V CE QUE LAPIETÀ AVAIT À DIRE

« Je suis comme l’or, moi, moins il en reste, plus c’est cher. »

Georges Lapietà

17

Georges Lapietà s’était réveillé dans une pièce étanche aux sons, murs et plafond capitonnés, porte de coffre-fort parfaitement verrouillée, le tout flottant dans une pâle lueur de néon. Une paupière s’ouvrant après l’autre, il avait observé les alentours en laissant se dissoudre le nuage qui lui embrumait l’esprit.

— J’ai vu un orang-outang se réveiller comme ça, au Jardin des Plantes, chuchota Maracuja à l’oreille de Tuc. On lui avait fait une injection de médétokétamine avant de le soigner.

Une fois la brume tout à fait dissipée et la situation parfaitement évaluée, Lapietà s’était dit, bien sûr, qu’on l’observait. Il avait eu un sourire las.

— C’est quoi, cette pièce ? Un studio ? De radio ? Un truc du genre ? Vous m’écoutez, alors ? Eh bien puisque vous m’écoutez, on va causer !

Et il s’était mis à parler.

— Bon, je ne sais pas à quel type de crétins je m’adresse mais je vais vous réciter votre catéchisme.

Huit oreilles écoutaient cette voix qui reprenait du poil de la bête.

— Pour commencer, article 224-1 du code pénal : arrêter une personne sans ordre des autorités constituées, la détenir ou la séquestrer : vingt ans de réclusion criminelle ! Vingt ans de placard, vous m’avez entendu ?

Non seulement Mara, Sept, Mosma et Tuc entendaient Georges Lapietà, mais ils l’enregistraient et le filmaient.

— Toutefois, selon les deux premiers alinéas de l’article 132-23, si la personne séquestrée est libérée avant le septième jour, la peine est réduite à cinq ans et l’amende à soixante-quinze mille euros. Un tarif dégressif, en quelque sorte. Une remise pas négligeable.

— Pas stressé pour deux sous, dis donc, fit observer Mosma.

— Je peux même te dire qu’il doit prendre un pied féroce, souffla Tuc.

— J’ajoute à titre personnel, continuait Lapietà, que si vous me relâchez maintenant et que je ferme ma gueule, il ne vous arrivera rien.

— Ça, c’est la carotte, murmura Sept.

— Mais si vous me restituez en mauvais état, une couille en moins ou dans un fauteuil roulant, ça passe à trente ans. Je suis comme l’or, moi, moins il en reste, plus c’est cher.

— T’as pas dû te faire ièche avec un père pareil dans ton enfance, observa Mara.

— On s’est bien amusés, oui, admit Tuc. J’ai juste manqué un peu de silence.

— Ah ! s’exclama Lapietà comme s’il comblait un petit oubli, j’imagine que c’est important pour vous, ça aussi, écoutez bien : si l’otage est détenu pour obtenir une rançon, l’article 224-1 vous punit de trente ans de réclusion criminelle.

— Attends, il connaît le code pénal par cœur ?

— Dans son cas, c’est un bagage nécessaire, confirma Tuc.

— Notez, si vous récupérez une rançon suffisamment copieuse et que vous placez votre pognon judicieusement, continuait Lapietà, les intérêts peuvent peser lourd à votre sortie de cabane.

Un temps.

— D’ailleurs, je m’y connais un peu en placements, je pourrais vous donner un coup de main, moyennant commission bien sûr.

Encore un temps.

— D’un autre côté, l’argent est volatil au jour d’aujourd’hui, va savoir ce qu’il vaudra dans trente ans…

C’Est Un Ange eut tout à coup le soupçon que leur otage parlait ad hominem.

— Il arriverait presque à me faire peur. Tu es sûr qu’il ne nous voit pas ?

— C’est son truc, le rassura Tuc, il a toujours parlé aux gens comme s’il les avait vus naître. Qu’il te connaisse ou pas, aucune importance, de toute façon, à part ma mère, il ne voit personne. Tu serais devant lui qu’il ne te verrait pas davantage.

Il ajouta :

— Et pourtant il reconnaît tout le monde. C’est ce qu’on appelle une intelligence politique.

— Si j’étais mineur, continuait Lapietà, ça vous vaudrait perpète : article 224-5. Mais ils n’ont prévu aucune majoration pour les vieux. Tout pour les jeunes, comme d’hab’. Saloperie de jeunesse !

— Il est incapable de ne pas s’amuser, expliqua Tuc. C’est ce que ma mère adore en lui.

