II JE N’AIME PAS CETTE AFFAIRE LAPIETÀ

« Je n’aime pas le couple médiatique que forment ma sœur Verdun et Georges Lapietà. »

Benjamin

5

Vingt-deux millions huit cent sept mille deux cent quatre euros. Réveillée par le chiffre, la juge Talvern fut la première informée. Les exigences des ravisseurs s’étaient inscrites sur les écrans de ses deux ordinateurs, de son portable, de sa tablette, et même de sa montre. 22 807 204 euros. Le chiffre clignotait autour d’elle.

Tous les matins, la juge Talvern plongeait dans le grouillant plancton des mails, des SMS, des tweets, des blogs, de tous les messages qui s’échangent en ce non-espace où les mots tentent l’aventure de l’incarnation… Elle planait dans cette soupe mentale avec la silencieuse patience d’une raie. La juge avait l’instinct de l’information juste, un signe infime lui suffisait le plus souvent.

Longtemps, la juge Talvern avait partagé la vie d’une buse. Une buse madeleine, sur le plateau du Vercors. L’oiseau procédait par vision globale, puis focalisait sur le détail comestible, le plus souvent un mulot qui, jusqu’à cet instant fatal, ne s’était rien trouvé de remarquable. Grâce à cette buse, la juge à la fine moustache, aux cheveux gras, aux lourdes lunettes, aux sandales de jésuite et à la jupe plissée marchait un ou deux pas devant son époque.

Très tôt donc ce matin-là l’espace se mit à clignoter autour d’elle. Elle en fut réveillée. Quatre tweets s’étaient posés en lettres énormes sur ses écrans. Tous les quatre disaient la même chose : les ravisseurs de Georges Lapietà exigeaient une rançon de vingt-deux millions huit cent sept mille deux cent quatre euros (22 807 204), soit la somme exacte du parachute doré proposé à leur prisonnier après qu’il eut fermé les filiales du groupe LAVA.

Pour la remise de la rançon les instructions suivraient.

Bien.

Bien, bien.

Quatre fois le même tweet, donc, au signe près, mais émis par quatre signataires différents : Paul Ménestrier, Valentin Ritzman, André Vercel et William J. Gonzalès. Trois de ces noms étaient familiers à la juge. Des témoins qu’elle avait entendus dans un des dossiers Lapietà. Des administrateurs du groupe LAVA.

La juge en conclut :

1) Que lesdits Ménestrier, Ritzman, Vercel et Gonzalès étaient parties prenantes dans la constitution du parachute doré proposé à Lapietà.

2) Qu’obliger ces quatre-là à tweeter sur la demande de rançon indiquait que le ou les ravisseurs savaient sur eux quelques petites choses qui les contraignaient à l’obéissance.

3) Que le choix de cette somme hautement symbolique suggérait qu’on n’avait pas affaire à des professionnels du crime.

Ce tour d’horizon étant fait, la juge tapa deux messages sur le clavier de son portable.

Le premier, destiné au capitaine Adrien Titus* de la BRB, disait : Mon cher Titus, à propos de Lapietà, mettez-vous en quête d’intuition. Quand vous serez branché, rendez-moi compte.

Le deuxième était adressé au commissaire divisionnaire Joseph Silistri* : Puisque vous rentrez de vacances, Joseph, vos oreilles sont neuves. Pourriez-vous les ouvrir à l’assemblée générale ? Comme si c’étaient les miennes, n’est-ce pas ?

Sur quoi, la juge estima venu le moment de souhaiter le bonjour à Ludovic Talvern*, son mari. La juge Talvern, qui n’avait pas encore mis ses lunettes, ni aplati et graissé ses cheveux, ni ombré d’un fin duvet sa lèvre supérieure, ni vissé autour de sa taille le kilt qui la rendait inapprochable, la juge tendit les bras à la masse floue qui s’avançait vers elle. Ludovic Talvern enleva le corps nu de sa femme, que les draps libérèrent en un glissement soyeux, et la juge au teint rose, à la peau ardente, à la lèvre gonflée, à la chevelure nocturne et au regard consentant, la juge toute chaude encore de sa nuit moelleuse, se laissa empaler, les jambes enroulées autour de son homme, les mains à son cou, le regard dans son regard, l’un et l’autre s’appliquant à ne pas ciller. La chose se passa si lentement qu’on eût dit l’accouplement d’un paresseux avec son arbre pour la saison entière.

*

Pendant cette même éternité, un dénommé Jacques Balestro*, agent sportif de son état, s’offrait un dernier briefing entre copains avant de se rendre à une convocation de la juge Talvern.

— Écoutez, les gars, moi, comme recruteur, je me suis farci le Venezuela, la Tanzanie et le Burkina de la grande époque. Je me suis fadé les Chinetoques sur les paris, je me suis fait chauffer les pieds par les Russes sur le transfert des Brésiliens (parce que j’étais sur le coup des frères brésiliens, si vous vous souvenez !), et j’ai jamais rien lâché ! Jamais ! C’est pas pour m’allonger devant une juge made in France à peine sortie de sa mère ! Nelson Netto, c’est moi, je vous le rappelle. J’ai pris soixante pour cent sur Nelson ! Olvido, c’est moi, quarante pour cent ! Paracolès, c’est moi ! Encore quarante pour cent ! Je suis pas un perdreau de l’année !

— Fais gaffe quand même, Jacky.

— Quoi, fais gaffe quand même ? Le patron se la cogne trois fois par an, cette naine, il en est pas mort !

— Le patron c’est le patron. Tu te compares ?

— C’est pas ce que je veux dire mais c’est jamais qu’une gonzesse, merde. Qu’est-ce qu’elle y connaît ?

— Margaret Thatcher aussi c’était une gonzesse. Demande aux Argentins ce qu’elle y connaissait.

— Jacky, c’est une fille qui a jamais rien lâché aux journalistes, rappelle-toi ça.

— Et alors ?

— Putain, explique-lui, toi, il est trop…

— Je suis trop quoi ?

— Jacky, mon Jacquot, ce qu’on veut te dire, c’est que malgré la pression de sa hiérarchie, celle des lobbies et des politiques, avec toutes les tentations imaginables elle a jamais fuité. Pas un mot. Jamais. À personne. Le secret de l’instruction, c’est elle. Un coffre. Et personne n’a trouvé la combinaison. C’est pas pour rien qu’on l’appelle la juge muette ! Tu sais pourtant combien ça s’achète ce genre de renseignements, t’es allé à la pêche toi aussi ! Crois-moi, dans le monde comme il va, résister à ces tentations-là quand t’es une fonctionnaire à trois balles c’est autre chose que de la fermer devant tes Popofs chauffeurs de pieds.

— Ah ouais ? J’aurais voulu t’y voir, connard.

— Ne me traite pas de connard.

— Ce qu’on veut te dire Jacky, c’est que c’est pas la peine d’y aller avec tes combines habituelles : dessous-de-table, garanties de promotion rapide, robes de collection, jet privé et petit tour à l’opéra de Manaus, ils sont tous à ma botte, j’encule Machin et Truc me suce, ce genre de bonbons ça prend pas avec la juge muette.

— Vous vous gourez, les gars, suffit d’y mettre le prix. C’est pas de putes qu’on manque, c’est de pognon.

— …

— …

— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que j’ai dit ?

— …

— T’as un avocat ? C’est toujours Soares, ton avocat ?

— Pas besoin d’avocat. Je suis pas convoqué comme témoin assisté mais comme témoin tout court.

— N’y va pas seul, Jacky.

— Putain, réfléchissez. Y aller avec un baveux, c’est annoncer que j’aurais quelque chose à me reprocher. Regardez-moi, les gars, j’ai quelque chose à me reprocher ?

— …

— Jacques, moins tu en dis, mieux on se porte. Si notre état s’aggrave, c’est toi qui meurs. Parole de connard !

