I LA MEILLEURE

« Tu sais pas la meilleure ? »

César

1

Lapietà*[1] ? Georges ? Tu le connais, c’est le genre de type à se rouler dans la confidence comme un chien de ferme dans la fosse à purin. (Ce mouvement hélicoïdal qui les torchonne du museau jusqu’à la queue !) Il est pareil. Il en fout partout. Alors, autant entrer tout de suite dans l’intérieur de sa tête. Il n’y a pas d’indiscrétion, lui-même a tout raconté aux gosses ce jour-là. À commencer par la minutie avec laquelle il s’est préparé pour aller toucher son chèque. Et ses bonnes raisons de ne pas arriver à l’heure : J’ai toutes les cartes en main, j’arrive à mon heure, je palpe mon fric et on se tire en vacances, voilà ce qu’il voulait faire comprendre à l’aimable comité : Ménestrier*, Ritzman*, Vercel* et Gonzalès*. Des semaines passées à choisir son déguisement avec soin. Ariana*, un bermuda ? Si je me pointais en tongs et en bermuda, tu vois leur gueule ? Et une canne à pêche ? Tuc*, démerde-toi pour me dégoter une canne à pêche ! La plus ringarde possible, un truc en bambou, genre Charlot, tu vois ? Ah ! les imaginer poireautant avec ce chèque qui leur dévorait les tripes, poireautant dans le silence lambrissé du grand salon, remâchant l’opinion qu’ils avaient de lui, Georges Lapietà, mais fermant leurs quatre gueules, vu que tous les quatre avaient la queue prise dans le même chéquier. Arrête de te pomponner, Georges, tu te mets en retard. Justement, Ariana, c’est le meilleur de l’affaire. Ah ! le silence de leur attente. Le tintement des petites cuillers dans les tasses où le sucre ne se décide pas à fondre. Le va-et-vient des yeux entre leurs montres et la porte du grand salon. Les conversations avortées et lui qui n’arrive pas. Ariana, si tu demandais à Liouchka* de nous faire un autre caoua ? Il les avait voulus là tous les quatre, c’était une condition sine qua non. Eux ou la conférence de presse, au choix. Et pourquoi pas la conférence ? Why not, au fait ? Mais parce qu’il aurait publiquement détaillé la composition du chèque ! Parce qu’il aurait filé aux journalistes la recette de la bonne entente. Non, hein ? Alors non. Lui aussi aspirait à un plaisir plus secret. À cette remise de chèque, il voulait leurs quatre tronches pour lui tout seul. Il voulait leurs quatre poignées de main. Fermes, s’il vous plaît ! Il était capable de vous obliger à serrer sa main une deuxième fois. Connu pour. Et si la deuxième fois ne suffisait pas, il vous claquait la bise, publiquement, musicalement, ce qui laissait sur votre joue une petite flaque sensible aux objectifs, comme un argenté d’escargot. Discrétion dans la remise du chèque mais franchise dans le regard. Pas d’arrière-pensées entre nous. Cinq bons gars, tout à fait au courant des règles du jeu. Et qui seront sans doute amenés à retravailler ensemble. Si, si, vous verrez. Ah ! autre chose. Leur laisser un souvenir olfactif. Qu’ils retournent à leurs affaires nimbés du parfum de son after-shave ! Pas de serrage de paluches, alors ! Une bonne accolade, plutôt ! Un abraço à la brésilienne, panse contre panse et dos claqués. Et leurs quatre costards bons à brûler. Tuc, tu me trouves l’after-shave le plus… le plus… inoubliable… dans le genre sirop… sucré… le plus… vulgaire… tenace dans la vulgarité… je t’ai bien élevé, tu sais ce qu’ils entendent par là… leur conception de la vulgarité… Voilà ! Tu m’en remplis la baignoire.

Des semaines de préparation. Et maintenant un petit café supplémentaire. Georges, arrête avec le café, tu ferais mieux d’y aller, vraiment ! Et soulage-toi avant de partir, c’est plus prudent. Ariana, je te jure qu’il n’y a pas le feu, ils ont le temps… Quant à pisser, je le ferai en rentrant, ce sera bien meilleur.

La question de la voiture était réglée depuis longtemps. Non, pas l’Aston Martin et pas de chauffeur ! Bermuda, canne à pêche… Tuc, tu me prêterais ta caisse ? Gentil, ça. Tu as une semaine pour la saloper convenablement. Débarquer dans la voiture de son fils. Un fils qui ne veut rien devoir à son père a nécessairement une bagnole pittoresque. En tout cas pour qui guette votre arrivée dans une cour d’honneur à travers les rideaux d’une fenêtre Renaissance.

*

Et c’est ainsi que nous y sommes. Georges Lapietà dans la Clio asthmatique, se trouvant assez ridicule tout de même avec son bermuda, sa vieille canne à pêche, son after-shave, cette bagnole de gosse dont les vitres ne s’ouvrent plus et ce désir d’épate qui ne le lâchera jamais… La dérision… Un vrai ténia, chopé dans sa prime enfance… Un homme diablement sérieux pourtant. Dans les quinze premiers portefeuilles d’Europe, tout de même !

— Toi et tes tartarinades, lui a dit Tuc, tu es un oxymore, papa, voilà ce que tu es.

