IV LA PETITE

« En fait, j’y suis allé comme un chien truffier, sur cette affaire ; j’ai mis dans le mille au premier coup de pif. Un instinct, décidément ? Se peut-il qu’on soit flic à ce point-là ? »

Adrien Titus

13

Le soleil se couche sur le Vercors et Paris s’embrase. Musique à tous les carrefours. Les orchestres jaillissent du bitume. La course aux décibels brouille les communications téléphoniques. Son portable à l’oreille, le capitaine Adrien Titus hurle :

— C’est la petite, ça, non ? C’est pas la petite ?

Il vient d’envoyer la photo de la fille de la pharmacie à Silistri.

— Comment veux-tu que je te dise ? Elle devait avoir douze ans la dernière fois que je l’ai vue. Et puis, c’est toi, le parrain, c’est pas moi.

— Demande à Hélène* ! hurle Titus. Ma main au feu que c’est la petite !

— Hélène ne décroche plus quand je l’appelle. Tu n’as qu’à leur demander à eux !

— Pas sans en être sûr ! Je te rappelle qu’on s’est déjà gourés une fois avec eux.

Tout autour de Titus, l’incendie musical fait des ravages. La fiesta des mômes à crête : tecktonik, hip-hop, breakdance, et que je m’autofilme la prouesse, selfie, selfie ! Et que je la mette aussi sec en ligne.

— Et toi, tu es où, là ?

C’est une question que le capitaine Adrien Titus pose au divisionnaire Joseph Silistri.

— À Créteil. Chez LAVA. Une bande d’allumés ont cru malin de coincer Ménestrier, Ritzman, Vercel et Gonzalès dans leur salle de réunion. Ils les soupçonnent d’avoir exfiltré Lapietà, tu t’imagines ? Il va falloir qu’on sorte ces quatre cons de là, mes gars et moi. Pour le reste le ramier fait fouiller tous les entrepôts et vider tous les containers. Il est à cran. On a embastillé suffisamment de délégués du personnel pour obstruer les couloirs de la PJ jusqu’au week-end. Aucune trace de Lapietà, bien sûr.

— Comment tu vas t’y prendre pour libérer tes grossiums ?

— J’attends des renforts. Une compagnie de CRS. Ça va être chaud. Écoute !

Le divisionnaire Silistri a dû tendre son portable par une fenêtre ouverte parce que le capitaine Adrien Titus entend nettement le monde du travail souhaiter la mort des financiers, l’extermination des actionnaires et la sodomie de la police nationale. Un temps, la fureur de Créteil couvre la musique de Paris.

— Bon et toi, qu’est-ce que tu vas faire avec ta photo ?

— Je vais suivre mon pressentiment en espérant me gourer.

Après le départ de Manin, le pressentiment du capitaine Adrien Titus l’a conduit à la pharmacie de Youssef Delage. Titus a bloqué le rideau du bout du pied à la seconde de la fermeture. Protestation du pharmacien. Carte de police. Le pharmacien rouvre. Caméra de surveillance, s’il vous plaît, vite ! Le capitaine Adrien Titus s’est offert une projection privée. Il a voulu voir la fille au duffel-coat en mouvement. Il l’a vue. Cette façon de bouger… merde. Il a voulu entendre sa voix. L’accent british est bidon, pseudo-shakespearien. Ça sent son théâtre amateur. Merde de merde de merde, elle est anglaise comme je suis malgache ! Il ne la reconnaît pourtant plus. Plus vraiment. Plus tout à fait. Moins. Un peu quand même. C’est elle ? Ce n’est pas elle ? Il faut dire qu’avec ces nattes et ce duffel-coat… Moins conforme à son look habituel, on ne peut pas imaginer. Il a filmé sur son portable la séquence entière. Dans le métro, il se la repasse en boucle. La fille entre dans la pharmacie, elle baratine Youssef en jouant les Ophélie au bord de la noyade. Youssef la bouffe des yeux. Se taper Ophélie pour son quatre heures, ça devient son projet de vie. La fille ressort avec les sondes. Dix secondes passent, Youssef la suit. Et Titus, soudain, pense à autre chose : Dire que je lui ai filé une rallonge pour ses vacances ! Non, ce n’est pas elle, ça ne peut pas être elle ! Je la reconnaîtrais, quand même ! La dernière image qu’il garde de la petite date de la fin juin. Elle est à des années-lumière de ce qu’a filmé cette caméra de surveillance. Il la revoit avec ses tifs en fusée d’artifice. Comme elle lui saute au cou !

— Oh ! Merci parrain ! Mais va pas croire que tu me fais la charité, hein ? Considère ça comme un investissement. Je vais te le rendre au centuple !

Comme elle est joyeuse en empochant les billets ! Et lui, une fois de plus sous l’effet du ravissement, qui fait tout son possible pour ne pas regarder ses seins. Lui qui se morigène : Arrête ! On ne plonge pas entre les seins d’une enfant qu’on a vue naître !

Tiens, à propos, qu’a-t-elle fait de ses seins ? Sur le noir et blanc de la vidéo la fille est sans formes. Cylindrique. Mais quelle poitrine survivrait à un duffel-coat ? Non ce n’est pas elle, non. Et ces nattes… non, ça ne peut pas être elle.

*

Ariana Lapietà lui ouvre sa porte pour la deuxième fois en deux jours.

— Tituuuuuus ! Tu es sans manteau ? Avec ce froid ? Entre, entre.

(Par réflexe de coquetterie il a caché le Burberry de Manin dans une poubelle avant de sonner.)

Il réclame la salle de bains de toute urgence, s’y enferme à clé, ouvre le placard, constate que les sondes y sont encore, en éprouve du soulagement, tire une chasse d’eau ostensible et ressort.

— On ne s’est pas vus depuis trente-quatre ans et tu viens pisser en passant ?

Ariana est surprise mais pas vraiment étonnée. Titus se rappelle que c’était une de ses caractéristiques. Adolescente déjà elle ne s’étonnait de rien. Ça flanquait la trouille à son frère. Elle a tout à apprendre, expliquait le Gecko, et rien ne l’étonne. Je te jure Titus, j’ai peur qu’elle prenne un mauvais coup à force.

— Ton fils est là ?

— Tuc ? Il cuisine.

Va savoir pourquoi, cette nouvelle aussi le rassure.

— Je peux lui parler ?

Titus colle la vidéo sous les yeux de Tuc :

— Tu connais cette fille ?

Tuc s’essuie les mains, jette le torchon sur son épaule, baisse le feu sous un machin qui mitonne, prend le portable, regarde attentivement, fronce les sourcils, hoche la tête de droite à gauche.

— Non.

— Regarde encore.

Nouvelle séance. Tuc passe la vidéo, puis porte l’appareil à son oreille. Il écoute très attentivement.

Un lièvre à la royale… Aucun doute sur le fumet de la cocotte… Le lièvre qui a rissolé, le sang que le môme vient de verser dans le vin, on ne peut pas se tromper. Tuc est un cordon-bleu, il ne fait pas dans la cuisine bâclée. Son argent de vie est bien gagné.

