VI LE CAS MALAUSSÈNE

« Aucun doute, ma chère Julie, votre Malaussène est un cas. »

Coudrier

20

Le plus fort, c’est que je n’ai rien su de tout ça. Je n’en parle ici qu’a posteriori. Consigne de C’Est Un Ange : Il ne faut rien dire à Benjamin. Approbation de Thérèse : Tout à fait d’accord, il a suffisamment écopé dans sa jeunesse. (« Écopé », c’est paraît-il le mot qu’elle a employé.) Monsieur Malaussène a suivi le mouvement : Et puis il a assez d’emmerdes comme ça avec ses vévés ! Maracuja a tout simplement décrété qu’elle se tuerait si j’apprenais quoi que ce soit. Et Verdun l’incorruptible, Verdun elle-même a donné sa bénédiction à cette gigantesque menterie familiale. Tout le monde savait dans ma tribu. Clara savait, Louna savait, Jérémy savait, Le Petit (qui me dépasse d’une bonne tête) savait, Gervaise, Ludovic, Théo*, Hadouch savaient, tout le monde savait sauf moi. Même Julie l’a su ! De la bouche de Gervaise. Il semblait à Gervaise qu’en parler à Julie c’était lui confier une vérité qui me revenait de droit, mais qu’on devait me la servir plus tard, quand je serais apte à la digérer. Où Gervaise traçait-elle la frontière de cette aptitude ? À la veille de ma mort ? Quelle idée se faisait-elle de ma capacité à encaisser les faits ? Et pourquoi diable Julie, si réaliste (Benjamin, nous sommes une somme d’intentions et d’actes, rien d’autre ; le nier c’est devenir fou !), a-t-elle marché dans la combine ? Autant de questions qui ont empoisonné bon nombre de mes nuits. Je me disais, on cache la vérité aux enfants parce qu’ils sont trop jeunes et aux vieillards parce qu’ils sont trop vieux. Or, je pouvais difficilement me classer dans la première catégorie.

Bref.

Quant à la façon un tantinet brutale dont j’ai moi-même appris ladite vérité, elle m’aurait été épargnée si les miens me l’avaient administrée par les voies naturelles.

Mais c’est une autre histoire.

Ça intervient plus loin.

Au point où nous en sommes, donc, je ne sais rien. C’est le lendemain de la fusillade, et je ne sais rien.

*

En entendant la rafale, Maracuja s’est laissée tomber, molle comme un chiffon, entre les mains de l’homme qui croyait bien la tenir. Surpris lui aussi par les détonations, l’homme a desserré son étreinte un quart de seconde. Suffisant pour que Mara lui glisse entre les doigts. En roulant sur les marches de fer elle a fauché les jambes de ses deux cousins qui ont suivi le mouvement malgré eux. Tous les trois ont dégringolé jusqu’en bas de l’escalier, leur sac-poubelle sur la tête. L’encagoulé qui poussait les garçons est resté sur ses jambes. Il y voyait, lui.

— On les fume ! a gueulé celui qui était en haut des marches.

Les deux ont dégainé mais l’épaule du premier a été touchée par la balle de Titus et son arme lui a échappé. L’autre est monté à la rescousse.

— Merde, regarde, ils ont eu Gérard !

Riposte.

Contre-attaque.

— On s’arrache !

Courir, cassés en deux jusqu’à leur voiture. Ça ricochait de partout. Béton éraflé, étincelles, miaulement des balles. Au moment où ils atteignent la voiture, un cinglé court vers eux en défouraillant des deux mains.

— Mon pied ! Putain, mon pied !

Juste avant de claquer la portière, celui qui a une balle dans l’épaule s’en prend une autre dans le pied. Y a des jours comme ça…

Contact.

Rugissement.

Ça a duré quoi ? Vingt secondes peut-être. Aucune voiture, aucun témoin… Et un tel silence, soudain !

En bas, la fille aux poignets fins s’est défaite de ses liens. Elle a arraché son sac-poubelle. Avant même de libérer les cousins, elle s’est jetée sur le pistolet qui a rebondi jusqu’en bas des marches et elle s’est mise en batterie, son arme pointée vers la sortie, là-haut.

Sur l’esplanade Titus n’y est plus que pour Silistri :

— Joseph ! Joseph !

Manin saute du combi VW, il fonce vers l’escalier. Trois coups de feu l’accueillent. Deux des trois balles font mouche. Une balle traverse l’épaulette gauche du cachemire, l’autre en coupe la ceinture. Manin sent une brûlure contre sa hanche. Tout juste le temps de se jeter sur le côté. Il ne riposte pas, bien sûr. Il gueule juste :

— Cessez le feu on est des keufs ! Des vrais, cette fois !

— Et ta sœur ? répond Maracuja. Montre-toi, vrai keuf, allez, amène-toi !

— Putain, Mara, je suis avec ton parrain !

De s’entendre prénommée par cette voix qu’elle ne connaît pas intrigue Maracuja. L’évocation du parrain aussi. Mais parrain n’a pas le temps. Parrain a dégagé la herse et chargé Silistri dans sa voiture. En passant devant Manin, parrain hurle juste :

— Emmène-les aux Fruits de la passion !

— Aux quoi ?

Monsieur Malaussène prend le relais :

— Aux Fruits de la passion, t’inquiète, on connaît.

Maracuja a baissé son arme. Elle libère ses cousins. Manin, là-haut, pointe son nez très prudemment.

Trente ans d’amitié perdent leur sang sur la banquette arrière de Silistri.

— Ne pars pas, Joseph, attends-moi, nom de Dieu !

*

Maracuja, C’Est Un Ange et Monsieur Malaussène avaient donc failli se faire abattre la nuit précédente, ils étaient cachés aux Fruits de la passion, et je ne le savais pas. Silistri était entre la vie et la mort et je ne le savais pas. Julie, qui ignorait tout elle aussi, m’avait déposé à la gare TGV de Valence avant d’aller retrouver le vieux Coudrier pour l’aider dans ses travaux d’écriture. Je m’apprêtais à accueillir les enfants, censés revenir des bouts du monde. Après-demain j’irais chercher Monsieur Malaussène à Roissy ! Bonnes nouvelles qui atténuaient la perspective déprimante de ma rentrée professionnelle. Le Vercors et Robert me manquaient déjà mais les enfants allaient revenir. Mes vévés me fatiguaient par avance mais j’allais retrouver Mosma, Sept et Mara. Vivre c’est passer son temps à remplir les deux plateaux de la balance.