Instruisez vos enfants et ils vous épinglent dans la boîte à concepts. Encore que, pour ce qui était d’épingler… Tuc… C’est lui qui l’avait surnommé Tuc, son fils. À le voir aider les bonnes dès qu’il avait tenu sur ses jambes, faire son lit spontanément, débarrasser la table sans qu’on le lui demande, réparer des bricoles, retrouver ce que les uns et les autres perdaient dans la maison : Tuc. Travaux d’Utilité Collective. Et ça lui était resté. Ariana trouvait ça mignon. Elle préférait Tuc à Mimi, Chouchou, Titi, Zozo, les doubles syllabes échappées à ses attendrissements. Travaux d’Utilité Collective… C’est à quoi Georges Lapietà songe, ce lundi matin, rue des Archers, coincé derrière un camion de déménagement dont le chauffeur vide les derniers cartons en faisant signe que c’est une affaire de deux minutes. Certes, ça ajoute à son retard, mais Lapietà n’a jamais eu besoin d’aide. Pressé, tout à coup, il va sortir de la Clio quand la petite surgit.

Penchée sur lui, la raclette dans une main et le détergent dans l’autre, elle entreprend de nettoyer le pare-brise de Tuc. En temps ordinaire il ne l’aurait pas laissée faire, mais elle est venue avec ses seins. Ses seins ! Ses seins, nom d’une vierge ! Cette fois-ci, sûr et certain, il n’en a jamais vu d’aussi émouvants. Et Dieu sait ! Jamais. Deux apparitions aussitôt disparues, la mousse ayant recouvert toute la surface du pare-brise. Il se prend à attendre le premier coup de raclette, à espérer la résurrection de cette poitrine comme on guette sa propre peau après le passage du rasoir. Mais point de raclette. Rien que du blanc. Du blanc dans le rétroviseur aussi, plus de lunette arrière, et du blanc sur les vitres. Une sorte de chantilly. La Clio sous la neige comme tombée dans un conte d’hiver. Et cette secousse. Le nez de la voiture qui se soulève. Nom de Dieu on m’emmène en fourrière ou quoi ? Son pied écrasant vainement le frein. Sa main gauche arrachant la poignée de la portière. Verrouillée. L’autre aussi. Et la Clio qui grimpe une rampe, dans un roulement de treuil bien graissé. Pendant que blanchissent ses phalanges autour du volant, que monte son besoin de hurler, combattu par une soudaine torpeur… Dormir, se dit-il… dormir… ce n’est pas le…

2

Par les temps qui courent, moi, Benjamin Malaussène*, je vous mets au défi, qui que vous soyez, où que vous vous cachiez, quel que soit votre degré d’indifférence aux choses de ce monde, d’ignorer la dernière nouvelle, celle qui vient de sortir, la bien bonne qui va faire causer la France et grésiller les résosocios. Choisissez le cœur de l’été, dispersez votre progéniture, laissez votre compagne (Julie*, la journaliste à la crinière de lion et aux seins de légende) couvrir les sujets de son choix, refilez votre portable à un amateur de ball-trap, retirez-vous à mille lieues de toute ville, ici, sur le toit du Vercors*, à Font d’Urle, deux mille mètres au-dessus de tout, choisissez un ami muet — Robert* par exemple, il n’y a pas mieux pour la discrétion —, partez avec lui faire votre cueillette annuelle de myrtilles, peignez les buissons en silence, remplissez vos seaux en évitant de penser, même de songer, bref, œuvrez avec le dernier soin aux conditions de votre sérénité, eh bien, même là, au cœur de nulle part, parfaitement dissous en vous-même, vous n’empêcherez pas la dernière nouvelle de vous éclater aux oreilles comme un pétard de 14 juillet !

Il suffit qu’un chien de traîneau un peu jeunet sorte de son enclos, qu’il vous voie, qu’il parcoure ventre à terre les cent mètres qui le séparent de vous, qu’il vous saute dessus toute langue dehors, poussé par l’atavique besoin d’affection de cette race inapte à la solitude canine, que ledit husky renverse votre seau de myrtilles, en éparpille le contenu dans un fou trémoussement, anticipe la confiture en piétinant frénétiquement cinq heures de cueillette, que, sur ces entrefaites, une brebis égarée se mette à bêler, que le chien se fige, que le loup en lui dresse soudain les oreilles, que vous vous disiez protégeons la brebis pour que le berger et le propriétaire du chien ne s’entre-tuent pas, que vous ôtiez votre ceinture pour improviser une laisse, que vous rameniez le chien à l’enclos, que vous y trouviez son maître (pas plus inquiet ni reconnaissant que ça, d’ailleurs), son maître, cette cascade de dreadlocks vert-de-gris qui a tout largué depuis quinze ans pour venir s’oublier ici, pour que son maître, le moins communicant des exilés de l’intérieur, le plus étranger à ce qui advient hors de son champ de vision, pour que cet effacé absolu vous dise, en levant à peine les yeux sur vous, trop occupé à protéger de la tramontane naissante la bonne herbe qu’il roule en guise de tabac, vous dise, d’une voix à peine audible :

— Tu sais pas la meilleure ?

Vous n’avez pas le temps d’objecter que les meilleures vous dépriment qu’il vous la sort en portant l’allumette à son cône :

— On a enlevé Georges Lapietà.

*

Le propre des meilleures, c’est qu’on les répète dès qu’on les apprend. Toujours. Même moi. À Robert, en l’occurrence, occupé à récupérer mes myrtilles.

— Il t’aimait, ce chien, dis donc.

C’est tout ce qu’il trouve à répondre.

Beaucoup plus tard, juste avant de me déposer chez moi :

— Tu t’imagines avec Lapietà dans ta cave ? Ils vont en chier, les pauvres.

— Robert, quelle heure est-il ?

Il me donne l’heure. C’est celle de mon rendez-vous avec Maracuja*.

— Il faut que j’appelle Sumatra.