*

L’heure est venue. Jacques Balestro y est. Seul. Pas d’avocat. Font chier avec ça. Pile à l’heure. On l’introduit dans le bureau de la juge Talvern à la seconde de sa convocation. Sans se lever la juge lui fait signe de s’asseoir. Ce qu’il fait. Pas un mot lui non plus. Il la regarde. Il la voit en vrai pour la première fois. Plus moche, tu meurs. Il se raconte vite fait l’histoire de sa vocation : une frustrée. Fait chier le monde pour oublier sa gueule. La juge tourne vers Balestro un écran d’ordinateur encore blême. Il attend. L’écran devient un miroir. Il s’y voit. Ça le surprend un peu. Sa raie de communiant sur sa belle gueule de baroudeur, sa barbe de trois jours et son costard Armani. Derrière, la tronche moustachue de la juge, peau grasse, cheveux plats et luisants. Puis, Balestro entend un cliquetis de clavier. Le miroir redevient écran. Apparaît la première question de la juge.

Nom, prénom, date de naissance, qualité ?

Là, il éclate de rire.

— Alors c’est ça, la règle du jeu ? Vous écrivez et je parle ? Vous êtes vraiment muette ? C’est permis dans l’administration ?

Mais son rire s’étrangle. Sur l’écran, apparaît sa phrase. Telle qu’il vient de la prononcer.

Alors c’est ça, la règle du jeu ? Vous écrivez et je parle ? Vous êtes vraiment muette ? C’est permis dans l’administration ?

Cette duplication le fait sursauter :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Qu’est-ce que c’est que ça ?

La réponse de la juge d’instruction s’inscrit elle aussi sur l’écran :

C’est ce que vous venez de dire.

Il a pris un pain. S’agit de récupérer vite fait. Son regard se durcit.

— Pigé : tout ce que vous direz peut être retenu contre vous. Comme au cinoche, quoi. Aussitôt dit, aussitôt écrit.

Pigé : tout ce que vous direz peut être retenu contre vous. Comme au cinoche, quoi. Aussitôt dit, aussitôt écrit.

Ce deuxième coup est presque aussi violent que le premier. Balestro se tait. La question réapparaît.

Nom, prénom, date de naissance, qualité ?

Il se redresse sur sa chaise. Il déclare s’appeler Jacques Balestro, être né le 21 janvier 1977 à Nice, exercer la profession d’agent sportif. Ce que l’écran confirme aussitôt.

Jacques Balestro, né le 21 janvier 1977 à Nice, profession : agent sportif.

C’est-à-dire ?

— Quoi, c’est-à-dire ?

Quoi, c’est-à-dire ?

Il ne s’y fait pas. Il ne se fait pas à cet écho visuel.

— On peut pas arrêter ce cirque ? On peut se parler, non ? On est des êtres humains, quand même !

On peut pas arrêter ce cirque ? On peut se parler, non ? On est des êtres humains, quand même !

La réponse s’inscrit sur l’écran comme d’elle-même.

Monsieur Balestro, expliquez-moi calmement en quoi consiste le métier d’agent sportif. Je n’y connais rien dans ce domaine.

Il n’y croit pas. Il ne croit pas qu’elle n’y connaisse rien. Il est même persuadé du contraire. Sinon, il n’aurait pas été convoqué. Au fond, elle n’est peut-être pas si futée que ça. Elle le prend pour un nase. Écran ou pas, ça va pas être trop galère.

Pendant qu’il se dit ça, une suite de chiffres s’égrène sur l’écran, énormes et noirs : 1, 2, 3, 4, 5, au rythme des secondes. Il fronce les sourcils. Ne peut pas s’empêcher de demander une deuxième fois :

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Cliquetis.

C’est le compte du temps que vous mettez à me répondre. Votre temps de réflexion. C’est si long, pour vous, de réfléchir à la nature de votre travail ?

Il se lève.

— Putain, je me tire. Ça suffit, ces conneries !

Il marche vers la porte.

Et il entend la voix de la juge pour la première fois.

— Préférez-vous une convocation comme témoin assisté ?

Ça le stoppe net. La voix est douce, basse, un peu mélancolique. Et sans menace. Il se retourne. Elle le regarde. Des yeux énormes derrière les lunettes qui font loupe. On dirait une chouette. Un oiseau du genre. La voix ne colle pas avec cette image de rapace. Il l’aurait imaginée aigre.

— Votre avocat est toujours maître Soares ? Quand pouvons-nous fixer l’audience ? Quel jour vous arrangerait, monsieur Balestro ?

Ça le déstabilise, cette prévenance. En même temps, la juge connaît le nom de son avocat… Au lieu de choisir un jour, il désigne l’écran de l’ordinateur :

— Il y aura toujours ce… ?

Elle fait oui de la tête. Elle explique :

— Restriction budgétaire. Ça économise du personnel.

Bon Dieu, ce n’est que ça ? Il se dit qu’il a été con. Rien de tordu là-dedans, alors. On dégraisse dans la justice comme ailleurs, voilà tout. Pourquoi ça lui a foutu une pareille trouille ?

Il dit :

— Non, on peut continuer, on…

Elle lui fait signe de s’asseoir.

Il se rassied.

Et tout à coup c’est elle, la juge, qui a une vision : une buse madeleine tournoie dans le ciel du Vercors. L’oiseau prend de l’altitude, se ramasse sur lui-même, se fait compact comme un poing, fond sur une poule, lui brise l’échine, lui ouvre l’abdomen et s’envole aussitôt, un long collier de tripes au bec. En bas, la poule vit encore.

TALVERN : En quoi consiste votre métier d’agent, monsieur Balestro ?

Balestro dit qu’il a d’abord été scout. L’écran de l’ordinateur l’écrit avec un point d’interrogation : Scout ? Il rit. Pas scout de France ; dans le foot, scout, ça veut dire recruteur. C’est-à-dire ? Ben, c’est-à-dire qu’on court les villes, les quartiers, les stades, les rues, partout où les mômes jouent au foot, quoi, pour repérer les plus doués.

TALVERN : Et ?

1, 2, 3,

BALESTRO : Et on contacte la famille du gamin.

TALVERN : À quelles fins ?

1, 2, 3, 4,

BALESTRO : Pour voir si les parents seraient intéressés à nous le confier.

TALVERN : Vous le confier ? Qui ça, nous ? Qu’entendez-vous par là ?

1, 2,

BALESTRO : Enfin, le confier au club, quoi, pour la formation, vous savez, foot et scolarité, ce genre de…

TALVERN : Qui vous paie pour ce travail ?

BALESTRO : Quand on est scout ?

TALVERN : Oui.

BALESTRO : C’est le club. C’est le club qui nous paie. Le club pour qui on bosse… pour qui on travaille, je veux dire. On est salarié, quoi.

TALVERN : Êtes-vous payé en fonction du nombre de jeunes joueurs que vous recrutez ?

BALESTRO : Pas du tout, non. Le scout est payé à taux fixe. Il a un salaire. De toute façon, on peut pas être payé pour le recrutement d’un mineur. Ce serait un délit.

TALVERN : Merci pour cette précision, monsieur Balestro. Et l’agent ?

1, 2, 3, 4, 5, 6, 7,

BALESTRO : On ne pourrait pas arrêter ces chiffres ? Ça me gonfle.

TALVERN : Ne regardez pas l’écran quand vous me répondez, monsieur Balestro, regardez-moi. Et l’agent ? Comment est-il payé, l’agent ? Aujourd’hui, vous êtes bien agent ?

BALESTRO : Oui, oui.

TALVERN : Depuis quand ?

BALESTRO : Huit ans, je crois.

TALVERN : C’est toujours votre club qui vous paie ?

BALESTRO : Non, maintenant, je suis indépendant.

TALVERN : C’est-à-dire ?

BALESTRO : C’est le mieux offrant qui me paie. Je recrute un joueur, je le propose à un club ou un autre. Et puis, on a des parts.

TALVERN : Des parts ?

1, 2, 3, 4, 5, 6,

BALESTRO : Vous ne savez vraiment pas comment ça marche ?

TALVERN : Non, vraiment pas. Mais si vous voulez bien m’expliquer…

BALESTRO : Ben… (1, 2, 3, 4,) Un joueur c’est des parts de marché, quoi. C’est un investissement, si vous préférez. Un bon joueur ça rapporte. La famille a des parts, le recruteur a des parts, le club a des parts, les sponsors ont des parts…

TALVERN : Les sponsors ? Quel genre de sponsors ?