— Attendez, conclut Lapietà, je vous ai gardé le meilleur pour la fin, l’article 224-5-2 : lorsque l’enlèvement est commis en bande organisée, les peines sont portées à un million d’euros par tête et c’est perpète pour tout le monde.

Silence. Puis :

— Allez, ne faites pas la gueule, je m’arrangerai pour que vous partagiez la même cellule. (Ici, il imite une dispute entre les complices :) Enlever Lapietà, c’est pas toi qui as eu cette idée à la con, peut-être ? Arrête, tu sais très bien que c’est ta faute si ça a merdé ! Avec ce genre de conversation pendant trente années incompressibles, vous n’allez pas vous ennuyer, mes amis…

*

— C’est moi, qu’il commence à ennuyer, dit Verdun en coupant le dictaphone. J’écouterai le reste seule.

Silistri demanda :

— Comment les gosses ont-ils fait pour tromper Malaussène avec leurs skypes ?

— Ça ne doit pas être un problème pour Sept, répondit Verdun. C’est lui qui m’a tout appris en matière d’informatique.

— Ils ont un studio d’enregistrement dans leur planque, expliqua Titus. Avec décors, costumes, projections de paysages et tout ce qu’il faut. Verdun a raison, Sept est le roi de l’incruste, un as de la transparence. Sur un écran il peut te faire croire n’importe quoi, qu’il pêche le saumon au pôle Nord ou qu’il bronze au milieu du Sahara. Quand je suis arrivé, Mara était habillée en robe thaïe. Elle venait de skyper avec Benjamin.

Un temps, il ajouta :

— Benjamin qu’ils ne veulent pas inquiéter, soit dit en passant.

Il hochait une tête qui n’en revenait pas.

— Oui, le plus dingue c’est qu’ils kidnappent un mec du calibre de Lapietà en souhaitant réellement ne pas inquiéter Benjamin !

Question de Silistri :

— Et comment comptaient-ils le libérer, ces petits cons ?

— Comme ils l’ont enlevé, en l’endormant et en le déposant incognito quelque part. Tuc suggérait les bords de Marne. Avec sa canne à pêche et son bermuda, ça lui aurait fait un réveil impressionniste. Ensuite, Mara, Sept et Mosma auraient fait semblant d’arriver dans leurs aéroports respectifs. Ils se sont même fait des UV dans leur planque, genre retour des tropiques. Tu verrais Mara ! Benjamin a promis à Mosma d’aller le chercher à Roissy, lundi soir.

Curieusement ces nouvelles anodines alourdirent le silence qu’avaient installé les nouvelles désastreuses.

Le capitaine Adrien Titus leva un œil égaré sur Verdun :

— Qu’est-ce qu’on fait, madame la juge ? On les arrête ou on les sort de là ? On les planque jusqu’à la remise de la rançon ?

Verdun fit non de la tête.

— Il n’y aura pas de remise de rançon.

Elle revit nettement l’abbé Courson de Loir debout devant Notre-Dame : « La Charité ne saurait se nourrir de l’argent du crime ! » Elle revit les yeux flamboyants de l’Abbé.

— L’Abbé refusera de toucher cette rançon. Question de principe.

C’était donc ça, ces images à répétition pendant l’interrogatoire de Balestro : une invasion malaussénienne ! Verdun revit la buse jouer au Saint-Esprit et réentendit la phrase qui avait éclos dans sa tête : « Tu vas voir qu’elle va piquer le chèque, cette conne ! » Du Maracuja tout craché. Comme s’ils m’envoyaient des signaux du fond de leur planque, se dit-elle. Verdun ne croyait pas aux messages subliminaux et pourtant il fallait bien admettre que pendant l’interrogatoire de Balestro son esprit avait été saturé de phrases familiales : « Trop balaise, Balestro ! » Ça, c’était du Mosma. Monsieur Malaussène parlait la langue de son père et de son oncle Jérémy, cette branche lexicale de la famille. Jouer avec les mots… Prendre le langage pour un jeu… Et quelle langue parlait C’Est Un Ange ? Depuis toujours, il semblait à Verdun que Sept ne parlait pas. Il modulait plutôt. Son premier cri avait été une sorte de chant. Un chant si protecteur et pourtant si vulnérable… comme ces mélopées de baleines qui, paraît-il, apaisent la famille sur toute la surface des océans et dans leurs plus obscures profondeurs… Sept le consolateur… Sept était le fils de Clara et de Clarence*, aucun doute là-dessus.

Verdun entendit — venue de très loin — la voix de Titus :

— Verdun !

Relayée par celle de Gervaise :

— Verdun…

On était habitué aux longues plages de silence où Verdun se perdait. On la sortait rarement de ces comas ; c’était s’exposer à rallumer le regard du bébé qu’elle avait été.