— Embrasse Sumatra pour moi.

*

Maracuja à Sumatra, C’Est Un Ange* au Mali, et Monsieur Malaussène* dans le Nordeste brésilien. Mara, Mosma et Sept, aux trois coins du monde. Jadis, pour les vacances, on fourguait les enfants à leur grand-mère, à une colo ou, s’ils n’avaient pas assez bossé, on les jetait dans le cul-de-basse-fosse d’une boîte à bac. Depuis une quinzaine d’années, c’est le caritatif qui se charge des grandes vacances. L’ONG de service. Jusqu’aux antipodes. Mara, Mosma et Sept, travailleurs bénévoles au soulagement des hommes et des bêtes. Gratis. Et ils aiment ça. Et ils n’ont pas peur. T’inquiète pas, Ben, on te skype (cotisés, ils se sont, pour m’offrir l’ordinateur où skyper), tu verras nos têtes ! Fais gaffe, avec les fuseaux horaires, faut être pile au rendez-vous. Demande à Julie si tu as des problèmes avec la bécane. Et si tu n’as pas de réseau va chez Robert. Allez, n’aie pas peur, qu’est-ce que tu veux qu’il nous arrive ? On n’est plus des mômes ! T’as oublié que tu nous as vus grandir ? Tels sont leurs arguments. Étayés par toutes sortes de principes infrangibles. Mara, à l’aube de ses dix-sept ans, avec au fond de sa voix cet accent de certitude qu’elle tient de Thérèse* : Tonton, il faut un peu payer, après avoir tant prédaté. Maman a raison là-dessus. Et puis, il faut s’ouvrir au monde.

Ils me trouvent petitement sédentaire et tout à fait dénué de curiosité. Un rien peureux, aussi, et pas trop généreux. Revenu de tout sans être allé nulle part.

C’EST UN ANGE : Tonton, c’est pas parce que tu as eu toutes ces emmerdes dans ta jeunesse qu’il faut nous assigner à résidence !

MOI : Sept, tu es trop angélique pour errer dans ces contrées africaines, les guerriers de la vraie foi vont te couper en deux !

C’EST UN ANGE : Très peu de chances, tonton, ces régions sont beaucoup moins fréquentées qu’un article du Monde. On s’y croise rarement.

Et Monsieur Malaussène, mon propre fils, au fin fond du Brésil.

MONSIEUR MALAUSSÈNE : Arrête de jouer les papas, vieux père, je me suis envolé. Rejoins-moi, si tu veux ! On creuse des puits pour les assoiffés, ici.

MOI : Mosma, depuis combien d’années ne m’as-tu pas rejoint, toi, dans le Vercors ?

MONSIEUR MALAUSSÈNE : Depuis que je m’y ennuie, ça ne date pas d’hier. Je vais te faire un aveu : quand on a cessé d’être petits, Sept, Mara, Verdun* et moi, on tirait à la courte paille pour savoir qui monterait là-haut avec vous.

MOI : C’est toujours Verdun et Sept qui venaient.

MONSIEUR MALAUSSÈNE : Parce qu’on trichait ! Verdun s’en foutait, le Vercors ou ailleurs, tu connais Verdun… Et C’Est Un Ange la suivait partout. C’était sa petite tante chérie !

Voilà ce dont on skype. Et voilà où je pèse mes réponses. Ne pas révéler à Mara qu’il est bon, certes, de protéger les orangs-outangs dans leurs jungles menacées, mais que rien n’arrête la machine à déforester. Ne pas dire aux uns et aux autres qu’au jour d’aujourd’hui le passage par l’ONG rédemptrice c’est ce qui se porte le mieux sur le curriculum des postulants aux grandes écoles et autres Oxford, Berkeley, Harvard, Cambridge ou Stanford, que la reine d’Angleterre elle-même envoie ses petits-fils faire peau neuve dans cette baignoire. Ne rien dire de tout ça. Écouter, sans décourager la jeunesse. C’est leur tour, après tout. Les laisser jouir de leurs illusions, sans leur dire qu’elles ne sont que les herbes aromatiques dispersées sur le grand hachis financier.

Ding dong.

Monsieur Malaussène.

Dans le puits qu’il creuse avec son équipe au fin fond du sertão brésilien, Mosma est tombé sur du trop dur.

MONSIEUR MALAUSSÈNE : Une couche de basalte, vieux père. Il va falloir y aller à l’explosif ! Demain, je descends placer les charges. C’est le moment d’avoir peur pour ton fils unique !

(Du plus loin que je me souvienne, Mosma m’a donné du vieux père. « Tu sais bien que tu ne vieilliras jamais, vieux père ! »)

MOI : Tu n’as rien d’unique, Mosma.

Ne pas dire à Monsieur Malaussène que s’il creuse des puits dans le sertão brésilien c’est sans doute avec la bénédiction occulte d’un latifundiste qui pourra s’en vanter pour briguer le poste de gouverneur, et qu’une fois sa timbale décrochée le brave homme y précipitera les paysans récalcitrants. Avant de reboucher.

Voilà ce que me disent les gosses et voilà ce que je leur tais, moi me levant aux heures de la nuit où s’allument leurs écrans. Et ça me rappelle leur petite enfance, quand maman*, Clara*, Thérèse, Julie et Gervaise*, requises par leurs urgences du moment, me les confiaient pour que je les endorme. Et qu’ils me réveillent : biberons, diarrhées intempestives, confidences impérieuses, rêves époustouflants, cauchemars abyssaux…

Au fond, rien ne change.

Et ça fatigue.

Couchons-nous et dormons.