Tuc hoche la tête en rendant son portable à Titus.

— Ce n’est pas une vraie Anglaise.

Titus le regarde sans mot dire, rempoche son appareil et prend congé.

Il s’excuse auprès d’Ariana qui le raccompagne à la porte.

— Excuse-moi, mon p’tit cousin, c’était juste pour une vérification.

— Y a pas d’offense.

Sur le seuil il la regarde vraiment. Il constate qu’à dix heures du soir elle est la même Claudia Cardinale, exactement, que la veille à dix heures du matin.

*

Plus tard il racontera qu’il s’est contenté, cette nuit-là, de suivre son instinct, « ou quelque chose du genre ». Qu’il n’avait absolument pas conscience de ce qu’il faisait. Non, on ne peut pas parler d’intuition… Un pressentiment peut-être, mais va savoir ce que ça veut dire. La vérité c’est qu’il faisait les choses mécaniquement, mû par… Il luttait contre une évidence ! C’est ça, je me bagarrais contre une certitude. Je ne voulais pas y croire, tout simplement, et moins je le voulais plus j’y croyais, tout en me disant que non, tout de même, c’était pas croyable. En fait, j’y suis allé comme un chien truffier, sur cette affaire ; j’ai mis dans le mille au premier coup de pif. Un instinct, décidément ? Se peut-il qu’on soit flic à ce point-là ?

Après avoir quitté Ariana et Tuc il avait récupéré l’imper de Manin dans la poubelle et replongé dans le métro, direction la Défense. Pourquoi la Défense ? C’est là que la fille au duffel-coat avait fait surface. Il ne pouvait pas se l’enlever de la tête. Au point qu’il avait envoyé la vidéo à Tanita*. Oui, il était allé jusque-là.

— Regarde, c’est la gamine, non ?

Comme prévisible, elle avait répondu évasivement :

— Je ne sais pas. Ce n’est pas moi qui l’ai vue naître.

Tanita n’avait jamais aimé cette histoire de gamine. Ni l’histoire ni la gamine. Elle trouvait que Titus prenait son rôle de parrain trop à cœur. Elle ne voulait tout simplement pas en entendre parler. Elle ne pouvait pas. Titus avait observé sur le tard qu’en matière d’amour, au moindre regard de côté — fût-ce sur un bébé dans les langes —, elle se sentait volée.

Puis, Titus avait refilé le numéro de sa filleule à Manin.

— Appelle ce numéro et dis-moi ce qui se passe.

Manin avait rappelé :

— Il se passe rien, capitaine. Plus attribué.

Bon, elle n’est pas rentrée, pensa Titus. Pas encore renouvelé son abonnement. Pas d’affolement, elle rentrera dans la semaine. Elle n’est pas là, je déconne, ce n’est pas elle.

*

Quand il sortit du métro, la Défense tout entière dansait. Combien pouvait-il y avoir d’orchestres ? De nombreux solos aussi avec un ampli à leurs pieds et leur cercle de badauds. Ce que ces mômes savent faire de leur corps tout de même ! Titus se prit à les envier. Il s’imagina, à leur âge, une boîte à musique sur le trottoir, laissant courir l’onde rythmique de son index à son gros orteil aller retour, le corps devenu parfaitement caoutchouteux, déployant ses volutes dans un cercle de craie. Seulement, à leur âge il parcourait le Népal, lui, et d’une certaine façon, il n’en était jamais redescendu. Et puis il y avait Tanita. Ils avaient eu — avaient encore — leur danse à eux deux, trop ardemment pratiquée pour laisser la place à d’autres chorégraphies. Il errait parmi la jeunesse à présent. Chacun dansait dans sa bulle et ce n’était pourtant pas la cacophonie. La musique cognait partout mais on s’arrangeait pour s’y découper un abri à soi. Pensait-il tomber sur la petite parmi ces danseurs ou ces badauds ? Il se disait confusément qu’il avait davantage de chances de la trouver là que partout ailleurs dans Paris. Voyons, elle avait attiré Youssef dans le trou de béton, lui avait quadruplé la gueule et après, bien sûr, elle était remontée à la surface. Avec ses sondes Pioralem. Pour aller déboucher pépère. C’est à ça que ça sert, les sondes, non ? Ergo, qui était pépère ? Où gîtait pépère ? Et pourquoi, une fois débouché, pépère ne se serait-il pas offert avec elle un petit tour sur l’esplanade en folie ? Aucune contre-indication à ça. Au contraire, même. La vessie allégée, tiré dehors par fifille : Allez, ça te fera du bien. Un petit restau du soir, par exemple ? Why not ? Titus léchait les vitrines des restaurants qui donnaient sur l’esplanade. Aucun mangeur n’avait le nez dans son assiette. Tous regardaient dehors les mouvements de la belle jeunesse. Ça saut-périllait, ça smurfait, ça crachait du feu sur des rythmes de samba. Titus ne songeait qu’à la petite. Ces danses sur le pavé luisant étaient beaucoup plus son genre que les nattes et le duffel-coat. Puis, il se dit que non, qu’il perdait son temps, que la fille de la pharmacie n’était pas la petite, que pépère était sûrement n’importe qui et la fille aux nattes n’importe quelle auxiliaire de vieillesse, qu’il était temps de rentrer, que l’attendait à la maison une chaleur dont il ne s’était jamais lassé. Un instant, l’image de Tanita vers seize ou dix-sept ans se superposa à celle de la petite. Il y avait plus que de la ressemblance entre elles. L’enfant qu’ils auraient pu avoir, ce genre de probabilité. Il s’expliqua par là le refus de Tanita d’en entendre parler. Puisque la gamine n’existait pas par eux il était injuste qu’elle existât tout court. De fait, il se demanda s’il ne jouait pas un peu trop les pères dans cette histoire. Plus que le flic, en tout cas. N’était-ce pas déontologiquement contestable ?

Il décida de rentrer chez lui. Allez, métro. En cheminant vers la station il fut alpagué par deux Blacks. Le plus grand lui demanda s’il n’était pas impresario sur les bords. Qu’est-ce qui te fait penser ça ? Votre imper, m’sieur ! C’est classe un Burberry, c’est un trench et c’est de la thune ! Il avait donc eu raison de faire l’échange avec Manin. Il s’était dit que, le cas échéant, le Burberry lui permettrait de générationner. C’était fait. Vous voulez voir ce qu’on sait faire, moi et mon cousin ? Moi, c’est Willy et mon cousin c’est Habib. On peut vous montrer ? Allez on vous montre ! Et les deux mômes se mettent à boxer entre deux amplis qui diffusent une musique ravageuse. Boxe anglaise. Pas de savate, que du poing, la musique appelant les coups et guidant les esquives sur un rythme meurtrier. La boxe, qui, pour Titus, avait toujours eu à voir avec la danse, devenait sous ses yeux la danse elle-même. Si rapides et violents fussent les coups, ils ne portaient pas, il s’en fallait chaque fois d’un cheveu. Pendant un quart de seconde, musique et boxeurs se figeaient, le poing de l’un à un demi-millimètre du visage de l’autre, et la musique, comme enragée par ces ratages, reprenait, de plus en plus massacrante. Ces gosses rêvaient la boxe comme aucun boxeur ne l’avait rêvée. Puis la musique accéléra encore et les danseurs frisèrent les dix mille tours-minute. On les voyait à peine. Ils continuaient de se taper dessus sans se toucher jamais. Une malédiction avait frappé la boxe anglaise. Titus regretta sincèrement de n’être pas l’impresario que ces boxeurs célestes avaient imaginé. Il les aurait embauchés, les aurait exhibés en avant-match sur tous les rings, leur aurait offert une tournée mondiale. Faute d’en être capable, il fendit le cercle d’admirateurs qui s’était formé autour d’eux et gagna le métro.