Gervaise insista pourtant.

— Verdun, il faut prendre une décision.

Lentement, elle revint à eux.

— Titus, demanda-t-elle, comment s’appelle ce jeune chauffeur avec lequel tu as travaillé, ces jours derniers ?

— Manin.

— Débrouillard ?

— Pas manchot.

— Discret ?

— Je lui ai donné quelques leçons. Il assimile vite.

— Dis-lui de se procurer une camionnette qui puisse embarquer tout ce monde, retourne à la Défense et ramène-moi la bande au complet. Ici, à la boulangerie. Joseph, dit-elle à Silistri, accompagne-les, je serai plus tranquille.

— Et Lapietà ?

— Oh ! celui-là…

À croire qu’en un quart de seconde elle venait de relire tout le dossier Lapietà.

— Celui-là, je le veux avec eux.

18

La voici maintenant, la juge muette, objet de toutes les admirations et de tous les sarcasmes, de toutes les craintes et de tous les respects, la voici, nue dans son lit, son corps de gamine attendant la blanche apparition du boulanger Talvern, le pieu poudré du colosse Talvern qui sonnera l’heure du réveil. Mais elle ne dort pas. Pis, elle partage son lit avec un autre homme. Pis, elle s’est glissée dans la voix de cet autre. Les écouteurs d’où jaillit le flot de cette parole lui font une tête de mouche, comme jadis les tampons de feutre dont la coiffait l’inspecteur Van Thian pour lui protéger les oreilles pendant les séances de tir. À voir le regard de ce bébé chou-fleur planté au cœur des cibles, nul ne s’étonnait que l’inspecteur Van Thian vidât tous ses chargeurs dans le mille. Verdun, viseur de Thian, les collègues y croyaient dur comme fer.

Eh bien, c’est ce même regard qui, cette nuit, écoute le monologue de Lapietà.

L’incessant monologue de Lapietà.

Cet homme est-il né en parlant ?

Cet homme n’en finira-t-il donc jamais de parler ?

Assis dans sa geôle capitonnée, il a pris la parole. Il s’est saisi du verbe, comme un lutteur qui ne lâchera pas. Il parle seul mais s’adresse à quelqu’un. Il ne sait pas à qui ; peu lui importe. Il s’est mis en tête de trouver qui lui a fait ça. Après avoir présenté l’addition pénale à ses ravisseurs, il passe ses troupes en revue : les déçus de Lapietà, les innombrables à qui, d’une façon ou d’une autre, il a fait payer le prix fort et qui, aujourd’hui, pourraient avoir en tête de réclamer le dédommagement d’une rançon :

Une rançon…

L’idée l’amuse :

— Parce que vous imaginez que quelqu’un va lâcher un rond pour me faire libérer ? Qui ? Une rançon ? Contre quoi ? Contre un Lapietà tout vivant déboulant à nouveau dans leurs combines minables et leurs conseils d’administration véreux ? Je suis un casseur de vaisselle, moi, les plus vieux squales de la finance en savent quelque chose. On lâche pas un kopeck pour un casseur de vaisselle ! Trop contents que vous les ayez débarrassés de moi ! Vous allez faire la tournée des popotes ? Cent briques et on vous rend Lapietà ? Vous aimez faire rire ? On vous filera le double pour me garder, oui ! Le triple pour m’éclater la tronche. Et plus encore si vous me restituez en boîte. Ma femme, peut-être ? Vous comptez rançonner ma femme ? Faire chanter l’amour ? Alors là, mes chéris, l’amour, vous allez en atteindre le sommet ! On est peu chanteurs dans la famille. Pas nés pour obéir à des maîtres. L’amour, c’est qu’elle ne paiera pas ! La preuve absolue de l’amour, c’est qu’elle lâchera pas un flesch ! Parce qu’elle sait que je le supporterais pas ! Ça vous la coupe, hein ? Ça donne matière à réflexion, j’admets… Enfin, pas à vous… Ce genre de sentiment ne peut pas germer dans votre genre de cervelle…

Les yeux ouverts dans l’obscurité, la juge filtre les mots de cette voix. Peu lui importe le discours, elle est en quête de mots. L’aura-t-elle suffisamment entendue, cette voix de galets roulants qui charrie les arguments comme autant de béliers, ce flot de convictions qui brise les résistances, entraîne les adhésions, suscite tous les espoirs, inspire toutes les craintes, ce Niagara ininterrompu que jamais ne ralentissent le doute, la plus petite peur, la moindre retenue. Si bien qu’entre les oreilles de la juge Talvern, ça roule, ça gronde, ça percute, c’est plus que torrentiel, c’est un barrage qui libère un océan, c’est ouvert depuis les premiers mots prononcés par cet homme dans la vie et ça ne tarira qu’avec son dernier souffle… La juge connaît si bien cette logorrhée… ces flots lui sont si familiers… elle l’a si souvent convoqué, Georges Lapietà ! Elle s’est si souvent plantée dans ces eaux-là !

