Vendredi

1. Poupées

C’était là, dans le jardin ombré,

L’ombre du tueur froidement embusqué,

Ombre sur ombre sur l’herbe moins verte que

Rouge du sang du soir.

Dans les arbres, le syrinx d’un rossignol

Défiait Marsyas et Apollon.

Dans le fond, une gloriette de nids et de

Boules de gui

Font un décor agreste…

Oliver Winshaw immobilisa sa plume. Battit des paupières. Quelque chose avait attiré — ou plutôt distrait — son attention à la périphérie de son champ de vision. Par la fenêtre. Un éclair, dehors. Comme un flash d’appareil photo.

L’orage. Il se déchaînait autour de Marsac.

Ce soir-là, comme tous les autres soirs, il était assis à sa table de travail. Il écrivait. Un poème. Son bureau se trouvait au premier étage de la maison qu’ils avaient achetée trente ans plus tôt, sa femme et lui, dans le Sud-Ouest de la France ; une pièce lambrissée de chêne, presque entièrement tapissée de livres. Essentiellement de la poésie britannique et américaine des XIXe et XXe siècles : Coleridge, Tennyson, Robert Burns, Swinburne, Dylan Thomas, Larkin, E.E. Cummings, Pound…

Il savait qu’il n’arriverait jamais à la cheville de ses dieux lares, mais peu lui importait.

Jamais il n’avait fait lire sa poésie à qui que ce soit. Il arrivait à l’hiver de sa vie, désormais même l’automne était derrière lui. Bientôt, il ferait un grand feu dans le jardin et il y jetterait les cent cinquante cahiers à couverture noire. Au total, plus de vingt mille poèmes. Un par jour pendant cinquante-sept ans. Probablement le secret le mieux gardé de son existence. Même sa deuxième femme n’avait pas eu le droit de les lire.

Après toutes ces années, il se demandait encore où il avait puisé l’inspiration. Quand il revoyait sa vie, ce n’était qu’une longue suite de jours qui se terminaient toujours par un poème écrit le soir dans la paix de son bureau. Ils étaient tous datés. Il pouvait retrouver celui qu’il avait écrit le jour de la naissance de son fils, celui qu’il avait écrit le jour où sa première femme était morte, celui du jour où il avait quitté l’Angleterre pour la France… Il ne se couchait pas avant d’avoir terminé — parfois à 1 ou 2 heures du matin, même du temps où il travaillait. Il n’avait jamais eu besoin de beaucoup de sommeil et il n’avait pas un métier physique : professeur d’anglais à l’université de Marsac.

Oliver Winshaw allait avoir quatre-vingt-dix ans.

C’était un vieillard paisible et élégant connu de tous. Quand il s’était installé dans cette pittoresque petite ville universitaire, on l’avait aussitôt surnommé « l’Anglais ». C’était avant que ses compatriotes ne s’abattent comme un vol de sauterelles sur tout ce que la région comptait de vieilles pierres à restaurer, et que le surnom ne se dilue quelque peu. Aujourd’hui, il n’était plus qu’un parmi des centaines d’autres dans le département. Mais, avec la crise économique, les Anglais repartaient les uns après les autres vers des destinations plus attractives financièrement : la Croatie, l’Andalousie, et Oliver se demandait s’il vivrait encore assez longtemps pour redevenir le seul Anglais de Marsac.

Dans le bassin aux nénuphars,

L’ombre sans visage glisse,

Le maigre et morne profil effilé,

Tel le fil de la lame joliment affûtée.

De nouveau, il s’interrompit.

De la musique… Il lui semblait entendre de la musique pardessus le chuintement régulier de la pluie et les échos incessants du tonnerre qui se répondaient d’un bord à l’autre du ciel. Ça ne pouvait évidemment pas être Christine : elle dormait depuis longtemps. Oui, cela venait de l’extérieur : de la musique classique…

Oliver eut une grimace de désapprobation. Le volume devait être poussé à fond pour qu’il l’entende jusque dans son bureau malgré l’orage et la fenêtre fermée. Il essaya de se concentrer sur son poème, mais rien à faire : cette satanée musique !

Agacé, il porta de nouveau son regard vers la fenêtre. La lueur des éclairs traversait les stores. Il apercevait entre leurs lames la pluie ruisselant comme des cordes d’eau. La fureur de l’orage semblait se concentrer sur la petite ville, l’enfermer dans un cocon liquide, la couper du reste du monde.

Il repoussa sa chaise et se leva.

Il alla à la fenêtre et écarta les lames des stores pour regarder la rue. La rigole centrale débordait sur les pavés. Au-dessus des toits, la nuit était striée d’éclairs fins, comme inscrits par le tracé de sismographes luminescents.

Les fenêtres étaient toutes allumées dans la maison d’en face. Peut-être y avait-il une fête ? La maison en question, une maison de ville avec un jardin sur le côté, séparé de la rue et protégé des regards par un haut mur, était occupée par une femme célibataire. Professeur en classe préparatoire au lycée de Marsac, la khâgne la plus prestigieuse de la région. Une belle femme. Mince, cheveux bruns, silhouette élégante — la trentaine triomphante. Elle aurait plu à Oliver s’il avait eu quarante ans de moins. Il lui arrivait de l’épier discrètement quand elle se faisait bronzer l’été dans son transat, à l’abri des regards, sauf du sien, car le jardin se trouvait exactement en contrebas de la fenêtre de son bureau, de l’autre côté de la ruelle et du mur. Quelque chose clochait. Les quatre niveaux que comptait la maison étaient éclairés. Et la porte d’entrée, qui donnait sur la rue, béait, une petite lanterne soulignant le seuil brillant de pluie.

Mais il ne voyait personne derrière les carreaux.

Sur le côté, les portes-fenêtres faisant communiquer le salon avec le jardin étaient grandes ouvertes, elles battaient dans le vent comme des portes de saloon et l’inclinaison de la pluie était telle qu’elle devait éclabousser le sol à l’intérieur de la maison. Oliver la voyait rebondir sur les dalles de la terrasse, ployer les brins d’herbe de la pelouse.

Sans doute était-ce de là que provenait la musique… Il sentit son pouls s’emballer. Son regard glissa lentement vers la piscine.

Onze mètres sur sept. Un dallage couleur sable tout autour. Un plongeoir.

Il ressentait comme une sombre excitation : celle qui vous saisit quand quelque chose d’inhabituel vient rompre votre routine quotidienne et, à son âge, l'existence d'Oliver n'était faite que de cela. Son regard explora le jardin tout autour du bassin. Dans le fond, c’était le début de la forêt de Marsac, 2 700 hectares de bois et de sentiers. Pas de mur de ce côté-là, ni même un grillage, juste une muraille compacte de verdure. Le pool-house, une petite construction en dur bien plus récente que tout le reste, se dressait à l’autre extrémité de la piscine, sur la droite.

Il reporta son attention sur le bassin. Battue par l’averse, sa surface dansait légèrement. Oliver plissa les yeux. Tout d’abord, il se demanda ce qu’il voyait. Puis il comprit que plusieurs poupées se balançaient sur l’eau. Oui, c’était bien ça… Il avait beau savoir qu’il ne s’agissait que de poupées, il sentit un frisson inexplicable le parcourir. Elles flottaient les unes à côté des autres, leurs robes pâles ondulant à la surface du bassin hérissée par la pluie. Oliver et son épouse avaient été invités une fois à prendre le café par leur voisine d’en face. L’épouse française de Winshaw avait été psychologue avant de prendre sa retraite et elle avait une théorie sur cette profusion de poupées dans la maison d’une femme seule ayant dépassé la trentaine. En rentrant, elle avait expliqué à son mari que leur voisine était probablement une « femme-enfant », et Oliver lui avait demandé ce qu’elle entendait par là. Elle avait alors employé des expressions comme « immature », « fuyant les responsabilités », « ne se souciant que de son plaisir personnel », « ayant subi un traumatisme affectif » et Oliver avait battu en retraite : il avait toujours préféré les poètes aux psychologues. Mais du diable s’il comprenait ce que faisaient ces poupées dans la piscine.

Je devrais appeler les gendarmes, songea-t-il. Mais pour leur dire quoi ? Que des poupées flottent dans une piscine ? Une autre pensée le frappa. Ce n’était pas normal… Toute la maison éclairée, personne en vue et ces poupées… Où était donc passée la maîtresse de maison ?

Oliver Winshaw tourna la poignée de la crémone et ouvrit la fenêtre. Aussitôt, une vague d’humidité entra dans la pièce. La pluie lui cinglant la figure, il cligna les yeux en fixant l’étrange assemblée formée par les faces de plastique aux regards fixes.

À présent, il distinguait parfaitement la musique. Il l’avait déjà entendue, même si ça n’était pas du Mozart, son musicien préféré.

Bon sang, à quoi rimait tout ce cirque ?

Un éclair cisailla la nuit, suivi du craquement assourdissant de la foudre. Le bruit fit trembler les vitres. Comme un coup de projecteur brutal, l’éclair lui révéla qu’il y avait quelqu’un. Assis au bord du bassin, les jambes de son pantalon trempant dans l’eau, il était d’abord passé inaperçu, car l’ombre du grand arbre au centre du jardin l’engloutissait. Un jeune homme… Incliné sur la marée flottante des poupées, il les contemplait. Bien qu’il fût à une quinzaine de mètres, Oliver devina son regard perdu, hagard, et sa bouche ouverte.

La poitrine d’Oliver Winshaw n’était plus qu’une chambre d’écho où son cœur cognait tel un percussionniste endiablé. Que se passait-il ici ? Il se précipita vers le téléphone et arracha le combiné à son support.

2. Raymond

— Anelka est une brêle, dit Pujol.

Vincent Espérandieu regarda son collègue en se demandant si son jugement était motivé par les piètres performances de l’attaquant ou par ses origines et le fait qu’il venait d’une cité de la région parisienne. Pujol n’aimait guère les cités, encore moins leurs habitants.

Toutefois, Espérandieu devait bien reconnaître que, pour une fois, Pujol avait raison : Anelka était nul. Zéro. Nase. Comme tout le reste de l’équipe, d’ailleurs. Un crève-cœur, ce premier match. Seul Martin semblait s’en foutre. Espérandieu tourna son regard vers lui et sourit : il était sûr que son patron ignorait jusqu’au nom du sélectionneur que la France entière conspuait et injuriait copieusement depuis des mois.

— Domenech est un putain de tocard, dit Pujol à ce moment-là, comme si son cerveau avait capté la pensée de Vincent. Si on est arrivés en finale en 2006, c’est parce que Zidane et les autres avaient pris les rênes de l’équipe.

Personne ne contestant ce fait, le flic se faufila dans la foule pour aller chercher d’autres bières. Le bar était bondé. 11 juin 2010. Jour d’ouverture et premiers matches de la Coupe du monde de football en Afrique du Sud. Dont celui qui passait sur l’écran en ce moment même : Uruguay-France, 0–0 à la mi-temps. Vincent observa une nouvelle fois son patron. Il gardait son regard fixé sur l’écran. Vide.

En vérité, le commandant Martin Servaz ne regardait pas le match, II faisait juste semblant — et son adjoint le savait.

Non seulement Servaz ne regardait pas le match, mais il se demandait ce qu’il fichait là.

Il avait voulu faire plaisir à son groupe d’enquête en l’accompagnant. Cela faisait des semaines que la Coupe du monde de football accaparait presque toutes les conversations à la Division des Affaires criminelles. La forme des joueurs, les matches amicaux calamiteux, dont une défaite humiliante contre la Chine, les choix du sélectionneur, l’hôtel trop cher : Servaz en venait à se demander si une troisième guerre mondiale les aurait préoccupés davantage. Probablement pas. Il espéra que les truands faisaient de même, et que les statistiques de la criminalité baissaient d’elles-mêmes sans que personne ait besoin d’intervenir.

Il attrapa le verre de bière fraîche que Pujol venait de déposer devant lui et le porta à ses lèvres. Sur l’écran, le match avait repris. Les petits hommes en bleu s’agitaient avec la même énergie stérile que précédemment ; ils couraient d’un bout à l’autre du terrain sans que Servaz trouvât à ces déplacements la moindre logique. Quant aux attaquants, il n’était pas un spécialiste, mais ils lui semblaient singulièrement maladroits. Il avait lu quelque part que les frais de déplacement et d’hébergement de cette équipe allaient coûter plus d’un million d’euros à la Fédération française de football, il aurait été curieux de savoir d’où elle tirait ses revenus et s’il allait lui-même devoir mettre la main à la poche. Mais cette question semblait moins préoccuper ses voisins, pourtant contribuables sourcilleux d’ordinaire, que l’absence chronique de résultats. Servaz tenta néanmoins de s’intéresser à ce qui se passait sur l’écran. Mais un bourdonnement désagréable montait en permanence du poste, comme celui d’un essaim géant. On lui avait expliqué que c’était le bruit produit par les milliers de trompettes des spectateurs sud-africains présents dans le stade. Il se demanda comment ils pouvaient produire et surtout supporter un tel vacarme : même d’ici, atténué par les micros et les filtres de la technique, le son était particulièrement exaspérant.

Tout à coup, les lumières du bar vacillèrent et des exclamations fusèrent de toutes parts quand l’image à l’écran se contracta et disparut pour réapparaître aussitôt. L’orage… Il tournoyait sur Toulouse comme un vol de corbeaux. Servaz eut un demi-sourire en imaginant tout le monde plongé dans le noir et privé de match.

Sans qu’il y prît garde, sa pensée distraite dériva vers une zone familière mais dangereuse. Cela faisait dix-huit mois à présent que Julian Hirtmann n’avait plus donné signe de vie… Dix-huit mois, mais il ne se passait pas un jour sans que le flic pensât à lui. Le Suisse s’était évadé de l’institut Wargnier au cours de l’hiver 2008–2009, quelques jours seulement après que Servaz lui eut rendu visite dans sa cellule. Au cours de cette rencontre, il avait découvert avec stupéfaction que l’ancien procureur de Genève et lui avaient une passion commune : la musique de Mahler. Et puis, il y avait eu l’évasion pour l’un — et l’avalanche pour l’autre.

Dix-huit mois, songea-t-il. Cinq cent quarante jours et autant de nuits au cours desquelles il avait fait un nombre incalculable de fois le même cauchemar. L’avalanche… Il était enseveli dans un cercueil de neige et de glace, et l’air commençait sérieusement à lui manquer tandis que le froid engourdissait de plus en plus ses membres, lorsque enfin une sonde le touchait et que quelqu’un déblayait furieusement la neige au-dessus de lui. Une lumière aveuglante sur sa figure, une goulée d’air frais qu’il aspirait à grands traits, la bouche ouverte, et un visage qui s’encadrait dans l’ouverture. Celui de Hirtmann… Le Suisse éclatait de rire, disait : « adieu, Martin » — et rebouchait le trou…

Hormis quelques variantes, le rêve s’achevait toujours peu ou prou de la même façon.

En réalité, il avait survécu à l’avalanche. Mais, dans ses cauchemars, il mourait. Et, d’une certaine façon, une partie de lui était morte là-haut, cette nuit-là.