Comme il allait glisser le ticket dans le composteur, une bouffée de musique jaillit du puits de béton où la fille de la pharmacie avait rectifié Youssef Delage. Titus rempocha son billet et descendit l’escalier. Plus il s’enfonçait, plus les notes venaient à lui. Une musique totale, montée des tripes mêmes de la ville. Les notes arrivaient par grappes multisonores. C’était une mélopée composite qui ne lui faisait penser à rien mais qui évoquait tout ce qu’il avait entendu dans sa vie. Une sensation de familiarité absolue et pourtant de complète nouveauté. Quand il atteignit l’esplanade, au-dessus de l’A14, elle était pleine de monde. Au centre de cette petite foule une longue fille aux cheveux en cascade et aux bras nus parcourait du bout des doigts une sorte de soucoupe volante où se déployaient en corolle les cases d’un damier multicolore. Chaque fois qu’un doigt de la joueuse effleurait une de ces cases, une grappe de sons s’envolait, aussitôt mêlée à d’autres notes qui flottaient encore au-dessus des têtes. Titus ne put s’empêcher de demander à son voisin le nom de l’instrument.

— C’est l’OMNI de Moullet*, monsieur, un objet musical non identifié.

Titus n’avait plus d’yeux que pour la silhouette de la longue fille à présent. La joueuse ne quittait pas la soucoupe multicolore des yeux. Chaque effleurement de ses doigts sur une des cases convoquait un essaim de sons nouveaux et la danse de ses deux mains sur cette palette d’aquarelle réveillait tout ce qui avait sonné aux oreilles du capitaine Adrien Titus depuis le jour de sa naissance. Le tam-tam des forêts vierges le disputait aux craquements de l’orage, au chuintement des pneus sur l’asphalte mouillé, aux carillons des places flamandes, aux pizzicati d’un violon fou.

— Et la fille, demanda Titus à son voisin, vous la connaissez ?

— C’est Alice ! Tout le monde la connaît dans le trou de la Défense.

Un livreur de pizza fendit la foule avec force sourires d’excuse. Titus le vit disparaître en contrebas d’une rambarde de fer.

L’OMNI maintenant l’emmenait dans un charivari d’arrière-sons où s’expliquaient, entre autres, un trombone et une clarinette. Titus ne lâchait plus les longs bras de l’interprète, la concentration de son visage dans la danse de sa chevelure, la grâce inouïe de ses doigts voletant sur les touches de couleur…

Ce fut au troisième livreur seulement que le flic en lui se réveilla. D’autant que le parfum qui émanait de cette troisième livraison lui rappelait quelque chose.

Beaucoup plus tard il conclurait :

— J’avais beau être tombé amoureux de cette Alice et de sa soucoupe musicale, ça m’a tout de même paru étrange qu’à minuit passé on livre un lièvre à la royale dans ce trou de béton.

*

— J’entre avec toi, ça ne te dérange pas ?

C’est ce que le capitaine Adrien Titus souffle à l’oreille de Tuc une fois qu’il l’a rejoint dans l’escalier métallique qui descend jusqu’à la porte.

Tuc sonne.

La porte s’ouvre.

Et c’est bien la petite que Titus voit, debout devant eux.

Et c’est bien la petite qui s’écrie :

— Parrain ! Tu en as mis du temps à nous trouver !

Et qui ajoute :

— Tu tombes bien, on vient juste d’envoyer notre manifeste ! Champagne ! Entre donc.

14

Le manifeste des ravisseurs se greffa sur l’écran de la juge Talvern pendant que l’avocat Soares récapitulait leur journée d’interrogatoire. Il était tard pour tout le monde. Minuit largement passé. Selon maître Soares, l’agent sportif Balestro, son client ici présent, serait facilement lavé des soupçons qui pleuvaient sur sa tête depuis (coup d’œil à sa montre) plus de neuf heures d’interrogatoire à présent. L’avocat affirmait qu’en dépit de la malheureuse affaire du footballeur Olvido, « qu’on peut considérer comme un péché de jeunesse », son client n’avait plus jamais contrevenu à la loi réglementant l’âge légal de l’achat ou du transfert des joueurs de foot sur le territoire européen. Avec un sourire dénué de toute agressivité, maître Soares se proposait de démontrer une fois pour toutes à madame la juge l’innocence de M. Balestro.

Le manifeste des ravisseurs vint éclore sur l’écran de la juge à la seconde où l’avocat prononçait l’expression « péché de jeunesse ». La juge Talvern attendit la fin de sa phrase et pria l’avocat de faire sa démonstration :

— Faites donc, maître, je ne vous interromprai pas.

Fort de cette promesse, Soares se lança dans un monologue qui permit à la juge de lire le manifeste à tête reposée.

Rédigé dans le style d’une décision de justice, le manifeste des ravisseurs disait :


              Attendu que le préambule de la Constitution de 1946 garantit à tous des moyens convenables d’existence,
            


              Attendu que cette résolution demeure en toutes lettres dans l’actuelle Constitution,
            


              Attendu qu’elle a néanmoins été abandonnée par nos gouvernements successifs, de droite comme de gauche, pendant ces trois dernières décennies,
            


              Attendu que cet abandon a pour cause l’allégeance de la force publique à la minorité des plus riches,
            


              Attendu que, durant ces trente dernières années, les avoirs de ladite minorité ont enflé à proportion de l’accroissement vertigineux du seuil de pauvreté,
            


              Attendu que, conséquemment, nos gouvernants mènent une guerre ouverte aux pauvres (qualifiés d’« assistés ») plutôt qu’à la pauvreté (qualifiée de « conjoncturelle »),
            


              Attendu que le bénévolat prend partout le relais des missions de protection constitutionnellement dévolues à l’État,
            


              Attendu que, de ce fait, à l’universelle notion de SOLIDARITÉ s’est substituée la très chrétienne, donc subjective, donc individuelle, donc aléatoire notion de CHARITÉ,
            


Par ces motifs,

Nous,

Magistrats bénévoles,

Constitués en tribunal provisoire,

Avons procédé à l’arrestation du dénommé Georges Lapietà,

prédateur notoire des catégories les plus démunies,


Et Nous,

Magistrats bénévoles,

Constitués en tribunal provisoire,

Informons que ledit Georges Lapietà ne sera remis en liberté que contre versement d’une rançon de 22 807 204 euros,

Somme correspondant au parachute doré touché

par ledit Lapietà pour la mise à pied des 8 302 salariés du groupe LAVA.