Plantée.

Restée droite.

Sans jamais se laisser emporter.

Sans même ployer.

Entre eux deux, c’est, depuis des années, parole contre silence.

Une fois pour toutes la juge a déployé un filet dans les flots du torrent Lapietà. Elle attend que certains mots s’y prennent. Elle laisse passer tout ce que le courant charrie de protestations d’innocence, de menaces apocalyptiques, de confidences conjugales, d’histoires drôles, de considérations politiques, de cours ex cathedra :

— Au lieu de fouiller mon passé en me faisant perdre mon présent, laissez-moi vous servir ma conception de l’avenir, cela vous sera utile, jeune femme !

« Jeune femme »…

Elle laisse passer.

Et les cajoleries esthétiques :

— Savez-vous qu’à y bien regarder vous n’êtes pas si vilaine ? Or, croyez-moi, je m’y connais en matière de beauté !

Elle laisse passer.

Et les invitations à déjeuner :

— Bon, on y est depuis quelle heure, là ? Il est temps de casser la croûte, non ? Venez, je vous invite, on remet ça à notre retour. Cette semaine j’ai tout le temps devant moi.

Tout cet amusement…

Elle laisse passer.

Elle n’est plus que ce filet invisible solidement arrimé dans le flot Lapietà,

où parfois se prend un mot.

Petit à petit les mots épars délimitent un territoire, comme ces pastilles noires et blanches qui pleuvent sur le jeu de go. Territoire encore énigmatique, mais il faut faire confiance au lexique… Vient un moment, toujours, se dit la juge, où le nombre des mots épinglés — toute syntaxe mise à part — finit par vous dessiner un homme.

Lapietà…

Sa part de silence.

Je cherche son arpent de silence.

Autour de quel noyau de silence cet homme parle-t-il ?

Quel trésor cache le silence du bavard ?

Revenons à nos moutons, ma vieille, lui souffle Verdun, tu t’égares en généralités… Tu ne l’écoutes plus. Qu’est-ce qu’il raconte, là ? Écoute un peu. Qu’est-ce qu’il est en train de dire ?

Là ?

Maintenant ?

Georges Lapietà s’adresse à un syndicaliste.

— Je sais que tu m’en veux, Dosier ! De t’avoir empêché de faire ton nid dans tant de boîtes ! Mais sois réaliste, mon ami. Combien de troupes, ton syndicat ? Hein ? Pas même une brigade. Qu’est-ce que tu représentes ? Rien d’autre qu’une centrale devenue sa propre finalité. Tu n’es que toi, Dosier, rien ! Rien et pourtant nuisible ! Parce que chaque fois que tu l’ouvres c’est un investisseur qui se barre ! Tu n’es pas foutu d’encarter le plus exploité des esclaves mais par ta faute tous les patrons de la planète imaginent les Français syndicables jusqu’au dernier, ce qui leur suffit pour aller planter leurs choux ailleurs. Tu n’es rien, Dosier, mais tu es la ruine de ta patrie !

Il est juste de dire que la juge Talvern s’endort parfois pendant une tirade, sa journée a été longue. C’est un éclat de voix dans le casque qui la réveille.

— Vercel, si c’est toi qui m’as fait enlever, c’est une connerie de plus dans le chapelet de conneries qui a fait de toi le con foireux et le cocu que tu es ! Tu gueules sur tous les toits que je t’ai roulé mais j’ai acheté ton canard au prix exact où tu l’as effondré, mon pauvre André ! D’ailleurs comment t’y es-tu pris pour dégoûter tant de lecteurs en si peu de temps ? La crise, je veux bien, le Net, d’accord, mais il faut un Vercel pour une prouesse pareille ! T’as un secret ? Et tu veux quoi ? Que je t’embauche dans la nouvelle structure ? À quel poste ? Combien de temps ? Payé à plastronner ? Non, c’est par la concurrence que je dois te faire engager, mon pauvre André, je vais te glisser chez eux et tu vas y jouer la bombe humaine. Quel que soit le job qu’ils te fileront, en trois mois d’exercice tu auras coulé le journal et ils me le vendront à l’euro symbolique, ça te va ?