J’étais assis dans le TGV, prêt à jeter un œil paresseux au journal du jour. Cette manie qu’a Julie de me faire acheter la presse chaque fois qu’elle me flanque dans un train !

— Le paysage me suffit largement, Julie.

— Un coup d’œil sur le paysage social ne te fera pas de mal.

L’affaire Lapietà faisait la Une. Pas seulement de mon journal mais de tous les journaux de la rame, toutes tendances confondues : « LE MANIFESTE DES RAVISSEURS ». En lettres considérables. Curiosité émoustillée, les voyageurs se reportaient à la page où s’étalait ledit manifeste. Moues scandalisées, commentaires vengeurs (mais que fait la police ?)… Rares, les sourires. C’est le genre de texte à la lecture duquel chacun prend ses mensurations. Moi, je me disais que ça ressemblait à une pétition d’étudiants (un type d’étudiants dont on croyait le moule cassé depuis une trentaine d’années). La référence au préambule de la Constitution de 46 me touchait. Le couplet sur l’opposition charité / solidarité retint mon attention. L’idée de faire supporter à notre gouvernement prétendument socialiste « le ridicule du premier enlèvement caritatif de l’histoire de notre justice » m’amusait. Le happening sur le parvis de Notre-Dame était prometteur. Seulement, me disais-je, si les auteurs de cette farce se font gauler — ce qui me paraissait inévitable —, ils vont salement morfler. En période de grande lâcheté on fusille les joyeux intrépides. Cette perspective suffit à me faire retourner au paysage. Là-bas, à mon est, le massif du Vercors défilait comme un adieu. Je repensais aux injonctions d’Alceste : « Le vrai courage, Malaussène, c’est de redescendre dans la vallée. Se farcir l’Homme, voilà le sacrifice absolu ! »

Eh bien nous y étions.

Planqué juste derrière moi entre mon siège et la cloison du wagon, Julius faisait le mort. L’aptitude de ce chien à s’effacer n’est pas le moindre de ses dons. Il est des circonstances où Julius disparaît complètement. Parmi elles les voyages SNCF. Aplati comme une crêpe il se fond dans le gris de la moquette. Invisible, le chien. Tout juste s’il respire. En conséquence, pas de supplément à payer. Ne reste que son odeur. Généralement, on me l’attribue. Du coup, pas de voisins non plus. Sauf ce soir-là. Le gars qui était assis à côté de moi ne semblait pas du tout incommodé. C’était un grand costaud, tatoué, cheveux gris, nuque raide et rase, peau tannée, profil d’aigle, œil fixe, blouson de cuir. La soixantaine inoxydable. Devait trimballer sa Harley-Davidson dans sa valise. Curieusement, il avait des mains d’enfant et une Légion d’honneur punaisée à son blouson. Lui aussi s’était plongé dans la lecture du manifeste. Il lisait sans moufter. Il n’essayait pas d’engager la conversation. Ce qui convenait à mon désir de paysage.

Lequel paysage, passé la frontière de la Drôme, m’endort toujours.

Roupiller dans le train, au cinéma, au théâtre ou en lisant est une volupté dont je ne me prive jamais.

Ce ne fut pas le contrôleur qui me réveilla, mais un éblouissement. Ça crépitait autour de moi. Flash sur flash. Un véritable peloton d’exécution. Je me suis réveillé en sursaut, la main devant les yeux. Mon cœur battait l’alerte. Mon voisin me prit le bras :

— Excusez-les, mon fils, c’est pour moi.

Mon fils ?

En effet, c’était lui que fusillait la meute des photographes.

— Monsieur l’Abbé, regardez par ici !

— Un sourire, monsieur l’Abbé !

— Ici, l’Abbé, ici !

Jusqu’à ce que se pointe une équipe de télé.

— Tirez-vous, les paparazzi, laissez-nous bosser, maintenant !

Une caméra, une bonnette comme un blaireau empalé, un présentateur archi connu dont j’avais oublié le nom mais qui prononça celui de l’abbé.

L’abbé Courson de Loir, nom d’un chien !

En personne.

Et en seconde classe.

Pas reconnu, je dois dire. J’avais dû voir sa photo une ou deux fois dans ma vie.

PRÉSENTATEUR : Alors, demain, sur le parvis de Notre-Dame, cette rançon, monsieur l’Abbé ?

COURSON DE LOIR (voix grondante de métro souterrain) : Le parvis de Notre-Dame fut une scène médiévale, ce n’est pas une raison pour en faire un cirque contemporain.

PRÉSENTATEUR : Est-ce à dire que vous n’y toucherez pas le chèque de la rançon ?

COURSON DE LOIR : Ni là ni ailleurs. La Charité ne saurait se nourrir de l’argent du crime. (Oui, la phrase exacte dont Verdun m’affirmera plus tard qu’elle avait résonné dans sa tête pendant l’interrogatoire de Balestro.)

PRÉSENTATEUR : Refuser la rançon n’est-ce pas hypothéquer dangereusement la libération de Georges Lapietà ? Voire menacer sa vie ?

COURSON DE LOIR : C’est surtout ne pas me comporter en complice de ceux qui l’ont enlevé. Vous trouvez que j’ai une tête de receleur ?

PRÉSENTATEUR : Dès lors, comment imaginez-vous la suite des événements ?

COURSON DE LOIR : Je laisse à la police le soin de l’imaginer.

PRÉSENTATEUR : Mais…

COURSON DE LOIR : Fin de l’interview. Maintenant faites la quête parmi votre équipe et dans le reste de la voiture, j’ai mes œuvres.

Le présentateur rit jaune. Au lieu d’aller quêter, il s’adressa à moi, qui gardais obstinément les yeux rivés sur la campagne filante. Il me colla la bonnette sous le nez. Je reçus sa question sous une douche de lumière.

— Et vous monsieur, que pensez-vous de l’affaire Lapietà ?

Merde alors !

Lui répondre que je n’en pensais rien ? Que je refusais d’y penser ? Que je préférais paysager ? Que ma sœur était la juge d’instruction préférée de l’otage ? Le prier de remballer son attirail et d’éteindre son projo, qu’il m’éblouissait et que je haïssais la télé ? C’est évidemment ce que j’aurais dû faire. Au lieu de quoi, je m’entends encore répondre :

— Je pense aux familles.

PRÉSENTATEUR : Aux familles ? À la famille Lapietà ? Aux familles des otages en général ?

MOI : Plutôt à celles des ravisseurs. Pour l’instant elles ignorent sans doute ce qu’ont fait ces jeunes gens mais ce sera terrible pour elles quand ils se feront prendre, ce qui me paraît inévitable.