Cette rançon sera remise à M. l’abbé Courson de Loir, autrement dénommé l’Abbé,

Lequel Abbé en disposera au profit des orphelinats, ateliers, centres d’accueil, dispensaires, entrepôts, restaurants et autres œuvres ou associations actuellement sous sa responsabilité.

La rançon lui sera remise publiquement et en main propre par messieurs Paul Ménestrier, Valentin Ritzman, André Vercel et William J. Gonzalès, tous quatre administrateurs du groupe LAVA.

La cérémonie devra se dérouler sur le parvis de la cathédrale Notre-Dame de Paris, dimanche prochain à la sortie de la première messe.


Nous,

Magistrats bénévoles,

Constitués en tribunal provisoire,

Condamnons en outre l’actuel gouvernement, réputé socialiste, à supporter seul le ridicule du premier enlèvement caritatif de l’histoire de notre justice.

Charité que nous déclarons conchier d’une même et forte voix,

En mémoire

De la Solidarité assassinée,

Et du Droit anéanti.

Dans les secondes qui suivirent cette lecture, la juge Talvern s’offrit une authentique vision. Elle vit l’abbé Courson de Loir — qu’on n’appelait, c’était vrai, jamais autrement que l’Abbé — planté droit comme un étendard sur le parvis de Notre-Dame devant les quatre administrateurs du groupe LAVA qui, genoux ployés, têtes basses et bras tendus, lui présentaient le chèque de la rançon épinglé sur un coussin rouge à glands dorés. Qu’est-ce qui me prend ? se demanda la juge. La vision était aussi nette que si elle avait pris la place du manifeste sur son écran.

Maître Soares interrompit son monologue.

— Madame la juge ? Vous m’écoutez ?

La juge Talvern fronça les sourcils et posa sur l’avocat un regard circonspect.

TALVERN : Êtes-vous croyant, maître ?

SOARES : Je vous demande pardon ?

TALVERN : Croyez-vous en Dieu ?

SOARES : Je ne vois pas ce que la religion vient faire dans notre affaire, je…

TALVERN : Vous venez de l’y introduire.

SOARES : Moi ?

TALVERN : En me priant de considérer le trafic d’adolescent auquel s’est livré votre client sur la personne de Nessim Olvido comme un « péché de jeunesse ». Un péché, n’est-ce pas ?

SOARES : C’était une façon de parler.

TALVERN : Façon religieuse. Qui réclame l’absolution.

SOARES : Une expression comme une autre…

De nouveau transportée sur le parvis de Notre-Dame, la juge entendait maintenant l’Abbé déclarer à une foule médiévale en tunique et surcot (où elle reconnut les édiles de la capitale et les membres du gouvernement) que jamais, au grand jamais, la Charité ne se nourrirait de l’argent du crime. La voix de l’Abbé tonnait. Il avait des lueurs de bûcher dans les yeux.

TALVERN : En matière de droit, maître, il n’y a pas d’expressions comme les autres.

SOARES : Je ne comprends pas ce que…

Au-dessus de l’Abbé, immobile dans le soleil du matin, une buse madeleine jouait à l’Esprit saint. Elle rayonnait. Un imperceptible frémissement de ses plumes indiquait qu’elle allait se ramasser sur elle-même et plonger. C’était imminent. Son œil rond avait repéré une proie. Ici, la juge Talvern entendit clairement une voix murmurer à son oreille : « Tu vas voir qu’elle va piquer le chèque, cette conne. » C’était une voix familière, montée de son enfance, une voix qui se plaisait à la drôlerie des choses.

La juge ne sourit pas.

TALVERN : Tenons-nous-en au droit, maître, voulez-vous ? Il se fait tard.

Tout à coup, elle s’adressa à Jacques Balestro.

— Le soleil est couché depuis longtemps, monsieur Balestro. Maître Soares a raison sur un point : en neuf heures d’interrogatoire nous n’avons guère avancé. Y passerions-nous la nuit que nous n’avancerions pas davantage, n’est-ce pas ?

Balestro rassembla ses dernières forces :

— Faut croire que j’ai plus rien à vous dire.

Quoique vêtu du même costume que la veille, Jacques Balestro avait émergé de sa première nuit de prison comme d’une peine de longue durée. Il ne s’étonnait même pas que, depuis l’aube, la juge s’adressât à lui sans le truchement d’un ordinateur. C’était une greffière qui tapait ses réponses. Longue, sèche, insensible à la fatigue, la greffière n’éprouvait pas le besoin de se nourrir. L’interrogatoire pouvait durer dix ans.

— « Faut croire », murmura la juge Talvern… Encore le religieux.

Puis,

TALVERN : Une dernière question, monsieur Balestro. La toute dernière. Après, nous allons nous coucher. Je vais prononcer cinq noms. Levez la main dès que vous en reconnaîtrez un.

Balestro haussa des épaules indifférentes.

TALVERN : Ali Boubakhi, ça vous dit quelque chose ?

Apparemment rien.

TALVERN : Fernand Perrin ?

Pas davantage. Mais l’immobilité de Balestro tenait de la statue de sel, à présent.

TALVERN : Philippe Durant, avec un « t » ?

SOARES : Madame la juge, puis-je…

TALVERN : Olivier Sestre ?

— Des amis à toi, Jacques ? ne put s’empêcher de demander l’avocat.

— Intimes, confirma la juge. Et Ryan Padovani, monsieur Balestro, vous ne le connaissez pas ?

À présent toute couleur s’était retirée des joues de la statue. Bloc de sel à lèvres grises.

TALVERN : Monsieur Balestro, je vous le demande pour la dernière fois, connaissez-vous une de ces cinq personnes ?

Ici, il y eut un silence sur lequel la juge parla comme on écrit, noir sur blanc. Elle expliqua à maître Soares que ces cinq noms figuraient sur cinq passeports dont la photo représentait le même individu. Brun ou blond, certes, les yeux bleus ou marron, certes, imberbe, barbu ou moustachu, certes, lunettes ou pas, certes, sans signe distinctif ou avec une petite croix tatouée à la base du cou, certes, chauve ou chevelu, bien sûr, mais le même homme, ici présent, assis à côté de vous, maître.

BALESTRO : N’importe quoi.

TALVERN : Une perquisition approfondie de votre domicile sera nécessaire mais nous trouverons ces passeports.

BALESTRO : Ça me ferait mal.

TALVERN : C’est donc que vous les cachez ailleurs.

BALESTRO : Nulle part, des conneries tout ça. J’ai jamais eu qu’un seul passeport.

TALVERN : Bon, vous les avez détruits. Vous les détruisez après chaque tournée de recrutement ? Il faudra me recommander votre fournisseur…

BALESTRO : Je voyage presque pas, moi. J’aime rester ici.