Que faisait Hirtmann en cet instant précis ? Où était-il ? Servaz revit en frissonnant le paysage de neige d’une majesté inimaginable… les sommets vertigineux protégeant une vallée perdue… le bâtiment aux murailles épaisses… les verrous qui claquent au fond des couloirs déserts… Et puis, la porte derrière laquelle s’élevait la musique familière : Gustav Mahler, le compositeur favori de Servaz — mais aussi de Julian Hirtmann.

— Pas trop tôt, dit Pujol à côté de lui.

Servaz jeta un coup d’œil distrait à l’écran. Un joueur quittait le terrain, un autre le remplaçait. Servaz crut comprendre qu’il s’agissait du dénommé Anelka. Il regarda le coin en haut à gauche de l’écran : 71e minute — et toujours 0–0. D’où sans doute la tension qui régnait dans le bar. À côté de lui, un gros type qui devait peser dans les cent trente kilos et qui suait abondamment sous sa barbe rousse lui tapota l’épaule comme s’ils étaient intimes avant de lui souffler son haleine alcoolisée dans la figure :

— Si j’étais sélectionneur, je leur botterais les fesses pour qu’ils se bougent un peu, tous ces branleurs. Merde, sont pas fichus de se remuer même pour une Coupe du monde.

Servaz se demanda si, de son côté, son voisin se remuait beaucoup — à part lorsqu’il s’agissait de se traîner jusqu’ici et d’aller chercher des packs de bière à la supérette du coin.

Il se demanda pourquoi il n’aimait pas le sport à la télé. Était-ce parce que son ex-femme, Alexandra, contrairement à lui, ne ratait pas un match de son équipe préférée ? Ils avaient formé pendant sept années un couple dont Servaz avait toujours pensé, dès le premier jour, qu’il ne tiendrait pas longtemps. Malgré cela, ils s’étaient mariés, et ils avaient tenu sept ans. Il ne savait toujours pas comment ils avaient pu mettre autant de temps à reconnaître l’évidence : ils étaient aussi mal assortis qu’un taliban et une libertine. Qu’en restait-il aujourd’hui, sinon une fille de dix-huit ans ? Mais il était fier de sa fille. Oh oui, il en était fier. Même s’il ne s’était toujours pas habitué à son look, à ses piercings et à ses coupes de cheveux, Margot suivait ses traces à lui, pas celles de sa mère. Comme lui, elle aimait lire et, comme lui, elle avait intégré la classe préparatoire littéraire la plus prestigieuse de la région. Marsac. Les meilleurs étudiants y venaient de centaines de kilomètres à la ronde, certains même de Montpellier ou de Bordeaux.

En y réfléchissant bien, il devait admettre qu’à quarante et un ans il n’avait que deux centres d’intérêt dans son existence : son métier et sa fille. Et les livres… Mais les livres, c’était autre chose — pas seulement un centre, c’était toute sa vie.

Est-ce que c’était suffisant ? À quoi se résumait la vie des autres ? Il regarda le fond de son verre de bière, où il ne subsistait plus que des traces de mousse, et il décida qu’il avait assez picolé pour ce soir. Il ressentit tout à coup une envie pressante d’uriner et se faufila jusqu’à la porte des toilettes. Elles étaient d’une saleté repoussante. Un homme chauve lui tournait le dos, Servaz entendit son jet frapper l’émail de l’urinoir.

— Quelle équipe de bras cassés, dit l’homme quand le flic se déboutonna à côté de lui. C’est une honte de voir ça.

Il ferma sa braguette et ressortit sans prendre la peine de se laver les mains. Servaz savonna et rinça les siennes longuement, les sécha sous le souffleur puis, au moment de ressortir, il enfonça sa main droite dans sa manche avant de saisir la poignée que l’homme avait touchée.

Un bref coup d’œil à l’écran lui apprit que rien n’avait changé en son absence, bien que la partie approchât de son terme. L’assistance n’était plus qu’un volcan de frustrations. Servaz se dit que, si ça continuait comme ça, il allait y avoir des émeutes et il rejoignit sa place.

Ses voisins poussaient des rugissements du style : « vas-y ! », « passe-la, ta balle, putain, passe-la ! », « à droite ! à droooiteee ! », signe qu’enfin quelque chose se passait, quand il sentit dans sa poche une vibration familière. Il plongea la main dans son pantalon et en ressortit son téléphone. Pas un smartphone, un bon vieux Nokia des familles. L’écran était illuminé, signe que là aussi quelque chose se passait. L’appareil avait déjà transféré l’appel sur sa messagerie, il avait un message « 888 ».

Servaz composa le numéro.

Se figea.

La voix dans le téléphone… Il lui fallut une demi-seconde pour la reconnaître. Une demi-seconde d’éternité. L’espace-temps qui se contracte, comme si les vingt années qui le séparaient de la dernière fois où il l’avait entendue pouvaient être franchies en deux battements de cœur. Même après tout ce temps, un tunnel se creusa dans son estomac en l’entendant.

Il eut l’impression que la salle se mettait à tourner. Les cris, les encouragements, le bourdonnement des vouvouzelas reculèrent, se perdirent dans un brouillard. Le présent se contracta, devint minuscule. La voix disait :

« Martin ? C’est moi, Marianne… Appelle-moi, s’il te plaît. C’est très important. Je t’en supplie, rappelle-moi dès que tu auras ce message… »

Une voix surgie du passé — mais aussi une voix qui laissait transparaître la peur.


Samira Cheung jeta la veste en cuir sur le lit et regarda le gros homme qui était en train de fumer, calé contre les oreillers.

— Faut qu’tu dégages. Je dois aller travailler.

L’homme assis dans son lit avait bien trente ans de plus qu’elle, une nette surcharge pondérale au niveau de l’abdomen et des poils blancs sur la poitrine, mais Samira s’en foutait. C’était un bon coup, et c’était là tout ce qui comptait à ses yeux. Elle-même n’était pas un prix de beauté. Depuis le lycée, elle savait que la plupart des hommes la trouvaient laide — ou plutôt qu’ils jugeaient son visage laid et son corps singulièrement attirant. Dans l’étrange sentiment ambivalent qu’elle leur inspirait, la balance penchait parfois d’un côté, parfois de l’autre. Samira Cheung se rattrapait en couchant avec le plus grand nombre d’hommes possible ; elle avait depuis longtemps constaté que les plus canons ne font pas forcément les meilleurs amants, et c’était des amants performants qu’elle recherchait — pas le Prince charmant.

Le grand lit craqua quand son amant ventripotent passa ses jambes hors des draps et se pencha pour attraper ses vêtements pliés sur une chaise, près d’un miroir en pied dans lequel se reflétait une partie des combles. Des toiles d’araignée, de la poussière, un lustre baroque pendu à une poutre dont une ampoule sur deux fonctionnait, des tapis en jonc, une commode et une armoire espagnoles chinées dans des brocantes occupaient le reste de l’espace. Samira enfila une culotte et un tee-shirt puis disparut par la trappe aménagée dans le plancher.

— GNÔLE OU CAFÉ ? lança-t-elle de l’étage en dessous.

Elle se faufila dans la petite cuisine peinte en rouge qui évoquait la cambuse d’un bateau par son exiguïté et alluma le percolateur à dosettes. À part l’ampoule nue brillant au-dessus d’elle, la grande maison était plongée dans l’obscurité. Et pour cause, Samira avait fait l’acquisition de cette ruine à vingt kilomètres de Toulouse l’année précédente. Elle la restaurait peu à peu (elle sélectionnait ses amants occasionnels dans différents corps de métier : électriciens, plombiers, maçons, peintres, couvreurs…) et n’occupait pour l’instant qu’un cinquième de la surface habitable. Toutes les pièces du rez-de-chaussée étaient vides de tout mobilier, tendues de bâches en plastique, les murs recouverts d’échafaudages, de pots de peinture dégoulinants et d’outils, de même que la moitié de l’étage — et elle avait installé sa chambre dans le grenier en attendant.

Sur le mur rouge, elle avait peint au pochoir, en grandes lettres argentées : « Chantier interdit au public. » Sur son tee-shirt s’affichait la devise : « I LOVE ME. » Ses petits seins pointaient au travers. L’homme descendit lourdement les degrés de l’échelle inclinée comme celle d’un navire. Elle lui tendit un expresso fumant et croqua dans une pomme entamée qui commençait à s’oxyder sur le plan de travail. Puis elle disparut dans la salle de bains. Cinq minutes plus tard, elle passait dans le « dressing ». Toutes ses fringues étaient temporairement accrochées à des cintres suspendus à de longs portants métalliques, sous de fines housses transparentes, les dessous et les tee-shirts étaient rangés dans des meubles à tiroirs en plastique et les dizaines de paires de bottes alignées le long du mur.

Elle passa un jean troué aux genoux, des bottines à talons plats, un nouveau tee-shirt et une ceinture en cuir clouté. Puis le holster avec son arme de service. Et une parka militaire pour la pluie.

— T’es encore là ? dit-elle en revenant dans la cuisine.

Le gros quinquagénaire essuya la confiture sur ses lèvres. Il l’attira à lui et l’embrassa en posant ses mains potelées sur les fesses de Samira, à travers le jean. Elle se laissa faire un moment, avant de se libérer.

— Quand est-ce que tu t’occupes de ma douche ?

— Pas ce week-end. Ma femme rentre de chez sa sœur.

— Trouve un jour. Cette semaine.

— Mon agenda est plein, protesta-t-il.

— Pas de plomberie, pas de baise, annonça-t-elle.

L’homme fronça les sourcils.

— Peut-être mercredi après-midi. Faut voir.

— Les clés seront à l’endroit habituel.

Elle allait ajouter quelque chose quand un mélange de riffs de guitare électrique et de hurlements de film d’horreur s’éleva quelque part. Les premières mesures d’un morceau d’Agoraphobic Nose-bleed, un groupe américain de grindcore. Le temps qu’elle trouve son téléphone portable, les hurlements et les décibels avaient cessé. Elle regarda le numéro qui s’affichait : Vincent. Elle allait le rappeler quand l’appareil vibra. Un texto :

Rappelle-moi.

Ce qu’elle fit aussitôt.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Où es-tu ? demanda-t-il sans répondre.

— Chez moi, j’allais partir : je suis de permanence ce soir. (Un soir pareil, tous les hommes de la brigade qui avaient pu se faire porter pâles l’avaient fait.) Et toi, tu ne regardes pas le match ?

— On a eu un appel…

Une urgence. Le substitut de permanence au parquet sans doute. Pas de bol pour les amateurs de foot. Au palais de justice aussi, les téléviseurs devaient chauffer. Elle-même avait eu du mal à trouver un amant pour la soirée : le foot l’emportait sur la baise, à l’évidence, ce soir-là.

— Le parquet a appelé ? demanda-t-elle. De quoi s’agit-il ?

— Non, ce n’est pas le parquet.

— Ah bon ?

Il y avait une tension inhabituelle dans la voix d’Espérandieu.

— Je t’expliquerai. Inutile de te rendre au SRPJ. Prends ta voiture et rejoins-nous. Tu as de quoi noter ?

Sans s’occuper de son invité qui s’impatientait à côté d’elle, elle ouvrit un tiroir de la cuisine, y dégota un stylo et un Post-it.

— Attends… Oui, ça y est.

— Je te file l’adresse, tu nous rejoins là-bas.

— Vas-y.

Elle haussa un sourcil en la notant, bien qu’il ne pût la voir.

— Marsac ? C’est dans la campagne, ça… Qui vous a appelés, Vincent ?

— On t’expliquera. On est déjà en route. Retrouve-nous dès que tu peux.

La lueur d’un éclair derrière la fenêtre.

— Nous ? C’est qui nous ?

— Martin et moi.

— Très bien. Je fonce.

Elle coupa la communication. Il y avait quelque chose qui clochait.

3. Marsac

La pluie tambourinait sans relâche sur le toit de la voiture. Elle dansait dans les phares, inondait le pare-brise et la route, chassait les animaux jusque dans leurs terriers et isolait les rares véhicules les uns des autres. Elle était venue par l’ouest, comme une armée s’abat sur un nouveau territoire. Après que son avant-garde eut annoncé son arrivée à grands coups de rafales de vent et d’éclairs, elle avait déferlé sur les bois et les routes. Pas une simple pluie. Un déluge. Ils distinguaient à peine la route forestière et les coupes de bois. De temps en temps, des éclairs zébraient le ciel mais, le reste du temps, ils ne voyaient rien d’autre que la bulle de lumière parsemée d’étincelles et cernée de ténèbres qu’ils déplaçaient avec eux. On aurait dit qu’un cataclysme avait noyé les terres habitées et qu’ils évoluaient au fond de l’océan. Servaz fixait la route. La pulsation des essuie-glaces faisait écho à celle de son cœur, qui se contractait et se dilatait à un rythme bien trop rapide dans sa poitrine. Ils avaient quitté l’autoroute depuis un moment et ils roulaient à présent parmi les collines plongées dans la nuit noire de la campagne, ce qui, pour un trentenaire citadin comme Espérandieu, revenait à s’enfoncer dans une fosse abyssale à bord d’un engin sous-marin. Encore heureux que son patron n’eût pas choisi la musique. Vincent avait glissé un CD de Queens of the Stone Age dans le lecteur et, pour une fois, Martin n’avait pas protesté.

Il était bien trop absorbé par ses pensées.

Espérandieu quitta une fraction de seconde la route des yeux. Il vit la lueur des phares et le va-et-vient des essuie-glaces se refléter dans les pupilles noires de son patron. Servaz scrutait l’asphalte comme précédemment l’écran de télévision : sans le voir. Son adjoint repensa au coup de téléphone. Depuis qu’il l’avait reçu, Martin s’était métamorphosé. Vincent avait cru comprendre que quelque chose s’était passé à Marsac et que la personne au bout du fil était une vieille amie. Servaz n’en avait pas dit davantage. Il avait invité Pujol à continuer de regarder le match et demandé à Espérandieu de le suivre.

Une fois dans la voiture, il lui avait dit d’appeler Samira. Espérandieu ne comprenait rien à ce qui se passait.

La pluie se calma un peu au moment où le Scénic passa sous le tunnel de platanes qui marquait l’entrée de la ville et ils se faufilèrent dans les petites rues du centre, se mirent à cahoter sur les pavés.

— À gauche, dit Servaz quand ils furent parvenus sur une place avec une église.

Espérandieu ne put s’empêcher de noter le nombre de pubs, de cafés et de restaurants. Marsac était une ville universitaire. 18 503 habitants. Et presque autant d’étudiants. Une faculté de lettres, une autre de sciences, une troisième de droit, économie et gestion et une khâgne très réputée. Les journaux, qui aimaient les images frappantes, la surnommaient « la Cambridge du Sud-Ouest ». Considéré du point de vue strictement policier, un tel afflux d’étudiants devait signifier un problème récurrent de conduites en état d’ivresse ou sous l’emprise de stupéfiants, de trafics de cannabis et d’amphétamines, et quelques dégradations plus ou moins revendicatives. Rien, en tout cas, qui fût du ressort de la Brigade criminelle.