BALESTRO : Des entreprises, des marques… Celles qui font de la pub sur les maillots… Ils ont des parts sur les plus gros joueurs…

1, 2, 3, 4, 5, 6, 7,

TALVERN : Olvido, vous diriez que c’est un bon joueur ?

1, 2, 3, 4, 5, 6,

BALESTRO : Olvido ? Oui, il commence à chiffrer.

TALVERN : On l’a vu jouer, contre l’Uruguay, mon mari et moi, la semaine dernière. Mon mari le trouve génial. Vous le connaissez ?

BALESTRO : Olvido ? (1, 2, 3, 4,) Oui (1, 2, 3,) c’est moi qui l’ai recruté…

TALVERN : À Nice, oui, c’est vrai, quartier de l’Ariane dans la vallée du Paillon. Vous avez des parts sur Olvido ?

1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9,

TALVERN : Monsieur Balestro, avez-vous des parts sur Nessim Olvido ?

BALESTRO : Oui.

TALVERN : Combien ?

BALESTRO : (1, 2, 3, 4, 5,) Quarante pour cent.

TALVERN : Qui sont les autres actionnaires ?

BALESTRO : La famille, un peu. Les autres, je sais pas. Il y a du monde sur Olvido. Et puis les parts, ça se revend. Comme je vous le disais, il commence à peser, Olvido.

TALVERN : Quel âge avait-il, quand vous l’avez découvert ?

BALESTRO : Je ne sais pas. Il était jeune. Il était doué.

TALVERN : Et quand vous l’avez vendu aux Polonais ?

1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14,

TALVERN : Il avait seize ans, trois mois et deux semaines, monsieur Balestro, il était mineur. Vous avez touché trois cent cinquante-sept mille dollars pour l’opération, comme l’atteste votre compte CD 38 507 Q, et les papiers du gamin ont été trafiqués par Paul Andrieux-Mercier qui purge actuellement une peine de cinq ans à la Centrale de Clervaux pour faux, usage de faux, recel, coups et blessures et j’en passe.

BALESTRO :

TALVERN : Voulez-vous appeler maître Soares, monsieur Balestro ? Je me vois contrainte de vous mettre en examen.

6

— Résister aux faits divers ne fait pas de vous un résistant, Malaussène !

La voix d’Alceste nous a poursuivis un bon moment, Julius et moi. Au fond, mes visites lui font un bien fou. Chaque fois que je le quitte je l’imagine sautant sur son ordi et tapant de ses vingt doigts pour morigéner l’indifférence humaine au nom de la vérité vraie. C’est son truc, Alceste, la vérité, c’est son encre.

— Son encre et notre prospérité, Malaussène !

Une trouvaille de la Reine Zabo, ces hérauts de la vérité vraie ; ce sont eux qui remplissent les caisses des Éditions du Talion, aujourd’hui. Dans la décennie qui a suivi la chute du mur de Berlin, ma sainte patronne a constaté une autre chute : le chiffre de ses collections d’essais fondait comme la calotte polaire. L’étude des sociétés ne faisait plus recette. Basta, le rêve collectif ! Assez de chimères ! Assez de cadavres ! Si vérité il y a, c’est au cœur de l’expérience individuelle qu’elle niche ! Voilà ce qui flottait dans l’air nouveau. Chaque romancier avait désormais à cœur d’écrire sa vérité à lui. Là est le filon, avait conclu la Reine Zabo, c’est dans cette nouvelle conviction qu’il faut recruter.

— Qu’en pensez-vous, Malaussène ?

Il se trouve que j’étais présent en ce matin historique où la Reine avait décidé de racheter tous les auteurs de vérité vraie qui ne publiaient pas chez elle. (Nos « vévés », écrivait-elle dans ses notes de service.)

— Je pense que ça fait beaucoup de vévés à racheter, Majesté.

— Ça va nous coûter un bras ! renchérit Loussa.

— Un investissement rentable, pronostiqua Leclercq, notre expert-comptable.

— Je vends ma maison du cap Ferrat à des bandits russes, je diminue vos salaires d’un petit quart, on emprunte le reste, on rachète les vévés et on se rembourse sur les bénéfices. C’est gagné d’avance !

Moyennant quoi, Loussa et moi avons passé les mois suivants à débaucher les vévés chez tous les éditeurs qui croyaient avoir acheté un morceau de la vérité vraie. Venez chez nous, venez chers auteurs, la Reine vous aime vraiment, vous serez son seul et son unique ! Ils y ont cru. Ils ont accepté les chèques et ils ont rappliqué, tous, chacun se prenant pour lui-même. Alceste est le champion du jour. Son Ils m’ont menti casse la baraque depuis huit mois. Sa famille aimerait l’empêcher d’écrire la suite.

Tels sont les souvenirs qui accompagnent mon retour au village, Julius le Chien marchant devant moi.

À chaque lièvre qu’il lève, Julius s’assied.

À chaque biche qui bondit d’un sous-bois, Julius s’assied.

À chaque buse qui prend son lourd envol du haut d’un piquet de clôture, Julius s’assied.

Il s’assied, regarde l’animal jusqu’à sa disparition complète, puis un coup d’œil dans ma direction et nous reprenons la route. L’anti-chien de chasse par excellence ? Un ravi de la crèche animale ? Un éthologue qui tient à me faire profiter de la faune ? Il ne manifeste pourtant aucun émerveillement : la bête bondit, Julius s’assied, la bête court, Julius regarde, la bête disparaît, Julius repart. Et pas la moindre expression dans l’œil qu’il pose brièvement sur moi avant de reprendre la route.

Va savoir pourquoi, ça me fait penser à Talvern, l’effarant colosse de Verdun. La passion placide de Ludovic Talvern pour ma petite sœur Verdun, son épouse devant la République… Il y a du Julius, là-dedans, de l’évidence énigmatique. Un été Ludovic a porté Verdun sur ses épaules jusqu’au sommet du Grand Veymont. Talvern s’offrait un dénivelé de mille deux cents mètres, sa femme sur le dos ! Il grimpait loin devant nous. De temps à autre on voyait Verdun se lever et sautiller sur toute la largeur de son homme pour se dégourdir les jambes. Le reste du temps, elle potassait son droit du sport, assise sur son épaule gauche, le bras autour de son cou. Elle n’avait pas encore fini ses études, à l’époque.

De Verdun je passe naturellement à la juge d’instruction qu’elle est devenue et de la juge à l’affaire Lapietà. L’affaire Lapietà qui me colle à la semelle tandis qu’apparaît le village,

où Julie m’attend,

au café de la Bascule,

derrière un demi en train de s’éventer.

*

C’est justement ce dont on parle quand j’ouvre la porte, l’affaire Lapietà. En fait de conversation, la Bascule est au plat unique.

— Il sait pas la meilleure, le Malo ?

Bienvenue collective.

Le regard navré de Julie m’annonce que je n’y couperai pas. Je laisse choir mon sac à dos, réclame un demi pour moi et une gamelle de flotte pour Julius resté dehors. Tout le village masculin est là. Et tous de se taper sur la cuisse, de se fendre mêmement la gueule, parce que, pute borgne, enlever Lapietà c’est déjà pas de la tarte, mais demander son parachute en or comme rançon, et pas un centime de plus, ça, ça cause !

(Ah ! voilà ce que voulait m’annoncer Alceste… Le montant de la rançon…)

Histoire d’entrer dans la danse, je demande :

— C’est combien, déjà, le parachute doré ? C’est quoi, le chiffre exact ?

Ils me le sortent d’une seule voix.

— Ah ! Quand même !

Toutes calculettes dehors, suit la cascade des comparaisons :

— Vingt mille fois le SMIC net, dis donc !

— Vingt-huit mille cinq cents fois ma retraite, de Dieu !

— Et toi, César, combien de ton RSA ?

Le maître du husky piétineur de myrtilles marmonne le montant de son allocation :

— Putain, quarante-quatre mille huit cent sept fois le RSA de César ! braille son voisin de coude en levant son verre comme s’il trinquait au plus chanceux.

— Tu trouves pas que ça cause, le Malo ?

Le Malo c’est moi, je suis le gars de Julie. Julie c’est leur Juliette, la fille de feu le gouverneur colonial Corrençon, la légende du Vercors, un village porte son nom de l’autre côté du massif. Leur Juliette… Nés et grandis ensemble. Leur chef de bande à l’âge des découvertes. Celle qui se défendait comme trois mecs en cas de litige. Pas un gars de la région ne s’y serait risqué, côté gaudriole. Ça ne leur serait pas venu à l’idée. Défendue par tous, par conséquent interdite à chacun.