PRÉSENTATEUR : Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il s’agit de jeunes gens ?

MOI : Le contenu du manifeste ! Connaissez-vous un seul adulte, surtout parmi nos politiques, capable de témoigner aujourd’hui d’un tel degré de conscience sociale ?

Mais ta gueule, pauvre con ! Qu’est-ce qui te prend ? Ferme-la ! N’oublie pas que tu t’en fous. Tu te prends pour Alceste ou quoi ? Auprès de qui cherches-tu à en installer ?

En fait, je me suis surpris à ne pas pouvoir m’empêcher de répondre ! Comme n’importe quel abruti sous le nez duquel on tend un micro. J’étais français, quoi. J’avais mes opinions, quoi. C’était la télé, quoi.

Flairant une polémique possible, le présentateur revint à Courson de Loir.

PRÉSENTATEUR (ironique) : Monsieur l’Abbé, qu’en pensez-vous ? Compatissez-vous au sort des preneurs d’otages, vous aussi ?

Courson de Loir, qui s’était replongé dans son journal, le rabattit brutalement.

— La quête, je vous ai dit ! Et, pour votre pénitence, dans toutes les voitures de la rame !

21

Le reste de la nuit, c’est des larmes et du sang. Les larmes de Maracuja à peine assise dans le combi de Manin. Les larmes muettes de Mara jusqu’au petit matin et le sang de Silistri jusque sous la pédale d’accélérateur écrasée par Titus. Là aussi des phrases de film :

— Putain Joseph, ne pars pas, reste avec moi !

Maracuja pleure son Tuc. Les salauds qui se sont fait passer pour des flics de la BRB ont enlevé le père et le fils. Tuc et Lapietà. Ils avaient l’intention d’enlever les trois cousins avec mais le sort en a décidé autrement.

Ce que hurle Titus sur son portable c’est qu’il arrive avec Silistri.

— Préparez tout, Postel*, on arrive !

À l’autre bout du fil on lui répond que c’est impossible, qu’on est à la retraite.

— Depuis deux ans, Titus !

Titus dit qu’il s’en fout, qu’il arrive, qu’il arrivera peut-être avec un mort.

— Je vous ai vu ressusciter des morts, docteur.

— J’étais outillé pour, à l’époque !

Mara se maudit d’avoir joué les chiffons mous entre les mains du type qui la tenait. Elle n’aurait pas dû se laisser tomber dans l’escalier de l’atelier mais le grimper quatre à quatre et courir avec la bande jusqu’à la voiture, ne pas abandonner Tuc, mon Dieu, Tuc, que peut Tuc sans elle, que peut Tuc contre de pareilles ordures, ils ont failli nous descendre, ils ont collé une lame de cutter sous le nez de Tuc quand Lapietà a refusé de les suivre. Ils lui auraient vraiment coupé le nez !

— Comment je m’appelle, Joseph ? hurle Titus en enquillant les feux rouges, comment je m’appelle ? J’ai paumé mon nom, tu peux bien me dire comment je m’appelle, tu peux me rendre ce service, merde ! Comment je me nomme, Joseph ?

C’est aussi cette nuit-là que la parole de Lapietà poursuit son cours tumultueux entre les oreilles de la juge Talvern. Il parle à son fils à présent, il fait l’éloge des fonds de pension.

— C’est ce que tu te dis, Tuc, hein ? Que ton père dynamite notre système de retraites en prospérant sous la bannière des fonds de pension ! Eh bien c’est vrai, figure-toi ! Et au nom de la plus belle justice, encore ! À bas la retraite et vive les fonds de pension ! Laisse-moi te raconter l’histoire de Pandora McMoose, fiston, qui va sur ses cent quatre ans dans son cottage du Wyoming. Le vieux McMoose a investi dans les fonds de pension en 1925. Quatre ans avant la crise de 29. Toutes les actions se sont effondrées, comme tu le sais, puis tout est remonté, le couple McMoose avec, comme un bouchon flottant sur l’histoire financière des États-Unis d’Amérique. Aujourd’hui, Pandora (elle est veuve depuis trente-six ans) palpe cent cinquante mille dollars par an ! Une retraite de douze mille cinq cents dollars mensuels. Ce ne sont pas les impôts de ses enfants ni de ses petits-enfants qui la financent, cette retraite, ce sont les fonds de pension de Pandora et du vieux Moose ! C’est leur pognon à eux, pas celui de leurs mômes. Gloire aux McMoose, fiston, qui n’ont pas mis leur progéniture sur le tapin pour s’offrir une douce vieillesse ! Ce que tu t’apprêtes à faire, toi, au nom du sacro-saint principe de la retraite à la française !

Bien entendu, Georges Lapietà ignore que la progéniture de Tuc — son petit-fils ou sa petite-fille — est déjà en route dans le ventre de Maracuja. Personne ne le sait, d’ailleurs. Même pas Mara. Dans l’esprit de Maracuja, leur enfant n’est encore qu’un désir. Silistri perd le sang de sa vie quand la vie prospère incognito sous la robe thaïe de Maracuja. Un enfant ? avait blagué Tuc, un joli bébé pour assurer notre retraite ? Allez hop !… Tuc manque à Maracuja. De l’enfant à venir il avait dit aussi : Il sera notre présent puis notre passé. La voix de Tuc manque à Maracuja dont les larmes redoublent.

— Ne venez pas chez moi, dit Postel à Titus qu’il vient de rappeler, foncez à la morgue du quai, vous y trouverez l’infirmier Sébastien*, il est au courant. Je serai peut-être déjà arrivé. Je suis en route.

Virage sur les chapeaux de roue, direction la morgue du quai.

— Décrivez-moi les blessures.

Ce que Titus fait tant bien que mal. Mais ça grésille, ça glougloute et finalement ça coupe.

— La morgue du quai, Joseph, ça te rappelle rien ?

C’était là qu’en son temps le docteur Postel-Wagner démontait les morts et rafistolait les vivants. Il y accouchait, même, parfois. Titus et Silistri lui avaient servi d’infirmiers pendant quelques jours.

— Joseph, dis-moi que tu t’en souviens ! La morgue de Postel-Wagner ! C’est là qu’est né Monsieur Malaussène, Mosma, le fils de Benjamin, tu te rappelles ?

— Les Fruits de la passion, qu’est-ce que c’est, demande Manin à ses passagers, un hôtel ?

— Un orphelinat, répond C’Est Un Ange en berçant Mara, recroquevillée autour de sa future retraite.