— On dirait qu’il y a une coupure d’électricité.

De fait, les rues étaient plongées dans l’obscurité, et même les fenêtres des pubs et des bars étaient éteintes. Ils devinèrent des lueurs mouvantes derrière les vitres : des lampes de poche. L'orage, songea Vincent.

— Fais le tour du square et prends la deuxième à droite.

Ils contournèrent le petit square circulaire cerné de grilles et quittèrent la place par une étroite rue pavée qui grimpait entre de hautes façades. Vingt mètres plus loin, ils distinguèrent le fouet des gyrophares à travers les averses. La gendarmerie… Quelqu’un l’avait appelée.

— C’est quoi, ce cirque ? dit Espérandieu. Tu savais que la gendarmerie était sur le coup ?

Ils se rangèrent derrière un Renault Trafic et un Citroën C4, tous deux aux couleurs de la maréchaussée. La pluie rebondissait si fort sur les carrosseries que les toits des véhicules en étaient tout hérissés. Comme son patron ne répondait pas, Vincent se tourna vers lui. Martin avait l’air plus tendu qu’à l’ordinaire. Il jeta à son adjoint un regard perplexe, réticent, et il descendit.

En moins de cinq secondes, ses cheveux et sa chemise furent trempés. Plusieurs membres de la maréchaussée se tenaient stoïquement sous le déluge, abrités sous des coupe-vent imperméables. L’un d’eux s’avança dans leur direction et Servaz sortit son insigne. Le gendarme haussa les sourcils pour bien marquer son étonnement de voir la Brigade criminelle déjà sur les lieux avant même que le parquet l’eût saisie.

— Qui dirige les opérations ? demanda Servaz.

— Le capitaine Bécker.

— Il est à l’intérieur ?

— Oui, mais je ne sais pas si…

Servaz contourna le pandore sans attendre la suite.

— MARTIN !

Il tourna la tête vers la gauche. Une Peugeot 307 était garée un peu plus loin, dans la ruelle. Côté conducteur, derrière la portière ouverte, se tenait quelqu’un qu’il avait cru jusqu’à cette nuit ne jamais revoir.


L’eau qui dégringolait, les phares et les gyrophares qui les aveuglaient, les visages sous les coupe-vent, tout était flou. Mais il aurait néanmoins reconnu sa silhouette entre mille. Elle portait un imperméable au col relevé et, en un clin d’œil, ses cheveux blonds et bouclés, séparés par une raie bien nette, et la mèche qui retombait sur le côté gauche de son visage, furent trempés. C’était bien elle. Elle se tenait droite, une main sur la portière, le menton redressé, comme dans son souvenir. Son visage était ravagé par la peur et la douleur, mais elle n’avait pas renoncé à sa fierté.

C’était ce qu’il avait aimé, à une époque, cette fierté. Avant qu’elle ne devienne une muraille entre eux.

— Bonjour, Marianne, dit-il.

Elle lâcha la portière, la contourna et se précipita vers lui. L’instant d’après, elle était dans ses bras. Il sentit une mini-onde sismique le traverser, les sanglots qui la secouaient. Il referma ses bras autour d’elle, sans l’étreindre. Un geste plus protocolaire qu’intime. Combien d’années ? Dix-neuf ? Vingt ? Elle l’avait rejeté hors de sa vie, elle était partie avec un autre et elle avait trouvé le moyen de faire retomber la faute sur lui. Il l'avait aimée, oh oui… Peut-être plus qu’aucune autre femme avant et après elle… Mais cela s’était passé dans un autre siècle, il y avait si longtemps…

Elle s’écarta un peu et elle le regarda, ses longs cheveux mouillés caressant sa joue au passage. De nouveau, il sentit comme un mini-séisme passer à travers lui, magnitude 4 sur l’échelle de Servaz. Ses yeux si proches : deux lacs verts et scintillants. Il lut en eux une multitude d’émotions contradictoires. Parmi elles, il y avait la douleur. Le chagrin. Le doute. La peur. Mais aussi la reconnaissance et l’espoir. Un minuscule, un timide espoir… Celui qu’elle plaçait en lui. Il regarda ailleurs pour calmer les battements de son cœur. Dix-neuf années et elle était presque inchangée, hormis les fines rides au coin des yeux et de la bouche.

Il se remémora ses paroles au téléphone : « Il est arrivé quelque chose de terrible… » Sur le moment, il avait cru qu’elle parlait d’elle, de quelque chose qu’elle aurait fait — avant de comprendre qu’il s’agissait de son fils : « Hugo… Il a trouvé une femme morte chez elle… Tout l’accuse, Martin… On va dire que c’est lui… » Elle parlait d’une voix si hachée par les sanglots, la gorge tellement nouée, qu’il n’avait pas compris la moitié de ce qu’elle disait.

« Que s’est-il passé ?

— Il vient de m’appeler… Il a été drogué… Il s’est réveillé dans la maison de cette femme et elle était… morte… »

C’était absurde, ce qu’elle lui racontait, ça n’avait pas de sens. Il s’était demandé si elle avait bu ou pris quelque chose.

« Marianne, je ne comprends rien. De qui est-ce que tu parles ? Qui est cette femme ?

Une prof. À Marsac. Une de ses professeurs. »

Marsac… Là où étudiait Margot. Même au téléphone, il avait eu du mal à dissimuler son trouble… Puis il s’était dit qu’entre l’université, le lycée et le collège, il devait bien y avoir une centaine de professeurs à Marsac. Combien de chances pour que cette femme ait précisément eu Margot pour élève ?

« Ils vont l’accuser, Martin… Il est innocent. Hugo est incapable de faire une chose pareille… Je t’en prie, tu dois nous aider… »

— Merci d’être venu, lui déclara-t-elle. Je…

Il la stoppa d’un geste.

— Pas maintenant… Rentre chez toi. Je te contacterai.

Elle posa sur lui un regard aux abois. Sans attendre de réponse, il tourna les talons et se dirigea vers la maison.


— Capitaine Bécker ?

— Oui.

Il brandit sa carte pour la deuxième fois, bien qu’il fût difficile de distinguer quoi que ce soit à l’intérieur de la maison.

— Commandant Servaz. SRPJ de Toulouse. Voici le lieutenant Espérandieu.

— Qui vous a prévenus ? demanda Bécker d’emblée.

La petite cinquantaine, trapu, il avait l’air d’un homme qui dort mal, à en croire les valises sous ses yeux. Il avait aussi l’air très secoué par ce qu’il avait vu. Et d’une humeur de chien. Encore un qu’on a arraché à son football.

— Un témoin, éluda-t-il. Et vous, qui vous a prévenus ?

Bécker renifla, comme s’il rechignait à partager ses informations avec des inconnus.

— Un voisin. Oliver Winshaw. Un Anglais… Il habite là, de l’autre côté de la rue.

Il désignait un point à travers le mur.

— Qu’est-ce qu’il a vu ?

— La fenêtre de son bureau plonge sur le jardin. Il a vu un jeune homme assis au bord de la piscine et un tas de poupées flotter dans le bassin. Il a trouvé ça bizarre, alors il nous a appelés.

— Des poupées ?

— Oui. Vous verrez ça par vous-mêmes.

Ils se tenaient dans le salon de la maison, elle était plongée dans l’obscurité, comme toutes les maisons de Marsac visiblement. La porte de la rue était ouverte et le seul éclairage de la pièce provenait des phares des véhicules garés dehors, étirant leurs doubles noirs sur les murs. Dans la pénombre, Servaz devina une cuisine américaine, une table ronde sur le verre de laquelle dansait une guirlande de lueurs, quatre chaises en fer forgé, un vaisselier et, derrière un pilier, un escalier qui partait vers les étages. L’air humide circulait par les portes-fenêtres grandes ouvertes sur le jardin, Servaz se dit que quelqu’un avait dû les bloquer pour éviter qu’elles ne claquent. Il entendait le crépitement de la pluie dehors, et le bruissement des feuillages malmenés par le vent.

Un gendarme passa près d’eux ; le faisceau de sa lampe découpa un instant leurs silhouettes.

— On est en train d’installer un groupe électrogène, dit Bécker.

— Où est le gosse ? demanda Servaz.

— Dans le fourgon. Sous bonne garde. On va le ramener à la gendarmerie.

— Et la victime ?

Le gendarme pointa le doigt vers le plafond.

— Là-haut. Sous les combles. Dans la salle de bains.

À sa voix, Servaz devina qu’il était encore en état de choc.

— Elle habitait seule ?

— Oui.

À en juger par ce qu’il avait vu depuis la rue, la maison était grande : quatre niveaux, si on comptait les combles et le rez-de-chaussée — même si chaque niveau ne faisait pas plus de cinquante mètres carrés.

— Une prof, c’est ça ?

— Claire Diemar. Trente-deux ans. Elle était prof de je ne sais quoi à Marsac.

Servaz croisa le regard du capitaine dans la pénombre.

— Le gamin était un de ses élèves.

— Quoi ?

Le tonnerre avait couvert les paroles du gendarme.

— Je disais que le gosse étudiait dans une de ses classes.

— Oui, je suis au courant.

Servaz fixait Bécker dans le noir, chacun d’eux plongé dans ses pensées.

— Je suppose que vous avez plus l’habitude que moi, dit finalement le gendarme. Mais quand même, je vous avertis : ça n’est pas joli, joli… Je n’avais encore jamais vu quelque chose d’aussi… dégueulasse.

Excusez-moi, dit une voix surgissant de l’escalier.

Ils pivotèrent vers l’origine de la voix.

Je peux savoir qui vous êtes ?

Quelqu’un descendait les marches. Une haute silhouette sortit lentement de l’ombre pour s’approcher d’eux et entrer dans leur champ de vision.

— Commandant Servaz, Brigade criminelle de Toulouse.

L’homme lui tendit une main gantée de cuir. Il devait mesurer pas loin de deux mètres. Servaz devina tout en haut de ce corps un long cou, une curieuse tête carrée aux oreilles décollées et des cheveux coupés ras. Le géant broya sa main encore humide dans du cuir souple.

— Roland Castaing, procureur au parquet d’Auch. Je viens d’avoir Catherine au téléphone. Elle m’a dit que vous arriviez. Je peux savoir qui vous a prévenus ?

Il faisait allusion à Cathy d’Humières, la procureur qui dirigeait le parquet de Toulouse et avec qui Servaz avait plusieurs fois travaillé — en particulier sur l’enquête la plus marquante de sa carrière : celle qui l’avait emmené à l’institut Wargnier dix-huit mois plus tôt. Servaz hésita.

— Marianne Bokhanowsky, la mère du jeune homme, répondit-il.

Un silence s’ensuivit.

— Vous la connaissez ?

Le ton du proc était légèrement étonné et soupçonneux. Il avait une voix grave et profonde qui roulait sur les consonnes comme les roues d’une charrette sur des cailloux.

— Oui. Un peu. Mais cela fait des années que je ne l’avais pas revue.

— Pourquoi vous, dans ce cas ? voulut savoir le géant.

De nouveau, Servaz hésita.

— Sans doute parce que mon nom a fait la une des journaux.

L’homme resta un instant silencieux. Servaz sentit que, du haut de son double mètre, le géant l’examinait. Il devina des yeux posés sur lui dans le noir et il frissonna : le nouveau venu lui faisait penser à une statue de l’île de Pâques.

— Ah oui, bien sûr… La tuerie de Saint-Martin-de-Comminges. Bien sûr… C’était vous… Quelle histoire incroyable, pas vrai ? Ça doit laisser des traces, une enquête pareille, commandant ?

Quelque chose dans le ton du magistrat déplaisait souverainement à Servaz.

— Ça ne m’explique toujours pas ce que vous faites ici…

— Je vous l’ai dit : la mère d’Hugo m’a demandé de venir jeter un coup d’œil.

— À ce que je sache, l’enquête ne vous a pas encore été confiée, répliqua le magistrat d’un ton tranchant.

— Non, en effet.

— C’est du ressort du parquet d’Auch. Pas de celui de Toulouse.

Servaz faillit répliquer que le parquet d’Auch ne disposait que d'une modeste brigade de recherches — et que pas une seule enquête criminelle importante, ces dernières années, ne lui avait été confiée —, mais il s’abstint.

— Vous avez fait un long chemin pour venir jusqu’ici, commandant, dit Castaing. Et je suppose que, comme nous tous, vous avez dû renoncer à regarder la télé. Allez donc jeter un coup d’œil là-haut, mais je vous préviens : ce n'est pas beau à voir… En même temps, contrairement à nous, vous en avez vu d’autres.

Servaz se contenta de hocher la tête. Tout à coup, il sut qu’il ne fallait en aucun cas que cette enquête lui échappe.


Les poupées regardaient le ciel nocturne. Servaz se dit qu’un cadavre flottant dans la piscine aurait eu à peu près le même regard. Elles se balançaient, leurs robes pâles ondoyant toutes au même rythme, et parfois s’entrechoquaient légèrement. Ils étaient debout au bord du bassin, Espérandieu et lui. Son adjoint avait déployé un parapluie de la taille d’un parasol au-dessus d’eux. La pluie ricochait dessus, ainsi que sur les dalles et sur la pointe de leurs chaussures. Le vent la rabattait contre la vigne vierge de la façade derrière eux.

— Putain, dit simplement son adjoint.

Son mot préféré lorsqu’il s’agissait de résumer une situation à ses yeux incompréhensible.

— Elle les collectionnait, dit-il. Je ne crois pas que celui qui l’a tuée les ait apportées avec lui. Il a dû les trouver dans la maison.

Servaz acquiesça. Il compta. Dix-neuf… Un nouvel éclair illumina les faces ruisselantes. Le plus frappant était tous ces regards fixes. Il savait qu’un regard semblable les attendait là-haut, et il se prépara mentalement.

— Allons-y.

Une fois à l’intérieur, ils passèrent des gants, des charlottes pour les cheveux et des couvre-chaussures en nylon. Les voiles de la nuit les enveloppaient ; le groupe électrogène ne fonctionnait toujours pas, il y avait apparemment un problème technique. Ils s’équipèrent en silence, dans le noir. Aussi bien, à ce stade, ni Vincent ni lui n’avaient envie de parler. Servaz sortit sa lampe torche et l’alluma. Espérandieu fit de même. Puis ils se mirent à grimper.

4. Éclairages

Le flamboiement des éclairs par les lucarnes illuminant les marches qui craquaient sous leurs pas. La lueur des torches sculptant leurs visages par en dessous, Espérandieu voyait les yeux de son patron briller comme deux cailloux noirs tandis qu’il cherchait, le nez baissé, des traces de pas dans l’escalier. Il grimpait en posant les pieds le plus près possible des plinthes, écartant les jambes à la manière d’un rugbyman All Black pendant le haka.

— Espérons que monsieur le procureur aura fait de même, dit-il.

Quelqu’un avait déposé une lampe-tempête sur le dernier palier. Elle jetait une clarté indécise autour d’elle. Et sur la seule porte.