Le Malo, c’est moi, donc, le gars que la Juliette a ramené, qui monte sur le plateau dès qu’on ouvre la cage aux salariés. Un Parisien. Bosse dans une maison d’édition à ce qu’il paraît. Écrivain ? Non, autre chose.

Dès que j’ai débarqué dans leur monde ça leur a convenu, Malaussène, comme nom, c’était réductible et déclinable : Malo tout court ou Mal aux seins, Mal aux pieds, Mal aux yeux, Mal au cul, selon les occurrences. Et tranquillement conceptualisable : « le Malo ». L’art local du surnom mériterait une étude approfondie. « César », par exemple, tout épuisé sous le poids de ses dreadlocks, je me suis longtemps demandé qui avait eu le génie de donner ce surnom impérial au type le moins conquérant de l’endroit. C’est Robert qui m’a donné la réponse :

— Tu es toujours prêt à nous inventer des qualités qu’on n’a pas, Benjamin. Tu veux que je te dise pourquoi on l’appelle César ? Tu vas être déçu. Quand il s’est pointé, avec cette tignasse à avoir passé sa vie sous son lit, l’un de nous (Dédé, Yves, Mick*, René, Roger ou moi, va savoir) lui a naturellement filé le nom de ce balai, tu sais, avec les franges de laine tout autour, l’O’Cedar. Un autre, qui était un peu plus monté en pastis, a compris Ô César. Et c’est César qui est resté en fin de compte, César tout court, c’est plus maniable au comptoir. Va pas chercher plus loin, on a le sens pratique, ici, c’est tout.

Et maintenant ils veulent savoir ce que je pense de l’affaire Lapietà.

— Ça te cause pas, à toi ?

Comme souvent quand on m’interpelle, je reste coi. Malaussène ou le degré zéro de la spontanéité. Produire à la demande ce que je suis censé penser sur ceci ou cela m’indique généralement que je n’en pense rien. Lapietà ? Voyons un peu, qu’est-ce que je pense de l’affaire Lapietà ? Que soixante-six millions de Français doivent être en train d’en parler. Aucun doute, la bande qui a fait le coup en exigeant pour rançon le montant du parachute doré au centime près a tapé dans le mille symbolique. Mais ça, à la Bascule, ils le savent tous, vu que la France c’est eux. C’est nous.

À tout hasard*, je demande combien nous sommes dans la communauté de communes.

Google saute instantanément dans les mains :

— 675 à La Chapelle,

— 226 à Saint-Julien,

— 396 à Saint-Martin,

— 344 à Vassieux,

— 378 à Saint-Agnan.

Pour un total de deux mille et dix-neuf âmes.

— Recensement 2012, précise Mick.

— Eh bien, les gars, dis-je, j’ai une mauvaise nouvelle pour nous tous.

Les verres se suspendent.

— Vous savez ce qu’il allait en faire, Lapietà, de son parachute doré, si ces irresponsables ne l’avaient pas kidnappé ?

Silence inquiet.

— Mick, tu peux me prêter ta calculette, s’il te plaît ?

Calculette où je divise à haute voix 22 807 204 par 2,40, ce qui nous donne 9 503 000, eux-mêmes divisés par 2019, ce qui fait 4 706, divisibles à leur tour par 365.

— L’apéro pendant treize ans ! Voilà ce qu’il voulait nous offrir, Lapietà ! Il me l’a dit ! Je le connais personnellement, Paris est tout petit. L’apéro pendant treize ans, ou le café pendant vingt-six ans. Vingt-six ans de petits noirs ! À tous les habitants du Vercors sud ! Voilà ce que les gangsters nous ont fauché ! Et ça vous fait marrer ?

En effet, ils se marrent.

— Il est vraiment con, ton Malo, Juliette !

*

Sur la route qui nous ramène vers les Rochas, je demande à Julie :

— Ils ont parlé d’Alceste ?

— Motus absolu. Ils l’appellent « le Masque de Fer ».

— Bon. Qui est de garde, ce soir ?

— René et trois autres. En cas d’alerte, Mick a aménagé la petite grotte des Bruyères comme solution de repli. Roger se charge de l’alimentation. Son potager n’est pas loin.

Bon. Ce n’est pas encore cette nuit qu’Alceste se fera la malle ou qu’un fâcheux lui rendra visite.

D’où vient alors l’inquiétude qui me taraude ?

Ce que Julie finit par me demander :

— Qu’est-ce qui te tracasse depuis ce matin, Benjamin ?

Debout sur la banquette arrière, Julius bave dans mon cou.

— Quelqu’un a donné de la bière à Julius ?

— Le bedeau, je crois, ils sont bons amis. Allez, qu’est-ce qui te travaille ?

Je ne sais pas. Je ne sais pas… Il fait sombre. Ce n’est pas Alceste, ce n’est pas ma santé, ce ne sont même pas Sept, Mosma ou Mara aux prises avec les dangers du monde…

Nous roulons dans la nuit bien tombée, à présent. Nos phares louchent dans la brume. Notre sixième sens est en alerte, celui qui guette l’intempestive traversée du gros gibier et suppute la note du garagiste.

— Je n’aime pas cette affaire Lapietà.

C’est vrai.

La juge Talvern et Lapietà…

Je n’aime pas le couple médiatique que forment ma petite sœur Verdun et Georges Lapietà. Chacune de leurs rencontres est comme le nouvel épisode d’un feuilleton qui n’en finit pas.

Un matin de l’année dernière, la radio nous réveille, Julie et moi… Résonne la voix gouailleuse de Georges Lapietà à la sortie d’une audience avec Verdun. Ils venaient de passer onze heures en tête à tête. Lapietà fredonnait « Aux marches du palais » en descendant celles du Palais de justice vers le mur des journalistes qui montaient à sa rencontre. Dès que les micros se sont tendus, il s’est mis à beugler :

— C’était douillet, notre petit rancard. On peut pas dire qu’elle soit causante, causante, cette jugette, mais éloquente à sa façon, oui. Une fille bien ! Et un beau regard derrière ses culs-de-bouteille !

7

— Bon, chers collègues, un brin d’attention je vous prie. Vous y êtes ?

Le temps de flanquer son portable sur mode avion et de lever un œil vers le crâne fripé de Legendre*, directeur des services actifs, le commissaire divisionnaire Joseph Silistri y est.

— Je vous conseille de ne pas en perdre une miette.

Affaire Lapietà, donc. Après trente-six heures d’atermoiements, la hiérarchie se réveille. Legendre monte au front. Le divisionnaire Silistri et ses lieutenants sont installés dans la patience sans illusions des flics à qui le patron va apprendre ce qu’ils lui ont eux-mêmes appris. Même menu pour la brigade financière : À vos oreilles, les comptables, le grand patron va vous resservir vos dossiers.

— Pour commencer, chers collègues, concernant Georges Lapietà, je sais les bruits qui courent, y compris dans vos services, et je ne vous demanderai jamais assez de vous en tenir aux faits.

En clair : Lapietà, terrain miné, fermez vos gueules, on nous écoute en haut lieu.

Les yeux de Silistri s’attardent sur le petit podium à briefings présidentiels où Legendre perche sa parole. Il a une pensée pour le vieux Coudrier*, son ex-patron depuis longtemps retraité, chez qui il vient de passer quelques jours de vacances. Jadis on bossait sous l’ombre d’un aigle, se dit Joseph Silistri, aujourd’hui on évite les chiures d’un pigeon.

Legendre continue sur sa lancée :

— Des concepts aussi flous que la réputation de la victime (ancien ministre de la République au demeurant, je vous le rappelle) n’ont pas à interférer dans vos investigations. Vous n’êtes pas journalistes, que je sache.

Un pigeon de caniveau, pense Silistri. Monté en grade par le jabot. Parce que pour se faire mousser les plumes, il s’y entend, le ramier* ! Titus a eu raison de ne pas venir.

