VII LA RENTRÉE

« Si j’y pense il faut que je raconte ça à Malaussène, c’est le genre d’idiotie qui l’amuse. »

Alceste

24

C’est la même scène que l’avant-veille mais au petit matin et en rembobinant. Verdun assise à sa table de toilette reconstitue le visage de la juge Talvern, truelle après truelle, le reflet de Titus dans son miroir :

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

— Que veux-tu que je fasse ? Je vais prendre rendez-vous avec le président du tribunal de grande instance et je vais lui présenter ma démission.

— Sous quel prétexte ?

— La fatigue, capitaine. Regarde-moi, tu ne me trouves pas fatiguée ?

Verdun tourne vers Titus le visage de la juge Talvern à demi recomposé. Titus en éprouve un spasme de solitude, comme s’il avait déterré une morte.

— Tu vois… Complètement crevée, conclut-elle en se remettant à l’ouvrage.

*

À peu près au même moment, coup de téléphone anonyme au secrétariat personnel du ministre de la Justice. Une voix d’homme ordonne au planton qui décroche d’aller chercher un carnet de toile noire qu’une main anonyme a déposé dans les poubelles de la cantine — La cantine du ministère, ouais, tu sais où elle est, non, tête de con ? — , de ne pas l’ouvrir s’il tient à sa vie et de le remettre dare-dare au ministre s’il tient à sa place. Sitôt dit, sitôt fait, sitôt lu. Toute stupeur encaissée, la Justice referme le carnet, laisse à son cœur le temps de retrouver un rythme viable, décroche son téléphone et appelle l’Intérieur. Pierre, viens vite, une gigantesque tuile nous est tombée sur la tête ! Nous ? Nous, toi, moi, le Premier, le président, le gouvernement, tout notre monde je te dis, et au-delà ! Si nous ne réagissons pas immédiatement nous allons morfler hors de l’imaginable, je t’assure, viens vite avant que la chose ne soit rendue publique, viens vite et viens seul !

La Justice n’a pas raccroché que l’Intérieur est déjà là.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Regarde toi-même.

L’Intérieur se plonge à son tour dans la lecture du carnet de toile noire…

— Oh bon Dieu, ce n’est pas vrai…

— Justement si, tout est vrai.

*

La juge Talvern sort du métro, elle grimpe les marches du Palais, elle essuie la politesse des bonjours. Bonjour madame la juge, elle répond à brefs coups de tête, elle sait les regards une fois qu’elle a passé, coups d’yeux goguenards sur ses sandales, ses chaussettes, son kilt, coups de coude, sourires entendus, moqueries peureuses et malléables qui se transformeraient en courbettes subalternes si elle se retournait, elle sait tout ça, qu’elle a sciemment suscité mais qui la fatigue à la longue. Oui, allez, démission. Après tout, boulangère, pourquoi pas ? Boulangère avec son boulanger… Troquer cette usine à plaidoiries pour une boulangerie où s’échangeraient dans la journée quatre mots de breton… Qu’en dis-tu karedig ? Ludovic en dira qu’il est d’accord bien sûr, qu’il n’attendait que ça, qu’il est passé par la même fatigue, Ludovic Talvern, son aîné de quinze ans, son ex-professeur en droit du sport, Ludovic, juge d’application des peines converti à la boulange, parce que la justice… tout colosse qu’il soit… au fond du fond… Mais ce n’est pas un bavard… Il a toujours gardé ses raisons là-dessus. Boulanger, point final. Et spécialiste ès orphelins. C’est décidé, boulangère, elle aussi, bouloñjerien.

Démission.

La juge Talvern referme sur elle la porte de son bureau, elle pioche en sa mémoire le numéro du juge suprême, son patron absolu, tend la main vers le téléphone…

Qui sonne.

Eh bien c’est lui, justement. Albin de Souzac, président du tribunal de grande instance, à l’autre bout du fil et de la hiérarchie. Il lui demande de venir, « toutes affaires cessantes », ce qui tombe à pic puisque ça va cesser. Pas à mon bureau, au ministère. (Tiens donc ?)

— J’y suis déjà, on vous y attend, on vous a envoyé une voiture et deux motards.

En effet, la Citroën de haute fonction et deux gendarmes réglementaires clignotent dans la cour du Palais. On m’attend ? Combien de personnes dans ce on ? Je verrai bien…

*

— Qu’est-ce qu’on va faire ? a demandé l’Intérieur.

— Convoquer nos troupes, serrer les boulons, nous faire le plus discrets et le plus efficaces possible, a répondu la Justice ; tu connais la juge Talvern ?

— De réputation, oui, très moche à ce qu’il paraît.

— Pire que ça mais personne ne connaît Lapietà mieux qu’elle. En outre c’est une tombe.

Convocation. Talvern, donc, et Souzac le président du tribunal de grande instance, et le procureur général Souzier ; que la magistrature et le parquet n’aillent pas s’étriper sur ce dossier !

— Legendre, peut-être, aussi, non ?

— Il faut bien, mais c’est un sacré con, ton Legendre ! Il aurait pu s’assurer la collaboration de l’Abbé, tout de même !

*

La juge Talvern rêvasse à l’arrière de la voiture sans se préoccuper de ce qui l’attend à l’arrivée. C’est même la première fois de sa carrière qu’elle roule vers le président Souzac sans remâcher trois ou quatre dossiers brûlants.

Tout de même, ces gosses… ces neveux, cette nièce… Aurait-elle jamais songé à rendre son tablier sans eux ? Non, à coup sûr non, vieille juge légendaire elle serait devenue. Elle l’est déjà, légendaire et vieille, en dépit de son jeune âge. Qu’est-ce donc qu’elle aime tant dans l’exercice de ses fonctions ? Réponse : le Droit. C’est le Droit qu’elle aime, cette sédimentation de la raison sociale. La rigueur du Droit. La loi. La mathématique appliquée à de l’informe, à du fluctuant, à de l’impulsif, à du brouillon, à de l’envie, du belliqueux, de la rouerie, du trop rigide ou du tordu, à de l’humain en somme. Une attaque à main armée avec un pistolet en plastique reste une attaque à main armée, oui monsieur ! C’est ce qu’elle aime dans le Droit. Le Droit est le coffre-fort où elle a remisé ses ardeurs. Chaque matin, quand elle pénètre dans ce coffre, elle déclenche une douche froide qui la glace jusqu’au soir. Elle aime ça. Lucidité. Voilà le Droit. Et puis ceci : personne n’est juge naturellement. Être juge est un rôle. D’où son armure.

Elle remonte à loin, sa passion pour le Droit. La juge Talvern a tété la loi aux mamelles sèches de l’inspecteur Van Thian, son père nourricier. Thian était le bras armé de la loi. (Le Droit secondé par la balistique, ça aide.) Parfois, elle se souvient exactement du vieux Thian. La plupart du temps, non, pas du tout, mais parfois oui, très précisément, comme si elle ballottait encore sur sa poitrine osseuse, comme si elle sentait encore entre ses cuisses et ses aisselles les lanières du baudrier dans lequel Thian la portait et, près de son cœur, la protubérance du holster. Ah ! dans ses narines aussi, ce mélange de merlot et de fleur d’oranger…

Ainsi rêvasse la juge dans la voiture aux vitres fumées (ce besoin contemporain de se montrer sans être vu…), pendant que les motards siffleurs ouvrent la route à tour de bras. Tout à coup, cette question : Quel genre de juriste aurait fait Benjamin ? Tiens, intéressant ça. Réponse : désastreux. Il aurait confondu Droit, justice, morale et sentiment. Il aurait souffert à la place de tous — ce qui ne l’aurait guère changé. Tout de même, sa sortie à la télé sur le degré de conscience sociale des ravisseurs ! Je te demande un peu… Et maman dans son EHPAD… Mariée… Avec ce… Paul… Le nom du bled déjà ? Beaujeron-sur-Meuse ( !). C’Est Un Ange est allé la voir le lendemain de son appel, fin juin. Elle l’a embrassé comme du bon pain en l’appelant Pastor. Elle disait à Paul : N’est-il pas mignon, mon petit Pastor ?

Sept en était revenu chamboulé.

— Grand-mère déménage autant que son Paul, elle m’a pris pour un autre.

Julie l’avait détrompé :

— Pas du tout, c’était une comparaison.