La maison continuait de gémir sous les assauts de l’orage. Servaz s’arrêta devant le seuil. Il consulta sa montre. 11 h 10. Un éclair d’une intensité particulière illumina la fenêtre de la salle de bains et s’imprima sur leurs rétines au moment où ils entraient. Un coup de tonnerre fracassant le suivit. Ils firent un pas de plus et balayèrent la soupente du pinceau de leurs torches. Il fallait faire vite. Les techniciens en scène de crime n’allaient pas tarder à arriver, mais, pour l’instant, ils étaient seuls. La pièce en soupente était plongée dans l’obscurité. À l’exception de la pyrotechnie se déchaînant derrière la fenêtre… et de la baignoire, qui formait un rectangle de clarté bleu pâle dans le noir, vers le fond.

À la manière d’une piscine… éclairée de l’intérieur…

Servaz sentit son pouls battre dans sa gorge. Il promena soigneusement le faisceau de sa torche sur le sol. Puis il se mit en devoir de s’approcher de la baignoire en rasant les murs. Ce n’était pas facile : des flacons et des bougies partout, des meubles bas et des vasques, un porte-serviettes, un miroir. Un double rideau encadrait la baignoire. Il était écarté et Servaz distinguait à présent le miroitement de l’eau contre l’émail. Et une ombre.

Il y avait quelque chose dans le fond… Quelque chose ou plutôt quelqu’un.

La baignoire était d’un modèle ancien en fonte blanche sur quatre pieds. Elle mesurait pas loin de deux mètres et elle était profonde — si bien que Servaz dut franchir le dernier mètre qui l’en séparait pour en voir le fond.

Il fit un pas de plus. Réprima un mouvement de recul.

Elle était là — et elle le regardait de ses yeux bleus grands ouverts comme si elle l’attendait. Elle ouvrait aussi la bouche, si bien qu’elle semblait sur le point de dire quelque chose. Mais c’était bien sûr impossible parce que ce regard était mort. Il n’y avait plus rien de vivant en lui.

Bécker et Castaing avaient raison : Servaz lui-même avait rarement vu spectacle aussi difficilement soutenable. Hormis peut-être le cheval décapité dans la montagne… Mais, à la différence d’eux, il savait comment gérer ses émotions. Claire Diemar avait été ligotée avec une longueur absolument invraisemblable de corde qui s’enroulait à d’innombrables reprises autour de son torse, de ses jambes, de ses chevilles, de son cou et de ses bras, passait sous ses aisselles, entre ses cuisses, écrasait sa poitrine, en formant une quantité considérable de tours, de contours et de nœuds grossiers, la corde râpeuse mordant profondément la peau chaque fois. Espérandieu s’avança à son tour et il regarda par-dessus l’épaule de son patron. Un mot s’imposa immédiatement dans son esprit : bondage. Les liens et les nœuds étaient par endroits si nombreux, si complexes et si serrés que Servaz se fit la réflexion qu’il allait falloir des heures au légiste pour les couper, puis pour les examiner une fois au labo. Il n’avait jamais vu un écheveau pareil. La saucissonner de la sorte avait dû prendre moins de temps cependant : celui qui avait fait ça avait agi avec brutalité avant de l’allonger dans la baignoire et d’ouvrir le robinet.

Il l’avait mal fermé, car il gouttait encore.

Un bruit lancinant dans la pièce silencieuse, chaque fois qu’une goutte heurtait la surface de l’eau.

Peut-être l’avait-il frappée avant. Servaz aurait aimé pouvoir plonger une main dans la baignoire, sortir la tête de l’eau et soulever le crâne pour tâter l’occipital et le pariétal — deux des huit os plats qui forment la boîte crânienne — à travers les longs cheveux bruns. Mais il n’en fit rien. C’était le boulot du légiste.

La lueur de sa torche ricochait sur l’eau. Il l’éteignit et il n’y eut plus qu’une source de lumière. L’eau en était comme pailletée…

Servaz ferma les yeux, compta jusqu’à trois et les rouvrit : la source de lumière ne se trouvait pas dans la baignoire, mais dans la bouche de la victime. Une petite lampe torche, qui ne devait pas excéder deux centimètres de diamètre. Elle avait été enfoncée dans sa gorge. Seule son extrémité émergeait de l’oropharynx et de la luette, et elle éclairait le palais, la langue, les gencives et les dents de la morte, en même temps que son faisceau se diffractait dans l’eau environnante.

On aurait dit une lampe à abat-jour humain…

Servaz se demanda, perplexe, quelle était la signification de ce dernier geste. Une signature ? Son inutilité dans le mode opératoire lui-même et son indiscutable valeur symbolique le laissaient penser. Restait à en trouver le symbole. Il réfléchit à ce qu’il voyait, ainsi qu’aux poupées dans la piscine, essayant de déterminer l’importance de chaque élément.

L’eau…

L’eau était l’élément principal. Il apercevait aussi des matières organiques au fond de la baignoire, et il renifla une légère odeur d’urine. Il en conclut qu’elle était bien morte dans cette eau froide.

L’eau ici et l’eau dehors… Il pleuvait… L’assassin avait-il attendu cette nuit d’orage pour agir ?

Il songea qu’il n’avait pas vu de traces particulières dans l’escalier en montant. Si le corps avait été ficelé ailleurs que dans cette pièce et traîné ensuite jusqu’ici, il y avait fort à parier qu’il aurait laissé des éraflures sur les plinthes, déchiré ou bouchonné la moquette. Il demanderait aux techniciens d’examiner la cage d’escalier et d’effectuer des prélèvements, mais il connaissait déjà la réponse.

Il regarda de nouveau la fille. Un vertige le saisit. Elle avait eu un avenir. Qui méritait de mourir si jeune ? Le regard dans l’eau lui racontait la suite : elle avait eu peur, très peur avant de mourir. Elle avait compris que c’était fini, que tous ses crédits étaient épuisés, avant même d’avoir su ce que c’était que de vieillir. À quoi avait-elle pensé ? Au passé ou au futur ? Aux occasions ratées, aux secondes chances qu’elle n’aurait pas, aux projets qui ne verraient jamais le jour, aux amants ou au grand amour ? Ou bien juste à survivre ? Elle s’était débattue avec la sauvagerie d’une bête prise au piège. Mais elle était déjà enfermée dans son étroite prison de corde à ce moment-là, et elle avait senti le niveau de l’eau monter lentement, inexorablement, autour d’elle. Contre sa peau. Tandis que la panique hurlait comme un ouragan dans son cerveau et qu’elle aurait voulu crier pour de bon, la petite lampe torche l’en avait empêchée, plus efficace qu’un bâillon, et elle n’avait plus respiré que par le nez, la gorge douloureuse, enflée autour de l’objet étranger, le cerveau en manque d’oxygène. Elle avait sûrement hoqueté quand l’eau était entrée dans sa bouche, puis la panique s’était changée en terreur pure lorsque l’eau avait pénétré ses narines, recouvert son visage, frôlé la cornée de ses yeux grands ouverts…

Tout à coup, la lumière revint et ils sursautèrent.

— Bon Dieu de merde ! s’exclama Espérandieu.

— Expliquez-moi pourquoi je devrais vous confier cette enquête, commandant.

Servaz leva la tête et regarda Castaing. Le magistrat sortit une cigarette et la coinça entre ses lèvres. La cigarette grésilla sous les gouttes quand il l’alluma. Il avait l’air d’un totem, debout sous la pluie dans la lueur des phares. Et il toisait Servaz de toute sa hauteur.

Pourquoi ? Parce que tout le monde s’attend à ce que vous le fassiez. Parce que c’est le choix le plus raisonnable. Parce que si vous ne le faites pas et que cette enquête foire lamentablement, ON VA VOUS DEMANDER POURQUOI VOUS NE L’AVEZ PAS FAIT.

Les petits yeux enfoncés sous les arcades proéminentes étincelèrent, sans que Servaz pût déterminer si c’était de la colère, de l’amusement ou un mélange des deux. Le géant était étonnamment peu déchiffrable dans ses attitudes.

— Cathy d’Humières ne tarit pas d’éloges à votre sujet.

Le ton trahissait sans ambiguïté le scepticisme.

— Elle dit que votre groupe d’enquête est le meilleur avec lequel elle ait travaillé. Ce n’est pas un mince compliment, n’est-ce pas ?

Servaz se tut.

— Je veux être tenu au courant de chacun de vos mouvements et de chaque avancée de l’enquête, est-ce assez clair ?

Il se contenta de hocher la tête.

— Je saisis le SRPJ et j’appelle immédiatement votre directeur. Règle numéro un : pas de cachotteries ni de petits arrangements avec la procédure. Autrement dit, aucune initiative ne sera prise sans mon consentement préalable.

Sous les arcades proéminentes, les yeux de Castaing cherchèrent un signe d’assentiment. Servaz acquiesça d’un signe de tête.

— Règle numéro deux : tout ce qui concerne la presse passera par moi. Vous ne parlerez pas aux journalistes. Je m’en charge.

Tiens donc, il voulait son quart d’heure de gloire, lui aussi. Andy Warhol avait semé la graine de la discorde avec sa petite phrase, dorénavant, tout le monde voulait accrocher au moins une fois les feux de la rampe avant de disparaître : les arbitres sur les terrains de sport qui en faisaient un peu trop, les chefs syndicalistes, qui prenaient les patrons en otage pour défendre leurs jobs, mais aussi pour passer à la télé, et les procureurs de province, dès qu’une caméra s’allumait.

— Vous auriez sans doute préféré travailler avec Cathy d’Humières, mais il va falloir vous accommoder de ma présence. Je vous saisis pour la durée de la garde à vue, je ferai ouvrir une information judiciaire dès la présentation du suspect. Si je ne suis pas satisfait de votre travail, si la garde à vue n’avance pas assez vite, ou si j’estime que vous n’en faites pas assez, je ferai en sorte que le juge vous dessaisisse au profit de la Section de Recherche de la gendarmerie. En attendant, vous avez carte blanche.

Il tourna les talons et s’éloigna vers sa Skoda garée un peu plus loin.

— Super, dit Vincent. On fait vraiment un métier agréable.

— Au moins, on sait à quoi s’en tenir, renchérit Samira à côté d’eux. C’est quel genre de tribunal, Auch ?

Elle avait débarqué alors qu’ils redescendaient des étages, attirant immanquablement l’attention des gendarmes avec sa parka militaire au dos de laquelle étaient imprimés les mots Zombies vs Vampires.

— Un TGI…

— Hmm.

Il devina où elle voulait en venir : il y avait fort à parier que c’était la première affaire de cette importance que monsieur le procureur avait à traiter. Pour compenser son manque d’expérience, il affirmait son autorité. Parfois justice et police avançaient de concert, parfois c’était comme si chacune tirait à un bout de la même corde.

Ils retournèrent à l’intérieur. Les techniciens de l’identité judiciaire étaient arrivés ; ils avaient tendu des rubans anti-franchissement, allumé des projecteurs, déroulé des mètres de fils électriques, posé des cavaliers de plastique jaune pour signaler de possibles indices, et ils baladaient leurs lampes spéciales le long des murs pour trouver des traces de sang, de sperme ou de Dieu sait quoi. Ils allaient et venaient entre le rez-de-chaussée, l’escalier et le jardin dans leurs combinaisons blanches, sans se parler, chacun sachant exactement ce qu’il avait à faire.

Il passa du salon au jardin. La pluie s’était un peu calmée. Des gouttes n’en tambourinaient pas moins sur son crâne. La voix de Marianne au téléphone. Elle résonnait encore dans ses oreilles. Selon elle, Hugo l’avait appelée pour lui expliquer qu’il venait de se réveiller dans la maison de sa prof. Sa voix rendue méconnaissable par la panique. Il n’avait aucune idée de ce qu’il faisait là ni de la manière dont il y était arrivé. Il avait raconté en sanglotant comment il avait d’abord fouillé le jardin parce que les portes-fenêtres étaient ouvertes et découvert avec stupéfaction la collection de poupées qui flottait dans la piscine. Puis il s’était mis en devoir de fouiller la maison, pièce par pièce, étage par étage. Il avait cru s’évanouir en découvrant le corps de Claire Diemar tout en haut, dans la baignoire. Marianne avait expliqué à Servaz que, pendant cinq bonnes minutes, son fils avait été incapable de faire autre chose que de pleurer et de tenir des propos incohérents. Puis Hugo avait repris ses esprits et ses explications. Il avait attrapé Claire dans l’eau, l’avait secouée pour la réveiller, avait tenté de défaire les nœuds, mais ils étaient trop serrés. Et, de toute façon, il voyait bien qu’elle était déjà morte. Bouleversé, il était ressorti de la maison et s’était traîné jusqu’à la piscine, sous la pluie. Il ignorait combien de temps il était resté là, la tête vide, assis au bord du bassin, avant d’appeler sa mère. Il lui avait déclaré qu’il se sentait bizarre — que sa tête était pleine de brouillard. C’était l’expression qu’il avait employée. Comme si on l’avait drogué… Puis, alors qu’il était encore dans le coaltar, les gendarmes avaient débarqué et lui avaient passé les menottes.

Servaz s’approcha du bassin. Les poupées : un technicien était en train de les repêcher à l’aide d’une épuisette. Il les attrapait, puis les faisait glisser une par une dans de grands sacs à scellés transparents que lui tendait un collègue. La scène avait quelque chose d’irréel ; là aussi, on avait branché des projecteurs et les visages blancs, fantomatiques, des poupées étincelaient dans la lumière violente — tout comme leurs regards bleus et fixes. Sauf que, songea Servaz en frissonnant, contrairement à celui de Claire Diemar, qui avait l’air tout ce qu’il y a de plus mort, ceux des poupées paraissaient étrangement vivants. Ou, plus exactement, d’une vivante hostilité… Foutaises. Servaz s’en voulut d’avoir de telles pensées.

Il fit lentement le tour du bassin, prenant garde à ne pas glisser sur les dalles inondées. Il avait le sentiment que quelque chose dans le comportement ou l’attitude de la victime avait attiré le prédateur. De la même manière que, dans la nature, l’animal se forme une image de sa proie et ne chasse pas au hasard.

Tout, dans cette mise en scène, lui disait que, ici non plus, la victime n’avait pas été choisie par hasard.

Il s’arrêta du côté opposé au mur qui séparait le jardin de la rue. Leva les yeux. Au-dessus, il pouvait voir l’étage supérieur de la maison d’en face. Une fenêtre plongeait directement sur la piscine. C’était sans doute par là que le voisin anglais avait aperçu Hugo et les poupées. Si Hugo s’était assis de l’autre côté du bassin, à l’abri du haut mur, personne ne l’aurait vu. Mais il s’était assis du côté où Servaz se tenait à présent. Peut-être n’y avait-il même pas songé, peut-être était-il trop stone, trop perdu, trop hagard après ce qu’il venait de lui arriver pour se soucier de quoi que ce soit d’autre. Servaz fronça les sourcils, la tête rentrée dans les épaules, le crâne martelé par la pluie qui lui dégoulinait sur la nuque et dans le col. Il y avait quelque chose de bizarre dans toute cette histoire.