— J’y vais pas, Joseph, a décrété le capitaine Adrien Titus. Je vais ailleurs. La petite Talvern réclame une intuition. Je pars en quête. Si le ramier me demande, trouve quelque chose.

Le ramier ne manquera pas de demander au divisionnaire Silistri où se trouve le capitaine Adrien Titus. « Dentiste, répondra Silistri. Il a passé la nuit à grimper aux rideaux : ce matin, dentiste. »

Silistri a prévenu son ex-beau-frère, le dentiste en question :

— Armand, entre neuf et dix, demain matin, tu reçois un flic et trois caries. Il faut que ça figure sur ton cahier de rendez-vous.

L’ex-beau-frère a résisté :

— Après ce que tu as fait à ma sœur ? Brosse-toi, Joseph !

Silistri a négocié :

— Vingt-deux ans de mariage, Armand, et en ce qui te concerne vingt-deux ans de contraventions étouffées. Tu as une idée de ce que ça fait à la surface, quand ça remonte, vingt-deux ans de contredanses ? Dis un prix pour voir.

À présent, Legendre la joue pédagogue :

— Comme vous le savez, Georges Lapietà a été démis de ses fonctions au sein du groupe LAVA, lui-même détenu par un fonds de pension d’origine étrangère.

« D’origine étrangère », note Silistri. L’enfumage commence. Silistri se demande si Legendre a déjà investi une partie de sa future retraite dans la chaussette magique d’un fonds de pension d’origine étrangère. Passer son reste d’avenir à compter les dividendes, ça lui ressemblerait assez, au ramier.

— À ceux d’entre vous qui seraient tentés de faire des gorges chaudes sur le montant du « parachute doré » accordé à Lapietà (concept purement journalistique au demeurant, cette notion de parachute doré), j’en rappelle la composition : une indemnité légale de licenciement, d’ailleurs assez modeste, une autre indemnité compensant la perte de sa retraite-chapeau, à quoi s’ajoutent le montant des actions qu’il détient dans le groupe, une indemnité de rupture pour chacun de ses mandats d’administrateur et un bonus de départ lié à ses performances au sein du groupe LAVA, lesquelles, concernant Georges Lapietà, sont loin d’être négligeables. Tout cela est parfaitement légal, négocié entre les parties, calculé à l’euro près, sujet à imposition, et surveillé par Bercy. Le divisionnaire Klein* vous fera le détail de ces sommes dans son exposé.

Silistri laisse aller un œil vers le divisionnaire Benoît Klein qui lui renvoie un quart de sourire : Qu’est-ce que je te disais ?

*

Qui parle de guerre des polices ? Ces deux-là ont tenu leur propre réunion la veille au soir, entre quatre yeux et trois bouteilles, qui ont mis à se vider le temps nécessaire à la bonne assimilation du dossier. La Crim’ et la Finance marchaient main dans la main sur ce coup-là.

— Dis-moi exactement ce que tu veux savoir, Joseph.

— Je rentre de vacances, je veux tout savoir.

— On commence par quoi ?

— Ménestrier, Vercel, Ritzman et Gonzalès, par exemple.

— Tous les quatre au conseil d’administration de LAVA, traitement des eaux usées et approvisionnement en eau potable ; des filiales dans le monde entier, comme tu sais.

— Et comme je ne sais pas ?

— Tous les quatre mouillés un peu partout. Difficile d’être exhaustif, ce sont des garçons très actifs.

— Lapietà les tient par où ?

— Essentiellement par l’attribution frauduleuse de marchés publics : stations d’épuration, canalisations, des kilomètres de tuyauteries européennes, un barrage en Tchéquie, je t’en passe… La juge Talvern en sait beaucoup là-dessus.

Silence.

Gorgées.

Question de Benoît Klein :

— D’après toi, une chance qu’ils aient effacé Lapietà ?

Réponse de Joseph Silistri :

— Peu probable. Si Lapietà disparaissait, les dossiers de ces quatre-là apparaîtraient aussi sec.

Gorgée de l’un.

— Lapietà et ses réseaux…

Gorgée de l’autre.

— C’est à ça que sert un long séjour au ministère, mon p’tit Joseph.

Silistri se souvenait de cette longévité ministérielle. Un tempérament aussi sanguin que Lapietà, personne ne s’attendait à ce qu’il dure comme ministre. Trois semaines de maroquin et un clash sur un coup de tête, voilà ce qui était prévu. Eh bien, pas du tout… Stable, Lapietà. Ministre tout à fait exemplaire. Titres de Unes à l’appui : « Inlassable explorateur des marchés étrangers », « Fer de lance de nos entreprises », « Le ministre randonneur », « Polyglotte et voyageur ». Photos à l’avenant : Lapietà dans l’avion présidentiel, Lapietà sur la muraille de Chine, Lapietà en Irlande, Lapietà au Brésil, Lapietà et l’anneau du pape…

— Lourdé de LAVA pourquoi, alors, mon p’tit Benoît ?

— Pas vraiment lourdé. Il a fini ce qu’il avait à faire, c’est tout.

— En l’occurrence ?

— En l’occurrence, si mon verre reste vide tu restes con.

Joseph Silistri déboucha la deuxième bouteille et le divisionnaire Benoît Klein, issu des très hautes écoles, expliqua au divisionnaire Silistri, monté des rues les plus basses, que, chargé par les administrateurs de diversifier l’activité du groupe LAVA en investissant dans l’immobilier, Lapietà s’était fait une spécialité du rachat de promoteurs « structurellement déficitaires ».

— Des boîtes en faillite, quoi. Tu me suis ?

— Jusqu’ici oui, mais vas-y mou. Ne te transforme pas en rubrique économique.

— Tu devrais y arriver, Joseph, c’est juste des truands. Lapietà est de mèche avec certains mandataires liquidateurs qui proposent au tribunal de vendre ces promoteurs en faillite au groupe LAVA plutôt qu’à un autre. Sur la base de dossiers indiscutables, cela va de soi.

— Moyennant quoi ?

— Ça, tu le demanderas à la juge Talvern.

Silistri eut un frisson. Il ne se voyait pas assis devant la juge Talvern, occupé à lui demander : Ma petite Verdun, jusqu’où trempent tes collègues ? Elle le savait, pourtant. Elle savait tout. Putain, songea Silistri, Dieu sait si je ne suis pas superstitieux, mais cette petite sait tout sur tout, depuis toujours, et moi je le sais de source sûre, puisque ce qu’elle ne sait pas, elle me le demande. Soyez mes oreilles, Joseph. Dès qu’il avait lu le SMS de la juge Talvern, Silistri avait appelé Klein.

Klein qui, maintenant, lui remplissait son verre.

— Joseph, à propos de la juge Talvern, quelque chose me travaille.

— Dis toujours.

— Comment une jeune femme peut-elle être aussi laide ?

Silistri fut surpris par l’expression « jeune femme ». Klein n’avait pas dit cette fille, cette gonzesse, cette nana, ni bien sûr cette meuf, ni même cette femme…

Cette « jeune femme »… C’était une émotion presque paternelle.

— Merde, Joseph, ses moustaches, ses cheveux gras, ses culs-de-bouteille, son putain de kilt, son dos voûté, ses chaussettes roulées, ses sandales de jésuite, et cette odeur, ce machin poudré, presque délétère, bon Dieu…

Une émotion grand-paternelle, rectifia Silistri.

— Elle n’a personne ? Je ne sais pas moi, un père, un frère, une famille… Quelqu’un qui la regarde un peu…

Il ne pense même pas qu’elle puisse être mariée, se dit Silistri. Fugitivement, il vit la masse considérable de Ludovic Talvern s’asseoir sur le divisionnaire Benoît Klein.

— Quel âge a-t-elle ? demandait Klein. Elle est encore toute jeune, non ?

Vingt-neuf ans, calcula Silistri. Nom de Dieu comme le temps passe ! Et il décida d’abréger le supplice de son collègue. Après tout, lui-même ressentait quelque chose d’approchant, face à la juge Talvern. Et ça ne datait pas d’hier.

— Benoît, tu te souviens de Thian ?

Klein mit trois secondes à ressusciter la silhouette de l’inspecteur Van Thian.

— Thian ? La gâchette ? Le Viet ? Le copain de Pastor ? Celui qui s’est fait descendre à l’hosto ? Bien sûr.