Et Julie avait raconté Pastor à C’Est Un Ange, l’amitié du vieux Thian et de l’inspecteur Pastor, la douceur persuasive de Pastor, sa très personnelle technique d’interrogatoire, les amours stériles de maman et de l’inspecteur Pastor, Venise, tout ça… Tu n’as pas lu La Fée Carabine, Sept ?

Le fait est que C’Est Un Ange peut faire songer à Pastor. Les yeux. Le regard, même. La voix aussi. Sept a le regard songeur et la voix consolante de Pastor. Un certain mystère ; comme feu l’inspecteur Pastor, Sept est le genre d’anges dont on se demande de quoi ils ne sont pas capables…

BENJAMIN : Et Paul ? À quoi ressemble-t-il le vieux Paul de maman ?

SEPT : À un Alzheimer tatoué. Je vous aurais bien rapporté des images mais il a la phobie des photos.

Ma mère… ce Paul… mon frère Benjamin et sa désastreuse empathie… mes neveux qui enlèvent Lapietà à des fins d’installation ! Ma famille… Leur manie de la surprise. Résultat, ma passion pour le Droit.

Mon armure.

Son armure…

Qu’elle va devoir quitter.

C’est ce qu’elle conclut à la seconde où la voiture s’immobilise dans la cour du ministère. Un chamarré lui ouvre silencieusement la porte :

— Madame la juge.

*

Il y a déjà trois personnes dans le « on » : il y a Legendre, directeur des services actifs (le ramier de Titus et Silistri), très seul dans son costume de soie, il y a le patron de la juge Talvern, Albin de Souzac, phénix de la magistrature assise, et le procureur général Souzier aussi. Souzac et Souzier, oui. Pourtant ces deux-là ne mangent généralement pas dans la même assiette.

— Madame la juge.

— Monsieur le directeur.

— Madame la juge.

— Monsieur le procureur général.

— Madame la juge.

— Monsieur le président.

— Vous permettez, Souzier ?

Souzac s’autorise ce que Souzier permet, glisser sa main sous le coude de la juge Talvern et l’entraîner doucement vers une fenêtre :

— Un mot, avant les choses sérieuses, Talvern. Nous n’en parlerons pas ici mais tout de même, cet œil crevé dans votre bureau… Le gendarme a été en dessous de tout ! Sanction, Talvern, sanction, ce gendarme doit être sacqué ! Je compte sur vous. Il me faut un rapport là-dessus. Parce que, si on se met à éborgner les… Bon, allons-y, je crois qu’on nous…

Cependant que Souzier, à l’oreille de Legendre :

— Dites-moi, Legendre, coller un revolver sur la tempe d’un grand patron pour régler une négociation salariale, c’est une nouvelle méthode de vos services ? Vous avez donné des consignes dans ce sens ?

Et Souzac, finalement, comme s’il allait oublier d’en parler :

— Ah ! Talvern, au fait, oui, le borgne, là, votre prévenu, le nommé Balestro, il s’est pendu dans sa cellule cette nuit.

(Pardon ?)

— Bien entendu Legendre ne le sait pas encore… Bon, maintenant il faut y aller…

— Il était seul, dans cette cellule ?

— Non, ils étaient cinq. Les quatre autres l’ont retrouvé comme ça, à l’aube. Pendu au montant du lit avec un bas de contention. Chère amie, allons-y, on a frappé les trois coups.

En effet, la double porte vient de s’ouvrir, un huissier les prie de bien vouloir les suivre, monsieur le ministre les attend.

Pas seul.

Un autre ministre est là, l’Intérieur. La Justice et l’Intérieur. Pas de chef de cabinet, pas de secrétaire non plus, ni de conseillers. Cellule de crise. Stricte intimité.

Les trois magistrats et le patron des services actifs pénètrent dans le bureau ministériel et dans la fin d’une conversation.

JUSTICE : Encore une fois, Pierre, ton Legendre est un con fini. En ne s’assurant pas la collaboration de l’Abbé il nous a foutus dans une merde noire.

INTÉRIEUR : Puisque je te dis qu’il ne savait pas que l’Abbé refuserait !

JUSTICE : Et depuis quand l’ignorance est-elle une excuse, chez un flic ? Surtout à ce niveau de responsabilités !

INTÉRIEUR : Tu l’aurais tenu, toi, ce curé ? Tu l’aurais tenu, peut-être ?

JUSTICE : À ce prix-là, oui, tu peux me croire !

C’est ce que les nouveaux venus entendent (y compris Legendre) avant qu’on ne s’avise de leur présence.

— Ah ! Bonjour madame la juge.

— Monsieur le ministre…

— Souzac, Souzier, Legendre…

— Monsieur le ministre…

— Asseyez-vous, je vous en prie.

Une fois assis, on leur annonce qu’on va leur annoncer l’objet de leur convocation.

Les deux ministres se sont consultés avant de…

JUSTICE : Avant de réunir ici des partis aussi antagonistes que le Parquet et le Siège.

INTÉRIEUR : Vous conviendrez que ce n’est pas précisément dans les usages…

JUSTICE : Mais la gravité de l’affaire exige une synergie parfaite de nos forces d’enquête.

INTÉRIEUR : Tous nos services doivent aller d’un même pas, sur ce dossier.

JUSTICE (montrant le carnet noir) : En d’autres termes, messieurs, hors de question de vous tirer dans les pattes sur la gestion de l’affaire dont nous allons vous parler. Je me fais bien comprendre, Souzier ?

— Parfaitement, monsieur le ministre.

— Souzac ?

— Je vous entends, monsieur le ministre.

— Legendre ?

— Entendu, monsieur le ministre.

Des hors-d’œuvre qui s’éternisent, pense la juge Talvern. La maîtresse de maison se demande si son fricot est assez cuit. C’est long pour donner sa démission. De toute façon, je ne suis plus de la partie. Par conséquent ma présence est inutile, voire incongrue. On ne parle pas justice devant une boulangère.

Elle lève le doigt pour le dire :

— Monsieur le ministre…

Mais ce matin la Justice est tranchante :

— Un instant madame la juge, s’il vous plaît !

Et soudain, les deux ministres se jettent à l’eau. Voilà l’affaire, ils la déballent d’un seul coup, comme on vide un sac de pommes de terre sur la table de la cuisine :

Ceux qui détiennent Georges Lapietà n’ont pas apprécié le refus de l’abbé Courson de Loir de toucher le chèque du parachute doré, hier, sur le parvis de Notre-Dame. Non seulement la bande ne libère pas Lapietà mais elle révise ses prétentions à la hausse. Ce qui semblait une plaisanterie n’en est plus du tout une.

La Justice ouvre le carnet de toile noire.

Et le fait est qu’on peut légitimement s’inquiéter en écoutant ce que le ministre y lit à voix haute.

C’est une liste interminable de toutes les fraudes, malversations, prévarications, atteintes aux mœurs, aux réglementations fiscales, bancaires, électorales et contractuelles qui ont été commises sur une profondeur de quinze ans. Abus de pouvoir et de positions, délits d’initiés, menaces de tous ordres, chantages, quelques meurtres aussi… quelques suicides transitifs… avec le nom de leurs commanditaires,

et les preuves.

Car, à gauche de cette colonne de délits, sont inscrits les noms de ceux qui les ont commis : responsables politiques, directeurs de banque, personnalités de la mode, des médias, du sport, de la fonction publique, vertueux affichés, prêtres de toutes les religions, représentants de la morale institutionnelle, rien que des irréprochables, et tous fort connus des Français auxquels ils s’adressent quotidiennement par voie de presse, de tweets, de blogs ou d’écran.

La Justice ne les dévoile pas, ces noms, elle informe juste l’assemblée qu’ils sont bel et bien écrits dans ce carnet-ci,

« des patronymes considérables, vous pouvez me croire ».

Et maintenant, ce que la Justice lit, en face de ces noms, c’est la liste des sommes à payer si le gouvernement ne veut pas qu’ils sautent de ce carnet dans la presse, ou pire, qu’ils s’envolent dans le cyberespace.

— Ce qui serait catastrophique ; la presse, à la rigueur, on peut la faire taire, mais le Net c’est de l’eau, ça ne…

Face à chaque nom sa somme.

Et,

tout en bas,

sous le trait de l’addition,

un total

pharaonique.

Quelque chose comme le produit national brut de la Belgique.