Dormir…

Pas de projet plus ambitieux, ici, quand le vent ravage la nuit. Charges nocturnes de tous les sangliers du Vercors, les rafales se font coups de boutoir, les vitres frémissent derrière les volets clos, tout siffle, grince, gémit, claque, les Rochas* hululent…

Depuis combien de temps résiste cette maison ?

Réponse de Julie qui s’immisce entre nos draps :

— Un siècle et demi, Benjamin. 1882, pour être précis.

Sur quoi elle demande, en se coulant dans le chien de mon fusil :

— Tu sais pas la meilleure ?

*

Tout juste si la radio ne s’allume pas d’elle-même le lendemain, sous la pression de la meilleure. On n’y parle que de ça, toutes stations confondues : l’enlèvement de Georges Lapietà. Qui ? Comment ? Pourquoi ? Où ? Évidemment, s’il faut faire la liste des gens que Lapietà s’est mis à dos dans l’exercice de ses innombrables fonctions, il y a de quoi s’égarer dans la forêt des conjectures. À commencer par les huit mille trois cent deux salariés qu’il vient de jeter à la rue en fermant les filiales du groupe LAVA*, rachetées à l’euro symbolique avec promesse faite aux grands dieux de ne pas toucher aux emplois.

— Est-ce que j’ai une tête d’affameur ?

(Le Canard enchaîné avait immortalisé cette phrase par un dessin où Lapietà dévorait une foule d’employés qui essayaient de fuir son assiette.)

Et cet autre mot, quand Lapietà avait bel et bien fermé les boîtes :

— Et alors ? Moi aussi je suis au chômage ! Nous avons tous couru le même risque dans cette affaire : le risque de vivre !

À ceci près qu’au bout de son risque à lui, Georges Lapietà, l’attendait un de ces parachutes qui amortissent un peu les atterrissages : vingt-deux millions huit cent sept mille deux cent quatre euros. Le montant du chèque. On vient de l’apprendre. Jusqu’à présent, le conseil d’administration n’avait pas « cru devoir communiquer sur ce point ». 22 807 204 euros ! Pourquoi cet euro près ? Pour faire irréprochable, j’imagine. C’est en allant empocher son chèque que Lapietà s’est évaporé. Il est vrai aussi que trois heures plus tard, ce même jour, le même Lapietà devait se rendre à une convocation de la juge Talvern* (ma propre sœur, soit dit en passant, Verdun Malaussène en personne, devenue épouse Talvern et juge d’instruction. Oui, le temps passe…). Se peut-il que sa disparition ait à y voir ? Lapietà aurait tenté de se soustraire aux investigations de la juge muette ? Non, beaucoup trop « frontal ». C’est ce dont on débat, à présent : Lapietà et sa kyrielle de casseroles, Lapietà et la finance, Lapietà et la politique, Lapietà et le foot, Lapietà et son charisme, Lapietà et son duel contre la juge Talvern… Car l’heure est aux commentaires, le petit peuple des analystes est sorti de la forêt pour faire parler les tables rondes.

Clic.

Plus de radio.

Silence des ondes.

Silence de notre chambre.

Le vent est tombé.

Cet absolu silence du Vercors quand le vent renonce… Cette immobilité de l’air que les gens d’ici appellent « la veille ».

Où sont passés les oiseaux, cette année ?

Descendre à la cuisine.

Café. Petit café.

Turc.

Laisser monter la mousse trois fois. Et redescendre. Quand Thérèse était adolescente, elle retournait la tasse bue pour déchiffrer notre avenir dans les coulures du marc.

Question de Julie débarquant dans la cuisine :

— Qu’est-ce que tu fais, aujourd’hui ?

— Où sont passés les oiseaux, Julie ?

— Filé vers le sud, je suppose. Il reste du café ?

— Tous les oiseaux ne migrent pas !

— Mélancolique, Benjamin ?

— Perplexe.

— …

— Perplexe et sur le qui-vive.

— Et qu’est-ce que tu fais aujourd’hui ?

— Il faut que j’aille nourrir Alceste*.

— Ah…

— C’est la dernière fois. Je crois qu’il a presque fini.

3

Nourrir Alceste, c’est m’enfoncer dans la forêt du Sud-Vercors, un sac de quinze kilos sur le dos, précédé par Julius le Chien*.

Ce n’est pas le Julius d’antan, bien sûr, ni même son successeur, c’est celui d’après. Troisième génération.

Quand Julius est mort (le premier Julius), la tribu Malaussène a frisé le suicide collectif. Julius le Chien avait échappé à tant de dangers et survécu à tant de crises d’épilepsie que nous avions fini par le croire garanti ad vitam aeternam. Et puis un jour, un matin, Julie et moi l’avons trouvé assis devant notre fenêtre comme s’il était posé là depuis toujours. Calcifié dans la nuit. Il était dur et sonnait creux. Aucun frémissement. Plus que mort. Relique empaillée, sans puces, sans bave, sans odeur et sans projet. Julius le Chien avait vécu. Dieu sait si nous étions des habitués de la Faucheuse, pourtant ! Nous en avions vu mourir, du monde ! Et du proche ! Deuils hautement lacrymaux ! Mais Julius, assis définitivement sur Paris ce matin-là, c’était — comment dire ? — notre mort absolue.

Nous l’avons enterré au Père-Lachaise (clandestinement cela va sans dire), dans le carré d’Auguste Comte, au pied de cette statue dite L’Humanité. Parce que, dixit Jérémy*, « comme citoyen du monde Julius se posait un peu là ! ».

Amen.

Et nous l’avons aussitôt remplacé.

Par le même.