— Bon. Tu te rappelles qu’à la fin de sa vie il se trimballait avec un bébé sur le ventre, dans un harnais de cuir ? Un bébé qui nous regardait dans les yeux ?

— Je n’ai jamais vu ce gosse, mais j’en ai entendu parler, oui.

— Eh bien, c’était elle. C’est la juge Talvern. Sur le bide de Thian elle a vu le monde tel qu’il est, c’est tout. Elle a entendu siffler ses balles.

Klein ouvrait à nouveau la bouche, mais Silistri lui remplit son verre.

— Revenons à nos moutons. Donc Lapietà rachetait des promoteurs en faillite, c’est ça ?

Une longue gorgée fit passer l’image de la juge Talvern.

— C’est ça, oui. Lapietà a racheté à tour de bras, licencié à tout va, remonté de nouvelles structures, elles-mêmes revendues après dégraissage, et ainsi de suite jusqu’à gonfler à mort les finances du groupe LAVA. Le boulot fini, il se tire, point barre. Il passe à autre chose. Au foot, en l’occurrence, qui n’est pas d’un rapport négligeable non plus.

— C’est tout ?

— C’est tout. Et demain, tu entendras Legendre justifier son pseudo-licenciement en parlant d’un « bonus de départ lié à ses performances au sein du groupe LAVA, lesquelles sont loin d’être négligeables ». Il le dira benoîtement, vu que c’est Benoît moi-même qui lui ai écrit son laïus.

*

Mot pour mot ce que vient de réciter Legendre.

À présent, le ramier en est à ses conclusions :

— En conséquence, chers collègues, nous nous trouvons devant une banale tentative d’intimidation. Une bande d’irresponsables qui s’estiment spoliés a enlevé Georges Lapietà. Le chiffre symbolique de la rançon me conforte dans ma conviction première : ce n’est pas un enlèvement sérieux. On veut faire sens, comme on dit aujourd’hui ! Et si on réclame ce parachute c’est qu’on est de la maison LAVA ! Si vous aviez pris ces éléments en considération et si vos services avaient été plus réactifs, vous nous auriez épargné le ridicule de trouver le montant de cette rançon à la Une de toute la presse ce matin !

Nous y voilà, pense Silistri, le ridicule…

Maintenant tombe la pluie des consignes : embastiller tout le syndicalisme de LAVA, en passer chaque membre à la moulinette, se lancer à l’assaut des succursales, fouiller quelques centaines d’entrepôts… Bref, retrouver Georges Lapietà vite fait, il y va de…

Il y va de quoi, au fait ?

Il y va de quoi ?

Pendant que Legendre sème consignes et menaces, Silistri laisse son regard errer sur les plus gros bonnets de l’assemblée, ses camarades, les divisionnaires Foucart, Allier, Goujon, Bertholet*, Klein, Menotier, Carrega*, et le ramier lui-même : tous à la veille de la retraite. Moi compris, conclut Silistri. Pas un seul jeune. À l’antiterrorisme, les jeunes, tous. État d’urgence oblige. Paris saute. La terreur mitraille à tout va. Affaire de jeunes, l’antiterrorisme. Pour nous, les vieux, une seule consigne : retrouver Lapietà et réussir notre départ. La grosse affaire. Partir comme des truands splendides après le dernier gros coup, sortir de scène la tête haute et le cul empanaché. Un casting à la Sam Peckinpah*, voilà ce qu’on est devenus : Apportez-moi la tête de Lapietà ! Mais sur ses épaules, hein ! Pensez à ma retraite !

8

Le capitaine Adrien Titus était lui aussi en pleines références cinématographiques. Ariana Lapietà, femme de Georges Lapietà, était la Claudia Cardinale* de Sergio Leone*. Avec deux ou trois décennies de plus, harmonieusement réparties. Comment une femme pouvait-elle ressembler à ce point à une image ? C’était la seconde fois que Titus la voyait. La veille il était venu avec Menotier. Legendre lui avait collé le divisionnaire Menotier. Le ramier ne laissait plus Titus travailler seul. Titus avait laissé son chaperon mener l’interrogatoire. Menotier s’empêtrait dans les madame, madame la ministre, madame le ministre, chère madame… La question s’était posée dans la voiture :

— Titus, comment dit-on, à une femme d’ancien ministre ?

— On laisse parler son cœur, Menotier.

Bref, Menotier avait posé ses questions, tout à fait perturbé par la copie conforme de Claudia Cardinale. Titus avait décidé de revenir seul, le lendemain.

Il y était, à présent, debout devant la porte des Lapietà qu’Ariana venait d’ouvrir.

Mais Ariana lui réservait une surprise. Avant qu’il ait pu dire bonjour madame, elle s’était doucement exclamée :

— Tituuuus ! Alors, comme ça, tu es dans la poliiiice ? Ça m’a fait plaisir de te voir, hier.

— Je suis la police, répondit-il. On se connaît ?

D’un geste aérien, Ariana avait congédié Liouchka, la bonne à tablier blanc et collerette de dentelles, venue trop tard à l’appel de la sonnette.

— Tu m’as fait mes devoirs quand j’étais petite. Entre donc.

Le capitaine Adrien Titus ne se rappelait pas avoir aidé Claudia Cardinale à faire ses devoirs.

— Petite, vous ne deviez pas vous ressembler beaucoup, sinon je m’en souviendrais.

Antichambre, corridor en coude, salon. Elle l’invita à s’asseoir.

— J’étais très moche. Mais toi tu n’as pas changé. Tu avais déjà ta tête de Tatar.

Elle disait les choses simplement. Elle parlait par petits constats languissants. Elle avait reconnu Titus, hier, pendant que l’autre flic l’interrogeait. Elle l’avait reconnu à son visage toujours aussi lisse, à l’éclat blagueur de ses yeux entre ses paupières fendues, au son métallique de sa voix et à ce sourire qui montrait le bout des dents. À son air de ne pas en penser moins, aussi ; les questions de son collègue semblaient l’amuser.

— Hier, tu as été gentil avec moi, Titus. Tu vas continuer ?

— Ça dépend comment vous répondrez à mes questions.

Lui aussi était resté simple.

Liouchka apparut derrière le capitaine. Aux visiteurs, on propose un café, même s’ils sont de la police. Ariana fit un non imperceptible de la tête. Elle voulait un début sans accessoires.

— Matassa, dit-elle à Titus. Je suis Ariana Matassa. La sœur du Gecko*.

Oh là ! Le Gecko ! Vieux souvenir ! Lycée Pierre-Arènes* de Montrouge. Voisins de classe, de la seconde à la terminale. Titus revit le Gecko, ses poignets énormes et son corps étroit. Le Gecko pratiquait l’escalade. Il avait toujours adhéré aux parois. Une ventouse. Durant ses dernières vacances de lycéen, Titus l’avait suivi sur deux ou trois falaises. Rien qu’à y repenser il sentait le vertige lui broyer les couilles. Quel plaisir tu trouves à ça ? Voir le monde au plus près, avait répondu le Gecko. Le nez contre la paroi ! Si bien qu’il avait fini par le pénétrer, le monde. Cambrioleur. Il s’était attaqué aux immeubles. Les haussmanniens. Jusqu’à ce qu’il se fasse abattre, une nuit, par un sniper anonyme. Le type l’avait allumé de loin, au fusil à lunette. Une main d’abord. Le Gecko avait tenu un peu mais une deuxième balle avait fracassé l’autre main. Les gars de la balistique avaient mesuré la distance. À quatre cents mètres de là, en léger surplomb, la fenêtre d’une chambre meublée louée pour la nuit sous un faux nom. C’est de là qu’on avait tiré. Même arme que l’assassinat perpétré le lendemain, à peu près à la même heure mais pas du même endroit, sur la personne de Rufus Argoussian, qui faisait, lui, dans le très gros. Aucun lien entre les deux affaires. Le Gecko s’était fait descendre par un technicien qui réglait son outil. Rien de personnel. Un scrupuleux.

Claudia Cardinale, la petite sœur du Gecko, alors.

— Tu m’appelais cousin.