SOARES : Madame la juge, pardonnez-moi, vous ne pouvez produire aucun des passeports dont vous parlez ?

TALVERN : Aucun, maître, en effet.

BALESTRO : Bon, on va se coucher, alors ?

Balestro s’était levé. Mais il resta en suspension au-dessus de sa chaise, assez comiquement, car ni maître Soares ni la juge Talvern n’avaient ébauché le moindre geste qui allât dans le sens de sa proposition. Il dura quelques secondes ainsi, entre ciel et terre, sous le regard de la juge qui murmura, sans l’ombre d’un sourire :

— Trop balaise, Balestro.

Ça lui avait échappé. C’était ainsi qu’on parlait autour d’elle dans son enfance. Ses demi-frères, ses neveux, la famille… Deuxième attaque d’enfance en cinq minutes, se dit-elle. Qu’est-ce qui m’arrive ? La fureur dans le regard de la juge incita Jacques Balestro à se rasseoir au ralenti. Quand ce fut fait, elle dit :

— Excusez-moi, je voulais juste dire que vous n’êtes pas homme à faire des aveux, n’est-ce pas ?

BALESTRO : Pour ça, faudrait que je sois coupable de quelque chose !

Silence.

Dehors, la fête battait son plein. Les basses cognaient comme un cœur dans le bureau de la juge.

Qui rompit le charme :

TALVERN : Monsieur Balestro, nous sommes bien d’accord, vous ne connaissez pas Ryan Padovani ?

BALESTRO : Jamais entendu parler.

TALVERN : Peut-être sous un autre nom ? Oncle Ryan ? Quelque chose comme ça ?

BALESTRO : J’ai qu’un oncle, moi. C’est Joseph, son nom. Giuseppe, si vous préférez.

La juge acquiesça, sortit son portable et y tapa un bref SMS :

C’est bon, Gervaise, tu peux entrer.

Elle fit un signe de tête au fonctionnaire de police qui se tenait en faction devant la porte, et un autre de l’index, qui pouvait signifier : Ouvrez l’œil, ça risque de se gâter.

La porte s’ouvrit.

Jacques Balestro se retourna.

Ce qu’il vit ne dura qu’une seconde : un garçon d’une douzaine d’années, la tignasse hirsute, le visage mangé de croûtes et d’une maigreur de cauchemar venait de pénétrer dans le bureau de la juge. Quand il croisa le regard de Balestro le garçon poussa un tel hurlement qu’instinctivement le garde posa la main sur la crosse de son arme. Puis le garçon bouscula la femme qui l’accompagnait et l’on entendit un bruit de cavalcade dans le couloir.

TALVERN : Restez assis, Balestro !

Balestro se serait bien levé une deuxième fois mais le poids de la gendarmerie sur ses épaules l’en empêcha. Deux gendarmes occupaient le bureau de la juge à présent.

Dans le couloir, la femme qui accompagnait le garçon criait :

— Nelson, volte aqui ! Não tem mais perigo, acabou !

(Nelson, reviens ! Tu ne risques plus rien, c’est fini !)

Quelqu’un avait dû stopper l’enfant car la femme ordonna :

— Brigadier, lâchez-le, s’il vous plaît !

Et, de nouveau à l’enfant, plus doucement :

— Vem pra cà menino ! Não tenha medo. Agora ele está preso.

(Viens ici, mon petit ! N’aie pas peur. Il est prisonnier maintenant.)

Visiblement, l’enfant peinait à revenir.

Sans quitter Jacques Balestro des yeux, la juge Talvern donna à la femme le conseil suivant :

— Gervaise, dis-lui qu’il est mort, ou tout comme.

La dénommée Gervaise s’accroupit et tendit les bras :

— Nelson, vem cá, por favor ! Ele não pode mais lhe faz mal. É como se estivesse morto.

L’enfant se laissa convaincre. Il reparut dans le bureau. Cette fois, Balestro ne se retourna pas. Le garçon marchait, cuisses serrées, en se blottissant contre la femme blonde que la juge avait appelée Gervaise.

— Il s’est souillé, dit Gervaise à la juge.

— Aucune importance.

La juge tendit les bras à l’enfant, l’assit sur ses genoux et constata qu’en effet il s’était souillé. Elle referma ses bras autour de sa poitrine, déposa un baiser sur sa tempe et murmura : Chuuut.

Puis, elle demanda à Balestro :

— Ça va, Balestro ? L’odeur de la peur ne vous incommode pas ?

Et, à l’enfant, désignant Balestro du doigt :

— Regarde-le bien, Nelson, pendant dix secondes.

Ce que Gervaise traduisit.

— Olha bem o rapaz, Nelson, durante dez segundos.

— Et vous, Balestro, ne baissez pas les yeux.

Dans un murmure, la juge égrena les secondes à l’oreille de l’enfant. Elle sentait sa respiration entre ses bras. Une respiration ponctuée de brèves décharges électriques.

Jacques Balestro tentait de ne pas ciller. Un enfant et deux femmes le regardaient fixement.

— Maintenant, Nelson, demanda la première femme, tu vas me dire comment s’appelle cet homme.

— Como se chama esse rapaz ? traduisit la deuxième femme.

— Tio Ryan, murmura l’enfant.

— Oncle Ryan, traduisit à mi-voix la deuxième femme.

— Dis-le plus fort, demanda la première femme.

— Tio Ryan !

Les deux femmes et l’enfant ne lâchaient pas Balestro des yeux.

— Ryan comment ? demanda la première femme.

— Ryan Padovani, répondit l’enfant. Il répéta : È o tio Ryan !

— Il répète que c’est l’oncle Ryan, traduisit la deuxième femme. Il dit : Ryan Padovani.

— Pourquoi « oncle » ? demanda la première femme.

— Ele quer que a gente chame ele assim.

— Il veut qu’on l’appelle comme ça, traduisit la deuxième femme.

— Qui ça, « on » ?

— Todos os meninos que chegaram.

— Tous les gosses qui arrivent.

Maître Soares semblait émerger d’une longue stupeur. Il leva un doigt timide :

— Madame la juge, il me semble que les allégations de ce garçon…

TALVERN : J’ai sept autres garçons à peu près du même âge à votre disposition, maître, de trois nationalités différentes et bourrés d’allégations identiques. Mais nous verrons ça demain, si vous le voulez bien, M. Balestro a sommeil.

Sa main fourragea dans la tignasse de l’enfant.

— Pour l’heure, nous allons prendre un bon bain.

Et, à Balestro :

— Histoire de nous débarrasser de votre odeur, oncle Ryan.

Mais l’enfant ne voulait pas descendre. Il se pelotonnait dans les bras de la juge. Il posa son menton sur ses genoux qu’il venait de replier et qu’il serrait de toutes ses forces contre sa poitrine. Sur quoi, il planta ses yeux dans ceux de Balestro. Alors, la juge posa son propre menton sur le crâne du garçon. Balestro, qui avait tant de fois eu envie de s’en aller, restait cloué à sa chaise. Ces deux regards superposés le paralysaient. L’électricité s’était remise à parcourir les tendons et les muscles du garçon. Il semblait à la juge Talvern que ce courant avait changé de nature. Elle desserra doucement son étreinte. Ce fut comme si elle ouvrait la porte d’une cage. Poussant de toutes ses forces sur l’arête du fauteuil, le garçon déploya ses jambes, plongea par-dessus le bureau de la juge et, toutes griffes dehors, se planta dans le visage de Balestro dont le fauteuil bascula.