Manin n’en revient pas de voir pleurer sans fin cette fille qui, il y a peu, lui tirait dessus avec un.45, cette fille qui, pour tout dire, a failli le tuer. Sa hanche le brûle. Il se demande si la balle a entamé le gras ou l’a juste éraflé. En tout cas, c’est sa première blessure de guerre et elle lui fait un mal de chien. Nadège va en tomber dans ses bras et dans les pommes.

— Un orphelinat ? demande Manin.

— Dirigé par ma mère, répond Mosma.

— Par une de ses deux mères, corrige Sept.

C’est peut-être à la même seconde que le mot « orphelinat » se prend au filet de la juge Talvern.

— Les impôts, les impôts, déclare Georges Lapietà à son fils, je préfère m’imposer moi-même plutôt que d’engraisser ces feignasses de Bercy. Qu’est-ce que tu sais de la façon dont je redistribue mon fric, Tuc ? Tu veux que je me vante ? Que je fasse le compte de mes fondations, de mes bonnes œuvres, des gens que j’aide, des orphelinats que j’ai ouverts dans le monde, par exemple ? À Phnom Penh, à Samobor, à Peyrefitte, Dublin, Abengourou, Bucarest, Canindé, Naples…

Tout ce banc de mots se prend au filet de la juge, le mot « orphelinat » et les noms de villes que lui accole Georges Lapietà… Au point que la juge Talvern s’en assied dans son lit, parfaitement réveillée cette fois. Elle repense à Balestro, aux passeports de Balestro, aux destinations de Jacques Balestro, alias Ali Boubakhi, Fernand Perrin, Philippe Durant, Olivier Sestre, Ryan Padovani…

— Deux mères ? finit par demander Manin.

— Et Mara deux pères, oui, confirme Monsieur Malaussène. Elle les appelle Pa et Pa, ça évite la confusion. Prenez la prochaine à gauche.

À vrai dire, Mosma essaie de détendre l’atmosphère, d’arracher un sourire à Mara en lui rappelant la nuit mythique de sa conception (grand moment des fiestas familiales), mais ça tombe à l’eau, tout le monde se tait. Les larmes de Maracuja coulent entre les doigts de C’Est Un Ange.

— Doucement, supplie Titus.

L’infirmier Sébastien et lui sortent Joseph Silistri de la voiture. Ils y vont au millimètre.

— Il n’est pas mort, murmure l’infirmier Sébastien.

Évidemment, pense la juge Talvern à propos de Lapietà, son raisonnement sur les fonds de pension est spécieux. Il récite la vulgate. Il sait très bien qu’anthropologiquement on ne peut pas imaginer la survie de l’espèce sans la solidarité des générations. Plus d’espèce humaine si, le moment venu, les fils ne nourrissent pas les pères, il le sait. Il faudra que je fasse écouter ce passage à Benoît Klein, se dit-elle encore. Et à Titus celui sur les orphelinats.

Mais soudain Verdun en elle dresse l’oreille.

Éteint le dictaphone.

Ôte ses écouteurs.

Du bruit en bas.

Ils sont revenus.

Verdun jette écouteurs et dictaphone sur le lit, enfile son kimono, se glisse dans une robe de chambre dont elle noue la ceinture en descendant l’escalier.

De son côté, Postel est arrivé. L’infirmier Sébastien prépare Silistri sur la table de dissection. Titus entend parler chirurgie :

— J’ai suturé le cuir chevelu à la barbare, il a beaucoup saigné.

— Le reste ?

— Fracture comminutive de l’épaule droite, des morceaux partout. Deux plaies traversantes transversales de l’hémithorax droit, plutôt externes. Une des balles a contourné la côte, elle a glissé sur elle comme sur un rail de sécurité. Organes nobles épargnés, je crois. Thorax soufflant, mais on a de la chance sa veste a fait tampon pendant le transport. Sept de tension, pouls filant.

— Hémopneumothorax ?

— J’en ai peur, confirme Sébastien. Gros risque d’hémorragie interne.

— Allez, drainage thoracique : xylocaïne 1 %, povidone iodée, seringue montée, bistouri, trocart de Monod avec son mandrin, pince mousse, drain trente-six ou quarante F.

— C’est prêt. Trente-six, j’ai rien d’autre.

— Ça ira.

Titus voit les doigts latex de Postel pénétrer le corps de son ami par les trous qu’y ont percé les balles ; ils en retirent des bribes de tissu et la moitié d’un bouton que l’infirmier Sébastien range comme des reliques.

— Préparez le drain, la seringue, le tuyau de raccordement et les poches à urine ; on siphonne et on le récupère.

— Ok, docteur. Autotransfusion, d’accord.

Oui, le sang n’a pas manqué cette nuit-là. C’est la première chose que voit Verdun derrière les quatre jeunes gens qui sont arrivés aux Fruits de la passion, la longue traînée laissée par ce garçon qu’elle ne connaît pas (l’inspecteur Manin sans doute) et la jambe de son jean collée à sa peau par la coagulation :

— Groupe sanguin ? demande Postel à Titus.

— A+, répond Titus. Moi aussi, on est compatibles.

— Comme les pigeons de la fable, marmonne Postel-Wagner en fouillant sous les côtes de Silistri.

— Vous savez que vous êtes blessé ? demande Verdun au lieutenant de police Manin.

— Oui, oui, répond distraitement Manin.

Mais en se retournant, il découvre sa traînée de gibier sanglant et s’évanouit.

— Couchez-le sur une table du réfectoire, ordonne Gervaise qui débarque avec Clara.

Sept et Mosma s’exécutent.

— Trouvez-nous des ciseaux.

— Où sont Titus et Silistri ? demande Verdun.

C’est là qu’elle apprend tout : que Lapietà s’est fait enlever une deuxième fois, avec son fils cette fois, par des professionnels cette fois, qu’il y a eu fusillade, que Silistri est gravement touché, peut-être mort, qu’avec Silistri et Manin elle a perdu les deux tiers de ses effectifs, que la blague des trois crétins qui se tiennent debout devant elle tourne à la tragédie, que tout va fantastiquement se compliquer.

Gervaise a récupéré le cachemire troué de Titus et découpé la jambe du jean de Manin, dont Clara a photographié la plaie.

— Alors ? demande Verdun.

— Ça va, l’os n’est pas touché. Il faut juste nettoyer et recoudre.

— Demandez à Ludovic.

Bon, le dénommé Manin s’en tirera sans problème.