La juge Talvern et Verdun Malaussène s’endorment dans le grondement des flots. C’est le hic avec les hâbleurs : quelle que soit la puissance de leur organe, on s’habitue, ils engendrent la monotonie, ça finit toujours en ronronnement de matou sur un sofa moelleux.

Puis, la juge se réveille en sursaut. Ça hurle dans sa tête :

— Tu as triché Paracolès ! Qu’est-ce que tu voulais que je fasse ? Que je vous décore, toi et les quatre ou cinq tocards qui t’ont suivi ? Votre salaire ne vous suffisait pas ? Il vous fallait la lune ? Tout le monde les connaissait vos combines à deux balles. Même Balestro avait pigé, c’est dire ! Et il a refusé d’en croquer ! C’est pourtant pas un prix de vertu, celui-là ! Ta combine était foireuse, Para. T’étais le seul à ne pas t’en rendre compte. J’aurais dû quoi ? Acheter un club pourri et attendre de tomber avec vous dans le panier des flics ? Me faire bannir de la galaxie football, comme on dit ? Tu sais pourtant qu’on ne peut pas tirer une chasse d’eau sans que les traqueurs le sachent ! Tu crois qu’ils n’ont pas prévenu la Fifa ? Tout le monde savait que tu trempais, mon pauvre. La Fifa a préféré que j’achète le club et que je te vire pour éviter un scandale de plus. C’était la condition du rachat. Et puis tu t’imagines que c’est ça, l’avenir du foot ? La triche ? Putain de Dieu, à quoi tu penses ? Les tricheurs de chez nous sont des gagne-petit. Il faut être chinois pour tricher vraiment ! Il n’y a que les Chinois pour savoir en faire une industrie. Et encore ! Les Chinois d’aujourd’hui vont flinguer leurs tricheurs, pauvre con ! Les Chinois d’aujourd’hui investissent colossalement dans le foot mondial, l’archi rentable, infiniment plus juteux que la triche. Paracolès, tu devrais me remercier de t’avoir lourdé. Parti comme tu l’étais, tu aurais fini par les croiser, les Chinois, et je n’aurais pas aimé te retrouver en rouleau de printemps dans mon assiette…

Les Chinois…

Le mot s’est pris dans le filet de la juge… les Chinois… Le mot résiste au courant. Capturé par les mailles. Les Chinois, pense la juge en piquant du nez. Pourquoi les Chinois ? Balestro, oui, dans les mailles depuis longtemps… La galaxie football… Lapietà le patron… son club… Balestro l’agent… La vénération un peu jalouse du second pour le premier… Et Paracolès… oui, dans la déposition de Balestro… « J’ai fait quarante pour cent sur Paracolès. » Mais les Chinois ?

La juge sombre à nouveau. Combien de mécontents Lapietà passe-t-il en revue pendant cette plongée ?

À un moment donné, il s’adresse à d’éventuels hommes de main. Il ne peut pas imaginer que les minables qu’il vient de sermonner aient fait le coup eux-mêmes. Ils ont forcément engagé des professionnels. Qu’il met en garde contre la malversation :

— J’espère que vous avez palpé le toutim d’un seul coup, les gars, parce que du reliquat, y en aura pas ! Je peux même vous dire…

L’argent, pense la juge en marge du monologue. L’argent… On achète toutes sortes de choses, des boîtes, des immeubles, des journaux, des clubs de foot, des yachts, des tueurs, mais le premier argent ? D’où vient le premier argent, celui qui a rendu ces achats possibles ? C’est la seule vraie question qu’elle se pose concernant Georges Lapietà : sous combien de couches de mots cache-t-il son premier argent ? Elle ne s’est jamais demandé autre chose. Quel genre de trésor protège son noyau de silence ?

Encore un petit coma. La juge n’y est plus. Verdun pas davantage. Toutes deux coulent de nouveau dans le tourbillon hypnotique du verbiage devenu berceuse. Ça s’endort.

C’est un changement de ton qui les ramène à la surface. Lapietà déroule le générique de fin sur un autre ton.

Il dit,

très tranquillement,

il dit que, de toute façon, il va mourir. Pas dans dix ans, non, pas la semaine prochaine, non, ici même, maintenant, sous leurs yeux. Il ne dit pas de quoi. Vous ne saurez pas de quoi je meurs ! Il dit juste comment. Il dit que dans cinq ou six heures commencera le processus d’agonie. De telles douleurs qu’il craint pour la sensibilité de ses geôliers. Et ça risque de durer. Il va mettre un certain temps à mourir. La nuit, le jour suivant, une autre nuit peut-être. Ils le verront se rouler par terre, se taper la tête contre les murs, appeler sa mère — non, sa femme —, gueuler son tourment à tue-tête, sans pour autant leur donner le moindre renseignement sur ce qui le tue, et finalement se recroqueviller sur lui-même comme sous une douche insecticide. Et voilà, ils auront le cadavre de Georges Lapietà sur les bras.