La gendarmerie eut quelque peine à libérer la proie de cet oiseau fou.

— Il m’a crevé un œil ! hurla Balestro.

15

La métaphore n’est pas mon fort. Le point final d’un livre comme une cloche qu’on soulève, le grand air, le ciel enfin retrouvé, dans mon cas ces images sont à prendre au pied de la lettre. Le ciel, j’y suis. Je suis arrivé chez moi à deux heures du matin, comme Malaussène l’avait prévu. Bo et Ju m’ont installé dans ma nouvelle planque, au sommet d’une Babel chinoise. Un vingt-troisième étage du treizième arrondissement. Demain Paris se déploiera sous mes pieds, je survolerai le plan de Turgot*, une abstraction palpable ! Mes meubles et mes livres sont disposés autour de moi comme si j’habitais là depuis toujours. Déménagement aux frais du Talion, le deuxième en dix-huit mois. Encore une idée de Malaussène. Dès que je suis arrivé j’ai ouvert toutes les fenêtres sur Paris, et j’ai respiré un air saturé de musique. Là est la métaphore. Dans ce que veut faire accroire cette musique… C’est sans aucun doute une idée germée dans une tête de conseiller, soufflée à l’oreille du président et communiquée à la mairie de Paris : fêter la rentrée des écoles et des chômeurs, distraire les jeunes faute de leur trouver du travail, les abrutir de basses telluriques pour qu’ils se mobilisent contre les mitraillages en terrasse, les bombes humaines et les assassinats à venir. L’art du divertissement contre la science de la terreur… Et les jeunes générations se précipitent dans les rues, en masse, garçons et filles, persuadées qu’il y a de l’héroïsme à danser sur le pont du naufrage. Demain les journaux tartineront tous dans le même sens : « Les héros de la fête », ce genre de billevesées.

Gouverner c’est distraire.

Le téléphone a sonné à la seconde où, debout à mon balcon, j’éternuais sur les flonflons de la ville.

C’était Malaussène.

— Bien arrivé, Alceste ?

— Avec une rhinite carabinée, comme prévu.

Je me demande pourquoi je le laisse m’appeler Alceste. Cette fausse complicité n’a pas lieu d’être. Mais il est juste de dire que je supporte très bien les surnoms qu’il donne aux autres auteurs du Talion : avoir appelé Coriolan* ce mégalo de Schmider ou Lorenzaccio ce faux-derche de Ducretoy, ce n’est pas mal vu. Alceste, moi ? Après tout, pourquoi pas ? Enfant déjà je le trouvais plus honorable que Philinte.

— Vous trouverez de la cortisone dans le tiroir de la salle de bains, a répondu Malaussène. Avec des antihistaminiques en comprimés.

Et il y est allé de son ordonnance :

— Deux pulvérisations dans chaque narine, vous allez dormir comme un bébé. Si ça persiste, au réveil ajoutez-y de la cortisone, mais en comprimés cette fois, je vous ai fait un petit assortiment. À boire avec votre café. Vous allez péter le feu !

Puis, il a demandé :

— L’appartement, ça va ? La vue vous plaît ?

*

Quand Alceste a raccroché j’ai laissé mon œil vaguer sur les roses trémières que caressait le clair de lune. Elles ont une fois de plus poussé où elles voulaient, développé des robes inattendues, du blanc rosé au pourpre noir en passant par des jaunes incongrus et des bleutés arachnéens. Robes de bal ou chemises de nuit, avec leurs feuilles mitées elles ont tout envahi, mes impériales guenilleuses. Il n’y a que la nuit pour les assagir. Sous le clair de lune on les croirait presque de la même couleur. Certaines années, elles refusent de pousser ; ces étés-là elles me manquent presque autant que les enfants.

Qui ne monteront plus guère ici, eux, il faut bien l’admettre. Sauf quand ils voudront à leur tour se débarrasser de leur progéniture.

Cet été, j’ai dû me contenter de leurs skypes. Leur vie en images… Leur présence pixélisée… C’est déjà ça. Cette énergie vitale, quand même ! Ces regards qui y croient… Sumatra, Mali, Nordeste brésilien… Tout à l’heure encore, Mara farceuse, dans une robe thaïe, cambrée comme une parturiente :

MARACUJA : Et si je ramenais un p’tit orang-outang dans mon tiroir, qu’est-ce qu’il en dirait mon tonton préféré ?

MONSIEUR MALAUSSÈNE (un verre d’eau à la main, trinquant à ma santé) : À la tienne, vieux père, ça coule ! On a trouvé la nappe phréatique à soixante-dix-huit mètres, c’est relativement peu profond. Je te dis pas la fiesta ! Tout le village était là. Ils ont bu comme si on avait percé le tonneau. On dirait qu’ils sont complètement stone.

C’EST UN ANGE (voix paisible, comme les dunes de sable qui, derrière lui, gondolent l’horizon) : Je n’ai rien à te dire aujourd’hui, mon bon oncle ; comme tu vois (il me montre le sable), je suis désert.

Pourquoi me manquent-ils tant, ces sacs d’illusions ? Partir semer « le bien » aux trois coins du monde, je te demande un peu… Comme leur enfance a glissé vite sur notre Vercors de silex et de vent ! Auraient-ils grandi plus lentement si nous avions passé tous nos étés à Belleville ou si je les avais emmenés s’agiter dans un quelconque shaker à touristes ?

D’un autre côté, est-ce une heure pour se poser ce genre de questions ?

Dormons.

16

— Bon, Titus, je t’écoute.

La juge Talvern décollait sa moustache avec des précautions de philatéliste. Assise à sa coiffeuse, elle encourageait le capitaine Adrien Titus, debout derrière elle dans le reflet du miroir.

— Allez, accouche !

Trois transformistes dans la même journée, se disait Titus, c’est quand même beaucoup. La Claudia Cardinale de Sergio Leone, la jeune Anglaise au duffel-coat, et maintenant la juge Talvern occupée à redevenir Verdun Malaussène… Qu’ont fait aux femmes les hommes de ce pays ?

La juge Talvern se méprit sur le silence du capitaine.

— C’est si difficile à dire ?

Elle se décapait à grands coups de coton. Elle dissolvait le faux gras de sa peau. Elle s’aidait même d’une sorte de spatule. Titus voyait, comme une toile qu’on restaure, le visage de Verdun réapparaître sous le maquillage de la juge. Sa seconde peau dégringolait en copeaux flasques dans une assiette creuse. C’était parfaitement dégueulasse. Être au courant de cette métamorphose quotidienne était une chose, y assister en était une autre. Le capitaine Adrien Titus restait là, plus que muet, sachant ce qu’il savait. Ce qu’il avait à dire à cette femme n’était pas facile à entendre. Il aurait préféré s’adresser à la juge Talvern qui le vouvoyait à l’oral et à l’écrit plutôt qu’à Verdun Malaussène qu’il connaissait depuis qu’elle était enfant et qui lui dit tout à coup :

— Je sens encore la merde, Titus. Va voir Ludovic, il nous a préparé du café. Je me douche et je vous rejoins.