5. La Chasse au snark

Oliver winshaw était un vieux monsieur à l’œil aussi vif que celui d’un poisson fraîchement sorti de l’eau. Et, malgré l’heure tardive, il ne semblait nullement fatigué. Servaz observa que sa femme n’avait pas prononcé le moindre mot, mais qu’elle ne les quittait pas des yeux et n’en perdait pas une miette. À l’image de son mari, elle avait l’air tout sauf endormie. Deux vieillards alertes, à l’esprit clair, qui avaient sans doute eu des vies intéressantes et qui comptaient bien faire fonctionner leurs neurones le plus longtemps possible.

— Encore une fois, pour que ce soit bien clair, vous n’avez rien noté d’inhabituel ces derniers temps ?

— Non. Rien. Je regrette.

— Ne serait-ce qu’un type qui rôde, quelqu’un qui sonne chez votre voisine, un détail auquel vous n’auriez pas prêté attention sur le moment, mais qui, à la lumière de ce qui vient de se passer, pourrait vous paraître louche maintenant. Je vous demande de vous concentrer, c’est important.

— Je crois que nous sommes assez conscients de l’importance de la chose, dit la femme fermement, ouvrant la bouche pour la première fois. Mon mari essaie de vous aider, commissaire, vous le voyez bien.

Servaz regarda Oliver. La paupière gauche du vieil homme tressaillit imperceptiblement. Il ne prit pas la peine de rectifier le « commissaire ».

— Madame Winshaw, pourriez-vous nous laisser seuls un instant, votre mari et moi ?

Le regard de la femme se durcit et ses lèvres s’entrouvrirent.

— Écoutez, commissaire, je…

— Christine, s’il te plaît. dit Winshaw.

Servaz vit l’épouse sursauter. Elle n’était apparemment pas habituée à ce que son homme prenne les choses en main. Il y avait une nuance alerte dans la voix d’Oliver Winshaw : il avait aimé entendre sa femme se faire remettre à sa place — et il aimait l’idée de se retrouver entre hommes. Servaz considéra ses deux adjoints et leur fit signe de s’en aller aussi.

— Je ne sais pas si vous avez le droit pendant le service, mais moi je prendrais bien un scotch, dit le vieil homme gaiement quand ils furent seuls.

— Vous ne le répéterez pas ? dit Servaz en souriant. Sans glace, merci.

Winshaw lui décocha un sourire jauni par la théine. Il avait des yeux doux et malicieux et de longs cheveux clairsemés de vieillard. Servaz se leva et s’approcha des rayonnages de la bibliothèque. Le Paradis perdu, La Ballade du vieux marin, Hyperion, La Chasse au snark, La Terre vaine… Des mètres et des mètres de poésie anglaise…

— Vous vous intéressez à la poésie, commandant ?

Servaz prit le verre qu’on lui tendait. La première gorgée descendit comme du feu. Il était bon, avec un goût de fumée très prononcé.

— Latine uniquement.

— Des études ?

— De lettres, il y a très longtemps.

Winshaw hocha vigoureusement la tête en signe d’approbation.

— Il n’y a que la poésie pour dire l’incapacité de l’homme à appréhender le sens de notre passage sur cette Terre, dit-il. Et pourtant, si on lui donne le choix, l’humanité préférera toujours le football à Victor Hugo.

— Vous n’aimez pas le sport à la télé ? le taquina Servaz.

Du pain et des jeux. Rien de très nouveau. Au moins les gladiateurs mettaient-ils leur vie en jeu, ça avait tout de même une autre allure que ces gamins en short courant après un ballon. Le stade n’est que la version extra-large de la cour de récré.

— « Il n’est pas bon non plus de mépriser les exercices physiques », c’est Plutarque qui le dit, fit remarquer Servaz.

— Alors, à la santé de Plutarque.

— Claire Diemar était belle, n’est-ce pas ?

Oliver Winshaw suspendit son geste, le verre à quelques centimètres de ses lèvres. Son regard pâle et doux parut se perdre loin de cette pièce.

— Très.

— À ce point ?

— Vous l’avez vue, non ? À moins que… ne me dites pas qu’elle… qu’elle a été… ?

— Disons qu’elle n’était pas sous son meilleur jour.

Le regard du vieil homme se voila.

— Oh, Seigneur… Nous plaisantons, nous buvons… Avec ce qui vient de se passer tout près d’ici…

— Vous la regardiez ?

— Quoi ?

— Par-dessus le mur, quand elle était dans son jardin, vous la regardiez ?

— De quoi est-ce que vous parlez, bon Dieu ?

— Elle se faisait bronzer : elle porte la trace de son maillot. Elle devait se promener dans le jardin. S’étendre dans sa chaise longue. Se baigner dans sa piscine, j’imagine. Une belle femme… Il devait bien y avoir des moments où vous l’avez aperçue, sans le faire exprès, en passant devant votre fenêtre.

— Foutaises ! Ne tournez pas autour du pot, commandant. Vous voulez savoir si je jouais les voyeurs ?

Oliver Winshaw n’avait pas la langue dans sa poche. Il haussa les épaules.

— Que je vous dise. Oui. Ça m’arrivait. Il m’arrivait de la reluquer… Et alors ? Elle avait un cul d’enfer, si c’est ça que vous voulez entendre. Et elle le savait.

— Comment ça ?

— Cette fille n’était pas née de la dernière pluie, commandant, croyez-moi.

— Elle recevait des visites ?

— Oui. Quelques-unes.

— Des gens que vous connaissez ?

— Non.

— Aucun ?

— Non. Elle ne frayait pas avec les gens d’ici. Mais ce gamin, je l'avais déjà vu.

Le vieillard avait plongé ses yeux dans ceux de Servaz, il prenait plaisir à l’intérêt qu’il suscitait chez le policier.

— Vous voulez dire qu’il lui avait déjà rendu visite ?

— Oui, c’est ça.

— Quand ?

— Il y a une semaine… Je les ai vus ensemble dans le jardin. Ils bavardaient.

— Vous êtes sûr ?

— Je ne suis pas sénile, commandant.

— D’autres fois ? Vous l’aviez déjà vu d’autres fois ?

— Oui. Je l’avais déjà vu avant.

— Combien ?

— Une bonne dizaine de fois, je dirais… Sans compter celles que j’ai dû louper. Je ne suis pas toujours à ma fenêtre.

Servaz était persuadé du contraire.

— Ça se passait toujours dans le jardin ?

— Je ne sais pas… Je ne crois pas, non… Une ou deux fois, il a dû sonner et ils sont restés à l’intérieur. Mais n’allez pas vous imaginer que je suis en train d’insinuer des choses.

— Quel genre de comportement avaient-ils ? Est-ce qu’ils avaient l’air d’être… intimes ?

— Comme des amants, vous voulez dire ? Non… Peut-être… Sincèrement, je ne sais pas du tout. Si vous cherchez des informations croustillantes, il va falloir vous adresser ailleurs.

— Ça durait depuis longtemps ?

Le vieillard haussa les épaules.

— Vous saviez que c’était un de ses élèves ?

Une étincelle, cette fois, dans l’œil du vieil homme.

— Non, je l’ignorais.

Il avala une gorgée de son whisky.

— Est-ce que ça ne vous paraît pas louche, un étudiant qui rend visite à sa professeur seule chez elle ? Une prof aussi belle ?

— Il ne m’appartient pas d’en juger.

— Vous parlez avec vos voisins, monsieur Winshaw ? Il y avait des rumeurs qui couraient à son sujet ?

— Des rumeurs ? Dans une ville comme Marsac ? Vous plaisantez ? À votre avis ? Je ne parle guère aux voisins : c’est Christine qui s’en charge. Elle est beaucoup plus sociable que moi, si vous voyez ce que je veux dire. Il faudrait le lui demander à elle.

— Vous étiez déjà entrés chez elle, votre femme et vous ?

— Oui. Quand elle s’est installée dans cette maison, on l’a invitée à venir prendre le café chez nous. Elle nous a rendu l’invitation, mais une seule fois, sans doute par pure politesse — car ça n’a pas été plus loin.

— Vous vous souvenez si elle collectionnait les poupées ?

— La réponse est oui. Ma femme était psychologue. Je me souviens très bien que, quand nous sommes rentrés, elle a émis une hypothèse sur le fait de trouver autant de poupées dans la maison d’une femme seule.

— Quel genre d’hypothèse ?

Winshaw le lui dit.

Au moins, la question de l’origine des poupées était-elle tranchée. Servaz n’avait plus de question. Il avisa un petit meuble où étaient posés, ouverts, une Torah, un Coran et une Bible.

— Vous vous intéressez aux religions ? demanda-t-il.

Winshaw sourit. Il but une gorgée, son œil brasillant malicieusement au-dessus du verre.

— Elles sont fascinantes, non ? Les religions, je veux dire… Comment de tels mensonges peuvent aveugler autant de gens ? Vous savez comment j’appelle ce meuble ?

Servaz haussa un sourcil.

— « Le coin des enfoirés ».

6. Amicus Plato sed major amicus veritas

Servaz glissa une pièce dans le distributeur de boissons chaudes et pressa la touche « Café allongé sucré ». Il avait lu quelque part que, contrairement aux idées reçues, il y avait plus de caféine dans les cafés longs que dans les expressos. Le gobelet tomba de travers dans son logement, la moitié du café coula à côté et il attendit en vain le sucre et la touillette.

Il but néanmoins le fond du breuvage jusqu’à la dernière goutte.

Puis il froissa le gobelet et le jeta dans la poubelle.

Enfin, il poussa la porte.

La gendarmerie de Marsac n’avait pas de pièce dédiée aux interrogatoires. Ils avaient donc réquisitionné une petite salle de réunion, au premier étage, pour l’occasion. Servaz repéra tout de suite la fenêtre. Il fronça les sourcils. Le premier danger dans ce genre de situation était moins une tentative d’évasion qu’une tentative de suicide si le suspect se sentait acculé. Même si une tentative de défenestration depuis le premier étage lui paraissait hautement improbable, il ne voulait prendre aucun risque.

— Ferme le volet, dit-il à Vincent.

Samira avait ouvert son ordinateur portable et était en train d’entrer le PV de garde à vue en indiquant l’heure à laquelle celle-ci avait débuté. Puis elle fit pivoter la bécane vers l’endroit où le suspect allait s’asseoir, de manière à le filmer avec la webcam intégrée. Servaz se sentit une fois de plus dépassé. Ses jeunes adjoints lui faisaient sentir chaque jour à quel point le monde changeait vite et à quel point il était inadapté. Il se dit qu’un de ces quatre, Coréens ou Chinois inventeraient des robots-enquêteurs et qu’on le mettrait au rebut. Ils seraient pourvus de détecteurs de mensonges, d'analyseurs vocaux et de lasers capables de déceler la moindre inflexion de voix et le moindre mouvement oculaire. Ils seraient infaillibles et sans émotions. Mais les avocats trouveraient probablement le moyen de les interdire au cours des gardes à vue.

— Qu’est-ce qu’ils foutent ? s’agaça-t-il.

À ce moment-là, la porte s’ouvrit et Bécker entra avec Hugo. Le gamin n’était pas menotté. Un bon point pour le pandore. Servaz l’observa. Il avait l’air absent. Et fatigué. Il se demanda si les gendarmes n’avaient pas tenté de l’interroger de leur côté.

— Assieds-toi, dit le capitaine.

— Il a vu un avocat ?

Bécker eut un geste de dénégation.

— Il n’a pas prononcé un mot depuis le début de sa garde à vue.

— Mais vous lui avez bien précisé qu’il avait le droit d’en voir un ?

Le gendarme le foudroya du regard et lui tendit un feuillet dactylographié sans daigner répondre. Servaz lut : « Ne demande pas d’avocat. » Il s’assit à la table, face au gamin. Bécker alla se placer près de la porte. Servaz songea que, la mère d’Hugo étant déjà au courant, il n’avait besoin de prévenir personne, conformément aux règles de la garde à vue, lesquelles étaient les mêmes pour un adolescent de dix-sept ans que pour un majeur.

— Vous vous appelez Hugo Bokhanowsky, commença-t-il, vous êtes né le 20 juillet 1992 à Marsac.

Pas de réaction. Servaz lut la ligne suivante. Et sursauta.

— Vous êtes en deuxième année de classe préparatoire littéraire au lycée de Marsac…

Il aurait dix-huit ans dans un mois. Et il était déjà en khâgne. Un garçon très intelligent… Il n’était pas dans la même classe que Margot — qui était en première année — mais ils étaient néanmoins dans le même bahut. Il y avait par conséquent de fortes chances pour que Margot ait eu Claire Diemar comme prof. Il se promit de lui poser la question.

— Vous voulez un café ?

Pas de réaction. Servaz se tourna vers Vincent.

— Va lui chercher un café et un verre d’eau.

Espérandieu se leva. Servaz scruta le jeune homme. Il gardait les yeux baissés, les mains coincées entre ses genoux serrés, là où un trou de son jean laissait voir ses jambes bronzées, en un geste de défense évident.

Il est mort de trouille.

Mince, une belle gueule qui devait plaire aux filles, des cheveux coupés si courts qu’ils formaient un duvet clair et soyeux sur son crâne rond, lequel brillait dans la lumière des néons. Une barbe de trois jours. Il portait un tee-shirt avec une inscription en anglais faisant référence à une université américaine.

— Tu as bien conscience que toutes les apparences sont contre toi ? On t’a trouvé dans la maison de Claire Diemar alors qu’elle a été victime d’une agression d’une extrême barbarie dans la soirée. D’après le rapport que j’ai sous les yeux, tu étais à l’évidence sous l’emprise de l’alcool et de la drogue à ce moment-là.

Il dévisagea le jeune homme. Il ne bougeait pas. Peut-être était-il encore sous l’emprise des stupéfiants. Peut-être n’était-il tout simplement pas redescendu.

— Tes empreintes de pas ont été retrouvées un peu partout dans la maison…

— Des traces de boue et d’herbe provenant de tes chaussures après que tu as été dans le jardin.

Servaz jeta un regard interrogateur à Bécker. Celui-ci lui répondit par un haussement d’épaules.

— Des traces identiques dans l’escalier et dans la salle de bains où Claire Diemar a été retrouvée morte…

— Ton téléphone portable atteste que tu as appelé la victime à dix-huit reprises rien qu’au cours des deux dernières semaines.

— Pour parler de quoi ? Nous savons qu’elle était ta professeur… Tu l’appréciais en tant que prof ?

Pas de réponse.

Merde, on ne va rien en tirer.

Il pensa fugitivement à Marianne : son fils avait tout du coupable, il se comportait comme tel. Il envisagea un instant de l’appeler pour lui demander de le convaincre de coopérer.

— Que faisais-tu chez Claire Diemar ?

— Putain, t’es sourd ou quoi ? Tu vois pas dans quelle merde tu es !