Ce qui n’est pas le cas du divisionnaire Silistri dont le cœur vient de s’arrêter.

— Frigo, ordonne Postel.

Titus voit son ami disparaître dans la chambre froide, comme avalé par la mort en personne. Il ébauche un geste.

Postel retient son bras.

— Pas d’affolement mon vieux, dans le froid on meurt moins vite. On va en profiter pour cautériser vite fait les plaies thoraciques. Après, on fait repartir la machine.

Au passage, il demande à Titus :

— Les ecchymoses sur le visage et sur les poings, qu’est-ce que c’est ?

— Autre chose, une bagarre en début de soirée.

— À son âge ?

Pendant que Ludovic recoud la poignée d’amour de Manin (les énormes doigts de Ludovic si habiles à ce genre de broderie !), Verdun se tourne vers les trois rescapés. Maracuja, C’Est Un Ange et Monsieur Malaussène se tiennent là, restes piteux d’une grappe salement entamée. Verdun ne peut pas leur parler. Pas un mot. Elle ne leur pose aucune question. Elle le connaît bien, ce silence saturé, hérité du vieux Thian. Avant qu’elle ne se trouve dans les bras de l’inspecteur Van Thian, sa nounou providentielle, Verdun bébé hurlait dès son réveil. On pensait que c’était la faim, non, c’était le réveil. Elle se déclenchait comme une sirène municipale. Personne n’avait l’interrupteur. Verdun n’en finissait pas d’alerter le monde. Quand elle hurlait ainsi, comme si elle annonçait un bombardement (de fait, des bombes tombaient à coup sûr quelque part sur la planète au même moment), il arrivait à Jérémy de refermer d’un coup sec le tiroir où on avait installé son berceau. (Benjamin y avait percé des trous à la chignole pour la respiration.) Bref, Verdun se tait de ce silence conquis sur ses propres hurlements contre la poitrine apaisante de l’inspecteur Van Thian. Depuis, ce sont ses yeux qui hurlent. Un regard sous lequel on préférerait ne pas être né. Aucun des trois rescapés n’ose bouger un cil, ni dire un mot.

Et cette idiote, dans sa robe thaïe, qui est enceinte !

C’est un fait, Verdun est la première à avoir repéré le nouveau venu chez Maracuja. Quelqu’un s’est installé en Maracuja qui n’est déjà plus elle, Verdun le sait.

Manquait plus que ça, se dit-elle. Dix-sept ans à peine ! La relève de maman ! La future mère Malaussène ! Foutue famille, foutue manie de la reproduction ! Cette ivrognerie de la vie ! De la ronce, les Malaussène ! Lutter contre leur prolifération c’est vouloir transformer l’Amazonie en jardin à la française.

Verdun ne peut lâcher Maracuja des yeux.

Au point que Mara siffle comme un chat pris au piège :

— Quoi ?

Par bonheur, Ludovic, qui en a fini avec ses travaux de couture, murmure à l’oreille de sa femme :

— Da gousket, karedig.

Verdun se secoue. Son Breton a raison. Aller dormir, oui.

Clara et Gervaise finissent de bander la taille du lieutenant Manin.

— Bezañ kousket, insiste Ludovic, qui laisse traîner son énorme patte sur le dos de sa femme avant de disparaître dans la chaleur du fournil :

— Hennez eo ar penn.

Il a raison, bien dormir, tout est là. Après tout, il n’est jamais que cinq heures du matin.

22

Le lendemain dimanche la scène principale ne se passe pas comme prévu sur le parvis de Notre-Dame à la sortie de la première messe, mais trois heures plus tard, à quelques centaines de mètres de là, dans le bureau très peu gothique de Xavier Legendre, chef des services actifs de la police judiciaire.

— Monsieur l’Abbé, ce n’était pas ce dont nous étions convenus avec votre hiérarchie !

Legendre est hors de lui, ce qui a toujours eu pour effet de l’incorporer davantage à son costume anthracite. Legendre est une petite boule de fureur chauve et soyeuse aux escarpins bien cirés. L’Abbé, lui, en toutes circonstances, demeure l’Abbé, cuir, tatouages, santiags et commandeur de la Légion d’honneur.

— Mon fils, personnellement je conviens d’assez peu de choses avec ma hiérarchie.

Legendre n’est pas d’humeur à finasser. Ni à se laisser impressionner par cette voix de bronze.

— Vous deviez accepter la remise publique de cette rançon ! Nous avions l’accord formel de l’archevêché !

— Qui connaissait mon refus catégorique.

Non content de refuser le rôle que lui assignait le manifeste des ravisseurs, l’Abbé a prié messieurs Ménestrier, Vercel, Ritzman et Gonzalès de ne pas assister à l’office.

— Je n’avais aucune raison de leur imposer l’humiliation d’un refus public.

— C’est un comble ! fulmine Legendre. Ça c’est un comble !

— Le comble de quoi, mon fils ?

— Vous deviez accepter la remise de ce chèque ! J’ai décidé de ce plan dès la publication du manifeste ! J’en ai rendu compte au ministre, j’ai obtenu son feu vert, j’ai mis en place les effectifs nécessaires, j’ai déployé sur le parvis de Notre-Dame une batterie de caméras pour filmer discrètement les curieux qui assisteraient à cette remise de rançon ! Le parvis était bondé, nous avions toutes les chances qu’un ou plusieurs membres de la bande se trouvent parmi la foule, on pouvait mettre la main dessus, et vous…

Reprise de souffle :

— Vous, vous annoncez dès l’introït que la remise de la rançon n’aura pas lieu ! Résultat, la nouvelle s’ébruite, l’esplanade se vide, et toute l’opération tombe à l’eau ! C’est de l’entrave pure et simple à une enquête judiciaire, monsieur l’Abbé !

— En effet, je n’y avais pas songé.

— Vous n’y aviez pas songé ?

L’Abbé se tient debout face à la fenêtre à présent. Là-bas, obturant la perspective, c’est Notre-Dame de Paris qui est debout. L’Abbé revoit la scène. Le fait est que, ce matin, sa déclaration liminaire a purement et simplement siphonné son église. « Que ceux qui sont venus ici pour assister à la conclusion d’un fait divers retournent chez eux ; le sacrifice de la messe ne saurait être le théâtre de l’actualité ! » Dans les cinq minutes qui ont suivi Notre-Dame était vide. Exit les marchands du temple dans un grand brouhaha de matériel photographique en tout genre, pieds de caméra, perches de son, sacs à dos… Il ne restait pas même l’étiage des fidèles habituels qui, ce matin-là, n’avaient pas trouvé de place dans la cathédrale.