De l’avis du Petit* (qui me dépassait déjà d’une bonne tête), Julius avait suffisamment essaimé dans Belleville* pour qu’on y retrouve sa copie conforme. Son empreinte génétique était de celles qui ne laissent aucun doute. De fait, Jérémy et Le Petit ont vite sélectionné trois successeurs indiscutables, trois Julius qui les ont suivis sans histoire jusqu’à la maison pour passer l’examen d’admission. Le vainqueur fut celui qui se laissa palper et renifler par chacun de nous sans grogner, sans baisser les oreilles, sans creuser le dos, sans rentrer la queue, attendant la fin de l’examen comme on passe la douane quand on n’a rien à cacher. C’est celui-là que nous avons élu, car Julius Premier non plus ne s’étonnait de rien. Et c’est celui-là qui fut arraché à notre affection huit ans plus tard par un camion qui ne le surprit pas. Le Julius suivant, celui qui me précède à présent vers la cachette d’Alceste, c’est Maracuja qui l’a recruté. Si j’avais l’esprit un tant soit peu religieux, je croirais à la résurrection. Car ce matin, le Julius qui me conduit vers la forêt du Sud, avec ce parfum qui nous ouvre la route et ce déhanchement qui donne à penser que le dernier wagon ne suit pas de son plein gré la voiture de tête, aucun doute là-dessus, c’est mon Julius à moi, de toute éternité.

*

Chaque fois que j’atteins la frontière du Vercors sud entre champs et forêt, je me retourne pour un dernier coup d’œil sur le nord.

— Posons-nous, Julius, tu veux ?

La perspective immense et silencieuse qui s’ouvre sur le massif entier a fait de moi, homme d’asphalte et de décibels, un amant du silence, du ciel et de la pierre. Julie et moi avons offert ce paysage aux petits pendant toute leur croissance. L’immensité convient à l’enfance que l’éternité habite encore. Passer des vacances à plus de mille mètres d’altitude et à quatre-vingts kilomètres de toute ville c’est alimenter le songe, ouvrir la porte aux contes, parler avec le vent, écouter la nuit, prendre langue avec les bêtes, nommer les nuages, les étoiles, les fleurs, les herbes, les insectes et les arbres. C’est donner à l’ennui sa raison d’être et de durer.

— On s’ennuie bien ensemble, disait Mara, la plus explosive de la bande. Demain on finit la cabane aux bêtes, tonton, d’accord ?

La cabane aux bêtes était un mirador perché entre deux hêtres et donnant sur une clairière où Maracuja, C’Est Un Ange, Verdun et Monsieur Malaussène passaient leurs journées et les nuits de pleine lune à observer la vie des animaux.

MOSMA : Dis donc, vieux père, cette nuit il y a un cerf, il s’en est tapé trois ! Il avait un machin… Elle est pas un peu petite, Mara, pour…

Fut-ce les attributs du Cerf ? « Quand je serai grande, je serai vétérinaire sauvage », déclara Mara dès ses premières nuits dans la cabane. D’où sa présence, aujourd’hui, dans son « ONG des bêtes ».

SEPT : Les noix qu’on a données aux sangliers, tu sais quoi, Ben ? Ils les ouvrent en deux et grignotent l’intérieur sans casser la coquille !

MARA : Tonton, Verdun a trouvé une buse blessée. Regarde !

Buse que Verdun avait guérie en lui plâtrant l’aile et en la nourrissant de bouche à bec, si bien qu’une fois sorti d’affaire l’animal n’avait pas voulu la quitter. Pendant des années, nous vîmes Verdun et sa buse aussi inséparables que l’avaient été Verdun bébé et feu l’inspecteur Van Thian*. Verdun portait la buse dans un baudrier de cuir, comme Thian avait porté Verdun. La jeune fille et l’oiseau faisaient face au monde. Elles avaient le même regard. Le monde en fut intimidé. Y compris les examinateurs et les jurés de concours.

Puis vint l’été où Verdun et sa buse montèrent seules dans le Vercors. C’Est Un Ange avait sacrifié sa jeune tante à ses premières amours. Verdun ne s’en émut pas : nouvelle étape dans la vie de Sept, rien de tragique. À la naissance de C’Est Un Ange, Verdun elle-même avait sauté des bras de l’inspecteur Van Thian pour aller accueillir son séraphique neveu. Pendant dix-sept années elle en avait été la protectrice immuable. Puis l’ange s’était mis à voler de ses propres ailes.

Désormais, Verdun, Julius, la buse et moi nous promenions seuls dans les forêts du Sud. (Julie était ailleurs, bien sûr.) Verdun me demandait de lui faire réciter son droit.

Puis, la buse mourut. (Une bande de corneilles…)

Puis, Verdun rencontra l’amour à son tour.

Et c’est ainsi qu’on se retrouve seul dans le paysage.

*

— Alors, Malaussène, on cède à l’appel du désert ?

Je connais cette voix.

— Le monde serait beau s’il était vide, n’est-ce pas ce que vous êtes en train de vous dire ?

Une de ces voix de prédicateurs qui rêvent de faire sonner les nefs.

— Le vrai courage, Malaussène, c’est de redescendre dans la vallée. Se farcir l’Homme, voilà le sacrifice absolu !

Inutile de me retourner :

— Pas de sermon, Alceste, nous sommes seuls. Allons-y, plutôt, je n’ai pas que vous dans la vie.

Je me lève, remets le sac sur mon dos et fais les premiers pas vers la forêt.

— Sans le chien, dit Alceste.

Il désigne Julius.

— Je ne veux pas de lui chez moi. À chacune de ses visites, il faut aérer la clairière. Dites-lui de nous attendre ici.