La voix de Samira. Elle avait jailli. Âpre et grinçante comme une scie. Hugo sursauta. Il daigna lever les yeux et, l’espace d’un instant, parut légèrement décontenancé en découvrant la bouche large, les yeux globuleux et le petit nez de la Franco-Sino-Marocaine. Pour ne rien arranger, elle avait tendance à abuser du mascara et de l’ombre à paupières. Mais cela ne dura qu’une fraction de seconde. Avant que le regard d’Hugo ne s’abaisse à nouveau sur ses genoux.

L’orage à l’extérieur, le silence à l’intérieur. Personne ne semblait vouloir le rompre.

Servaz échangea un regard avec Samira.

— Je ne suis pas là pour t’accabler, dit-il finalement. Nous voulons juste établir la vérité. Amicus Plato sed major amicus veritas.

« J’aime Platon, mais j’aime encore plus la vérité. »

Était-ce la formule latine ?

Cette fois, il avait obtenu une réaction.

Hugo le regardait…

Des yeux extrêmement bleus. Le regard de sa mère, songea Servaz bien qu’elle eût les yeux verts. Du reste, il reconnaissait dans le dessin des lèvres et la forme du visage les gènes de Marianne. Il se sentit troublé par cette ressemblance physique.

— J’ai parlé à ta mère, dit-il soudain sans réfléchir. Nous avons été amis, elle et moi, dans le temps. De très bons amis.

— C’était avant qu’elle rencontre ton père…

— Elle ne m’a jamais parlé de vous.

La première phrase prononcée par Hugo Bokhanowsky était tombée comme un couperet. Servaz eut l’impression de recevoir un coup de poing à l’estomac.

Il savait qu’Hugo disait la vérité.

Il se racla la gorge.

— J’ai étudié à Marsac moi aussi, dit-il. Comme toi. Et aujourd’hui, ma fille y étudie. Margot Servaz. Elle est en première année.

Cette fois, il avait toute l’attention du jeune homme.

— Margot est votre fille ?

— Tu la connais ?

Le jeune homme haussa les épaules.

— Qui ne connaît pas Margot ? Elle ne passe pas inaperçue à Marsac… Margot est une fille bien… Elle ne nous a pas dit qu’elle avait un père flic.

Les yeux bleus d’Hugo étaient à présent posés sur lui et ne le lâchaient plus. Le policier se rendit compte qu’il s’était trompé : le gamin n’avait pas peur, il avait tout simplement décidé de ne pas parler. Et, même s’il n’avait que dix-sept ans, il paraissait beaucoup plus mûr. Servaz poursuivit en douceur.

— Pourquoi tu refuses de parler ? Tu as conscience que tu ne fais qu’aggraver ton cas en agissant de la sorte ? Tu veux qu’on appelle un avocat ? Tu t’entretiens avec lui, ensuite on parlera.

— À quoi bon ? J’étais sur les lieux quand elle est morte ou peu de temps après… Je n’ai pas d’alibi… Tout m’accuse… Donc, je suis coupable, non ?

— C’est vrai, tu l’es ?

Les yeux bleus plongèrent dans les siens. Servaz n’y lut ni culpabilité ni innocence. Il n’y avait rien à déchiffrer dans ce regard, sinon une attente.

— En tout cas, c’est ce que vous pensez… Alors, qu’est-ce que ça peut foutre que ce soit vrai ou non ?

— Une grande différence, dit Servaz.

Mais c’était un mensonge, il en était conscient. Les prisons françaises étaient pleines d’innocents — et les rues pleines de coupables. Juges et avocats faisaient semblant de se draper dans leur robe et leur vertu pour assener leurs discours sur la morale et le droit, mais ils n’en acceptaient pas moins un système dont ils savaient pertinemment qu’il produisait de l’erreur judiciaire à la pelle.

— Tu as appelé ta mère pour lui dire que tu t’étais réveillé dans cette maison et qu’il y avait une femme morte à l’intérieur, c’est exact ?

— Oui.

— Tu étais où quand tu t’es réveillé ?

— Dans le salon, en bas.

— Où ça, dans le salon ?

— Dans le canapé. Assis.

Hugo regarda Bécker.

— Je leur ai déjà dit.

— Et ensuite, tu as fait quoi ?

— J’ai appelé Mlle Diemar.

— Tu es resté assis ?

— Non. Les portes-fenêtres du jardin étaient ouvertes, la pluie entrait dans la maison. Je suis sorti par là.

— Tu ne t’es pas demandé où tu te trouvais ?

— J’ai reconnu la maison.

— Tu étais déjà venu ?

— Oui.

— Tu as donc reconnu l’endroit : tu y venais souvent ?

— Assez.

— Ça veut dire quoi « assez » ? Combien de fois ?

— Je ne me rappelle plus.

— Essaie de te souvenir.

— Je ne sais pas… peut-être dix… ou vingt…

— Comment se fait-il que tu venais si souvent la voir ? Et que tu lui téléphonais tout le temps ? Est-ce que Mlle Diemar recevait tous les élèves de Marsac chez elle de cette façon ?

— Non, je ne crois pas.

— Alors, pourquoi toi ? De quoi est-ce que vous parliez ?

— De ce que j’écris.

— Quoi ?

— J’écris un roman… J’en avais parlé à Clai… à Mlle Diemar… Elle était très intéressée, elle m’a demandé si elle pouvait lire ce que j’écrivais… On en discutait régulièrement. Au téléphone aussi…

Servaz considéra Hugo. Un frisson. Lui aussi avait commencé la rédaction d’un roman quand il était élève à Marsac. Le grand roman moderne… Le rêve glorieux de tout apprenti écrivain… Celui qui ferait dire aux éditeurs et aux lecteurs : « Chapeau bas ». L’histoire d’un homme tétraplégique qui ne vivait que par la pensée, mais dont la vie intérieure, flamboyante et intense comme une jungle tropicale, était bien plus riche que celle de la plupart des gens. Il avait arrêté le lendemain du jour où son père s’était suicidé.

— Tu l’appelais Claire ? remarqua-t-il.

Une hésitation.

— Oui.

— Quelle était la nature de vos relations ?

— Je viens de vous le dire. Elle s’intéressait à ce que j’écrivais.

— Elle te donnait des conseils d’écriture ?

— Oui.

— Et elle trouvait ça bon ?

Le regard d’Hugo. Une lueur de fierté dans ses pupilles.

— Elle disait… elle disait qu’elle n’avait rien lu de pareil depuis longtemps.

— Je peux connaître le titre ?

Il vit Hugo hésiter. Servaz se mit à sa place. Le jeune auteur n’avait sans doute pas envie de partager ce genre de chose avec un inconnu.

— Ça s’appelle Le Cercle

Servaz eut envie de lui demander de quoi ça parlait, mais n’en fit rien. En lui, il le sentait, une profonde perplexité commençait à monter — en même temps qu’un mouvement d’empathie à l’égard du jeune homme. Il n’était pas dupe. Il savait que c’était parce que ce dernier lui rappelait celui qu’il avait été vingt-trois ans plus tôt. Et peut-être aussi parce qu’il était le fils de Marianne. Mais il ne s’en demandait pas moins s’il était possible qu’il eût tué la seule personne à même de comprendre et d’apprécier son travail.

— Revenons à ce que tu as fait ensuite, après le jardin.

— Je suis rentré dans la maison. Je l’ai appelée. J’ai fouillé partout.

— Tu n’as pas pensé à appeler la police à ce moment-là ?

— Non.

— Et ensuite ?

— Je suis monté, j’ai fouillé toutes les pièces, une par une… Jusqu’à la salle de bains… Et là… je l’ai vue.

Sa pomme d’Adam fit un aller et retour.

— J’étais paniqué… Je ne savais pas quoi faire. J’ai essayé de lui sortir la tête de l’eau, je l’ai giflée pour la réveiller, j’ai crié, j’ai essayé de défaire les nœuds. Mais ils étaient trop nombreux, trop serrés, et je n’y arrivais pas : l’eau les avait fait gonfler. J’ai vite compris qu’il était trop tard…

— Tu dis que tu as essayé de la ranimer ?

— Oui, c’est ce que j’ai fait.

— Et la lampe ?

Servaz vit les paupières d’Hugo battre imperceptiblement.

— Tu as bien vu la lampe allumée dans sa bouche, non ?

— Oui, évidemment…

— Alors, pourquoi tu n’as pas essayé… de la retirer ?

Hugo hésita.

— Je ne sais pas… sans doute parce que…

— Parce que ça me répugnait de mettre les doigts dans sa bouche…

— Tu veux dire : dans la bouche d'une morte ?

Servaz vit les épaules d’Hugo s’affaisser.

— Oui. Non. Pas seulement. Dans la bouche de Claire…

— Et avant ? Que s’est-il passé avant ? Tu dis que tu t’es réveillé chez Claire Diemar, qu’entends-tu par là ?

— Exactement ça. J’ai repris connaissance dans le salon.

— Tu veux dire que tu avais perdu connaissance ?

— Oui… Enfin, je suppose… j’ai déjà expliqué tout ça à vos collègues.

— Explique-moi à moi : tu faisais quoi au moment où tu as perdu connaissance, tu t’en souviens ?

— Non… pas vraiment… je ne suis pas sûr… il y a comme un… trou

— Un trou dans ton emploi du temps ?

Servaz vit que Bécker le fixait lui et non Hugo. Le regard du gendarme était éloquent. Il vit aussi qu’Hugo accusait le coup. Il était assez intelligent pour comprendre que ce trou, ça n’était pas bon pour lui.

— Oui, avoua-t-il à contrecœur.

— Quelle est la dernière chose dont tu te souviennes ?

— La dernière, c’est quand j’étais au Dubliners avec des amis, plus tôt dans la soirée.

Servaz prenait des notes en sténo. Il n’avait pas confiance dans la webcam, pas plus que dans les gadgets en général.

— Le Dubliners ?

Il connaissait cet endroit. Le pub existait déjà de son temps. Servaz et ses amis en avaient fait leur quartier général à l’époque.

— Oui.

— Que faisiez-vous là-bas ? Quelle heure était-il ?

— On regardait la Coupe du monde de football, le match d’ouverture, et on attendait celui de la France.

— « Attendait » ? Tu veux dire que tu ne te rappelles pas avoir vu Uruguay-France ?

— Non… peut-être… je ne sais plus ce que j’ai fait au cours de la soirée. Ça a l’air bizarre, mais je ne sais pas combien de temps ça a duré… Ni à quel moment précis je me suis évanoui.

— Tu crois qu’on t’a assommé, c’est ça ? Quelqu’un t’a frappé ?

— Non, je ne pense pas, j’ai vérifié… je n’ai pas de bosse… et je n’ai pas mal au crâne non plus… En revanche, j’étais dans le coaltar quand j’ai émergé, j’avais l’impression d’avoir la tête pleine de brouillard…

Il s’affaissait sur lui-même, il se rendait compte au fur et à mesure qu’il parlait que tout le désignait.

— Tu penses qu’on t’a drogué ?

— Oui, c’est possible.

— On vérifiera. Où ça ? Au pub ?

— J’en sais rien !

Servaz échangea un regard avec Bécker. Le regard du gendarme disait sans ambiguïté : coupable.

— Je vois. Cela va peut-être te revenir. Si c’est le cas, n’hésite pas à m’en parler, c’est important.

Hugo secoua la tête avec amertume.

— Je ne suis pas idiot.

— J’ai une dernière question : tu aimes le foot ?

Une lueur de surprise dans les yeux bleus.

— Oui, pourquoi ?

— Ton café va refroidir, dit Servaz. Bois-le. La nuit risque d’être longue.

— Une femme seule dans une maison non verrouillée, dit Samira.

— Et aucun signe d’effraction nulle part, dit Espérandieu.

— Elle a dû lui ouvrir. C’était son élève après tout, elle n’avait aucune raison de se méfier. Et il l’a dit lui-même : il était déjà venu. Et il l’a appelée dix-huit fois ces deux dernières semaines… Pour causer « bouquins » ? Tu parles !

— C’EST LUI, décréta Vincent.

Servaz se tourna vers Samira, qui acquiesça d’un hochement de tête.

— Je suis d’accord. Il a été arrêté chez la victime. Et il n’y a aucune trace de la présence d’un autre individu. Rien. Nulle part. Pas la moindre preuve qu’une tierce personne ait été là. En revanche, les siennes sont partout. L’alcootest a révélé qu’il avait 0,85 g d’alcool dans le sang ; l’analyse nous dira s’il a aussi pris des stupéfiants, ce qui est probable, vu l’état dans lequel on l’a trouvé, et en quelles quantités. Les gendarmes affirment que, quand ils l’ont interpellé, il avait les pupilles dilatées et était totalement prostré.

— Il dit lui-même qu’il a été drogué, fit observer Servaz.

— Ben voyons… Et par qui ? On a repéré sa voiture garée un peu plus loin. Ce n’est donc pas lui qui l’aurait conduite ? En admettant que ce soit quelqu'un d’autre, il dit qu’il s’est réveillé dans la maison : ça veut dire que le véritable assassin aurait pris le risque de sortir Hugo de la voiture et de le trimbaler jusqu’à la maison de Claire ? Et personne n'aurait rien vu ? Ça ne tient pas debout ! Plusieurs maisons donnent sur la rue, dont trois mitoyennes en face de celle de la victime…

— Tout le monde regardait le football, objecta Servaz. Même nous.

— Pas tout le monde : le vieux en face l’a bien vu, lui.

— Mais il ne l’a pas vu arriver, justement. Personne ne l’a vu entrer. Pourquoi serait-il resté là à attendre qu’on vienne le cueillir s’il avait fait le coup ?

— Tu connais les statistiques aussi bien que nous, répondit Samira. Dans 15 % des cas, l’auteur d’un crime se livre lui-même aux forces de l’ordre, dans 5 % d’entre eux il prévient un tiers qui prévient la police, et dans 38 % il attend sagement sur le lieu de son crime l’arrivée des forces de l’ordre tout en sachant qu’un témoin les a certainement prévenues. C’est ce qu’a fait le gamin. En réalité, près des deux tiers des cas sont élucidés dès les premières heures par l’attitude du criminel.

De fait, Servaz connaissait les chiffres.

— Oui, mais ils ne prétendent pas ensuite être innocents.

— Il était défoncé. Quand il a commencé à redescendre, il a pris conscience de ce qu’il avait fait et de ce qu’il encourait, dit Espérandieu. Il essaye simplement de sauver sa peau.

— La seule question qui vaille à présent, dit Samira, c’est de savoir si l’agression était préméditée.

Ses deux adjoints le fixaient, ils attendaient une réaction de sa part.

— Quand même, le crime a été mis en scène et c’est une mise en scène hors du commun, non ? répliqua-t-il. Les cordes, la lampe, les poupées… Rien de tout ça ne dit un crime ordinaire… On devrait se garder de sauter trop vite aux conclusions.

— Le gamin était défoncé, dit Samira en haussant les épaules. Il a sans doute eu une crise délirante. Ça ne sera pas la première fois qu’un camé fait des trucs dingues… Je le sens pas, ce gosse… Et puis, tout l’accable, non ? Putain, merde, patron… dans toute autre circonstance, vous parviendriez aux mêmes conclusions que nous.