L’Abbé pousse un long soupir.

— Le prix à payer ? demande-t-il.

Legendre en est réduit à s’adresser à un dos de cuir. Le cuir, sur cet homme, c’est de l’acier.

— Je vous demande pardon ?

— Pour obstruction à une enquête judiciaire, quel est le prix à payer, mon fils ? Aller exercer pendant quelques mois mon ministère dans une de vos prisons ?

Ici, l’Abbé se retourne :

— C’est ma place, après tout, il paraît qu’elles regorgent de brebis égarées et de bons tatoueurs.

Legendre est furieux. L’Abbé en prison ? Et pourquoi pas Lapietà disant la messe ? Ce bloc de sainteté sait pertinemment qu’il ne risque rien !

— Vos raisons, monsieur l’Abbé ! Donnez-moi seulement vos raisons !

— Vous les apprendrez par le journal de treize heures. La télé m’a traqué jusque dans mon train, cette nuit, quand je rentrais à Paris.

— Je crains de ne pas comprendre… (Comme toujours quand on comprend trop bien.) Vous ne m’avez pas annoncé à moi votre refus de toucher cette rançon mais vous vous en êtes expliqué hier soir dans une interview télévisée ?

Oui, fait la tête de l’Abbé :

— Chacun court après son scoop, mon fils. J’ai tenu à être le premier à parler à mes ouailles ce matin, et la télé tient à l’exclusivité de mes raisons…

— Qui sont ?

— Si vous ne les devinez pas par vous-même vous les apprendrez comme tout le monde au journal de treize heures.

Puis, comme on fait demi-tour pour la seule raison que la promenade est finie :

— Des nouvelles de votre beau-père ? Sa retraite se passe bien ? Il me manque, parfois, ce cher Coudrier. Un flic d’une puissante sagesse. Figurez-vous qu’un jour…

*

Ce même dimanche matin, quand je suis descendu me faire mon café — Julius le Chien déjà en vadrouille dans Belleville —, la Quincaillerie* m’a paru plus vide que le plateau du Vercors. Le genre de vide que laisse la vie après qu’elle a passé. Ce n’est pas que je m’attendais encore à entendre résonner les jurons de Jérémy, les remontrances de Thérèse, les hurlements de Verdun, ni que je cherchais le sourire de Clara ou le dos du Petit, penché dès le matin sur ses dessins, mais enfin tout cela avait eu lieu, qui n’était plus. Passé aussi les cavalcades de Maracuja et de Monsieur Malaussène, leurs jeux d’enfants, leurs disputes d’adolescents, la voix conciliante de C’Est Un Ange, les bourrades filiales de Mosma :

— Salut, vieux père, la nuit fut bonne ?

Quincaillerie vide. Le silence des maisons est rempli de ce qu’on y entendait.

Bien sûr, ce n’était pas la première fois que je me réveillais ici sans personne autour de moi mais je n’avais jamais ressenti à ce point les effets de la solitude. Il manquait dans la Quincaillerie quelque chose de plus que notre vie passée, une absence qui creusait un moins considérable.

Maman n’y était pas.

Pas de maman.

Dieu sait que maman n’avait pas brillé par sa présence au long de nos existences, mais cette fois la raison de son absence en faisait sentir la profondeur. De cette raison la tribu ne connaissait que le prénom :

Paul.

Paul…

Un certain Paul…

Dernier amour de notre mère.

Rencontré Dieu sait où, longtemps après les arrêts de jeu procréateurs. Un amour garanti sans reproduction, c’était déjà ça. Mais un coup de foudre tout de même :

— Vois-tu mon grand, la jeunesse se trompe ; mieux vaut courir les cent derniers mètres que les cent premiers !

Cela dit un soir de confidences, entre elle et moi.

— Tu as probablement raison, ma petite mère, c’est une phrase que je resservirai aux enfants, ça les ralentira peut-être un peu.

— Tu as été un bon fils, Benjamin.

— Tu n’as pas été une mauvaise mère, maman.

— C’est ce genre de réponses qui font de toi un bon fils, Benjamin.

Et maman de disparaître au bras de ce Paul. Un coup de fil de temps en temps, parce que la traversait le souvenir qu’elle était mère et grand-mère :

— Paul et moi sommes à Barranquilla !

Que fichaient-ils en Colombie, la patrie des homicides impunis ?

Que fichait-elle avec Paul ?

Plus généralement, que fichait maman avec maman ?

Puis, fin juin, juste avant notre départ pour le Vercors, le coup de téléphone est venu d’ailleurs.

— Monsieur Benjamin Malaussène ?

— C’est moi, oui.

— Ici l’EHPAD de Beaujeron-sur-Meuse.

— L’épade ?

— Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes…

— Oui ?

— Votre mère, monsieur, aimerait vous parler.

— Ma mère ?

— Votre mère, monsieur, qui, comme vous le savez, est notre pensionnaire depuis cinq mois.

Comme je le savais ? L’ironie accusatrice, dans cette voix ! Sous-entendu : Et ne me dites pas que vous ne le saviez pas ! Déjà que vous ne venez jamais la voir, ne rajoutez pas le mensonge à l’ingratitude filiale. D’ailleurs vous n’êtes pas le seul de votre espèce, mais les autres au moins ne se cherchent pas d’excuses dans le mensonge, ils nous fourguent leurs vieux au nom de la vie telle qu’elle va, en s’en foutant ouvertement, et d’une certaine façon je préfère le cynisme de ces salopards à l’hypocrisie de ceux qui, comme vous, me répondent en voulant me faire croire qu’ils tombent des nues.

Il y avait réellement tout ça dans le ton de ce « comme vous le savez ». Inutile, donc, d’objecter que je n’en savais rien.

— Passez-la-moi.

— Comment ça va, mon grand ?

— Ça va, maman, ça va. Et toi ? Où es-tu ?

— La petite de l’accueil ne te l’a pas dit ? À l’EHPAD de Beaujeron.

— Beaujeron ?

— Oui, Paul est originaire de Beaujeron. Alors, quand il a commencé à baisser vraiment, nous nous sommes inscrits ici. Par bonheur, des places s’étaient libérées et j’ai pu l’accompagner.

— Maman, tu es en train de me dire que tu es toi aussi pensionnaire de ce… de cet… établissement ?

— Bien sûr ! La place d’une épouse est au côté de son mari.