Voilà ce que la bande exige désormais de l’État pour la libération de Georges Lapietà. Décidément non, l’abbé Courson de Loir n’aurait pas dû refuser d’encaisser le chèque du parachute doré !

Dans le silence qui suit, la juge Talvern est la seule à comprendre ce qui s’est passé : ceux qui ont enlevé Lapietà aux gosses ont dû estimer que ces amateurs gâchaient le métier en exigeant pour rançon une somme aussi dérisoire :

— C’est qui, ces charlots ?

— Un mec comme ça vaut beaucoup plus !

— Putain, les gars, on loge ces cons, on les efface, on récupère Lapietà et on le remet sur le marché à son juste prix.

Voilà ce que se sont dit les truands. Lapietà vaut infiniment plus que son parachute. C’est un gigantesque maître chanteur, il sait tout sur tous et il tient ses ennemis par les couilles. Une mine de secrets en or massif. On le récupère, on le cuisine, on lui fait cracher ses dossiers — tous ses dossiers —, on présente l’addition à qui de droit et on touche le pactole. Si l’État refuse de raquer, on balance le contenu du panier au public. C’est le chantage du siècle. Du millénaire peut-être. Forcément gagnant ! Pourquoi forcément gagnant ? Parce que la cote de popularité du gouvernement étant déjà sous sa ligne de flottaison, un pareil scandale achèverait de le couler. Ils peuvent plus charger la barque, les mecs. Ils vont payer ! On joue sur du velours, c’est moi qui vous le dis !

Très exactement ce que l’Intérieur est en train d’expliquer.

INTÉRIEUR : Le thème du tous pourris faisant le jeu des extrêmes, nous ne pouvons risquer une démoralisation aussi massive de notre électorat.

En écoutant le ministre, ce sont les truands que la juge Talvern entend. Elle fait plus que les entendre, elle les voit presque. Dans ses veines palpite l’excitation de la bande. Cet effet de réel sur les projets les plus fous, la juge Talvern le connaît bien. La certitude du coup gagnant. Sur ce terrain, tous les voyous se ressemblent. Ils l’ont dans le cul, les gars, ils vont s’allonger, putain on les nique profond, ils vont raquer, c’est gagné d’avance !

Les ministres ne sont pas de cet avis mais c’est une excitation du même ordre que la juge perçoit dans leurs recommandations.

INTÉRIEUR : Pas question de verser un sou évidemment. Nous allons anéantir ces abrutis. Nous en avons les moyens et nous les utiliserons. Pas de quartier !

JUSTICE : Nous tenions à vous en avertir. Trois consignes, à présent : enquêter promptement, rendre compte immédiatement, se taire absolument. Une fuite aurait, pour celui dont les services en seraient responsables, des conséquences personnelles définitives.

INTÉRIEUR : Vous n’êtes pas convoqués, vous êtes mobilisés. Vous m’entendez ? Guerre totale !

JUSTICE : C’est de la sûreté de l’État qu’il s’agit, ici. Rien de moins. Elle nécessite une entente sans faille entre vos services ! Sommes-nous clairs ?

La juge Talvern sent les trois autres mobilisés se pétrifier, comme si leurs chaises XVIIIe allaient tomber sous leurs fesses en poussière d’Histoire. Elle-même est ailleurs. Elle est tout entière dans la question qui lui vient à l’esprit : Comment les truands ont-ils obtenu ces renseignements d’un type aussi coriace que Lapietà ? Comment l’ont-ils fait craquer ? Et aussi vite !

La réponse est à glacer le sang : En torturant son fils sous ses yeux. Ils ne sont pas juges d’instruction, eux, ils ont les moyens.

Avec une équipe pareille, Maracuja va se retrouver veuve avant le mariage et l’enfant qu’elle porte orphelin avant la naissance. Exactement comme Clara et C’Est Un Ange à leur époque. La juge Talvern voit l’histoire de sa famille se répéter sous les auspices du tragique. La monotonie dans l’horreur. Je ne peux pas laisser faire ça. La boulangerie attendra. C’est ainsi qu’elle fait machine arrière. Sa volonté de démission vient de fondre comme sous la flamme d’un chalumeau.

C’est le moment que choisit la Justice pour lui adresser la parole en se levant.

— Madame la juge ?

— Monsieur le ministre ?

— Puis-je abuser de votre temps ?

Elle se lève à son tour, elle suit la Justice dans un boudoir adjacent. Du coin de l’œil, elle observe l’Intérieur qui attire Legendre de son côté ; distribution de consignes là aussi.

Le procureur général et le président du tribunal de grande instance attendent sagement sur leur chaise.

*

La porte du boudoir se referme dans un soupir.

— J’ai besoin de vous.

Ce sont les premiers mots du ministre.

— Voulez-vous jeter un coup d’œil sur les noms contenus dans ce carnet ?

C’est un vieux carnet de comptabilité. De ceux qu’on utilisait naguère dans les épiceries. Tout y est manuscrit. Vieille main. Une écriture tremblée et le trait des colonnes tiré à la règle. Encre violette qui plus est. D’un index humide, la juge fait baver une lettre. Encre ancienne mais fraîche. Un vieil homme a écrit tous ces noms et tous ces chiffres à la main, à l’encre violette, sans dissimuler son écriture. Provocation, se dit la juge. On se sent suffisamment sûr de soi pour afficher un signe de reconnaissance manifeste… Un vieux truand qui fait de cette bataille contre l’État une affaire personnelle. Cette écriture est une signature. Considérations que la juge garde pour elle.

— Lisez les noms, je vous prie.

Elle les lit, un à un, tous.

— Entendons-nous bien, madame la juge, déclare le ministre quand elle lui rend le carnet, je n’attends pas de vous que vous trahissiez le secret de l’instruction mais dans l’ensemble des noms que vous venez de lire, quelle est la proportion de ceux dont Lapietà vous a déjà parlé, auxquels il aurait fait allusion, ou que vous estimez liés à ses affaires ?

— La totalité.

— C’est bien ce que je craignais.

La Justice baisse d’un demi-ton ; elle entre en confidence :

— Les noms français, passe encore. De vous à moi, je ne suis pas de l’avis de mon collègue de l’Intérieur ; dans le domaine des ragots les Français ont désormais la digestion facile, ils peuvent tout avaler… Mais les étrangers…

En effet, dans la liste des noms la juge Talvern a noté celui de l’ambassadeur de Turquie, de deux ou trois affairistes russes, d’un monarque du Golfe, du très distingué lord Thackenburry, du doyen Bostenberger…

— Si ceux-là sortent au grand jour, madame la juge, nous allons vers des crises diplomatiques majeures.

Elle se tait.

Elle attend.

La Justice reprend la parole.

La Justice parle de « vos états de service », la Justice énumère « vos résultats exceptionnels », la Justice évoque « votre sens aigu des moyens appropriés »… Bref, la Justice vous garantit les coudées franches dans vos investigations et s’engage à mettre à votre disposition « tous les moyens nécessaires ».

Puis,

Voix basse mais ferme :

— Et ne vous laissez pas emmerder par Legendre, Talvern, il est d’une rare incompétence.

25

Là encore je ne savais rien de tout ça. Je ne savais pas que Verdun avait été promue chef de guerre le jour même où elle allait opter pour la boulangerie, je ne savais pas que Mara était amoureuse, encore moins qu’elle était enceinte, je ne connaissais pas ce Tuc dont j’avais entendu le nom une ou deux fois pour l’oublier aussitôt. (Secrets d’adolescents, l’adulte évite de tendre l’oreille, plus encore de poser des questions… On glisse, respect, respect… doublé d’une certaine dose d’indifférence, il faut bien le reconnaître.)

Bref, ce même matin, j’entamais en toute innocence ma rentrée littéraire.

— Malaussène, vous seriez gentil de passer par l’hôpital Tenon avant de venir, m’avait conseillé la Reine Zabo, Petit Louis a eu un pépin.

Petit Louis était le meilleur représentant des Éditions du Talion.

— Tu parles d’un pépin, Benjamin, j’ai bien failli y rester, oui !

Un bras dans le plâtre, une jambe en suspension et du fil de fer dans la bouche, il me parlait en crachotant.

— C’est une bande de Manouches qui m’a envoyé dans ce plumard, à cause du bouquin de Coriolan.

