Liberté et vénération

À gauche de la tribune, témoignages de l’aide militaire américaine à San Lorenzo, étaient alignés six chasseurs à hélices. Sur le fuselage de chaque avion, un boa constrictor broyait à mort un diable. Les peintures trahissaient une puérile soif de sang. Du sang jaillissait des oreilles, du nez et de la bouche des diables. Une fourche s’échappait de leurs doigts rouges et sataniques.

Devant chaque avion se tenait un pilote couleur de Blédine, silencieux lui aussi.

Puis, au-dessus de la tumescence du silence, on entendit un bourdonnement harcelant comme le chant d’un moucheron. C’était une sirène qui s’approchait, la sirène de la Cadillac de « Papa ».

La conduite intérieure noire et luisante s’arrêta devant nous, pneus fumants.

Nous vîmes en descendre « Papa » Monzano, Mona Aamons Monzano, sa fille adoptive, et Franklin Hoenikker.

« Papa » fit un signe mou et impérieux, et la foule entonna l’hymne national de San Lorenzo, écrit en 1922 sur une vieille mélodie américaine par Lionel Boyd Johnson – par Bokonon.

Ô cher pays où il fait si bon vivre

Tes hommes sont braves comme des éléphants

Tes femmes pures, tes enfants obéissants

Ô cher pays, de ton nom l’on s’enivre.

San Lorenzo, San Lorenzo !

Ile riche et heureuse !

Tremblez, ennemis ! Craignez le fiasco !

Car notre peuple est ivre, et toute la nation,

De Liberté et de Vénération.

Paix et abondance

Puis la foule retomba dans un silence de mort.

Il y eut un roulement de caisse claire tandis que « Papa », Mona et Frank nous rejoignaient sur la tribune. Le tambour cessa de jouer quand « Papa » pointa son doigt vers lui.

« Papa » portait un holster par-dessus sa blouse. « Papa » était vieux, très vieux, comme tant de membres de mon karass. Il était en piètre condition et marchait à petits pas, sans ressort. Il était encore gros, mais son lard fondait rapidement, car son sobre uniforme flottait. La sclérotique de ses yeux de crapaud était jaune. Ses mains tremblaient.

Son garde du corps personnel n’était autre que le général de brigade Franklin Hoenikker, en uniforme blanc. Poignets minces, épaules étroites, Frank avait l’air d’un enfant dont l’heure d’aller au lit est passée depuis longtemps. Une médaille brillait sur sa poitrine.

Je les observais tous les deux, « Papa » et Frank, avec quelque difficulté – non que ma vue fût bloquée, mais parce que je ne pouvais détacher mon regard de Mona.

Je tressaillais de joie, mon cœur se brisait, j’avais envie de rire, j’étais fou. Tous mes rêves les plus avides, les plus insensés, dans lesquels j’avais imaginé mon idéal de la femme, se réalisaient. J’avais devant moi, chaude et onctueuse – que Dieu la bénisse ! – l’image de la paix et de l’abondance.

Cette femme, qui n’avait que dix-huit ans, était un ravissement de sérénité. Elle semblait tout comprendre, elle semblait être tout ce qu’il y avait à comprendre. Les Livres de Bokonon la mentionnent par son nom. Bokonon dit notamment d’elle : « Mona a la simplicité du Tout. »

Elle portait une tunique grecque, blanche.

Et des sandales plates à ses petits pieds bruns.

Ses longs cheveux plats étaient d’or pâle.

Ses hanches dessinaient une lyre.

Ô mon Dieu ! Paix et abondance éternelles.

Seule belle fille de San Lorenzo, elle était le trésor national. Selon Philip Castle, « Papa » l’avait adoptée afin de mêler le divin à l’inexorabilité de sa tyrannie.

On roula le xylophone jusqu’au bord de la tribune. Et Mona joua. Elle interpréta Quand le jour s’achève, tout en trémolos, avec des crescendos, des pianos, des crescendos encore.

La foule écoutait, enivrée de beauté.

« Papa » nous fit alors son compliment.

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