Il sursauta.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Vous l’avez dit vous-même : vous avez bien connu sa mère. Et c’est elle qui a appelé au secours, si je ne m’abuse.

Servaz se cabra, fouetté par le sous-entendu. Il n’y en avait pas moins plusieurs détails qui clochaient. La mise en scène, la lampe, les poupées… songea-t-il. Et aussi le timing… Quelque chose dans le choix du moment l’ennuyait. Si le gamin avait pété un câble, pourquoi précisément ce soir, où tout le monde regardait la télévision ?

Hasard, coïncidence ? En seize ans de métier, Servaz avait appris à rayer ce mot de son vocabulaire. Hugo aimait le foot. Est-ce que quelqu’un qui aime le sport à la télé choisissait ce soir-là pour tuer quelqu’un d’autre ? Seulement s’il voulait échapper à l’attention générale… Or Hugo était resté sur place et s’était laissé prendre sans chercher à se cacher.

— Cette enquête est terminée avant d’avoir commencé, conclut Samira en faisant craquer ses phalanges.

Il l’arrêta d’un geste.

— Pas tout à fait. Retournez là-bas et vérifiez si les techniciens ont bien examiné la voiture d’Hugo, demandez-leur de la passer au cyanoacrylate.

Il aurait bien aimé disposer d’une cabine pour passer l’intérieur et l’extérieur de la voiture au peigne fin. Une cabine de peinture semblable à celle qu’utilisaient les carrossiers, équipée pour y faire évaporer du cyanoacrylate — une sorte de superglue — en le chauffant. Au contact des graisses déposées par les doigts, les vapeurs de cyanoacrylate réagissaient et laissaient apparaître des empreintes colorées en blanc. Malheureusement, aucune cabine de ce genre n’était disponible à plus de cinq cents kilomètres à la ronde, et pas question pour eux de pourrir celle d’un honnête artisan par leurs expériences : par conséquent, les techniciens devaient se contenter de « cyano shots » — des diffuseurs portatifs. De toute façon, la pluie violente avait vraisemblablement nettoyé la carrosserie.

— Ensuite, interrogez les riverains. Faites toutes les maisons de la rue, une par une.

— Une enquête de voisinage — à cette heure-ci ? Il est 2 heures du matin !

— Eh bien, sortez-les du lit. Je veux une réponse avant qu’on reparte à Toulouse. Quelqu’un a-t-il vu quelque chose, entendu quelque chose, noté quelque chose, cette nuit ou les jours précédents, quelque chose qui lui semblerait louche, quelque chose d'inhabituel, n’importe quoi — même si ça n’a pas de rapport avec ce qui s’est passé ce soir.

Il croisa leurs regards incrédules.

— Au travail !

7. Margot

Ils avaient roulé parmi les collines. Septembre. Il faisait encore chaud ; autour d’eux c’était l’été et, comme la clim était en panne, Servaz avait baissé les vitres. Il avait glissé un CD de Malher dans le lecteur et il se sentait d’excellente humeur. Non seulement il faisait très beau et il roulait en compagnie de sa fille, mais il l’emmenait dans un endroit qu’il connaissait bien — même s’il n’y était pas retourné depuis longtemps.

En conduisant, il avait songé à l’élève moyenne qu’avait été Margot à l’école primaire. Puis il y avait eu la crise de l’adolescence. Encore aujourd’hui, avec ses piercings, ses teintures bizarres et ses blousons de cuir, sa fille n’avait absolument pas l’air d’une première de la classe. Il n’ignorait pas cependant que Margot, sous ses airs de « punkette », avait de très bonnes notes. Mais Marsac était la meilleure prépa de la région. La plus exigeante. Il fallait faire preuve d’excellence pour y être admis. Servaz lui-même l’avait été vingt-trois ans plus tôt, à l’époque où il voulait devenir écrivain. Au lieu de ça, il était devenu flic. Tout en conduisant à travers le paysage estival, ce matin-là, il s'était senti empli d’une fierté qui le gonflait comme une bulle de savon.

— C’est beau par ici, avait dit Margot en retirant les écouteurs de ses oreilles.

Servaz avait jeté un coup d’œil rapide aux alentours. La route serpentait à travers des collines verdoyantes, traversait des bois ensoleillés et des champs de blé blonds et soyeux. Dès qu’ils nantissaient pour prendre un virage, ils entendaient le chant des oiseaux et le crissement des insectes par la vitre baissée.

— Un peu « mortel », non ?

— Hmm. C'est comment, Marsac ?

— Petite ville. Calme. Je suppose qu’il y a toujours les mêmes pubs pour étudiants. Pourquoi avoir choisi Marsac plutôt que Toulouse ?

— À cause de Van Acker. Le prof de lettres.

Même après tout ce temps, le nom de Van Acker provoquait en lui une réaction qui ressemblait à une impulsion électrique stimulant une zone du cœur depuis longtemps inactive. Il avait essayé malgré tout de donner à sa voix un ton détaché.

— Il est si bon que ça ?

— Le meilleur à cinq cents kilomètres à la ronde.

Margot savait ce qu’elle voulait. Pas de doute. Il s’était remémoré les paroles de l’amant marié de sa fille, la seule fois où il l’avait rencontré, place du Capitole, à quelques jours de Noël : « Sous ses dehors rebelles, Margot est une fille formidable, brillante et indépendante. Et beaucoup plus mature que vous ne semblez le penser. » Une conversation pénible, aigre, pleine de récriminations — mais qui lui avait finalement permis de s’apercevoir qu’il la connaissait très mal.

— Tu aurais pu faire un effort pour ta tenue.

— Pourquoi ? C’est mon cerveau qui les intéresse, pas mes fringues.

Du Margot tout craché… Pas sûr cependant que cet argument convaincrait le corps enseignant. Ils avaient traversé la grande forêt de Marsac, qui s’étendait sur des kilomètres, avec ses allées cavalières, ses sentiers et ses parkings, puis ils étaient entrés dans la ville par la longue ligne droite bordée de platanes que Servaz avait remontée des centaines de fois dans sa jeunesse.

— Ça ne te gêne pas d’être en pension du lundi au samedi ? avait-il demandé tandis qu’ils roulaient parmi les petites rues pavées bordées de cafés et de boutiques.

— Je ne sais pas. (Elle regardait par la vitre baissée.) Je n’y ai pas beaucoup réfléchi. Je suppose que je vais rencontrer des gens intéressants ici, autre chose que ces crétins du lycée. C’était comment, de ton temps ?

La question l’avait pris au dépourvu. Il n’avait pas envie d’en parler.

— C’était bien, avait-il répondu.

Beaucoup de vélos dans les rues, avec la plupart du temps des étudiants juchés dessus, mais aussi quelques professeurs avec des sacoches en cuir bourrées de livres derrière leurs selles ou devant leurs guidons. Marsac accueillait plusieurs facultés : droit, sciences, sciences humaines… Cette ville semblait atteinte de jeunisme. En dehors des vacances, la moitié de la population avait moins de vingt-cinq ans. Ils avaient quitté la ville par le nord. Une plaine verte, avec une ligne de bois touffus dans le fond.

— Là, avait-il annoncé.

Un bâtiment haut et long sur leur droite, à quelque distance de la route, au bout d’une grande prairie. D’aspect très ancien avec ses toits hérissés de cheminées, sa façade percée de fenêtres à meneaux et son architecture complexe. Autour du vénérable édifice se dressaient plusieurs bâtiments bas et modernes en béton, posés sur les pelouses comme d’incongrus dominos. Les souvenirs l’avaient assailli. Il avait revu, derrière le bâtiment, les statues pensives et les bassins aux eaux vertes, les bosquets colonisés par le gui, les courts de tennis envahis par les feuilles mortes en novembre, la piste d’athlétisme, le petit bois où il aimait à se promener, qui menait à une grande colline en pente douce et la vue qu’elle offrait, par-delà la houle des autres collines, jusqu’aux Pyrénées blanches de l’automne au printemps.

Une bouffée de nostalgie lui avait serré le cœur dans un poing de glace.

Sans qu’il s’en rende compte, ses doigts avaient étreint le volant. Il avait longtemps rêvé d’avoir une deuxième chance, puis il avait fini par comprendre qu’il n’y en aurait pas. Il avait laissé passer la sienne. Il finirait sa vie d’homme comme il l’avait commencée : flic. En fin de compte, ses rêves s’étaient révélés aussi inconsistants que des nuages.

Heureusement pour lui, la sensation n’avait duré qu’un instant. L'instant d’après, elle avait disparu.

Ils avaient quitté la route pour remonter l’allée asphaltée. Elle filait entre une barrière peinte en blanc, qui les séparait de la grande prairie et du bâtiment principal sur leur gauche, et une rangée de vieux chênes au-delà d’un fossé sur leur droite. Des chevaux gambadaient dans la prairie. Il n’avait pu s’empêcher de penser à son enquête de l’hiver 2008–2009.

Va au bout de tes rêves, avait-il dit soudain.

Sa voix étranglée…

Margot avait tourné la tête, surprise. Il aurait voulu pouvoir dissimuler la buée dans ses yeux.


— Cette classe préparatoire va vous proposer une formation très exigeante. Elle s’adresse à des élèves très motivés ayant une grande puissance de travail. Les deux années que vous allez passer chez nous seront l’occasion d’un épanouissement et d’apprentissages féconds, de rencontres et d’expériences sans précédent. Le savoir que nous dispensons ne néglige pas le côté humain. Contrairement à d’autres établissements, nous ne sommes pas obsédés par les statistiques, avait expliqué le proviseur avec un sourire.

Servaz était sûr du contraire. Derrière le chef d’établissement, la fenêtre était ouverte. Il apercevait du lierre, percevait le bruit d’une tondeuse, des coups de marteau. Il savait que le bureau du proviseur se trouvait au sommet d’une tour d’angle circulaire et que sa fenêtre donnait sur l’arrière des bâtiments : il connaissait cet endroit comme sa poche.

— Aucun redoublement de la première année n’est accepté, sauf en cas d’accident ou de maladie graves attestés par un certificat médical et après décision du chef d’établissement et du conseil de classe. En revanche, la difficulté des concours d’entrée aux écoles normales supérieures rend le redoublement de la seconde année souvent nécessaire. Cette possibilité est offerte à tous les étudiants qui ont démontré pendant les deux années les qualités requises.

Un rayon de soleil avait caressé la chemise au nom de Margot lorsque le proviseur l’avait ouverte et en avait extrait une feuille volante qu’il avait examinée.

— Venons-en maintenant au choix des options. C’est une question très sérieuse. Pas de choix à la légère, jeune fille. En vérité, même si le choix des options pour le Concours ne se fait qu’à l’entrée de la deuxième année, il sera conditionné par les options que vous allez choisir en première année. Et je vous déconseille de multiplier les options pour vous, disons, couvrir… La charge de travail est importante, un tel choix serait inévitablement préjudiciable à la qualité de celui-ci.

Il avait compté sur le bout de ses doigts.

— En première année, vous avez déjà cinq heures de français, quatre heures de philosophie, cinq d’histoire, quatre de langue vivante 1, trois de langues et culture de l’antiquité, deux de géographie, deux de langue vivante 2 et deux d’éducation physique et…

— J’ai déjà choisi mes options, l’avait interrompu Margot. Modules de spécialités latin et grec, niveau confirmé. Et théâtre. Comme langue vivante 1, j’ai choisi anglais. Langue vivante 2 : allemand.

Le stylo du chef d’établissement griffait le papier.

— Très bien. Ces choix vous engagent pour l’année entière, nous sommes d’accord ?

— Oui.

Il s’était alors tourné vers Servaz avec un sourire ravi.

— Voilà une personne qui sait ce qu’elle veut.

8. Musique

Servaz retourna dans la pièce. 2 h 30 du matin. La fatigue et la peur se peignaient sur les traits du gamin. Servaz sentit immédiatement que l’atmosphère avait changé. Tant de pression et tant de peur. L’heure des aveux. Elle approchait. Les aveux spontanés, les aveux bidon, les aveux véridiques, les aveux fantaisistes, les aveux extorqués… J’avoue parce que ça me soulage du fardeau de ma culpabilité, j’avoue parce que j’en ai marre, parce que je suis trop fatigué, trop impuissant, parce que j’ai une envie irrésistible d’aller pisser, j’avoue parce que ce sale type, là, n’arrête pas de me souffler son haleine infecte à la figure, j’avoue parce qu’il me rend cinglé, avec ses hurlements, et parce qu’il me fait peur, j’avoue parce que c’est ce qu’ils veulent tous, dans le fond, et parce que je vais finir par faire une crise cardiaque, un infarctus du myocarde, une hypoglycémie, une insuffisance rénale, une épilepsie… Il alluma une cigarette et la tendit à Hugo, malgré le pictogramme placardé au mur. Le jeune homme la prit. Il tira sa première bouffée avec la reconnaissance d’un naufragé à qui on tend une gourde d'eau douce, laissant le poison descendre dans sa trachée et dans nos poumons. Servaz constata qu’il n’avalait pas la fumée, mais il eut l’air de se sentir indiscutablement mieux après ça. Hugo l'observait en silence. Dehors, la pluie pilonnait bruyamment une rangée de poubelles.

Ils étaient seuls. Comme toujours lorsque, dans un groupe d'interrogateurs, il apparaissait que le courant passait mieux entre l'un des membres et le prévenu. Peu importait qu’il s’agît du chef de groupe ou d’un subordonné : l’important était d’établir le dialogue.

— Tu veux un autre café ?

— Non, merci.

— Une boisson ? Une autre cigarette ?

Le jeune homme secoua la tête.

— J’ai arrêté de fumer, dit-il.

— Depuis quand ?

— Huit mois.

— Ça ne te fait rien si on continue ?

Servaz eut droit à un regard inquiet.

— Je croyais qu’on avait fini ?

— Pas tout à fait… Il me reste quelques points à éclaircir, dit Servaz en rouvrant son bloc-notes. Tu veux qu’on remette ça à plus tard ?

De nouveau, Hugo secoua la tête.

— Non, non. C’est bon.

— Très bien. Encore une heure ou deux et tu pourras aller dormir.

— Où ça ? demanda le jeune homme, les yeux agrandis. En prison ?

— En cellule de garde à vue pour l’instant. Mais on va devoir te ramener à Toulouse. Désormais, cette enquête est du ressort du SRPJ.

Il vit le regard d’Hugo se flétrir.

— Je voudrais appeler ma mère…

— Rien ne nous oblige à le faire. Mais tu pourras lui téléphoner dès qu’on aura terminé, d’accord ?

Le jeune homme se renversa sur sa chaise, les mains derrière la nuque. Il étira ses longues jambes sous la table.

— Essaie de te souvenir si quelque chose t’a paru bizarre, ce soir.

— Comme quoi ?

— Je ne sais pas, moi… n’importe quoi… Un détail… Quelque chose qui t’aurait laissé une impression de malaise, par exemple… un truc qui n’était pas à sa place… Tout ce qui te passe par la tête.

Hugo haussa les épaules.

— Non, je ne vois pas.