Voilà comment j’ai appris le mariage de notre mère. Le mariage ! De maman ! Son premier, son unique mariage ! Au dernier quart d’heure de sa vie ! Avec ce Paul ! Dont je ne connaissais même pas le nom de famille. Pourquoi ne nous avait-elle pas prévenus ?

— Oh ! Je ne voulais pas vous embêter avec ça. Vous avez bien d’autres choses à faire !

Et quand, finalement, je lui ai demandé la raison de son appel, c’est d’une voix guillerette qu’elle a répondu :

— Pour rien, comme ça, pour prendre des nouvelles. Ça va ?

23

— Maintenant, vous allez nous dire exactement comment ça s’est passé. Exactement, n’oubliez rien.

Titus et Verdun tiennent Mara, Sept et Mosma assis sur le même lit, dans ce dortoir d’orphelinat. Eux sont assis sur le lit d’en face. Une foutue situation de colonie de vacances, songe brièvement Titus. Les deux moniteurs cuisinant trois gamins après une vague bêtise… Nom de Dieu…

— Bon, allez-y.

— On a voulu…

— On se fout de vos raisons. Dites-nous ce que vous avez fait, comment vous vous y êtes pris, du début jusqu’à la fin et n’oubliez rien. Pas le plus petit détail.

— On commence par où ?

Le fait est qu’ils ont l’air de trois gosses à présent. Mara blême, les yeux enflés, et les deux garçons qui semblent avoir rétréci, ramenés à leur première adolescence par une brutale prise de conscience. L’enfance pour la première fois face à la gravité des choses.

— L’enlèvement proprement dit, propose Verdun. Racontez-nous ça, d’abord.

Tuc songeait depuis longtemps à kidnapper son père pour son grand projet esthétique…

— On s’en fout ! grogne à nouveau Titus. L’enlèvement, on vous dit. Juste l’enlèvement. Les faits. Épargnez-nous les justifications à la con. Comment avez-vous fait ?

Ils avaient choisi ce jour et cette heure parce que Lapietà bassinait son fils depuis des semaines avec cette histoire de rendez-vous et de chèque à toucher. Il avait demandé à Tuc de lui trouver une canne à pêche, un after-shave ridicule, de lui prêter sa voiture, ce genre de trucs. L’heure et le lieu du rendez-vous étaient donc établis. Par-dessus le marché, l’endroit était tout à fait propice à une opération de ce genre, vu l’étroitesse de la rue et sa relative tranquillité. Ils ne savaient pas le chemin que prendrait Lapietà, mais l’enlèvement ne pouvait avoir lieu que rue de Chazieux, passage obligé pour accéder au lieu du rendez-vous. Tuc avait caché son portable dans la Clio et Sept l’avait utilisé comme balise de repérage. Dès le départ de Lapietà, ils avaient suivi son itinéraire sur leur écran à eux. Ils avaient mis le camion en place quand Lapietà avait passé l’angle de la rue des Archers et de la rue des Trois-Fils.

— Le camion ? Quel camion ?

— C’est comme ça qu’on l’a enlevé, en chargeant la Clio dans un camion.

— Quel genre de camion ?

Un camion de tournée. De ceux qui charrient le matériel colossal des groupes de rock. Ils l’avaient loué pendant une semaine. Le camion possédait un treuil et une rampe. Il avait purement et simplement avalé la Clio.

— Lapietà n’a pas réagi ?

Mara avait d’abord détourné son attention en nettoyant le pare-brise. Elle était un peu décolletée. Pendant qu’elle aveuglait Lapietà avec la mousse et qu’il attendait le premier passage de la raclette, Mosma, par une fente du bas de caisse, avait injecté dans l’habitacle une quantité de protoxyde d’azote suffisante pour endormir un bœuf et Sept avait accroché le treuil au châssis de la voiture. Et puis les portes étaient verrouillées de l’extérieur. Sept avait bricolé ça, aussi.

— Que faisait Tuc, pendant ce temps ?

Tuc n’était pas là.

— Où était-il ?

Tuc était à la fac. Il réglait des histoires d’inscription. C’était vérifiable.

— Quelle marque, le camion ? D’où venait ce camion ?

C’était un DAF, onze tonnes, d’une contenance de trente mètres cubes, loué à la Peter Bernhard, une compagnie autrichienne, siège social français basé à Colmar.

— Compagnie choisie sur quel critère ?

Sur un critère affectif, à cause du nom, Bernhard, Tuc ne jurait que par Thomas Bernhard*, il…

— On s’en fout. Pas d’autres critères ?

Si, l’habitude. Chaque fois que Tuc montait en concert, il choisissait un Bernhard. C’était un de ses jobs, conduire les bahuts, tiper les flight-cases des musicos. Il a pas l’air comme ça, il est sec mais il est costaud Tuc, il…

— On s’en fout. Qu’est-ce qu’il fichait avec les musicos ?

Rien d’illégal, Tuc avait fait le roadie pendant quelques années, il ne voulait rien devoir à son père. Trimballer le matériel des groupes c’était sa façon de gagner son argent de vie avant de faire le livreur gastronomique. Comme chauffeur, il faisait toujours équipe avec le même gars, il…

— Il y avait un autre chauffeur ? Le jour de l’enlèvement vous aviez un autre chauffeur ?

Pas pour l’enlèvement proprement dit mais pour descendre le camion à Paris, oui, et pour le remonter à Colmar à la fin du contrat de location. Le chauffeur n’avait pas participé à l’enlèvement, ni d’ailleurs à l’installation du studio. Tuc et Mosma ont leur permis poids lourd, dans Paris c’est eux qui conduisaient.

— Le nom de ce chauffeur.

— Freddy.

— Freddy, Freddy quoi, Freddy comment ?

— Juste Freddy.

— Et le camion, vous l’avez loué sous quel nom ?

Ils l’avaient loué sous le nom d’Alice, la joueuse d’OMNI, la joueuse de soucoupe volante dont Titus était tombé amoureux sur l’esplanade. Titus voyait qui c’était, oui, il avait entendu sa musique, oui, mais pourquoi louer sous le nom de cette Alice ? Parce qu’il avait aussi fallu installer l’OMNI de Moullet, ce qui, en plus de l’OMNI proprement dit, représentait quelques mètres cubes d’amplis. Du coup, la raison officielle — et vérifiable — de la location du camion c’était l’installation de l’OMNI.

— Cette Alice, elle était au courant pour Lapietà ?

Bien sûr que non, personne n’était au courant. Après qu’on avait déchargé son matos, Alice avait laissé le camion à Tuc pour installer des trucs à eux dans leur studio, c’est tout, elle ne savait même pas quoi. Et puis, le camion avait servi à un groupe de rock aussi. Les Nikakeu.