L’Orgue tzigane, le roman de Tony Schmider (que la Reine Zabo, grande lectrice de Shakespeare, appelait Coriolan), racontait la rupture de l’auteur avec feu son père. Manouche de longue lignée, le père destinait le fils au violon tzigane mais la nature de Coriolan le portait à préférer l’orgue, instrument foncièrement sédentaire. Ce différend avait suffi à creuser un abîme entre les deux hommes. L’Orgue tzigane était le roman de cette faille.

Dès qu’ils avaient entendu parler de l’existence du livre, trois cousins de Coriolan étaient allés lui rendre visite :

— Chez nous on critique pas les morts. On en parle même pas. C’est tabou, parler des morts, chez les Manouches, tu le sais pourtant.

Comme ils avaient eu la mauvaise idée de sortir leurs couteaux pour mieux argumenter, Coriolan les avait assommés sur place. Tous les trois. (Coriolan était le seul de nos vévés que nous ne protégions pas. C’étaient ses interlocuteurs qui avaient besoin de protection.)

Du coup, les cousins s’étaient rabattus sur le pauvre Louis pendant sa tournée de représentant.

— Moi qui ai passé ma jeunesse à faucher des bouquins, tu avoueras que finir à l’hosto parce que je me suis mis à en vendre, c’est un comble. Ça m’apprendra à me faire une réputation !

Le fil de fer ne l’empêchait pas de râler.

— Je suis très embêtée, Malaussène, me dit la Reine Zabo à mon arrivée au Talion. Coriolan s’est mis en tête de venger Petit Louis. Il fume comme un taureau. Si vous pouviez l’empêcher de massacrer sa tribu, ça m’arrangerait.

Ce disant, elle me tendit une poignée d’articles frais pondus.

— D’autant que ces papiers ne vont pas l’adoucir.

Dès la lecture des bonnes feuilles de L’Orgue tzigane une partie non négligeable de la critique était tombée sur Coriolan à bras raccourci : traître à la mémoire de son père, traître à sa tribu, traître à ses traditions, traître à sa mystique, traître à son identité, traître à son milieu, un Manouche anti-Manouches, le comble du racisme, le sale type radical, absolument infréquentable.

La Reine n’en demandait pas tant :

— On va en vendre un paquet, Malaussène ! Ils se foutent éperdument des Manouches mais cette époque sans foi ni loi adore désigner les coupables. Avec Coriolan ils tiennent leur salaud de la saison ; ça va être le scandale de la rentrée. Nombreux débats en perspective. Les gens vont se jeter sur ce bouquin pour se faire une conscience nette. Gros chiffres, Benjamin, gros chiffres !

La Reine ne m’appelait Benjamin que sous l’emprise de l’émotion et seuls les chiffres l’émouvaient.

Les réunions de rentrée se déroulaient dans son bureau, une cellule on ne peut plus monacale, juste assez grande pour nous contenir, elle, Émile Leclercq notre comptable, et mon ami Loussa de Casamance qui n’en finissait pas de vieillir sans changer de forme. Café croissants pour nous quatre. C’était, à ma connaissance, le seul jour de l’année où la Reine faisait un accroc à son régime.

— Bon, quand vous aurez réglé le dossier Coriolan, continua-t-elle, penchez-vous sur le cas Lorenzaccio, on va avoir du travail là-dessus aussi, n’est-ce pas, Émile ?

— Une visite du fisc, au minimum, diagnostiqua Émile Leclercq. On ne s’attaque pas impunément au ministre du Budget, même si vous êtes son plus proche conseiller, même si c’est votre oncle et même s’il vous a sodomisé en bas âge. Oui, ton aide pourrait m’être utile, Benjamin. Si tu pouvais faire le bouc émissaire sur cette affaire, ça m’arrangerait bien.

Alceste, Coriolan, Lorenzaccio, Médée… la Reine donnait un surnom à chacun de nos auteurs. Elle avait une théorie là-dessus :

— Les producteurs de vérité vraie sont monolithiques par nature, Malaussène, comme les dieux de l’Antiquité ou les grands types littéraires. Ce sont des caractères. Relisez Le Misanthrope, et dites-moi si notre Alceste n’est pas l’Alceste de Molière ! Relisez Coriolan, et vous verrez que Shakespeare a inventé Schmider ! Schmider est notre Coriolan ! Et La Masselière, ce n’est pas Médée, peut-être ?

Après un divorce d’une exceptionnelle férocité, Amandine de La Masselière, une de nos best-selleuses, nous avait livré un roman où elle sacrifiait ses deux fils sur l’autel de la littérature. En leur prêtant toutes les tares imaginables — physiques autant que morales —, c’était le portrait du père qu’elle dressait, « … tel qu’en sa génétique et contagieuse ignominie. Il est des monstres par qui la maternité est à jamais souillée ».

— Médée ! exultait la Reine Zabo après avoir refermé le manuscrit. Tous mes auteurs ont du sang divin, je vous dis !

Bien entendu les deux fils avaient décidé de traîner en justice et leur mère et son éditeur. C’était un des dossiers de notre rentrée. Du moins jusqu’à ce que Loussa prenne la parole :

— À propos de Médée, j’ai du nouveau. Les fils retirent leur plainte.

— Ils se sont réconciliés avec maman ?

Non, Loussa avait tout simplement convaincu les victimes de se faire romanciers à leur tour.

— Ils vont écrire sur elle ?

— C’est ce que je leur ai conseillé, oui. J’ai pensé que dans cette affaire il valait mieux gagner de l’argent qu’en dépenser.

— Sainement raisonné, admit Émile Leclercq.

Il y avait tout l’amour du monde dans le regard que la Reine posa alors sur son vieil ami :

— Merméros* et Phérès écrivant sur Médée ! Décidément tu as du génie, Loussa. Tu viens de combler un grand vide mythologique. On va enfin comprendre la mère infanticide !

Dans ce genre de circonstances, la Reine jouait gaiement des mots. Elle redevenait petite fille. Elle applaudissait en sautillant sur son fauteuil ; ses mains pneumatiques plantées sur des aiguilles à tricoter produisaient un clapotement guilleret et ses énormes joues dodelinaient sur sa maigreur de crayon.

Loussa tenta de la modérer.

— Le seul inconvénient c’est que ces garçons sont faits pour écrire comme moi pour être garagiste.

La Reine trouva illico la solution :

— Aucune importance, Malaussène va les aider ! N’est-ce pas, Malaussène ? Vous les prendrez en main !

Les dossiers principaux une fois traités, restait à passer en revue les points de détail, que je cite de mémoire : ne pas flanquer Électre et Antigone dans le même TGV pour le festival de Châlons-en-Champagne (en tout cas pas dans la même voiture), éviter qu’Ulysse fasse la tournée des piaules dans les hôtels du même festival, suggérer à Prométhée de ne pas mobiliser la parole à la réunion des libraires (« Faites-lui comprendre une fois pour toutes qu’il n’est pas le seul auteur au monde, Malaussène ! »), veiller à ce qu’Harpagon paie de sa poche ses frais personnels et que Bacchus n’éventre pas tous les minibars…

— Ah ! un dernier point, conclut la Reine Zabo en me tendant un manuscrit. Il faudra que vous lisiez ça, aussi. Au plus vite, s’il vous plaît.

C’était Leur très grande faute, le manuscrit d’Alceste.

*

Après le boulot, Loussa m’a conduit à Charles-de-Gaulle dans une camionnette de livraison. J’allais y chercher Monsieur Malaussène.

— Comment ça va, petit con ?

— Ça va, Loussa, ça va, content de récupérer mon fils. Et toi, pas trop crevé par ces royales vacances ?

— Tu connais Isabelle, lecture, lecture et lecture. Cinq semaines de manuscrits. Comment ça s’est passé avec Alceste ? Il a été sage ?

— Très productif. Il s’emmerdait ferme dans ma forêt, il était pressé de se tirer. La consigne était de le surveiller sans lui adresser la parole. Pas un mot, personne. Mes copains du Vercors l’appelaient le Masque de Fer.

— Les Chinois me disent qu’il se tient tranquille dans son nouvel appartement. Il n’a pas bougé depuis deux jours. Il paraît qu’il est heureux de survoler Paris. Il faut vraiment que tu lises Leur très grande faute. On a besoin de ton avis pour le publier.

— Qu’est-ce qui vous tracasse ?

Il ne voulut pas m’en dire davantage.

— Tu connais la consigne, petit con, ne jamais influencer le lecteur.