Julius, qui a compris, s’assied dans l’attente.

— N’étaient ces foutues béquilles je porterais le sac moi-même. Vous n’avez rien oublié ?

— Vous ferez l’inventaire.

— Mauvais poil, Malaussène ?

— Non, ça allait bien.

Je taille le sous-bois vers la clairière d’Alceste, sans chercher à savoir s’il suit. Sa voix de tête n’est pas loin derrière moi.

— Malaussène, je sais que je vous agace, mais n’oubliez pas que je suis aussi votre salaire. Quand vous rapporterez autant que moi aux Éditions du Talion*, vous pourrez faire valoir vos droits à l’exaspération. En attendant, planquez-moi, que mes charmants frères et sœurs ne m’esquintent pas davantage, bichonnez-moi et ramenez mon manuscrit, c’est tout ce qu’on vous demande. Vous n’avez plus longtemps à attendre, d’ailleurs, j’ai presque fini. Il me reste juste à trouver le début, la bonne attaque. Et ça ne va pas tarder parce que j’en ai plein le dos de votre forêt. Le vœu de silence que m’impose votre patronne commence à me peser.

Je marche en laissant aller les branches fouetteuses. Alceste les évite comme il peut. Et je pense à la Reine Zabo*, ma sainte patronne aux Éditions du Talion. Ses consignes concernant Alceste étaient des plus claires :

— Cachez Alceste, Benjamin, faites-lui passer l’été dans la forêt du Vercors, nourrissez-le, veillez à sa sécurité sans vous mêler de son travail et nos lendemains chanteront, je vous le garantis. Qu’il la ferme et qu’il écrive. Vous m’entendez ?

— Mieux que ça, Majesté, je vous écoute.

— Vous savez que ce garçon est un peu prédicateur…

— Un rien prosélyte, oui, ça ne m’a pas échappé.

— Mais quand il écrit on n’a rien à craindre, il n’y est plus pour personne. Lui et moi sommes tombés d’accord sur un point : pas un mot aux autochtones. Et je lui ai confisqué son portable jusqu’à la remise de son bouquin. Avec son accord, bien sûr, contrat dûment signé. En théorie, il n’a aucun moyen de communiquer avec qui que ce soit. Aucune visite à part les vôtres, vous m’entendez ! Personne autour de vous n’a besoin de savoir qui est ce type ni ce qu’il fait. Il y va de sa sécurité. Qu’on le surveille et qu’il écrive, point final.

Raisonnable inquiétude de la Reine. Alceste est encore tout cabossé de la réaction de sa famille après la sortie de son dernier livre. Titre : Ils m’ont menti. Sujet : dézingage de toute sa famille — père, mère, frères et sœurs — au nom de la vérité vraie. Résultat : tête au carré, vertèbres fêlées, jambe cassée… À se demander ce qu’il en serait resté si on n’avait envoyé Bo* et Ju* le sortir de là.

— Tant que ses doigts fonctionnent, avait commenté la Reine Zabo dans un élan de compassion…

Ce pour quoi je vide aujourd’hui mon sac à dos sur une table de sapin brut, dans la cabane forestière de Dédé*. Batteries d’ordinateur, bouquins, conserves, médicaments…

— Malaussène, excusez-moi, pour tout à l’heure, à propos de votre chien, mais vous faites partie de ces bonnes âmes qui imposent leurs affections à tout un chacun, c’est insupportable à la fin. Votre entourage n’est pas supposé aimer les chiens ipso facto, tout de même !

— Vous n’êtes pas mon entourage, Alceste. Vérifiez si tout y est.

— Vous n’avez pas oublié la codéine ?

— Codéine, antidépresseurs, somnifères, pansement gastrique, ventoline, papier cul, votre pharmacie est renouvelée pour trois mois.

— Sans ordonnance ?

— Je me suis arrangé.

J’attends son sermon sur la fraude aux ordonnances mais il a capté mon regard et, comme je m’apprête à vider les lieux, il dit tout à fait autre chose :

— Vous connaissez la meilleure ?

— Oui, Georges Lapietà s’est fait enlever, je sais.

— Non, ça c’est de l’histoire ancienne. Mais ce qu’exigent les ravisseurs, vous le savez ?

— Je n’ai aucune envie de le savoir.

— Les cueilleurs de champignons ne parlent que de ça autour de nous !

Il est comme un personnage de Shakespeare, Alceste, il croit que les forêts parlent. Ce qu’il prend pour des cueilleurs de champignons, ce sont les éléments de sa garde rapprochée, dont j’ai confié le recrutement à Robert. Alceste ne connaît pas vraiment la Reine Zabo. « Benjamin, je veux un œil sur lui jour et nuit, faites le nécessaire, j’ai un budget pour ça. Là-haut il est entièrement sous votre responsabilité. Nous le confierons à Bo et à Ju pour le retour. Je me fais bien comprendre ? »

Le nombre de gens qui veulent qu’on les comprenne…

Sur le pas de sa porte, Alceste pousse la tentation :

— Vous ne voulez vraiment pas le savoir, Malaussène ?

— Quoi donc ?

— Ce qu’exigent les ravisseurs de Lapietà !

— Non, aucune envie.

— Allez, ça vous tiendra compagnie pendant le chemin du retour…

— Puisque je vous dis que je m’en tape !

4

— Vous vous en tapez, vous vous en tapez… Résister aux faits divers ne fait pas de vous un résistant, Malaussène !

Ce con de Malaussène ! Je n’ai pas pu m’empêcher de l’engueuler jusqu’à ce qu’il soit sorti de la clairière. Ça m’a fait du bien. J’ai vraiment vidé mes poumons.