Elle laissa choir son peignoir et passa sous la douche. Elle était si menue, débarrassée de ses oripeaux ! Dans l’espèce de holster où la promenait feu l’inspecteur Van Thian quand elle était bébé, elle n’était pas plus grosse qu’une cigale et, adolescente, Titus l’avait vue prendre son bain dans un lavabo.

Avant qu’il ne sorte, elle cria :

— Tu as prévenu Joseph ? Il vient ?

*

Le divisionnaire Joseph Silistri avait reçu le SMS du capitaine Adrien Titus à deux heures du matin, juste au moment où, les poings en sang, le visage tuméfié, il s’effondrait sur son lit. Quelle bagarre, bon Dieu ! Sans lui, les mutinés de LAVA auraient lynché Ménestrier, Ritzman, Vercel et Gonzalès. Les CRS étaient arrivés trop tard. Pourparlers absurdes. Silistri avait alerté le ramier qui avait transmis la demande de renfort mais s’était entendu répondre — « par un vulgaire colonel, Silistri ! » — qu’on ne soustrait pas une unité affectée au bouclage d’une cité pour aller régler une négociation salariale. L’état d’urgence, mon cher. Les Compagnons Républicains de Sécurité verrouillaient onze blocs d’un quartier voisin où perquisitionnaient les limiers de l’antiterrorisme. Le ramier avait dû grimper jusqu’au ministre pour qu’on expédie une compagnie au divisionnaire Silistri. Quand les casqués-bottés étaient enfin arrivés, Silistri et ses hommes (deux, pas un de plus) étaient largement débordés. Les furieux de LAVA avaient envahi le bureau directorial. Gonzalès avait perdu son pantalon en essayant de sauter par la fenêtre, Ménestrier sa chemise et toute espèce de dignité, lunettes émiettées, Ritzman avait le nez en sang, et Vercel cherchait à s’accrocher aux jambes du divisionnaire Silistri. Silistri y allait de la tête et des poings mais il était tombé dans une bande dessinée : plus il en assommait, plus il en arrivait. Ils lui sautaient dessus de tous les côtés. Des gars qui défendaient leur gagne-pain, leurs droits, l’avenir de leur progéniture, leur honneur, le devenir de l’entreprise française, leur passé et tout le reste. Je vais crever ici, s’était dit Silistri, putain de Dieu je vais crever pour la survie de la haute finance ! Il avait bondi sur un bureau et tiré trois balles dans le plafond.

Brusque saisissement sous la pluie de gravats.

Que Silistri avait mis à profit pour gueuler :

— Qu’est-ce que vous voulez ? Vous voulez leur mort ? C’est facile, je peux les flinguer moi-même !

Il s’était baissé, avait saisi André Vercel par le collet, l’avait hissé sur le bureau et lui avait ventousé le canon de son arme contre la tempe.

Paralysie générale.

— C’est ça que vous voulez ? Dites-le encore une fois et je les fume tous les quatre !

Le fait est que depuis un bon moment la horde des LAVA souhaitait cette quadruple mort. On le criait dans les couloirs, on le hurlait en enfonçant la double porte du bureau, on le gueulait encore en sautant sur Silistri et ses hommes.

Eh bien, apparemment, on ne la voulait plus, cette mort.

Les données avaient changé.

Le canon du commissaire divisionnaire sur cette tempe de grand patron…

Silence.

Qui n’était pas celui de la réflexion.

Ni du doute.

Mais d’une certitude horrifiée.

Ce type allait le faire.

Ce flic fou allait faire sauter quatre têtes de la grande spéculation financière.

Les lourdés de LAVA en avaient perdu la respiration.

Ils voulaient bien la mort du spéculateur mais pas ici, pas sous leurs yeux, pas maintenant, pas dans ces conditions, pas avec projection de cervelle. Ils voulaient bien la mort mais dans un certain respect de la vie.

Or, ils en étaient persuadés, si un seul d’entre eux gueulait une fois de plus « À mort les administrateurs ! », ce commissaire divisionnaire, debout sur ce bureau, les abattrait tous les quatre, Vercel, Ménestrier, Ritzman et Gonzalès.

Du coup, ils se tenaient là, à ne savoir que faire. Les deux autres flics, passablement cabossés eux aussi, semblaient congelés dans le même silence.

— Alors barrez-vous, conclut Silistri. Sortez tous ! Et tout de suite !

Ce qu’ils avaient fait, à reculons, absolument démunis, toute colère tombée, réclamant le silence à ceux qui, restés dans le couloir, ne savaient pas encore ce qui se passait à l’intérieur de la pièce. Et tous avaient reflué, entraînés par le même ressac. Ils n’étaient plus que commentaires chuchotés, et c’est quand ils s’étaient retrouvés dans la cour que les CRS leur étaient tombés dessus : fumigènes, flash-balls, canon à eau, matraquage, arrestations, comparutions immédiates, toute la gamme.

*

Rendez-vous aux Fruits de la passion, avait écrit Titus à Silistri. Il avait précisé : Pas à l’orphelinat, en dessous, à la boulangerie. Ils y étaient à présent. Ludovic leur avait préparé le café.

Gervaise tamponnait ecchymoses et griffures sur le visage de Silistri.

— Menacer de mort les quatre administrateurs de LAVA ? Tu as l’intention d’abréger ta carrière, ou quoi ?

— Je leur ai sauvé la peau. On allait tous y passer.

La boulangerie de l’orphelinat sentait le travail de nuit. De la pâte levait dans des fours, du chocolat mitonnait quelque part, les apprentis mitrons pétrissaient.

Ludovic servit le café. Son autre main, couverte de farine, désigna le plafond :

— Ils dorment, les nouveaux ?

— La musique les a un peu excités, répondit Gervaise, mais ça y est, ils dorment. Clara leur a fait une projection.

Un mitron posa les croissants sur la table. Il se serait bien attardé mais Ludovic lui fit signe de retourner au fournil.

Il avait encore la cafetière à la main quand Verdun, surgie de nulle part, lui sauta dessus, l’escalada, lui ébouriffa le crâne, cueillit un baiser en redescendant et se trouva assise devant un bol de café noir, le teint rose et son kimono de soie pourpre complètement enfariné.

Elle sourit à Titus :

— Alors ?

Titus montra son croissant.

— Jamais la bouche pleine.

Autant nous empiffrer avant qu’ils sachent ce que j’ai à leur dire, se disait-il, après plus personne n’aura d’appétit pendant dix ans.

À Gervaise, qui pansait maintenant les phalanges de Silistri, Verdun demanda :

— Comment va Nelson ?