Il conduisait rêveusement, tout entier au plaisir de nos retrouvailles. Plaisir réciproque, qui se renouvelait chaque année en septembre depuis près de trente ans. Retrouver Loussa me consolait de quitter le Vercors. La seule ombre au tableau c’est qu’il conduisait déjà mal dans sa jeunesse.

— Quand tu verras Coriolan, dis-lui qu’il arrête de s’en prendre à sa famille.

— Loussa, avec quels arguments ?

— Il pensait que ses cousins ignoreraient l’existence de son livre parce qu’ils ne savent pas lire. Grave erreur : pour l’illettré le livre est sacré plus que pour le lecteur. Pour celui qui ne sait pas lire tout ce qui s’écrit est écrit dans le ciel. C’est ineffaçable. J’en sais quelque chose, mon père était analphabète. Dis-lui ça, à Coriolan, vends-le-lui comme une circonstance atténuante. D’où revient-il, Mosma, d’Argentine ou du Brésil ? J’ai oublié.

C’était ça, une conversation avec Loussa. Il parlait comme il conduisait, sans esprit de continuité.

— Du Brésil, le Nordeste, une région de grande sécheresse. C’était la saison des pluies mais il n’est pas tombé une goutte. Il a creusé des puits tout l’été dans le sertão.

*

À Roissy, j’avais les yeux rivés sur la double porte des arrivées quand Mosma m’a ceinturé par-derrière.

— Salut, vieux père !

Puis, il m’a retourné comme une toupie et m’a claqué deux bises retentissantes.

— Tu attendais à la mauvaise porte.

Au cas où le lecteur n’aurait pas suivi attentivement le déroulé de ce récit (on ne sait jamais), je rappelle que Monsieur Malaussène ne revenait de nulle part. Qu’il n’était même jamais parti. Un été rigoureusement parisien. Pourtant, un de mes souvenirs les plus nets c’est la sensation d’avoir, ce soir-là, étreint un garçon rempli de soleil, brûlant et bronzé, frais pondu par un désert de cailloux. Ses yeux riaient dans un visage de céramique recuite.

Après m’avoir martelé le dos de tapes brésiliennes, il s’est jeté sur Loussa avec une telle impétuosité que j’ai eu peur pour la carcasse de mon vieil ami.

— Nî hǎo, vieux Nègre chinois, c’est gentil d’être venu nous chercher, moi et ma demi-tonne de bagages. Mais passe-moi les clés de ta caisse, j’ai trop peur quand tu conduis.

Maintenant, je revois Mosma s’installer d’autorité au volant après avoir rempli la camionnette de sacs à dos, et nous voilà sur le chemin de la Quincaillerie, Julius et moi à l’arrière, parmi les bouquins de la rentrée et les bagages du retour, la truffe de Julius posée sur l’épaule de Mosma et Loussa à côté du chauffeur, jouant à pester contre l’irrespect de la jeunesse, ce qui lança Mosma dans un de ces monologues hérités de son oncle Jérémy :

— Mais c’est fini, ça, le respect pour les vieux ! Il est révolu le temps où le respect montait vers le haut, respect des ancêtres, respect du drapeau, des valeurs de la République, du droit au travail et du secret de l’instruction ! Vieilles lunes ! Le souvenir du Front populaire et de Mai 68, poubelles de l’Histoire ! Aujourd’hui, c’est « les jeunes » qui méritent le respect ! C’est nous autres et rien que nous autres ! Vous allumez la radio des fois ? Le slam, le rap, ça vous dit rien ? Vous n’écoutez pas les paroles ? Réglez vos sonotones, vieilles choses, la jeunesse vous parle !

Loussa avait toujours encouragé les tirades de Mosma. Dès que l’orateur s’essoufflait, il le relançait :

— Il se croit jeune, l’asticot, mais il cause comme nos vévés les plus usés. Le respect qu’on leur doit, depuis plus de vingt ans, ils n’ont que cette idée dans leur encrier. Ils appellent ça le réel et cette confusion fait notre prospérité.

Mosma bottait en touche chaque fois que Loussa l’acculait à la réflexion.

— De toute façon, je suis trop bon de causer avec une nounou hors d’usage.

Allusion à l’époque assez lointaine où Loussa perdait des soirées à lui raconter ma jeunesse. « Encore, Loussa, encore les emmerdes de papa quand il était jeune ! »

C’était, comme on dit, le bon temps.

Un des bons temps.

Enfin, un des bons moments de ces temps-là.

Je me faisais une joie de passer la soirée avec Mosma. Cette nuit, je ne dormirais pas seul dans la Quincaillerie. Alléluia, le fils était revenu ! Le lendemain matin, je lui préparerais son petit déjeuner, un cocktail de graines garanties pure santé que Julie et Gervaise avaient mis au point dans sa petite enfance et dont le gaillard à la peau cuivrée et aux muscles d’acier ne s’était pas lassé. J’exultais en ouvrant la porte de la Quincaillerie. Je m’offrais une régression délicieuse. Je retrouvais le rire d’être père. Mosma invita Loussa à se joindre.

Loussa résista mollement :

— Tu n’as plus l’âge des histoires nocturnes, graine de petit con, vas-tu enfin me foutre la paix ?

Mais on ne résistait pas à l’enthousiasme de Mosma et nous entrâmes tous les trois dans la Quincaillerie.

26

Il faisait nuit noire à cette heure tardive, bien sûr. J’ai tâtonné, et, quand j’ai allumé, une clameur s’est élevée qui m’a fait lâcher les bagages. Loussa a failli en tomber dans les pommes. Ils étaient tous là. Absolument tous les membres de la tribu, du noyau familial au cercle le plus éloigné : il y avait Clara, Thérèse, Louna, Jérémy, Le Petit, Hadouch, C’Est Un Ange, Maracuja et Théo, mais le capitaine Titus aussi (parrain de Maracuja), le docteur Postel-Wagner (qui a mis Mosma au monde), le professeur Berthold* (qui a avorté Julie et accouché Gervaise) et son ennemi intime le professeur Marty* (qui a sauvé Jérémy des flammes et installé C’Est Un Ange parmi nous). Il y avait aussi Mondine*, la femme de Berthold, en pleine sandwicherie avec sa vieille copine Gervaise, la Rachida* de Hadouch qui petit-fourrait avec Thérèse pendant que sa fille Ophélie* disparaissait dans les bras de Mosma (tiens, c’est nouveau, ça) et que Clara jouait son rôle de photographe mondaine. La Reine Zabo était venue retrouver Loussa, mais Verdun n’était pas là, retardée par le boulot, comme souvent.

Julius le Chien ne savait plus où donner de la joie.

Il s’agissait soi-disant (j’inclus mes plus intimes dans l’effarant mensonge concocté par ce « soi ») d’une fiesta organisée pour le retour des explorateurs. Après tout, m’expliqua Jérémy beaucoup plus tard, cette petite fête aurait vraiment eu lieu si les gosses étaient vraiment partis et vraiment revenus. « Les occasions de rassembler la tribu ne sont pas si fréquentes, Ben. »

Mais en l’occurrence, c’était une fête alibi. Elle réunissait ceux qui savaient et ceux qui ne savaient pas. Je faisais partie des seconds. Ceux qui savaient enfumaient ceux qui ne savaient pas, lesquels pourraient, le cas échéant, témoigner en toute bonne foi du retour des explorateurs, puisqu’ils y avaient assisté. Maracuja et C’Est Un Ange étaient aussi bronzés que Mosma, tous les trois distribuaient leurs cadeaux alentour. C’est comme ça que je me suis retrouvé avec un chapeau de cangaceiro en cuir bouilli sur la tête et un charango dans les mains — un malheureux tatou transformé en instrument à cordes. J’ai failli le lâcher tant il semblait vivant.

— N’aie pas peur, vieux père, ce tatou n’est plus un animal, c’est de la musique à présent. Les sertaneijos en jouent très bien !

La surprise dans la surprise, c’était la présence de maman et celle de Julie.

— Paul a fait une fugue, expliqua notre mère, on a beau faire attention c’est le roi de l’évasion. J’en ai profité pour m’offrir une permission et venir accueillir les petits. Julie est passée me prendre.

En réalité Gervaise avait prévenu Julie de la gravité de la situation, Julie avait sauté dans sa bagnole pour monter sur le front des urgences et participer au mensonge collectif. Au passage, elle avait sorti maman de sa cage à vieillards, dont Paul, effectivement, s’était échappé ; parti faire un tour avec son copain Alois Alzheimer.