19

— Évidemment, il a pigé que son fils était dans le coup dès que les sondes sont arrivées ?

— Tout juste.

— Réaction ?

— Il s’est sondé. Les mômes ont cessé de filmer pendant qu’il le faisait.

Cette conversation entre Titus et Silistri se déroule devant le domicile du jeune Manin, à deux heures et quarante-cinq minutes du matin, dans la voiture de Silistri. Ils l’attendent.

— De camionnette ou de fourgon, capitaine, j’en ai pas, a dit Manin au téléphone. Et j’ai pas de copain qui en ait.

— Démerde-toi, Manin. Tu as dix minutes.

C’est plus compliqué que Titus ne le croit. À peine a-t-il raccroché que Manin s’est trouvé précipité en plein film. Dans une scène qu’il a déjà vue au cinéma, en tout cas. Et dans les séries américaines, françaises, anglaises, allemandes ou scandinaves que Nadège et lui regardent pendant le week-end… Séquence inévitable dans un polar dont le héros est flic. La femme qui le somme de choisir entre son métier et elle. C’est la partition que lui joue Nadège. Abandonnée au lit à trois heures du mat ? Il croit qu’elle va supporter ça ? Tu me prends pour qui ? Je compte pour quoi ? Et quand on aura des gosses ? Il objecte qu’elle connaît pourtant les obligations d’une enquête, elle a collaboré à la recherche des pharmacies, non ? C’était de jour ! Pas de police la nuit, alors ? Dans ce cas je viens avec toi ! Oublie ça, tu peux pas monter au feu si t’es pas keuf. C’est là qu’elle pose l’ultimatum : Si tu sors, c’est toi que je vais oublier, et plus vite que tu le crois ! Ça devait arriver, se dit Manin. C’est le cinéma qui le lui a prédit et ça arrive. Le débat s’envenime. Comme à l’écran. On dirait que ça a été écrit à l’avance. Manin trouve la vie péniblement ressemblante. Il s’habille tant bien que mal. N’oublie pas de lui rendre sa serpillière, à ton capitaine ! Nadège jette à Manin le manteau de Titus. De toute façon tu finiras là-dedans toi aussi. Apparemment, elle nourrit le plus grand mépris pour les hommes en cachemire, c’est une vision d’avenir qui la débecte. Elle le hurle. Sa fureur lui donne le courage de voir Manin ouvrir la porte. Elle pleurera après, une fois la porte refermée. Manin sort. Il ne sait pas s’il obéit au capitaine ou s’il suicide leur amour. Dehors pour toujours. Ça vous a un côté adieu au jardin d’Éden. Dehors, la vie attend Manin, avec sa navrante complexité. Il s’y précipite, dans un mélange de désarroi et d’excitation extrêmes.

— C’est lui, ton Manin ? demande Silistri.

Manin déboule à la porte de son immeuble. C’est lui, oui. Il rentre sa chemise dans son jean, il serre sa ceinture, il cale son holster, il porte le manteau de Titus sur le bras. Il regarde sa montre. Il jette un œil à sa fenêtre, troisième étage à gauche de l’entrée. Pas de Nadège au balcon. Il regarde droit devant, la bagnole de Silistri.

— On est repérés.

— Il va vite, oui.

Manin fait signe qu’il en a pour une minute.

Il enfile le manteau de cachemire, en boucle la ceinture, et le voilà perché sur le marchepied d’un combi VW. Penché sur la serrure il glisse une tige voleuse dans la rainure de la vitre côté chauffeur. Sitôt fait sitôt ouvert. Le fourgon couine mais il muselle l’alarme aussi sec.

— Pourvu qu’il ne salope pas mon pardingue dans son bricolage, souffle Titus.

Bon, pense Silistri, résumons-nous : nous allons soustraire à la loi une bande de kidnappeurs, les trimballer avec leur otage dans un véhicule volé par un fonctionnaire de police pour les planquer dans un orphelinat, le tout sur ordre d’une juge d’instruction qui n’a aucune intention d’en référer à qui que ce soit.

Pour penser à autre chose, il demande à Titus :

— Non, je veux dire, comment a-t-il réagi vis-à-vis de son fils ?

— Qui ça ?

— Comment, qui ça ? Lapietà !