Pas cousine, cousin, oui, Titus se souvenait à présent. Ou culicinus. Parce qu’à quatorze ou quinze ans la gamine était tout en bras, en jambes avec un buste ficelle ; un de ces moustiques filiformes et démesurés qui ne piquent pas. Titus l’avait aidée à faire ses devoirs deux ou trois fois, c’était vrai, en allant rendre visite au Gecko.

— Sans rien demander en retour.

Allusion d’Ariana à certaine monnaie d’échange qu’exigeaient les boutonneux de sa classe. La liberté buccale d’Ariana désolait son frère. Le pire, disait le Gecko, c’est qu’elle n’y voit aucun mal. (« C’est normaaaal, il m’a fait mes maaaaths ! »)

Ce n’est pas possible, songeait Titus. La vie a beau passer sur les corps, elle ne vous métamorphose pas à ce point ! Il lui demanda de but en blanc :

— Quand tu te regardes dans la glace, mon p’tit cousin, tu te reconnais ? Je veux dire, la gamine que tu étais, tu la retrouves ?

— Je me regarde rarement.

— Tout à fait impossible. Quand on veut à ce point ressembler à une image, on joue forcément du miroir.

— Titus, tu vois une glace autour de toi ? Une armoire ? Une psyché ? Quelque chose du genre ? Même au plafond ?

Non. Tentures, rideaux, chinoiseries, accumulation d’antiquailles pseudo-asiates, faux désordre. Assez peu de lumière. Éclats d’or, reflets de soie, pourpre laquée, du chaud plus que du lumineux, de l’enveloppant, du somptueux confiné. Pas de miroir.

— Avec ta gueule à la Christopher Walken et ton pardessus en cachemire, je suis sûre que tu te regardes plus souvent que moi dans la glace. Dis-moi non, pour voir.

Il dut admettre qu’il s’était fait une petite beauté avant de venir.

— Tu vois ! Moi, c’est le matin que ça se passe, dans la salle de maquillage. Georges me fait cette tête-là tous les matins depuis notre rencontre. À l’âge où ça s’est mis en forme autour de mon squelette, je ressemblais un peu à la Claudia Cardinale d’Il était une fois dans l’Ouest, c’est vrai. Il a fait le reste. Aujourd’hui, j’en ai pour trois heures minimum. C’est un peu plus long chaque année. Mais Georges prétend qu’il y arrivera jusqu’au bout.

Maquilleuses, coiffeuses, manucures et masseuses débarquaient chaque matin pour restituer à Georges Lapietà l’image définitive qu’il s’était faite d’Ariana Matassa à dix-sept ans et qu’elle ne montrait qu’à lui, ou presque.

— Combien de photos de moi as-tu vues dans la presse people ?

Aucune, en y réfléchissant bien. Sur papier glacé, Georges Lapietà apparaissait seul, presque toujours. Avec des joueurs de foot ces derniers temps.

— Tu vois ! Cette peinture, c’est pour Georges. Quand il est à la maison, il y assiste. Deux des maquilleuses viennent de la Comédie-Française et la troisième bosse chez Mnouchkine. Si tu te penches un jour sur mon cercueil, Titus, c’est la Cardinale de Sergio Leone que tu verras. Tu veux un café ?

Elle estimait que les présentations étaient faites. Elle se leva, glissa dans le couloir. Titus entendit : « Liouchka, tu nous fais deux cafés, s’il te plaît ? » De retour, elle demanda, en s’asseyant :

— Pourquoi es-tu revenu ? J’ai cru que c’était parce que tu m’avais reconnue. C’est autre chose, alors.

— Oui.

— Le premier interrogatoire ne t’a pas satisfait ?

— Non.

— Je n’ai pas menti, pourtant.

— Tu n’as pas tout dit.

— Il me semblait.

*

Ménestrier, Ritzman, Vercel et Gonzalès, elle avait parlé à Menotier de ces quatre-là. Si elle les connaissait ? Un peu, des relations d’affaires, les administrateurs du groupe LAVA, reçus à dîner deux ou trois fois, avec leurs épouses. Non, ces temps derniers, pas vus, non, Georges est en froid avec eux, cette histoire de licenciement, il n’avait pas tellement envie d’être débarqué en fait, il pensait qu’on pouvait encore optimiser LAVA. C’est un bon consultant, Georges ! Du coup, il avait voulu les taquiner, il s’était mis en retard exprès pour aller toucher leur chèque. Il y était allé en bermuda et en tongs, avec une canne à pêche. Une canne à pêche ? Oui, il avait demandé à Tuc de lui trouver une canne à pêche et un after-shave très… Tuc ? Notre fils, Tuc. C’est le surnom que Georges lui a donné : Travaux d’Utilité Collective. C’est un garçon dévoué. Pourquoi une canne à pêche ? Pour l’incongruitéééé ! Georges aime jouer à ça, il aime déstabiliser. Parler à Tuc ? Bien sûr. Liouchka, tu pourrais réveiller Tuc, s’il te plaît ?

Et le gosse s’était montré, il avait ajouté ses réponses à celles de sa mère, d’un ton aussi traînant que le sien. Son père lui avait emprunté sa Clio pourrie pour aller toucher le chèque. Ça faisait partie du canular. À quoi s’occupait-il dans la vie ? Lui ? Tuc ? Dans la vie ? À rien, monsieur le commissaire ! Entretenu par mon père jusqu’à ce que mes enfants aient les moyens de m’entretenir. Gloussement d’Ariana. Tête de Menotier. Correction de Tuc : Mais non, je blaaaague. Avec un père comme le mien que voulez-vous que je fasse ? Des études de commerce, forcément. Et ça vous plaît ? Ça me plaira quand ça me rapportera, pour l’instant je suis encore un peu dépendant.

— Ne l’écoutez pas, monsieur le commissaire, Tuc est très soucieux de son indépendance, corrigea Ariana. Il est à l’âge des petits métiers. En dehors de ses études il cuisine ici de bons plats qu’il livre à une clientèle de fins gourmets. Ça lui fait son argent de vie.

(« Son argent de vie », le capitaine Adrien Titus nota l’expression…)

— À ce propos, on a retrouvé ma voiture ? Elle m’est utile pour les livraisons.

Menotier lâchait des réponses toutes faites.

— Nos services s’y emploient.

Il s’offrit quand même une touche personnelle en indiquant qu’il ne trouvait pas la mère et le fils plus inquiets que ça :

— Vous n’êtes pas inquiets ?

Pour vivre avec Georges Lapietà, il valait mieux ne pas être d’un tempérament anxieux, fit remarquer la mère. Le fils ajouta une plaisanterie que Menotier ne saisit pas très bien :

— Sinon, je me serais choisi un autre père, vous pensez.

Et la mère avait conclu :

— Georges a l’habitude de se sortir de tout. Je suis inquiète, mais raisonnablement.

*

Sur le chemin du retour, Menotier était passé directement aux instructions : Titus, qu’on me retrouve cette bagnole fissa, hein, la Clio, et qu’on la fasse parler, je ne veux pas arriver à la réunion de demain sans biscuits. Le capitaine Adrien Titus avait sorti son tabac, son papier et un petit bout de chocolat népalais. Malgré les cahots il émiettait le chocolat sur un lit de tabac turc. Il savait qu’il n’irait pas à la réunion du lendemain. Dentiste, mettons. Silistri le couvrirait. Lui, il retournerait cuisiner Claudia Cardinale. Menotier venait de faire une découverte : Tu ne trouves pas qu’elle ressemble un peu à cette actrice, la mère Lapietà, cette actrice italienne des années… tu sais, belle comme tout, celle qui jouait dans Il était une fois dans l’Ouest. Trop occupé à enfiler les déductions, Menotier n’attendait pas de réponses à ses propres questions. Il égrenait des évidences : Dis-moi, mémère pas inquiète pour un rond… tu veux que je te dise, Titus, il se serait escamoté lui-même, Lapietà, j’en serais pas plus surpris que ça ! Et que sa bonne femme s’évapore elle aussi dans trois ou quatre mois, ça m’étonnerait pas non plus. Et qu’on les retrouve à se la couler douce dans un de ces pays, là, tu sais… Titus laissait Menotier monter en sauce. Je te fous mon billet que c’est une arnaque, Titus ! Genre attentat de l’Observatoire ! Ou ce cinglé qui s’était enlevé lui-même pour faire parler de lui, le Breton borgne, l’écrivain tu te souviens, comment il s’appelait déjà ? Jean-Edern Hallier, pensait Titus. L’attentat de l’Observatoire, Jean-Edern Hallier… Hou là, c’est loin tout ça, souvenirs d’antiquaire. Titus léchait son joint à la couture à présent. Menotier en fut interrompu.