— Il revient toujours, expliquait maman. Le plus souvent ce sont les gendarmes qui le ramènent. Je rentrerai quand on me téléphonera.

À Julie, j’ai naturellement demandé si Coudrier n’avait plus besoin d’elle.

— Non, ça va, son bouquin avance vite. À propos, on t’a trouvé très bien, hier, à la télé.

J’ai marqué un temps avant de comprendre de quoi elle parlait. Et je me suis mis à balbutier que ah oui, merde, j’avais oublié cette interview à la con. Alors vous avez vu ça, Coudrier et toi ? C’est vraiment passé ? Hier ? Au journal de treize heures ? Putain, j’ai été con, Julie, excuse-moi, mais qu’est-ce que tu veux, j’ai pas pu me retenir, cet animateur avec sa tronche de faux-derche — comment il s’appelle, déjà ? —, la plupart des voyageurs prêts à lyncher les rapteurs-farceurs, ce curé menaçant comme un bûcher, tout à fait médiéval sous ses allures de rocker, les projos, la bonnette sous mon nez — je hais les bonnettes, on dirait des bêtes mortes, comme ce charango ! — , l’envie qu’on me foute la paix, j’ai craqué, quoi, il me faisait chier ce bonimenteur avec ses questions à la vaseline, et puis je suis sincèrement inquiet pour les petits cons d’idéalistes qui ont enlevé Lapietà, parce qu’il n’y a que des jeunes pour faire une connerie pareille, enlever Lapietà, pondre ce manifeste républicain, transformer le parachute doré en rançon, imaginer la scène de Notre-Dame, c’est des jeunots qui ont fait ça, tu es d’accord avec moi, Julie, tu imagines ce qu’ils vont morfler quand on va les poisser ? Bref, je me suis lâché quoi, j’ai répondu ce que j’avais sur l’estomac, qu’est-ce que tu veux que je te dise, excuse-moi, Julie, vraiment, je suis trop con, je…

— Arrête, Benjamin, arrête, c’est grâce à ce genre d’imprévus que je ne me suis jamais ennuyée avec toi. Depuis quand ça mérite des excuses, mon amour ? Et puis, grâce à ton interview, Coudrier a trouvé son titre. Il était tout content.

— Son titre ?

— Le titre de son essai sur l’erreur judiciaire. Ça s’appellera Le cas Malaussène.

*

Voilà. Ça a duré une bonne partie de la nuit. Mara, Sept et Mosma étaient bien entendu les rois de la fête. Ils répondaient à toutes sortes de questions. Quand je songe aujourd’hui au mouron que se faisait Mara à propos de Tuc, je reconnais qu’elle n’a pas manqué d’héroïsme en la circonstance. Sa prétendue activité de vétérinaire perdue dans les jungles de Sumatra passionnait tout le monde évidemment, et elle ne mégotait pas sur les réponses :

— Ce que j’ai fait ? Toutes sortes de trucs. J’étais dans une association liée au parc zoologique local. On accueillait et on soignait les orangs-outangs chassés par la déforestation, j’ai nourri les petits au biberon. J’ai appris à attraper les serpents aussi, à les mesurer, à récupérer leur venin, à leur faire des injections sous-cutanées d’antiparasitaires… Qu’est-ce que j’ai fait encore ? Ah oui, j’ai soigné la conjonctivite d’un tapir, j’ai fait de la mécanothérapie à un vautour qui s’était cassé l’aile… Mais j’ai nettoyé les cages aussi, j’ai charrié de la merde, je n’étais que vétérinaire stagiaire après tout…

— Et puis on a perdu pas mal de temps à skyper avec oncle Ben, expliquait C’Est Un Ange de son côté. Il tenait beaucoup à son rendez-vous quotidien…

— Oui, il s’est bien démerdé, d’ailleurs, il était pile à l’heure. Sur ce terrain, je suis fier de toi, vieux père, tu vois que c’était pas la mer à boire…

Etc.

*

Ça aurait probablement duré jusqu’à l’aurore si à un moment avancé de la nuit la porte de la Quincaillerie n’avait explosé. Elle n’a pas véritablement explosé — c’est une image sonore — mais c’est le bruit qu’elle a fait en s’ouvrant sous la poussée d’une armada de flics en armes, cuirassés comme des tatous justement, qui nous ont hurlé de la fermer en nous plaquant contre les murs et en exigeant nos papiers pendant que d’autres, en civil, entamaient une perquisition on ne peut plus bordélisante. Je passe sur la stupeur générale, les protestations des invités (hurlements du professeur Berthold, par exemple, sur le mode « Vous ne savez pas à qui vous avez affaire »), toutes ces scènes convenues dont on ne sait trop si elles sont héritées du cinéma ou si elles l’alimentent. Les meilleures choses ayant une fin, ça s’est tassé une fois les vérifications faites. La flicaille s’est mise à attendre la suite en dansant d’un pied sur l’autre. À vrai dire, ils étaient un peu troublés. La présence de deux professeurs en médecine archi connus, d’un éditeur de renom, du capitaine Adrien Titus (mythique en leur milieu), et de Gervaise, fille du vieux Thian, directrice d’orphelinat, non moins célèbre elle-même pour avoir été jadis flic et religieuse, leur donnait à penser qu’on les avait trompés sur la marchandise. Rien que du recommandable là-dedans. Sans parler de ces gosses exemplaires qui revenaient de missions auprès de trois ONG irréprochables, comme en attestaient leurs passeports, leurs contrats de travail et leur bronzage. Non, décidément ce n’était pas un nid de gangsters ni un foyer de révolutionnaires et on n’avait pas plus de chance d’y retrouver Lapietà que d’être invité un jour dans une réception aussi chique.

Reste que ça a tout de même mal fini.

En tout cas pour moi.

Une fois expédiées les vérifications d’usage, un colosse à l’air embarrassé est entré à son tour dans la Quincaillerie. Il s’est approché de moi et m’a signifié que j’étais en état d’arrestation.

Tellement penaud, le gars, que je l’ai aussitôt reconnu. C’était Carrega. La première fois qu’il m’avait rendu visite (ici même, à la Quincaillerie, je n’ose pas compter les décennies), il était inspecteur stagiaire et s’excusait déjà d’exister. Il enquêtait sur un poseur de bombes qui pratiquait son art dans le Magasin* où je faisais le bouc émissaire. Il portait déjà ce blouson d’aviateur à col fourré dont l’escadrille Normandie-Niemen avait fait la renommée. À l’époque il travaillait sous les ordres du divisionnaire Coudrier. D’année en année, d’affaire Malaussène en affaire Malaussène, il était devenu une sorte d’intime, muettement amoureux de Clara, même, me semblait-il. Nous le connaissions tous. Si ce soir-là il était entré dans la Quincaillerie avant l’escouade des samouraïs, il aurait probablement été accueilli comme un invité. Il avait pris de la bouteille et du galon. Un peu à l’étroit dans son blouson d’aviateur, aujourd’hui, mais devenu commissaire divisionnaire, et toujours aussi timide. Il regardait ses pieds en débitant les chefs d’accusation :

— Enlèvement et séquestration, apologie du kidnapping, incitation publique à la désobéissance civile.

Il tint à me préciser que le commando en uniforme n’était pas sous ses ordres. Forces spéciales. Lui, il était dépêché par la direction générale, envoyé par le directeur Legendre en personne.

Confus atrocement, Carrega. Écrasé sous le remords.

— Le directeur Legendre veut vous interroger personnellement.

Le reste était encore plus difficile à dire :

— Et, pardonnez-moi, Benjamin, il faut… Il faut que je vous passe les menottes. Il y tient absolument.

Du coin de l’œil, j’ai vu Mosma faire un pas en avant, mais la main de Julie l’a stoppé net.

27

Ce qui est passé nous manque et ce qui dure nous lasse, voilà l’homme. Devenir et demeurer tout ensemble, voilà son rêve. Je ne connais que Xavier Legendre, directeur des services actifs de la police judiciaire, pour avoir satisfait à cet idéal.

