivait de l'aval du fleuve. Tout ce qu'on savait, c'était que les navires de M. de Peyrac montaient toujours la garde a l'entrée du Saguenay, que celui-ci avec Nicolas Perrot, s'était enfoncé à l'intérieur des terres et que, jusqu'à nouvel ordre, aucun Iroquois n avait surgi à l'horizon. Il y avait donc peu de chances pour que, revenu à Tadoussac, il envisageât de remonter le fleuve. Comme convenu, il l'attendrait là-bas.

Et pour l'instant, elle n'avait rien de mieux à faire que de laisser les officiers et les maîtres terminer ce dont ils étaient chargés à Québec afin que le voyage de retour pût se poursuivre avec la satisfaction d'avoir mené à bien les affaires d'importance prévues.

Pourtant, si elle n'avait eu l'arrière-salle de l'auberge du Navire de France pour y prendre patience Angélique n'aurait pas hésité, afin de quitter plus rapidement la ville, à louer son passage sur une grosse barque fluviale que pilotait M. Topin et qui descendait journellement le Saint-Laurent, déposant ses passagers au gré des censives ou des villages échelonnés le long des rives.

Que ne le fit-elle ?

Elle se serait épargné une bien désagréable entrevue d'où allait surgir la menace d'un doute effrayant.

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