— Tout le monde se fout de tout, Malaussène ! Ceux qui lisent les faits divers et ceux qui « s’en tapent », comme vous dites ! Voyeurs et indifférents, même combat ! Vous croyez faire exception ?

Il ne m’a pas répondu. Il a récupéré son chien qui l’attendait à la lisière de la clairière, immobile comme une souche mangée de champignons, et tous deux se sont enfoncés dans les bois.

Sur le pas de ma porte, je criais de plus en plus fort :

— Pour qui vous prenez-vous à la fin ? Pas de télé, pas de journaux, pas de faits divers, pas de Lapietà, pas de contemporains, en somme ! Ce n’est pas moi que vous fuyez, Malaussène, c’est le réel ! Mais il vous rattrapera, faites-lui confiance ! Il n’en a pas fini avec vous, le réel !

Malaussène avait disparu depuis longtemps, mais je continuais de gueuler pour que ses sentinelles au moins sachent ce que je pense de lui. Tous ces gardes-chiourmes qu’Isabelle* lui a demandé de poster autour de ma planque avec interdiction de me parler et qu’il croit que je prends pour des cueilleurs de champignons, l’imbécile !

Benjamin Malaussène…

Sous son sac à dos vide on dirait une vieille figue. Et ce chien… Cette horreur pestilentielle qu’avec un soupçon d’humanité il aurait fait piquer à la naissance…

Quand je pense qu’un type pareil a servi de modèle à un personnage de roman ! Et que pendant toute mon adolescence ce personnage a fédéré le bas monde de la lecture d’agrément ! La coqueluche de ces années-là ! Malaussène par-ci, Malaussène par-là, il n’y avait pas moyen d’y échapper. C’était le cadeau de tous les anniversaires. Les parents branchés en recommandaient la lecture aux professeurs. Quand Tobias* et Mélimé ne me racontaient pas de mensonges sur l’histoire de notre famille, mes copains me bassinaient avec Malaussène, l’ineffable bouc émissaire*. C’était la coqueluche de mes sœurs. Ce qu’elles pouvaient aimer ça ! Faustine* était amoureuse de Benjamin, bien sûr, et Marguerite de l’inspecteur Pastor*. Selon leur tempérament elles se déclaraient les meilleures amies de Clara la photographe ou de Louna* l’infirmière. La tendance de Geneviève à l’anorexie l’inclinait, bien sûr, à préférer Thérèse, la diseuse de bonne aventure. Mes frères aussi aimaient ça ! Il y avait beaucoup de morts violentes dans les Malaussène, et Mathieu*, comme il l’a prouvé à l’enterrement de Tobias, n’a jamais été contre la mort violente. La vie, ça défouraille, mon petit pote ! (Une de ses devises viriles, qu’il nous servait, à nous les petits, généralement agrémentées d’un coup de coude qui nous cassait en deux ou d’une claque dans le dos qui nous coupait le souffle.) Mathieu, Pascal, Adrien et Baptiste*, tous les quatre étaient malaussénisés jusqu’à l’os. Et moi ? Est-ce que je n’attendais pas ma ration de malaussénerie comme tout le monde ? Ma petite amie de l’époque m’en lisait à voix haute. Je l’ai laissée faire avant de m’enfuir quand je me suis aperçu qu’elle m’identifiait à Malaussène jusqu’à l’orgasme.

Qu’est-ce que je détestais le plus, au fond, que cette idiote de Bénédicte* me lise la énième aventure de la tribu Malaussène ou que Tobias et Mélimé nous mentent à tour de bras sur nos histoires de famille ? Là est la vraie question. Qu’est-ce qui m’a donné envie d’écrire, finalement, le mensonge de la fiction ou la fiction du mensonge ? Qu’est-ce qui m’a donné à ce point le goût de la vérité ? Pendant toute notre enfance, Tobias et Mélimé nous ont menti. Et j’aimais ça. Et j’aimais les lectures que Bénédicte me faisait des Malaussène. Si, si, quoi que j’en dise j’étais tout à fait dans le mauvais goût du moment. D’ailleurs je l’avoue dans Ils m’ont menti, je le reconnais ! Je ne m’épargne pas. Je ne me pose pas comme le moins con de ma fratrie, loin de là ! J’ai aimé les Malaussène et j’ai aimé les mensonges de Tobias et Mélimé à proportion de la haine que je voue aujourd’hui à toute forme d’affabulation. Écrire, c’est écrire ce qui est. Quel que soit le prix à payer ! L’homme qui vient de disparaître dans les sous-bois n’a rien du héros de roman auquel croyait mon adolescence. Ou alors, c’est son brouillon par un enfant de quatre ans. Ça n’a pas de forme.

*

La première fois que j’ai vu Malaussène aux Éditions du Talion, la distance était si grande entre mes souvenirs du personnage et l’individu qui portait son nom, assis là devant moi, que je n’ai pas fait le rapprochement.

La scène est la suivante : Isabelle, mon éditrice (à qui Malaussène donne du « Majesté » et qu’il appelle la Reine Zabo), m’introduit dans son bureau :

— Je vous présente Benjamin Malaussène, il sera chargé de votre sécurité.

Je considère l’employé épuisé qui nous accueille sans se lever et je demande :

— Ma sécurité ?

Isabelle consent une explication :

— Cher ami, l’expérience nous a prouvé que la divulgation de la vérité suscite beaucoup plus de réactions que la propagation du mensonge. Lesdites réactions prennent souvent des formes…

Malaussène l’a coupée :

— Des formes de riposte, de revanche, de représailles, de châtiment, bref toutes les formes de la vengeance.