Succéder au commissaire divisionnaire Coudrier, son beau-père, avait été le projet de sa jeunesse. Une fois ce but atteint, il n’avait plus rien désiré avec ardeur. Si ce n’est me foutre en taule définitivement. Coudrier me tenant pour le parangon de l’innocence bafouée, Legendre m’estimait, lui, coupable de tout depuis toujours, et aucunement amendable. Il avait déjà réussi à m’embastiller une fois pour quelques semaines mais ça ne lui avait pas suffi. C’était la perpétuité qu’il ambitionnait pour moi. Lui-même macérait dans une sorte d’éternité. Son bureau n’avait pas changé d’un poil depuis notre dernière rencontre, qui ne datait pourtant pas d’hier ; un bureau de cristal. Tout y était transparent. Baies vitrées sur le couloir et sur la ville, lumière halogène, moquette blanche comme l’innocence. Par opposition au bureau Empire de son beau-père, bien sûr : lumière confidentielle, tentures épinard piquetées d’abeilles d’or, cheminée aux marbrures complexes, divan Récamier, porte capitonnée et lourds rideaux tirés sur le monde. La même pièce, pourtant, hantée successivement par deux hommes ; l’homme de tradition et la flèche d’avenir. Chez moi, disait le décor de Legendre, rien à cacher, on voit à travers les murs.

Il avait un peu changé, lui. Vieilli comme un petit pois, par le crâne, tout ridé aujourd’hui, mais le costume toujours aussi soyeux et la parole ciselée.

Il m’accueillit en affichant une désolation courroucée :

— Enlevez-lui ces menottes, Carrega, voyons, qu’est-ce qui vous a pris ?

Il hochait une tête effarée.

— Veuillez excuser le commandant Carrega, monsieur Malaussène, l’excès de zèle c’est la plaie du métier.

Puis, à Carrega, tellement scié qu’il n’en trouvait plus ses clés :

— Bon, vous le libérez, oui ?

Et de nouveau à moi, comme une confidence entre homologues :

— Que voulez-vous, on veut grimper… L’ambition est le talon d’Achille de la compétence.

Je jure sur ce que j’ai de plus profane que c’est, au mot près, ce que Legendre a sorti en m’accueillant. C’est dire l’atmosphère de travail qu’il faisait régner dans son marigot immaculé. Pour un peu j’en aurais consolé Carrega.

Quand le malheureux m’a enfin ôté les menottes, j’ai privé Legendre du plaisir de me voir me frotter les poignets. On a ce réflexe, en effet ; je n’y ai pas cédé.

— Asseyez-vous, monsieur Malaussène, je vous en prie.

Les fauteuils étant eux aussi transparents, il me fallut chercher le mien pour m’y poser. Cela fait, nous nous retrouvâmes assis l’un en face de l’autre comme deux images en suspension, séparées par un bureau lui-même invisible sur lequel flottait un de ces ordinateurs dessinés pour fendre le cosmos.

— Commençons par le commencement, si vous le voulez bien, monsieur Malaussène. Les motifs de votre interpellation vous paraissent-ils justifiés ?

Il voulait mon assentiment. Il voulait que le gendarme et le voleur sachent ce qu’ils fichent ensemble. D’après Titus c’était son rôle préféré, le policier pédagogue. Enfin, corrigeait Silistri (tiens, où était-il, Joseph ? Je ne l’avais pas vu à la fête…), sa pédagogie ne va pas jusqu’à nous expliquer comment il paie sa collection de costards.

De fait, le halo que faisait la soie autour de Legendre l’installait très au-dessus de sa condition.

Il me souriait franchement, à présent :

— Apologie du kidnapping, non ?

Que répondre à ça ? De toute évidence il avait vu la maudite interview, lui aussi. Je peux même décrire sa joie quand il m’a entendu dévider mon chapelet de conneries dans ce foutu TGV. Ses yeux sont sortis de leurs orbites, ses oreilles ont triplé de surface, il a bondi de son fauteuil, il s’est tapé le cul par terre en hurlant « je le tiens, je le tiens, je le tiens », il a fait dix fois le tour de son burlingue en courant sur ses parois de verre, il est retombé complètement essoufflé dans son fauteuil directorial et il a signé Tex Avery. Il en frémissait encore :

— C’est bien à quoi vous vous êtes livré lors de cette interview, en compagnie de l’abbé Courson de Loir, non ? L’apologie de l’enlèvement et de la séquestration !

Sans me laisser le temps de répondre, il ajouta :

— Et l’incitation à la désobéissance civile.

— …

— N’est-ce pas ?

Comme j’y réfléchissais, il a tenu à me donner un coup de main :

— Voyons, monsieur Malaussène, déclarer publiquement que les auteurs de ce manifeste… je vous cite de mémoire… « témoignent d’un degré de conscience sociale désormais étranger à nos élites politiques », n’était-ce pas les donner en exemple ? Et inciter la jeunesse à suivre cet exemple ? C’est-à-dire à rançonner le capitalisme en kidnappant les chefs d’entreprise.

— …

— À moi, en tout cas, le message m’a paru des plus clairs, ainsi qu’à mes subordonnés. Et parfaitement désastreux compte tenu du climat ambiant, vous en conviendrez.

Ici, une pause, assez longue, pour me donner le temps d’y réfléchir.

Puis, il m’a demandé :

— Vous le connaissez depuis longtemps ?

Qui ça ?

C’est la question qu’il a dû lire dans mes yeux parce qu’il a précisé :

— L’Abbé.

Jamais vu, non, c’était la première fois.

— Jamais vu, non, c’était la première fois.

Le soupir de Legendre suggéra que nous n’avions pas de temps à perdre.

— Permettez-moi d’en douter, monsieur Malaussène. Si j’en crois cette photo…

L’ordinateur qu’il tourna paresseusement vers moi montrait l’Abbé posant sa main sur mon avant-bras, et ma parole, oui — hasard de la photographie de presse —, on aurait juré, à l’expression amicale du prêtre et à mon air de rire sous cape avec ma main sur les yeux, que nous étions cousins germains ou vieux compagnons de séminaire. Si on en croyait cette photo, oui, nous ne dations pas d’hier.

— Une question sérieuse, à présent, monsieur Malaussène.

(Ah bon, parce que nous avions fait dans les farces et attrapes jusqu’à présent ?)

— Pourquoi avez-vous dissuadé l’Abbé d’accepter le chèque du parachute doré sur le parvis de Notre-Dame ?

Quoi ?

Pardon ?

Qu’est-ce que j’ai fait, encore ?

— C’est très sérieux, monsieur Malaussène.

Il m’expliqua en quoi la chose était grave. Jusqu’à cette interview, il était tout à fait convenu que l’Abbé accepterait la remise du parachute de Lapietà à la sortie de la première messe. Or, après notre voyage commun, après mes déclarations calamiteuses sur les mérites des preneurs d’otages, l’Abbé avait changé son fusil d’épaule, tout soudain, et renoncé à toucher cette rançon. Quelle explication pouvais-je donner à ce revirement — dont les conséquences sont proprement incalculables, monsieur Malaussène ?

— …

— Je vous écoute.

Je savais à peine de quoi il parlait. Je n’avais pas suivi l’actualité du dimanche. J’avais préparé ma rentrée littéraire du lendemain, tout à la joie de retrouver Mosma après le boulot. Alors l’actualité… Une fois de plus je ne savais rien de rien, si ce n’est que j’étais en train de payer mon ignorance au prix fort. En fait, je voyais se réaliser la prophétie d’Alceste : « Ce n’est pas moi que vous fuyez, Malaussène, c’est le réel ! Mais il vous rattrapera, faites-lui confiance ! Il n’en a pas fini avec vous, le réel ! »

C’était fait.

Le réel m’avait coincé dans une boule de cristal où le directeur des services actifs de la police judiciaire lisait mon passé et prédisait mon avenir.

— Là-dessus, il me faudra des explications précises, monsieur Malaussène.

Il se fit rassurant.

— Pas nécessairement ce soir, nous avons le temps. Demain, peut-être, ou après-demain, si vous avez réellement besoin d’y réfléchir. Nous pourrons, si nécessaire, prolonger votre garde à vue.

Et voilà.

— D’autant que…

D’autant que quoi ?

— D’autant que nous allons devoir évoquer le troisième chef d’accusation.

À savoir ?

— Enlèvement et séquestration.

Bon. Ça ne m’a pas affolé plus que ça. C’était dans la logique de ses déductions. Ce con allait m’annoncer que je détenais Lapietà et qu’il allait le libérer. Après quoi, Malaussène au placard pour perpète, Lapietà reconnaissant à jamais, et vive la retraite bien acquise !