— Il lui a parlé, comme à tous les autres. Des heures de monologue. Tout est enregistré. Il a cherché à comprendre. Tout le monde veut comprendre la jeunesse. Mais c’est pas ça, la question intéressante.

— C’est ?

— Pourquoi les jeunes Malaussène se sont embarqués là-dedans.

— Tu as la réponse ?

— Oui.

La tête de Manin a disparu sous le tableau de bord du combi. Il bidouille l’allumage, pense Silistri. Ça n’a aucun rapport mais Silistri se revoit collant son arme de service sur la tempe de Vercel. À y repenser, le plus sidérant c’est que les mutinés de LAVA aient cru qu’il allait tuer cet homme. Une société où d’honnêtes citoyens, même énervés, croient possible qu’un commissaire divisionnaire abatte quatre chefs d’entreprise pour satisfaire à leurs revendications, non, décidément les choses ne tournent pas rond. Silistri supporte de moins en moins ce début de millénaire.

— Et ?

— Et quoi ?

— Ta réponse. Pourquoi ont-ils fait ça ? Enlever Lapietà.

— Tu ne vas pas y croire, Joseph.

Les feux du fourgon se sont allumés. Son moteur vrombit. Appel de phares.

— Je suis prêt à tout croire, déplore Silistri en mettant le contact.

Il démarre, fait demi-tour, passe devant le fourgon qui clignote et les suit. Direction la Défense.

— C’est une installation, dit Titus.

— Une quoi ?

— Une installation, une œuvre d’art si tu préfères, comme Hélène et Tanita s’en farcissent toutes les semaines à Beaubourg, à Berlin ou l’année dernière à New York. Rien de crapuleux. L’enlèvement comme un des Beaux-Arts. Pure esthétique. L’œuvre totale, avec pour point d’orgue la remise de la rançon, demain, sur le parvis de Notre-Dame. Grand spectacle. Mais pas que, Joseph. Tuc voulait écrire le rap de la haute finance, aussi. Il savait que son père parlerait dès qu’il se retrouverait seul dans le studio d’enregistrement. Il faut toujours qu’il parle à quelqu’un, ce mec, il faut qu’il convainque. Il ne s’envisage pas sans interlocuteur. C’est son moteur. Ils l’ont enregistré et filmé en connaissance de cause. Il n’y avait qu’à recopier. Le rap de la financiarisation, oui… Et peut-être un long-métrage sur Lapietà débitant ses salades. Tuc voulait filmer le bagout qu’il se farcit depuis sa naissance.

Paris dort. La musique s’est tue. Titus et Silistri roulent sans excès, suivis de Manin au volant du combi.

— Bref, l’œuvre totale, je te dis. C’est très à la mode, en ce moment, n’importe quel connard cause, on le filme et on est dans l’art du vrai.

Je n’y crois pas, se dit Silistri. Je ne veux pas y croire… Foutre un pareil bordel pour une représentation sur le parvis de Notre-Dame et l’écriture d’un rap…

— Le plus jouissif, mon bon Joseph, c’est qu’à force de monologuer Lapietà leur a fourni le texte du rap. Et celui de leur manifeste. Tout est dans son baratin. Les mômes n’ont eu qu’à se servir. C’est lui qui, en cherchant les mobiles de son fils, s’est engouffré dans le politique et leur a parlé de la Constitution de 46, c’est lui qui leur a balancé le pourcentage de Français sous le seuil de pauvreté. Ils se sont contentés de recopier. L’idée de demander le montant du parachute doré comme rançon, c’est Lapietà aussi. Et qu’est-ce que tu comptes demander comme rançon, fiston, le montant de mon parachute ? Il a lâché cette suggestion pour rire. Demander le parachute comme rançon à Vercel, Ménestrier, Ritzman et Gonzalès, ça l’a fait poiler. La gueule des quatre administrateurs ! Bref, le manifeste des ravisseurs c’est Lapietà qui l’a écrit. Inconsciemment bien sûr, mais d’un bout à l’autre. Au fil du monologue, les mômes ont enregistré, coupé, monté, résultat : le manifeste.

C’était, en effet, le pari de Tuc. Laisser aller l’intarissable parole paternelle. Dans des conditions extrêmes elle fournirait le texte, le prétexte, le sur-texte, le sous-texte, l’intertexte, la mise en scène, tout ce qu’il faudrait. Accès direct au subconscient de la haute finance. Quelles qu’en soient les conséquences judiciaires, Tuc revendiquerait son œuvre haut et fort. Quand il n’y a plus rien à espérer d’une société demeure la création !

— Et qu’est-ce que les petits Malaussène sont allés foutre dans cette galère ?