Cela dit sur le ton du professeur qui fait la leçon à un imbécile pour la centième fois.

— Je sens que vous allez vous entendre, a conclu Isabelle en nous laissant.

C’est après son départ que j’ai fait le rapprochement. Je n’ai pas pu m’empêcher de demander :

— Benjamin Malaussène ? Un rapport avec le personnage de…

Et j’ai aussitôt regretté ma question ; la poser, c’était donner à ce type l’impression que je voulais entrer dans ses bonnes grâces. Mais il n’a pas répondu. Il a dit, sur un ton administratif, comme si j’étais venu renouveler mon passeport :

— Si je vous ai bien lu, vous avez une famille.

J’ai répondu sur le même ton :

— Si vous m’avez bien lu, pourquoi me poser la question ?

— Ce n’était pas une question, monsieur. À la sortie de votre roman votre famille va réagir. D’où la nécessité d’une protection : juridique, physique, psychologique, voire affective… C’est ce que je suis censé organiser dans la maison.

Je l’ai regardé attentivement en me demandant, au bord du fou rire, quelle sorte de protection ou de réconfort je pouvais attendre d’un type aussi profondément avachi dans son ennui. Au lieu de le lui dire, je me suis défendu :

Ils m’ont menti n’est pas un roman contre ma famille ! Au contraire, même, c’est la libération de chacun de ses membres ! C’est la dénonciation des mensonges dans lesquels mes frères, mes sœurs et moi avons grandi.

Là encore, je m’en voulais de lui donner ces explications, j’avais l’impression de me justifier.

Malaussène a levé une main désabusée :

— Monsieur, un roman, c’est ce que chacun en pense. Attendez que votre famille ait lu le vôtre, vous verrez. Quand ce sera fait, changez votre serrure et en cas de menace appelez-moi.

J’allais l’envoyer paître quand quelque chose a bougé sous son bureau. Une odeur aigre m’a saisi à la gorge et j’ai senti un poids humide sur ma cuisse gauche. J’ai renversé ma chaise en me levant. Son chien me regardait, babines dégoulinantes. Il ne remuait pas la queue.

Ensuite, j’ai voulu savoir la vérité, bien sûr. Était-ce oui on non le même Malaussène que celui de mon adolescence ? À mon grand étonnement je n’ai pas eu à mener d’enquête. Loussa de Casamance*, le bras droit d’Isabelle, un Sénégalais hors d’âge, spécialiste, paraît-il, de littérature chinoise, m’a tout raconté dès notre premier café.

— Malaussène ? Benjamin ? Le personnage des romans ? Oui, c’est notre Malaussène, si vous voulez, tout le monde vous le confirmera ici, c’est lui et ce n’est pas lui.

Loussa m’a expliqué que le premier roman, Au bonheur des ogres, avait été écrit sur la base de notes prises par Thérèse, la sœur dactylographe de Malaussène, du temps où Benjamin racontait des histoires à ses plus jeunes frères et sœurs pour les endormir.

— C’est tout simple comme vous voyez. Thérèse recopiait, c’était son entraînement. Clara, une autre sœur de Benjamin, nous a fourgué le résultat, et Isabelle, en bonne éditrice, a attendu de savoir s’il y aurait une suite pour publier ça. Il lui semblait que, dans l’ordre des emmerdements romanesques, ce Malaussène avait de l’avenir. Elle ne s’est pas trompée, comme vous le savez. Pour les romans suivants, les sources ont varié. Il y a eu les récits de ce vieil inspecteur de police, avant qu’il se fasse abattre… L’inspecteur comment, déjà ?… Il s’était déguisé en Vietnamienne pour mener une enquête sur la drogue à Belleville. Ça a donné La Fée Carabine*. Je crois bien que lui-même était à moitié vietnamien. Ah ! bon Dieu, comment s’appelait-il ?

— L’inspecteur Van Thian, dis-je, surpris moi-même de m’en souvenir.

Loussa eut un sourire :

— Comme quoi les souvenirs des lecteurs sont plus fidèles que ceux des témoins.

Je me suis gardé de lui dire ce que je pensais de ce genre de lecture. Il continuait, en historien imperturbable :

La Petite Marchande de prose (j’y joue moi-même un modeste rôle), Monsieur Malaussène et Aux fruits de la passion ont été écrits à partir des brouillons de Jérémy, le cadet de la famille. Il voulait en faire une saga théâtrale mais Isabelle l’en a dissuadé. Roman, mon garçon, roman ! Un fameux bazar, cette collaboration entre Isabelle et Jérémy. Cheval rétif, Jérémy Malaussène ! Je peux vous dire qu’on a entendu les portes claquer ! Mais bon, c’est Isabelle qui avait raison, ces romans nous ont bien renfloués à l’époque. Un autre café ?

Comme j’ai décliné, il est sorti avec moi et m’a raccompagné jusqu’aux portes du Talion :

— Autres temps autres textes, jeune homme. Aujourd’hui, la littérature, c’est vous.

J’ai dû émettre une moue poliment dubitative parce qu’il a conclu :

— Si si, vous verrez, Isabelle en est convaincue. Elle mise beaucoup sur vous.

*

Et voilà comment je me retrouve debout, dans une clairière du Vercors, à engueuler ce faux-semblant de Malaussène au lieu de me remettre au travail.

— Vingt-deux millions huit cent sept mille deux cent quatre euros, Malaussène ! Voilà ce qu’exigent les ravisseurs ! Vingt-deux millions huit cent sept mille deux cent quatre euros !

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