— Nikakeu ?

— Ni Kalach ni Keuf.

— La facture est à quel nom au bout du compte ?

La facture était au nom d’Alice, mais Tuc lui avait remboursé la moitié en liquide, parce que c’est un gars correct. Il est vraiment réglo, Tuc, son père est ce qu’il est mais lui, Tuc…

— On s’en fout. Et la voiture ? La Clio ? Qu’est-ce que vous en avez fait ?

L’éternel enfilage de perles, Titus menant l’interrogatoire, Verdun transformée en disque dur, enregistrant le moindre détail pour les siècles des siècles.

— On l’a cachée dans un box de parking.

— Un box, quel box, où ça le parking ?

Adresse du parking, rue de Charenton, un box prêté par un copain au prétexte que Tuc ne savait pas quoi faire de sa bagnole pendant l’été.

— Vos noms n’apparaissent nulle part, alors ? Sur aucun document ? Ni le vôtre, ni celui de Tuc ?

Ici, flottement… Les trois kidnappeurs se regardent. Quelque chose est à dire qui devrait rester tu. Ils se demandent qui le dira. Ils aimeraient bien s’en dispenser mais personne n’a jamais pu taire quoi que ce soit sous le regard de Verdun. Finalement, c’est Mosma qui s’y colle. Il explique que, du point de vue de leur état civil, ils n’étaient pas en France. Ils étaient ailleurs. Ailleurs ? Où ça, ailleurs ? Eh bien, Mara à Sumatra, Sept au Mali et Mosma dans le Nordeste brésilien.

Titus, qui n’est pas d’humeur, veut du clair.

— Qu’est-ce que vous avez encore fait comme connerie ?

Enfin, c’est-à-dire, pour être couverts ils ont donné leurs passeports à trois copains qui sont allés bosser en leur nom dans les ONG avec lesquelles ils avaient eux-mêmes pris contact. Comme ça, en cas de problème, les billets d’avion et les contrats signés prouveraient qu’ils n’étaient pas à Paris au moment de l’enlèvement mais au bout du monde, comme d’ailleurs leur entourage familial le croyait. À l’origine, c’était une idée de Tuc qui ne voulait pas compromettre Maracuja si ça tournait mal. Sept s’était arrangé pour les passeports, il avait…

Mais la porte du dortoir s’ouvre.

Gervaise fait une apparition sidérée.

— Venez voir, vite !

Depuis une demi-heure, le noyau familial de la tribu est rassemblé dans le bureau de Gervaise. Il y a là Clara, Thérèse, Louna, Jérémy, Le Petit, Ludovic, Hadouch et Théo. Quelqu’un a battu le rappel. Il s’agissait de prévenir ceux qui n’étaient pas au courant. Une chose à vous dire : Ce sont les gosses qui ont enlevé Lapietà.

Les gosses ?

Les nôtres, Mara, Sept et Mosma.

Non ?

Si.

Mais je les croyais dans leurs ONG.

Ils étaient ici.

Vous vous rendez compte ?

Tout le monde se rend compte.

Vous imaginez la situation de Verdun ?

Ils imaginent.

On leur a raconté le reste, la nuit qu’on vient de passer, la fusillade sous la Défense, le deuxième enlèvement…

LE PETIT : Merde alors !

JÉRÉMY : Cette fusillade, il y a eu des témoins ?

GERVAISE : Apparemment non, d’après Titus et Manin, personne, ça s’est passé très vite dans une espèce de coude de l’autoroute A4 qui n’est pas vraiment un lieu de passage, plutôt une sorte de parking, presque un cul-de-sac.

Ainsi va la conversation jusqu’à ce que Théo demande :

— Et le chèque du parachute doré, la rançon, elle a été remise à l’Abbé, ce matin, sur le parvis de Notre-Dame ?

— Je sais pas.

— Moi non plus.

— Et toi, Hadouch ?

— Je vais pas à la messe tous les dimanches.

— Qu’est-ce qu’ils en disent, aux nouvelles ?

La question étant posée à treize heures pile, on allume la télé. Le sujet fait l’ouverture. On entend le refus catégorique de l’abbé Courson de Loir. Quelqu’un dit : Il est pas si mal ce curé. Beau mec, en plus, lâche Théo. On s’apprête à éteindre, mais voilà que la tête de Benjamin apparaît, plein écran ! Benjamin occupé à expliquer posément qu’il plaint la famille de ces preneurs d’otages.

C’est là que Gervaise fonce chercher Verdun et Titus.

— Qu’est-ce qu’il dit ? demande Titus en découvrant Benjamin dans le poste.

Benjamin fait l’éloge des ravisseurs. Il affirme préférer l’intérieur de ces jeunes têtes à celui de nos têtes gouvernantes et des adultes en général.

Jusqu’à ce que la télé passe à autre chose.

Exit Benjamin.

Voilà.

On éteint.

On se tait.

Assez longuement.

C’Est Un Ange parle le premier. Un murmure consterné :

— Il ne faut pas qu’il apprenne que c’est nous, le pauvre.

Thérèse trouve une justification à la Thérèse :

— Tout à fait d’accord, il a suffisamment écopé dans sa jeunesse.

Monsieur Malaussène approuve.

— Et puis il a assez d’emmerdes comme ça avec ses vévés !

Maracuja conclut, les poings fermés, tout à fait close :

— S’il l’apprend, je me tue.

*

En fin de chapitre, il reste souvent des miettes. Par exemple cette phrase prononcée par l’ex-commissaire divisionnaire Coudrier à l’autre bout de la France, à la même heure, en commentant le même journal télévisé :

— Aucun doute ma chère Julie, votre Malaussène est un cas ; si après une pareille sortie il ne se trouve pas impliqué d’une façon ou d’une autre dans cette affaire Lapietà, c’est que mon gendre et la police française ont beaucoup changé depuis mon départ à la retraite.

*

Pour l’instant, le gendre en question a d’autres chats à fouetter. Son ministre de tutelle le tient au bout du téléphone :

— Une seule question, Legendre, et une seule réponse, je vous prie : concernant cette remise de rançon à l’Abbé, pourquoi ne pas m’avoir prévenu qu’il refuserait ?

— …

— J’attends, Legendre.

*

Ou le bref murmure de Maracuja, quand Titus lui montre le manteau de cachemire — deux fois troué — que Gervaise vient de lui rendre :

— Ben quoi ? Fallait pas m’apprendre à tirer !

Загрузка...