Maman les p’tits bateaux

Lionel Boyd Johnson montra assez d’ambition intellectuelle pour, en 1911, s’embarquer seul de Tobago à bord d’un sloop baptisé Lady’s Slipper et faire voile vers Londres dans le dessein d’y entreprendre des études supérieures.

À Londres, il s’inscrivit à l’École des sciences économiques et politiques.

La Première Guerre mondiale vint interrompre ses études. Il s’engagea dans l’infanterie, se distingua au combat, fut fait officier sur le champ de bataille et figura quatre fois au communiqué. Gazé à la deuxième bataille d’Ypres, il passa deux ans à l’hôpital avant d’être démobilisé.

Il s’embarqua alors pour Tobago, toujours seul à bord du Lady’s Slipper.

Il n’était plus qu’à quatre-vingts milles de son île natale lorsqu’il fut arraisonné par un sous-marin allemand, le U-99. Les Boches le firent prisonnier et s’exercèrent au tir sur son petit bateau. Avant d’avoir pu replonger, le submersible était surpris et capturé par le destroyer britannique Raven.

Johnson et les Allemands furent transbordés sur le destroyer et le U-99 envoyé par le fond.

Le Raven faisait route vers la Méditerranée, mais il n’y parvint jamais. Ayant perdu sa barre, il ne put que se laisser ballotter, impuissant, ou décrire de grands cercles dans le sens des aiguilles d’une montre. Enfin, il mouilla l’ancre aux îles du Cap-Vert.

Johnson y demeura huit mois dans l’attente d’un mode de transport lui permettant de regagner l’hémisphère occidental.

Il trouva finalement un poste d’homme d’équipage à bord d’un bateau de pêche qui transportait illégalement des émigrants à New Bedford, dans le Massachusetts. Drossé par le vent, le bateau s’échoua à Newport, dans le Rhode Island.

Johnson avait dès lors progressivement acquis la conviction que quelque chose, pour quelque raison, essayait de le pousser quelque part. Il demeura donc un certain temps à Newport afin de voir si le destin ne lui avait pas donné rendez-vous là. Il y travailla comme jardinier et charpentier dans le célèbre domaine des Rumfoord.

Il eut l’occasion d’y apercevoir maint invité de marque des Rumfoord, notamment J. P. Morgan, le général John J. Pershing, Franklin Delano Roosevelt, Enrico Caruso, Warren Gamaliel Harding et Harry Houdini. C’est pendant cette période que la Première Guerre mondiale prit fin, non sans avoir tué dix millions d’hommes et en avoir blessé vingt millions, dont Johnson.

La guerre finie, le jeune débauché de la famille, Remington Rumfoord IV, se mit en tête de faire le tour du monde à bord de son yacht, la Schéhérazade, avec escales en Espagne, en France, en Italie, en Grèce, en Égypte, en Inde, en Chine et au Japon. Il offrit le poste de second à Johnson, qui l’accepta.

Au cours de ce voyage, Johnson vit bien des merveilles du monde.

Dans le port de Bombay, par temps de brouillard, la Schéhérazade se fit éperonner. Seul Johnson survécut au naufrage. Il demeura deux ans en Inde, où il devint un disciple de Mohandas K. Gandhi et se fit arrêter à la tête de groupes qui, couchés en travers des voies ferrées, manifestaient contre la domination britannique. Sa peine de prison purgée, il fut rapatrié à Tobago aux frais de la Couronne.

De retour dans son île natale, il construisit un autre bateau, un schooner qu’il baptisa Lady’s Slipper II.

Et il sillonna sans but la mer des Caraïbes, à la recherche de la tempête qui le drosserait vers une terre où son destin l’attendrait sans équivoque.

En 1922, fuyant un gros coup de vent, il chercha refuge à Port-au-Prince, en république d’Haïti alors occupée par les U.S. Marines.

Il y reçut une proposition de la part d’un Marine déserteur du nom de Earl McCabe. Autodidacte, idéaliste, brillant, McCabe était caporal. Il venait de faire main basse sur la caisse du foyer de sa compagnie et offrit cinq cents dollars à Johnson pour que celui-ci le transporte à Miami.

Les deux hommes s’embarquèrent, mais un coup de vent poussa le schooner sur les écueils de San Lorenzo. Le bateau coula. Complètement nus, Johnson et McCabe parvinrent à gagner la terre à la nage. Bokonon lui-même évoque cette péripétie dans un quatrain :

Tel un poisson laissé sur le rivage

Abandonné par l’eau, en grand émoi,

Je suffoquais, allongé sur la plage,

Et je suis devenu moi.

Enchanté par le mystère qui l’avait poussé nu sur une île inconnue, il résolut de laisser l’aventure suivre son cours, afin de voir jusqu’où pouvait aller un homme émergeant de l’eau salée dans toute sa nudité.

Il eut le sentiment de renaître :

Laissez venir à moi les petits enfants

Nous dit l’Évangile ;

Venu, je suis demeuré jusqu’à présent

Très, très infantile.

Si l’on veut savoir comment il en vint à s’appeler Bokonon, c’est très simple. « Bokonon » est la prononciation que le dialecte de l’île donne à « Johnson ».

Quant à ce dialecte…

Le dialecte de San Lorenzo est à la fois facile à comprendre et difficile à transcrire. Quand je dis qu’il est facile à comprendre, je parle pour moi. D’autres l’ont trouvé aussi inintelligible que le basque. Il est donc possible que je le comprenne par télépathie.

Dans son livre, Philip Castle donnait une démonstration phonétique de ce dialecte, et il en avait fort bien rendu la saveur. Pour cet exemple, il avait choisi la version san-lorenzienne de « Maman, les p’tits bateaux ».

Rappelons la version originale de cet immortel poème :

Maman les p’tits bateaux

Qui vont sur l’eau

Ont-ils des jambes ?

— Mais oui mon gros bêta

S’ils n’en avaient pas

Ils n’marcheraient pas.

Et voici, selon Castle, la version dialectale du même poème :

Moma lab-di bôto

Guifon shourlo

Ak’ontille tessé-champe ?

— Ak’mégui mankro ak’betta

Signaffé ba

Ounamarge n’réba.

Soit dit en passant, peu de temps après que Johnson fut devenu Bokonon, on retrouva sur le rivage l’embarcation de sauvetage de son bateau naufragé. Par la suite, peint en or, ce canot devint le lit du président de l’île.

« Il existe une légende, due à Bokonon, écrivait Philip Castle dans son livre, selon laquelle le canot d’or flottera de nouveau quand la fin du monde sera proche. »

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