— Ah, ça, il faut demander à l’Amour, camarade !

Ici, ça se simplifie. Maracuja, folle amoureuse de Tuc, le suit les yeux fermés. C’Est Un Ange, le cousin protecteur, suit sa cousine les yeux ouverts. Monsieur Malaussène, qui a la tête sur les épaules, décide de ne pas abandonner ses deux cousins dans cette folie. Et tous les trois pensent que Benjamin a raison : la charité institutionnelle, c’est du pipeau. Les ONG, non. Ils ne vont tout de même pas faire comme les petits-fils de la reine d’Angleterre !

— Voilà.

Voilà.

*

Le combi de Manin sur les talons, ils ont traversé Paris d’est en ouest. L’esplanade de la Défense luit au loin. Titus et Silistri se posent la question inévitable :

— D’après toi, qu’est-ce que Talvern va faire ?

— Écraser le coup, je suppose. Négocier avec Lapietà et sauver les gosses contre son silence.

— Elle a sans doute suffisamment de munitions pour ça, oui… D’un autre côté, s’installer sans remords dans l’illégalité ? Elle ? Tu crois que ?

L’un et l’autre se taisent, partis qu’ils sont en spéléo dans la double tête de la juge Talvern et de Verdun Malaussène. Un fameux dilemme ! Sortir ses neveux de là en se mettant elle-même hors la loi ou les déférer si elle veut rester juge…

— Du Corneille.

— Et nous, demande finalement Joseph, tu crois qu’on fait dans la légalité, là, peut-être ?

Il pose la question au moment où leur voiture plonge sous la Défense.

Ils vont arriver.

Ils arrivent.

— Tiens, dit Titus, à propos de légalité…

C’est que ça gyrophare à tout va devant le studio d’enregistrement, sur l’esplanade de l’A14. Des éclaboussures bleues contre les murailles de béton. Deux voitures de police et un fourgon sont en stationnement. On a tiré une herse sur toute la largeur de la voie pour couper la circulation. Un gendarme à mitraillette fait signe à Silistri de stopper. On les a doublés. La BRB est arrivée avant eux. On a envoyé une escouade faire la cueillette à leur place. Deux flics à cagoule et brassard poussent sans ménagement deux silhouettes au dos courbé dans le fourgon de police. Ils les ont menottés et leur ont collé des sacs-poubelle sur la tête.

— Putain, dit Silistri, ça ne peut pas se passer comme ça.

Il sort de la voiture, sa carte de flic haut brandie :

— Hé, les gars, y a maldonne, on était avant vous sur ce coup-là !

Pour toute réponse le gendarme lui lâche une rafale de mitraillette dans la poitrine. Silistri a la nette sensation d’être coupé en deux. Les impacts propulsent son corps sur le capot de sa voiture. Quatre coups de feu répondent à la rafale du gendarme, dont la tête explose. C’est Manin qui a riposté. Dans le même temps, il crie :

— Faites gaffe, capitaine, c’est pas des keufs.

Deux faux flics font grimper aux trois autres otages l’escalier de fer qui relie le studio à l’esplanade. Cagoulés eux aussi. Brassards BRB eux aussi. Sacs-poubelle eux aussi sur la tête de leurs otages. Au bruit de la fusillade les prisonniers ont le réflexe de se laisser tomber à terre. Ils roulent jusqu’au bas de l’escalier. Leurs ravisseurs hésitent. Ils dégainent, les visent en criant quelque chose, mais Titus ouvre le feu sur eux. Une épaule est touchée. Un flingue tombe, qui dégringole les marches. Cascade métallique. Le deuxième faux flic de l’escalier riposte aussitôt pendant que deux autres types profitent de la diversion pour se ruer vers le cadavre du pseudo-gendarme qu’ils tirent par les pieds et jettent dans le fourgon. Titus et Manin en profitent pour contre-attaquer. Titus est sorti par l’autre côté de la voiture. Il défouraille avec deux pistolets, à présent, son P5 et le Glück de Silistri qu’il a trouvé dans la boîte à gants. Treize cartouches dans l’un, quinze dans l’autre, il tire en avançant sur l’ennemi. C’est l’armada en pleine action. Autour de lui sifflent les balles de Manin qui le couvre. Des portières claquent, des moteurs rugissent. Un type de plus est touché, qui pousse un cri de douloureuse surprise. Ça riposte pour le principe mais c’est déjà en fuite. Hurlements des moteurs et de la gomme. Et, très vite, ça disparaît. Ça a duré vingt secondes, peut-être. Ça n’a duré que vingt secondes.

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