— Je lui ai donné un bon bain et une tisane de sauge. Il dort, je crois. De toute façon, une fois au pieu, il n’en sort plus, ce gosse. Il a un énorme déficit de plumard. Dis-moi, il a vraiment crevé l’œil de Balestro ?

— C’est ce que dit l’hôpital des Quinze-Vingts.

Deux heures trente du matin. La tête plongée dans leur bol, on eût dit que la juge, les deux flics, le boulanger et la patronne de l’orphelinat fêtaient la fin heureuse de quelque chose.

Quelqu’un dit :

— Benjamin ne va pas tarder à arriver, non ?

— Demain soir, confirma Gervaise.

— Et Julie ?

— Elle fait un détour chez Coudrier, répondit Verdun. Il a besoin d’elle, il écrit ce bouquin, là, tu sais, sur l’innocence Malaussène.

— Sur l’obsession de la cohérence comme source d’erreur judiciaire, corrigea Silistri. Benjamin n’est que l’exemple sur lequel s’appuie la démonstration.

Ils entendirent un bruit de cavalcade au-dessus de leur tête.

Ludovic tapa du poing au plafond :

— Micha ! Kapel !

Le chahut cessa aussitôt. Deux corps se jetèrent sur deux lits à ressorts, puis plus rien.

Taper au plafond sans même se hisser sur la pointe des pieds. Une fois de plus, Titus fut sidéré par la taille du boulanger.

Sur quoi, Ludovic rejoignit les mitrons au fournil. Il leur apprenait à pétrir à la main. Ne jamais mégoter sur l’huile de coude. Ilin, le coude ! Il montrait ses deux coudes : Daouilin, grondait-il dans son breton souterrain. Dans le pétrin jusqu’aux coudes, les gars ! Comme d’habitude, evel boaz. Et pourquoi on se paierait pas un pétrisseur électrique ? Une machine ? Parce que si tu n’en trouves pas en rentrant dans ton pays, tu pourras faire ton pain avec tes mains. Pareil si on te coupe l’électricité. Là était toute la philosophie de Ludovic Talvern : les mains. Il montrait sa main droite aux garçons et aux filles, il répétait : Dorn ! Il levait ses deux pognes et grondait : An daouarn ! Les jeunes faisaient oui de la tête, les mots bretons revenaient suffisamment souvent pour qu’ils les retiennent. Daouarn, c’est ainsi que les orphelins de Gervaise Van Thian surnommaient Ludovic Talvern. Daouarn : les mains. Il leur apprenait tout ce qu’elles peuvent faire : redresser les murs d’une maison bombardée, la couvrir, la peindre, la carreler, l’éclairer, la chauffer, y faire le pain : daouarn.

— Et nos explorateurs, demanda Gervaise, quand rentrent-ils ? Avec l’arrivée des nouveaux, Ludovic aurait quand même besoin d’un petit coup de main.

— Mara et Sept arrivent demain et Mosma lundi soir, répondit Verdun. C’est ce qu’ils ont skypé à Benjamin.

— Bon, je vous laisse, dit Gervaise en se levant. Il faut que je jette un œil aux nouveaux, si par hasard ils se réveillaient… Ils ne doivent pas être très rassurés quand même. J’aimerais…

— Reste, demanda Titus.

Elle le regarda avec surprise.

— Reste, Gervaise, assieds-toi, je t’en prie.

Voilà.

Le moment était venu.

On ne peut pas reculer indéfiniment devant l’obstacle, ce serait faire la course à l’envers. Titus plongea les yeux dans son bol vide, prit sa respiration, releva la tête pour les regarder tous, et dit ce qu’il avait à dire :

— Maracuja, Monsieur Malaussène et C’Est Un Ange sont ici.

Flottement.

— Ici, à Paris ?

— À Paris.

— Ils sont rentrés ? demanda Gervaise.

— Ils ne sont jamais partis.

Tous les bols s’étaient posés sur la table.

Titus attendit encore deux ou trois secondes, puis :

— C’est eux qui ont enlevé Lapietà.

Difficile d’interpréter le silence qui s’installa. Il n’y eut personne pour s’exclamer quoi ? Non ? Sans blague ? Tu déconnes ? On était tout simplement au-delà de la stupeur.

— Qu’est-ce que tu dis ? demanda finalement Silistri par pur automatisme.

— Je dis que la nouvelle génération Malaussène a kidnappé Georges Lapietà, et j’ajoute qu’ils l’ont fait sous la direction de son fils, le surnommé Tuc. C’est le chef de la bande.

— Tuc ? demanda Gervaise.

— Travaux d’Utilité Collective. Tu te souviens ? Lapietà était à l’origine de cette brillante idée en quatre-vingt-quatre, quand il était ministre, les travaux d’utilité collective… Dix ans plus tard, quand son gosse est né et qu’il a commencé à grandir, gentil comme tout, aidant tout le monde, Lapietà lui a filé ce surnom, pour amuser la galerie. Aujourd’hui, Tuc revendique son surnom haut et fort. Il s’en est fait un pseudonyme. La collectivité, ça lui parle.

— Où est leur planque ? demanda Verdun.

— Dans un atelier de musique sous l’esplanade de la Défense.

La masse enfarinée de Ludovic réapparut, une deuxième cafetière à la main. Mais cette fois il retourna au fournil sans remplir les bols.

— Ils relâcheront Lapietà dimanche, après que Ménestrier, Vercel, Ritzman et Gonzalès auront remis le chèque à l’Abbé sur le parvis de Notre-Dame.

— Pourquoi ont-ils fait ça ? demanda Gervaise.

— À cause de Benjamin, répondit Titus.

À cause de Benjamin ? Comment ça à cause de Benjamin ? Qu’est-ce à dire, à cause de Benjamin ? C’est à peu près ce qui se lisait sur les visages.

— Ils comptaient vraiment passer leurs vacances dans le caritatif estampillé, expliqua Titus, ils avaient pris contact pendant l’année avec diverses associations, en Indonésie, au Mali, au Brésil, mais Benjamin leur a fait un tel portrait des ONG qu’ils ont changé d’avis. Ils ont décidé de « se rendre vraiment utiles », Mara dixit (Mara qui est ma filleule, je vous le rappelle en passant).

Suivit un long silence de digestion. Quand Verdun l’interrompit, ce fut d’une voix intermédiaire. Pas encore celle de la juge Talvern, mais plus tout à fait celle de Verdun Malaussène. Une intelligence en embuscade :

— Peut-on savoir comment Lapietà a pris la chose ?

— Lapietà ? répondit Titus. Georges ? Tu le connais, c’est le genre de type à se rouler dans la confidence comme un chien de ferme dans la fosse à purin. Il a beaucoup parlé. Les gosses l’ont enregistré.

— A-t-il su d’entrée de jeu que c’était son fils ?

Non, Lapietà n’avait pas compris tout de suite qui l’avait enlevé. Il lui avait fallu chercher, d’abord. Quelques heures. À voix haute. Les gosses avaient tout enregistré.

— Tu veux écouter ?

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