D’accord, maman

J’allai donc à l’arrière parler à Angela Hoenikker Conners et au petit Newt Hoenikker, tous deux membres de mon karass.

Angela était la blonde platinée au visage chevalin que j’avais remarquée un peu plus tôt.

Newt était un jeune homme, minuscule certes, mais sans rien de grotesque. Il était aussi bien proportionné que Gulliver parmi les géants de Brobdingnag, et certainement aussi fin observateur.

Il buvait un verre de champagne inclus dans le prix du billet. La coupe était pour lui ce qu’un bocal à poissons rouges eût été pour un homme normal. Pourtant, il buvait avec aisance et élégance, comme si le verre eût été parfaitement à sa taille.

Dans ses bagages, au creux d’un thermos, le petit salopard avait un cristal de glace-9, tout comme sa misérable sœur, tandis qu’au-dessous de nous s’étalaient les arpents liquides du bon Dieu, la mer des Caraïbes.

Quand Hazel eut épuisé les joies des présentations entre Hoosiers, elle nous laissa.

— N’oubliez pas, dit-elle en partant : désormais, vous m’appelez maman !

— D’accord, maman, dis-je.

— D’accord, maman, dit Newt.

Il avait la voix haut perchée, comme le voulait son petit larynx, mais il réussissait à lui donner un côté nettement masculin.

Angela s’obstinait à le traiter comme un petit enfant, ce qu’il lui pardonnait avec une bonne grâce que je n’aurais pas crue possible chez quelqu’un de si petit.

Newt et Angela se souvinrent de moi et des lettres que je leur avais écrites. Ils m’invitèrent à m’asseoir à côté d’eux sur le siège vide.

Angela s’excusa de n’avoir jamais répondu à mes lettres.

— J’ai été incapable de penser à quoi que ce soit qui aurait pu intéresser des lecteurs. J’aurais pu inventer quelque chose, mais j’ai pensé que ce n’était pas ça que vous vouliez. En fait, il ne s’est rien passé d’exceptionnel ce jour-là.

— Votre frère que voici m’a écrit une excellente lettre.

Angela marqua de la surprise.

— Newt ? Comment Newt peut-il se rappeler quoi que ce soit ? (Elle se tourna vers lui :) Mon chéri, tu ne te rappelles rien de ce jour-là, voyons ! Tu n’étais qu’un bébé !

— Je me rappelle, dit-il doucement.

— J’aurais aimé voir cette lettre. (Elle donnait à entendre par là que Newt était encore trop tendre pour traiter de plain-pied avec le monde extérieur. Totalement dépourvue de sensibilité, cette femme ne se rendait pas compte de ce que son nanisme signifiait pour Newt.) Tu aurais dû me montrer cette lettre, mon chéri, le gronda-t-elle.

— Je suis désolé, dit Newt. Je n’y ai pas pensé.

— Autant vous le dire, déclara Angela en me regardant. Le Dr Breed m’a mise en garde contre vous. Il m’a dit que vous ne cherchiez pas à tracer un portrait équitable de notre père.

Et elle me montra qu’elle m’en tenait rigueur.

Je l’apaisai quelque peu en lui expliquant que de toute façon, je n’écrirais probablement jamais ce livre, que je n’avais plus une idée claire de ce qu’il voudrait ou devrait signifier.

— En tout cas, si jamais vous l’écrivez, vous feriez bien de faire de papa un saint, parce que c’est la vérité.

Je lui promis que je ferais de mon mieux pour brosser ce tableau. Puis je lui demandai si elle et Newt se rendaient à une réunion de famille avec Frank à San Lorenzo.

— Frank va se marier, dit Angela. Nous allons aux fiançailles.

— Oh ! Qui est l’heureuse élue ?

— Je vais vous la montrer, dit Angela en sortant de son sac un portefeuille contenant une espèce d’accordéon en plastique.

Dans chacun des plis de l’accordéon se trouvait logée une photo. Angela feuilleta le dépliant. Au passage, j’aperçus le petit Newt sur une plage du cap Cod, le Dr Felix Hoenikker recevant le Nobel, deux fillettes sans grâce, celles d’Angela, et Frank faisant voler un modèle réduit au bout d’une ficelle.

Enfin, elle me fit voir la photo de la jeune fille qu’allait épouser Frank.

Elle eût pu produire le même effet en me donnant un coup se pied dans l’aine.

La photo qu’elle me montrait représentait Mona Aamons Monzano, la femme que j’aimais.

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