— D’où veniez-vous, samedi soir ?

Je venais de Valence, il le savait très bien.

— Vous avez pris le TGV à Valence, certes, mais d’où veniez-vous ?

Comment ça d’où je venais ? De mon lieu de vacances habituel, comme un certain nombre de Français à la même date.

— Du Vercors, n’est-ce pas ? La gendarmerie de La Chapelle me l’a confirmé.

Legendre était ce type de flic qui n’interroge que pour s’aider à déduire. Le vieux Coudrier avait raison sur ce point, c’était une machine à tisser la cohérence. Il ne laissait rien au hasard. Le roi du dossier bien ficelé. J’ai vu, à sa bouille discrètement satisfaite, qu’il allait de ce pas m’en faire la démonstration.

— Savez-vous qu’on ne parle que de vous, là-haut, en ce moment ?

Pour ça, je fais confiance aux copains. L’hiver est long sur le plateau et rares les sujets de conversation. Il faut en user longuement, comme des bonbons.

— Votre départ a laissé un fameux point d’interrogation.

Tiens donc.

Il faisait nuit autour de notre cage lumineuse. Paris dormait dans son poudroiement de lumière. Fugitivement, je nous ai revus, Julie, Julius et moi, assis sur notre banc, à la porte des Rochas.

Et seules les étoiles.

Pourquoi suis-je redescendu ?

Qu’ai-je fait de ces nuits magnifiquement nocturnes ?

Ce sont ces infidélités-là que nous payons le plus cher.

— Le Masque de Fer, monsieur Malaussène, ça vous dit quelque chose ?

— …

— Et le Comte de Monte-Cristo ?

— …

— Monsieur Malaussène, pourriez-vous me dire qui vous déteniez dans cette cabane perdue de la forêt de Vassieux ?

Lapietà, pardi ! Tu as mis dans le mille, Legendre ! Georges Lapietà ! Tu sais que tu es le meilleur ?

— C’est en tout cas la question que se pose la gendarmerie locale.

Fatigue, tout à coup. Grosse fatigue.

— Et à laquelle la population refuse de répondre. Vos amis sont fidèles, monsieur Malaussène, mais ça pourrait leur coûter cher…

Ils ne répondent pas parce qu’ils ne le savent pas, bonhomme. Ils ne le savent pas parce que les consignes de la Reine Zabo exigeaient la discrétion absolue. Oh ! Bon Dieu, pourvu qu’on ne casse pas les pieds à Robert, Dédé, Mick, Roger, Yves et les autres… Cet abruti ne s’imagine quand même pas qu’on a planqué Lapietà dans la cabane à Dédé !

— Une certitude, monsieur Malaussène, ce n’était pas Georges Lapietà. Les cueilleurs de champignons l’auraient reconnu. Mais qui était-ce ? Et pourquoi a-t-il disparu du jour au lendemain ?

J’allais lui répondre quand son portable a sonné.

— Excusez-moi.

Il y a jeté un œil rapide.

— Ce n’est rien. La famille. Je vous écoute.

Pauvre famille… Je m’apprêtais à raconter l’histoire d’Alceste, quand la clochette de son SMS a retenti. Il a rouvert son bazar, lu le texte et, pendant qu’il blêmissait — me semble-t-il —, son portable a de nouveau sonné. Cette fois, il a répondu.

*

Je n’ai su que plus tard, une fois libéré, qui était son interlocuteur et quelle avait été la teneur de leur conversation.

Julie avait appelé Coudrier.

Coudrier s’était donné quelques minutes de réflexion, avait lui aussi passé quelques coups de fil, puis il avait appelé son gendre.

En lisant le nom de son beau-père sur l’écran, Legendre n’avait pas daigné répondre. Mais Coudrier tenait un SMS en réserve.

Mon cher Xavier, si vous ne décrochez pas à mon deuxième appel, vous figurerez dans mon bouquin en qualité de roi des crétins, nommément, et preuves irréfutables à l’appui.

Legendre avait décroché au deuxième appel.

COUDRIER : Vous êtes en train de vous ridiculiser, mon gendre.

LEGENDRE : S’il vous plaît, je suis en plein interrogatoire.

COUDRIER : Avec Malaussène, je sais.

LEGENDRE : …

COUDRIER : Voyons, laissez-moi deviner un peu : vous avez vu comme moi l’interview télévisée de Malaussène. Au lieu de trouver, comme moi, son jeunisme exaspérant, au lieu de classer, comme moi, cette irrépressible grande gueule dans la catégorie des Don Quichotte au petit pied (ce qu’il a toujours été, soit dit en passant, et ça ne s’arrange pas avec l’âge), vous avez immédiatement pensé qu’il avait partie liée avec l’affaire Lapietà, non ?

LEGENDRE : …

COUDRIER : Oui ou non, mon gendre ? Je me trompe ? Vous vous êtes peut-être même dit qu’il était de mèche avec l’Abbé, qu’il avait dissuadé l’Abbé de toucher la rançon dimanche matin, ce genre de certitudes, n’est-ce pas ?

LEGENDRE : Écoutez…

COUDRIER : Non, c’est vous qui écoutez. Et ne m’interrompez que si je me trompe !

LEGENDRE : …

COUDRIER : Bien. Fort de vos convictions, vous avez enquêté dans le Vercors, vous êtes tombé sur une histoire de cabane mystérieusement occupée et surveillée étroitement (c’est ce que viennent de me confirmer les gendarmes de La Chapelle).

LEGENDRE : …

COUDRIER : Voulez-vous que je vous dise qui se cachait dans cette forêt vertacomicorienne*, Xavier, et pourquoi ?

LEGENDRE : …

COUDRIER : Non seulement Malaussène ne connaît pas l’Abbé (vieil ami que je viens de réveiller au milieu de la nuit par votre faute), mais figurez-vous qu’il n’a enlevé personne. Dans cette cabane, il protégeait quelqu’un au contraire. Un écrivain qu’on a déjà tenté d’assassiner une fois. Il faisait votre travail, en somme. Voulez-vous connaître le nom de cet écrivain ? Vous devriez l’aimer, c’est le genre à se plaindre de son beau-père…

LEGENDRE : …

COUDRIER : Allez, Xavier, je vais vous le dire. Vous n’aurez qu’à vérifier.

28

Du haut de mon vingt-troisième étage, je me réveille bel et bien sur le plan de Turgot. Merci, Malaussène. Mes stores se lèvent sur un Paris dont je peux compter les fenêtres. Une ville entière saisie d’un seul coup d’œil, du plus près au plus lointain. J’ai toujours eu la vue courte et la vue longue. J’y vois net du centimètre à l’infini. L’insecte ici sur le rebord de ma fenêtre et là-bas l’Arc de Triomphe ont à mes yeux le même statut littéraire. Je me sens l’appétit d’écrire aussi sérieusement sur ceci que sur cela. Couvrir toute la profondeur du champ avec la même lucidité, voilà mon but. Pourvu que ceci soit ceci, cette coccinelle et pas une autre (que fait-elle à cette altitude ?), et que cela soit cela, cet arc de triomphe et pas un autre. Si je dessinais, je n’aurais qu’une épaisseur de trait pour le proche et pour le lointain. J’en finirais avec la hiérarchie de la perspective. Là où la plupart grossissent le trait du premier plan pour affiner jusqu’au cheveu d’ange les frontières les plus lointaines, moi, je prône le même trait pour tout. Autrement dit, la même présence à tout. Nous sommes où nous sommes, aussi loin que portent notre regard, notre mémoire et nos connaissances. Mon pays et mon temps ne m’offrent qu’une littérature de myopes ou de presbytes. Je veux, moi, couvrir tout le champ de ma vie et de mon époque. Voilà ce qui m’est échu, voilà ce que je dois écrire, aussi loin que cela me conduise dans l’espace, dans le temps, et, malheureusement — quand l’incontrôlable enchaînement des événements le décide —, dans ce qui peut passer pour du romanesque[3].

Ils m’ont menti dit exactement ce que fut mon enfance, Leur très grande faute en examine les effroyables causes avec la même précision. Aurais-je préféré vivre autre chose pour avoir à écrire autre chose ? En matière d’écriture, la question de la préférence ne se pose pas. La seule question est : mon éditeur aura-t-il le courage de publier Leur très grande faute ?

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