— Putain, qu’est-ce que tu fous ?

— Je me fume un petit pétard.

— Tu déconnes ?

Le claquement du zippo répondit que non. Titus tira sa première taffe, puis tendit le joint à la hiérarchie.

Qui refusa.

— Tu crois que tu vas pouvoir nous faire chier comme ça encore longtemps ?

— Tant qu’on vendra du chocolat dans la rue, j’imagine.

Les yeux du chauffeur riaient dans le rétro.

— Toi, je t’en propose pas, tu conduis.

Le chauffeur avait encore les oreilles rosées de la jeunesse. Titus lui demanda :

— Claudia Cardinale, ça te dit quelque chose, à toi, Claudia Cardinale ?

Non, fit la tête du chauffeur.

— Et Visconti ? demanda Titus.

— Qui ça ? demanda le chauffeur.

— Baisse les vitres ! ordonna Menotier.

— Et Sergio Leone ? Ça te rappelle quoi, Sergio Leone ?

Non, le chauffeur ne voyait pas. Ses yeux montraient qu’il aurait bien voulu aider, mais non.

— Baisse les vitres, merde ! gueula Menotier.

— Et Mitterrand ? demanda Titus au chauffeur.

Cette fois, le chauffeur eut le sourire qui sait :

— C’était un président de la République ! Juste après la guerre, ajouta-t-il… Après la Libération et tout ça.

— Putain tu vas baisser ces vitres, oui ?

— T’affole pas, Menotier, conclut Titus en montrant le chauffeur, on est morts. Tu vois bien, on n’existe plus. Il n’y a que lui qui soit vivant dans cette bagnole !

Au chauffeur, il demanda :

— Comment tu t’appelles ?

— Manin*.

— T’es avec nous depuis longtemps ?

— C’est ma première semaine, répondit Manin.

Feu rouge.

— Baisse les vitres, mon p’tit Manin.

Au nuage qui s’élevait de cette voiture de police, un gamin, sur le trottoir, crut rêver.

*

— Ariana, moi je pense que tu as peur.

Ariana Lapietà démentit.

— Titus, avec Georges on en voit de toutes les couleurs, je t’assure. On est blindés, Tuc et moi.

— Quel genre de couleurs ?

Elle sourit.

— Oh ! C’est pas ce que tu crois. Il n’y a pas moins battue que moi comme femme dans la vie. Et si ça te regardait je te dirais même qu’il n’y a pas de femme plus…

— Ariana, tu as peur de quelque chose et tu ne le dis pas.

Il la vit jeter un œil vers la cuisine de Liouchka.

Il demanda :

— Penses-tu que ton homme se soit enlevé lui-même ? C’est la thèse de mon collègue.

— Non.

— Pourquoi ? À cause du déguisement ? On ne se déguise pas en pêcheur de carnaval quand on veut disparaître ? C’est ça ?

— Non. Oui, bien sûr, mais non.

— C’est autre chose ?

Cette sensation d’enfiler des perles, toujours, dans les interrogatoires… Une par une.

— Faut pas avoir peur de moi, mon p’tit cousin. Je suis un flic qui peut la fermer si on le lui demande. Je sais beaucoup plus de choses que je n’en ai dites dans ma vie.

Elle eut un sursaut joyeux.

— Georges dit tout, lui, sans arrêt !

Ça va être plus long que prévu, estima Titus.

— Tu pourrais nous commander deux autres cafés ?

Ce qu’elle fit.

— Il est bon, le café de Liouchka, dit-elle en revenant de la cuisine. Georges en a bu quatre, jeudi, avant d’y aller.

Elle avait besoin de parler de Georges.

— Il était nerveux ?

— Non, il voulait juste faire poireauter les administrateurs. Il les imaginait en train de l’attendre. Il s’amusait et il m’amusait. Ça l’amuse de m’amuser.

— Et toi, ça t’amuse ?

La réponse fut éblouissante :

— Oh ! Ouiiii ! Follement !

Titus offrit à l’incroyable sourire le temps de retomber. Puis, il enfila la perle suivante.

— Tu les as comptés ?

— Quoi donc ?

— Les cafés qu’il a bus avant d’y aller.

— Comment ça, comptés ?

— Tu me dis qu’il en a bu quatre. Tu ne me dis pas trois ou quatre, tu me dis quatre.

Elle fronçait les sourcils, elle ne comprenait pas. Il insista.

— Combien avons-nous bu de cafés, hier, mon collègue et moi, pendant l’interrogatoire ?

Elle essaya de compter mentalement. Il l’attendit, comme s’il l’aidait encore à faire ses devoirs. Mais elle n’y arrivait pas trop.

— Ariana, une femme qui compte les cafés que prend son homme avant de sortir est une femme qui attend quelque chose.

Il s’abstint d’ajouter ou quelqu’un.

— Tu étais pressée qu’il s’en aille ?

— Non, ce n’est pas ça !

L’exclamation lui avait échappé.

— Qu’est-ce que c’est, alors ?

Regard désemparé :

— Il devait revenir très vite !

— Vous aviez quelque chose à faire de particulier ? Une urgence ?

— …

— N’aie pas peur, bon Dieu…

— Il comptait revenir très vite, il fallait qu’il revienne, il…

Mais non, ça ne passait pas.

— Ça ne regarde pas la police, dit-elle tout à coup, ça ne regarde personne, ça n’a rien à voir avec l’enlèvement, c’est un truc qui dure depuis longtemps, qui ne regarde que Georges, ça ne concerne pas sa vie professionnelle et il ne veut absolument pas que ça se sache.

— Et toi ?

C’était pour lui laisser le temps de reprendre son souffle.

— Moi, quoi ?

— Toi non plus, tu ne veux pas que ça se sache ?

— Il ne faut pas que ça se sache, Titus ! Pour Georges ce serait…

— Il y a un rapport entre le fait qu’il ait bu ces quatre cafés et l’obligation de revenir vite ?

Ariana en eut le souffle coupé.

— Quoi ?

— Rien, c’est une question anodine. Je te demande si…

— Je sais ce que tu me demandes ! J’ai très bien entendu ! Je ne suis pas…

Elle s’était levée. Elle aurait aimé un salon vide, pouvoir en faire le tour, marcher de long en large.

Pas possible.

Accumulation.

Elle resta debout devant la fenêtre. Elle regardait dehors. Dehors, c’était le parc Monceau.

Il dit juste :

— Ariana, tu me caches un truc sans importance.

Elle gronda :

— J’ai juste peur qu’il soit mort. À part ça, aucune importance !

Il minimisa :

— On ne tue pas la poule aux œufs d’or, mon p’tit cousin.

Elle se retourna d’un bloc :

— Titus, Georges ne peut pas pisser. Il lui faut une sonde. Et les sondes sont ici. Il n’en a pas pris avec lui ce matin-là. Il comptait revenir tout de suite. Et on l’a enlevé. Il préférera mourir plutôt que d’avouer à ces salauds qu’il ne peut pas pisser. Je le connais. Sa vessie explosera et il en mourra. Il en mourra, je te dis ! Il est peut-être déjà mort ! Et tu sais, la douleur… Cette douleur-là, elle est… Oh, Titus, je lui avais dit de pisser avant de partir, mais il a… il rigolait, ce con, il a…

Et voilà. Elle avait dit ce qu’elle ne voulait pas dire. L’impensable. Elle sanglotait. Les larmes coulaient à flots et c’était sur ce visage l’avalanche de toutes les décennies amoureusement retenues, l’émiettement d’une statue dans le torrent d’une douleur indicible.

— Il lui faut une sooonde. Tu comprends ? Il lui fallait une sooonde…

Titus la serrait dans ses bras à présent. Il lui demanda, à l’oreille :

— Quelle marque ?

Elle eut un recul de surprise. Et comme il la tenait entre quatre yeux, il répéta :

— La sonde. Quelle marque ? Speedy Bird ? Péristime ? Pioralem ?

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