— Fais un effort, c’est ta peau qui est en jeu !

Servaz avait élevé la voix. Hugo le regarda, surpris. Dehors, le tonnerre retentit une fois de plus.

La musique…

Servaz le scruta.

— Quoi, la musique ?

— Je sais que ça a l’air idiot, mais vous m’avez demandé de…

— Je sais ce que je t’ai demandé. Alors ? C’est quoi, cette histoire de musique ?

— Quand j’ai repris connaissance, de la musique montait de la chaîne stéréo…

— Et c’est tout ? En quoi est-ce que c’était inhabituel ?

— Eh bien… (Il vit Hugo réfléchir.) Il arrivait bien à Claire de mettre de la musique quand j’étais là, mais… jamais de ce genre-là…

— Quel genre c’était ?

— Du classique…

Servaz le regarda. Du classique… Il sentit un frisson lui courir tout le long de la colonne vertébrale.

— Elle n’en écoutait pas, d’habitude ?

Hugo acquiesça d’un hochement.

— Tu en es sûr ?

— Pas à ma connaissance… Elle mettait du jazz… ou bien du rock. Même du hip-hop. Mais je ne me souviens pas avoir jamais entendu de classique chez elle avant ce soir. Je me souviens que, sur le moment, quand je me suis réveillé, ça m’a paru immédiatement… bizarre. Cette musique sinistre qui montait, la maison ouverte et personne pour répondre. Ça ne lui ressemblait vraiment pas.

Servaz commençait à sentir une sourde inquiétude monter en lui. Quelque chose de vague, de diffus.

— Rien d’autre ?

— Non.

De la musique classique… Une idée lui était venue mais il la chassa tant elle lui parut ridicule.


Lorsqu’il retourna dans la maison de Claire Diemar, c’était toujours le même cirque, là-bas. La ruelle était à présent encombrée de fourgons et de véhicules, et les médias étaient entrés dans la danse eux aussi, malgré l’heure tardive — ou matinale, question de point de vue — avec leurs micros, leurs caméras et leur agitation professionnelle. À en juger par la présence d’un van surmonté d'une parabole, les commentaires footballistiques ne seraient pas les seuls à meubler le journal télévisé du lendemain. Servaz était cependant persuadé que le meurtre de la professeur de langues et de culture de l’antiquité serait relégué bien après les piètres performances des footballeurs nationaux.

Il releva le col de sa veste, de toute façon réduite à l’état de serpillière, et traversa rapidement les pavés glissants en faisant écran de sa main lorsque les flashes explosèrent.

À l’intérieur, seul un étroit passage délimité par les rubans de la police scientifique était ménagé entre la porte d’entrée et les portes-fenêtres du jardin. Servaz repéra la chaîne stéréo, mais les gars de la scientifique étaient en train de travailler dessus avec leurs pinceaux et leurs révélateurs. Il décida d’examiner le jardin en attendant. Les poupées avaient disparu. Des techniciens plantaient des repères numérotés dans l’herbe, entre les arbres, là où se trouvaient d’hypothétiques indices. Le pool-house était ouvert et brillamment éclairé. Servaz s’en approcha. Deux techniciens en combinaisons blanches étaient accroupis à l’intérieur. Il aperçut un évier, des chaises longues repliées, des épuisettes, des jeux et des bidons de produits de traitement pour la piscine.

— Vous avez trouvé quelque chose ?

L’un d’eux tourna vers lui un regard agrandi par d’épaisses lunettes orange, et secoua négativement la tête.

Servaz fit ensuite le tour du bassin. Lentement. Puis il traversa la pelouse détrempée en direction de la forêt. Elle formait une muraille compacte de verdure au pied de laquelle le gazon s’arrêtait. Il n’y avait pas de clôture, mais la végétation était assez dense pour servir de barrière naturelle. Il repéra cependant deux minces trouées dont il s’approcha. Il faisait noir là-dedans comme dans un four, et la pluie criblait bruyamment les frondaisons au-dessus de lui sans l’atteindre. Le premier passage le mena à un cul-de-sac au bout de quelques mètres. Il rebroussa chemin, émergea sur la pelouse et essaya le second. Ce passage en revanche semblait s’aventurer plus loin. Ce n’était rien d’autre qu’une faille presque indiscernable entre les troncs et les taillis, et il se contorsionna pour s’y faufiler, mais elle s’enfonçait obstinément dans les ténèbres comme un filon d’argent dans des roches quartziques. Le couvert des arbres arrêtait presque entièrement la pluie et la lampe torche de Servaz écorchait les branches, qui donnaient l’impression de vouloir le retenir. Il piétinait un matelas de feuilles et de bois mort qui l’obligeait à regarder où il mettait les pieds, s’enfonçant d’une dizaine de mètres sans que jamais le passage s’élargisse, et il finit par faire demi-tour en se promettant de revenir en plein jour. Il allait atteindre la sortie lorsque, dans les ténèbres presque totales, il devina quelque chose de blanc sur le sol, et il orienta le faisceau de la torche dans cette direction.

Un tas de petits cylindres clairs — sur la terre sombre et les feuilles.

Des cigarettes…

Il se pencha. Des mégots. Bien une demi-douzaine.

Quelqu’un était resté là à fumer pendant un bon moment. Servaz leva la tête. De l’endroit où il se trouvait, il voyait distinctement le côté de la maison donnant sur le jardin. Les portes-fenêtres et même l’intérieur du salon éclairé par les projecteurs de la police scientifique. Une fenêtre à l’étage laissait entrevoir le mobilier d’une chambre derrière des rideaux. Un point d’observation idéal…

Il sentit le duvet sur sa nuque se hérisser. La personne qui avait séjourné ici connaissait bien les lieux. Il essaya de se dire qu’il devait s’agir d’un jardinier. Ou même de Claire Diemar elle-même. Mais cela ne tenait pas. Il ne voyait aucune raison valable de rester là, dans ces buissons, à fumer cigarette sur cigarette, sinon pour espionner les faits et gestes de la jeune femme.

Servaz réfléchit encore. Hugo était arrivé par-devant et il avait laissé sa voiture dans la rue. Pourquoi aurait-il épié Claire depuis les bois ? Il avait reconnu être venu ici plusieurs fois. Avait-il éprouvé en plus le besoin de jouer les voyeurs en d’autres occasions ?

Il eut tout à coup l’impression désagréable d’assister à un tour de prestidigitation : quand le saltimbanque attire votre attention d’un côté pendant que l’essentiel se passe de l’autre. Une main dans la lumière pour les spectateurs, l’autre agissant dans l’ombre. Quelqu'un voulait les forcer à regarder du mauvais côté… Il avait disposé la scène, choisi le décor, les acteurs — et peut-être même les spectateurs… Il crut deviner une ombre cachée, se déplaçant à l’insu de tous, derrière ce drame, et l’inquiétude revint pleins gaz.

Les sourcils froncés, Servaz retourna dans la maison, sans plus prêter attention à la pluie. Il essuya ses semelles trempées sur le tapis à l’entrée. Dans le petit salon, les techniciens en avaient terminé avec la chaîne hi-fi.

— Vous voulez jeter un œil ? demanda l’un d’eux en lui tendant des gants en latex, des couvre-chaussures et une de ces charlottes ridicules qui donnaient à tous les flics de la criminelle l’allure de clients de salon de coiffure pour dames.

Servaz les prit et les enfila avant de soulever le ruban.

— Il y a un truc bizarre, dit le technicien.

Servaz le regarda.

— On a trouvé le téléphone portable du gamin dans sa poche Mais aucune trace de celui de la victime. On a fouillé partout, pourtant.

Servaz sortit son calepin et nota l’info. Il souligna deux fois le mot « téléphone ». Il se souvint qu’on avait découvert dix-huit appels passés à la victime depuis le portable d’Hugo. Pourquoi aurait-il fait disparaître celui de Claire Diemar et pas le sien ?

— Et là-dessus, vous n’avez rien trouvé ? dit-il en montrant la chaîne stéréo du menton.

Le technicien haussa les épaules.

— Rien de particulier. Des empreintes sur l’appareil et sur les CD, mais ce sont celles de la victime.

— Pas de CD dans le lecteur ?

Le technicien le regarda sans comprendre. Il se demandait à l’évidence quelle importance cela pouvait revêtir. Il y avait un petit tas de sacs à scellés transparents sur un meuble qui attendaient d’être emportés au labo. L’homme en prit un et le tendit à Servaz sans un mot. Celui-ci s’en saisit.

Regarda le boîtier à l’intérieur.

Le reconnut.

Gustav Mahler…

Les Kindertotenlieder : les « Chants pour des enfants morts ». La version de 1963 dirigée par Karl Bôhm, avec Dietrich Fischer-Dieskau. Servaz avait exactement la même dans sa discothèque.

9. Blanc

Hugo avait parlé de la musique. Mais il n’avait pas précisé laquelle. Une musique qui le renvoyait à l’enquête de 2008–2009. Neige, vent, blanc. Le blanc surtout, à l’extérieur comme à l’intérieur. La couleur de la mort et du deuil en Orient. La couleur aussi des rites de passage. C’en était un ce jour de décembre 2008. Quand ils avaient remonté la vallée enfouie sous la neige, au milieu des sapins, sous le regard indifférent d’un ciel gris comme une lame.

Le lieu ensuite. Isolé. L’Institut Wargnier. Des murailles de pierre typiques de cette architecture montagnarde du début du XXe siècle qu’on retrouvait aussi bien dans les hôtels de l’époque que dans les centrales hydro-électriques. Une époque où l’on construisait pour durer et où l’on croyait en l’avenir. Des corridors déserts, des portes blindées et des sécurités biométriques, des caméras, des gardes. Pas tant de gardes que ça, en fait, si on tenait compte de la dangerosité et du nombre des pensionnaires. Et la montagne tout autour : énorme, hostile, perturbante. Comme une seconde prison.

L’homme enfin.

Julian Alois Hirtmann. Né quarante-cinq ans plus tôt à Hermance, Suisse romande. Servaz et lui n’avaient en commun qu’une seule chose : la musique de Mahler. L’un comme l’autre étaient incollables sur l’œuvre du compositeur autrichien. Ça s’arrêtait là : à ma gauche un flic de la criminelle, à ma droite un tueur en série qui avait pris la clé des champs deux hivers plus tôt. Hirtmann, un ancien procureur du tribunal de Genève qui organisait des orgies dans sa villa des bords du Léman, avait été arrêté pour le double meurtre de sa femme et de l’amant de celle-ci dans la nuit du 21 juin 2004. Avant qu’on découvre chez lui des documents qui laissaient penser que le Suisse pouvait être l’auteur d’une quarantaine de meurtres étalés sur une période de vingt-cinq ans. Ce qui en faisait un des tueurs en série les plus redoutables de l’ère moderne. Il avait séjourné dans plusieurs établissements psychiatriques avant d’atterrir à l’institut Wargnier, un endroit unique en Europe où étaient enfermés des assassins monstrueux déclarés irresponsables par les justices de leurs pays. Servaz avait été mêlé à l’enquête qui avait précédé — et en quelque sorte provoqué — son évasion. Il avait aussi rencontré Hirtmann dans sa cellule, peu de temps avant qu’il ne s’évade.

Après s’être fait la belle, le Suisse s’était évanoui dans la nature : disparu dans un nuage de fumée comme le génie de la lampe. Servaz avait toujours été convaincu qu’il finirait par refaire surface. Sans traitement approprié, ses pulsions et ses instincts de chasseur se réveilleraient tôt ou tard.

Ce qui ne signifiait pas qu’il serait facile à attraper.

Comme l’avait souligné Simon Propp, le psychocriminologue qui avait participé à l’enquête, Hirtmann n’était pas seulement un manipulateur et un sociopathe intelligent : il représentait un cas à part même chez les tueurs organisés. Il appartenait à cette catégorie rarissime de tueurs en série capables d’avoir une vie sociale intense et gratifiante à côté de leurs activités criminelles. Il était rare en effet que les troubles de la personnalité dont ils souffraient n’affectent pas de quelque manière les facultés intellectuelles et la vie sociale des assassins compulsifs. Le Suisse, lui, avait réussi pendant une vingtaine d’années à occuper de hautes responsabilités au tribunal de Genève, tout en kidnappant, torturant et assassinant plus de quarante femmes. La traque de Hirtmann était devenue une priorité : plusieurs flics y consacraient l’essentiel de leur temps à Paris comme à Genève. Servaz ignorait totalement où en étaient leurs investigations — mais il avait leur numéro quelque part.

Il revit Hirtmann dans sa cellule. En combinaison et tee-shirt d’un blanc tirant sur le gris à force de lavages, le cheveu très brun, mais la peau très pâle, presque translucide, amaigri et pas rasé, et pourtant urbain, souriant et d’une extrême politesse. Servaz était sûr que, même SDF, Hirtmann aurait conservé cet air d’éducation et de savoir-vivre. Jamais il n’avait vu quelqu’un qui ressemblât aussi peu à un tueur en série. Mais il y avait le regard : aussi électrisant qu’un Taser, il ne cillait jamais. Son visage avait à la fois quelque chose de sévère, de punitif, et la partie inférieure — la bouche en particulier — d’un jouisseur. Il aurait pu être un prédicateur hypocrite à Salem, Massachussetts, en 1692, envoyant de prétendues sorcières au bûcher, un membre de la Sainte Inquisition ou un accusateur aux procès staliniens… Ou ce qu’il avait été : un procureur qui avait la réputation d’être inflexible mais qui organisait dans sa villa des soirées sado-maso au cours desquelles sa propre épouse était livrée aux caprices d’hommes puissants et corrompus. Des hommes insatiables qui, comme lui, recherchaient des émotions et des plaisirs allant bien au-delà des conventions et de la morale publique. Des hommes d’affaires, des juges, des politiciens, des artistes. Des hommes de pouvoir et d’argent. Des hommes dont les appétits ne connaissaient pas de limites.

Servaz pensait à Hirtmann. À quoi ressemblait-il aujourd’hui ? Avait-il fait appel à un chirurgien esthétique ? S’était-il contenté de se laisser pousser la barbe et les cheveux, de les teindre et de mettre des lentilles de contact ? Avait-il pris du poids, modifié sa démarche et sa diction, trouvé un emploi ? Tant de questions… Servaz se demanda s’il l’aurait reconnu, grimé et habillé d’une manière totalement différente, si le Suisse était passé à quelques centimètres de lui dans une foule — et un frisson le parcourut.

Il rendit le sachet contenant le CD au technicien, en clignant les yeux à cause des projecteurs.

Un nœud à l’estomac.

C’était ce même morceau de musique, les Kindertotenlieder, que Julian Hirtmann avait choisi le soir où il avait assassiné sa femme et l’amant de celle-ci… Servaz sut que, dès les premières constatations et l’enquête de voisinage achevées, il allait devoir passer un certain nombre de coups de fil, joindre plusieurs personnes. Il ne comprenait absolument pas comment on avait pu trouver sur le lieu d’un crime à la fois le fils d’une femme dont il avait été longtemps amoureux et une musique qui évoquait le plus redoutable meurtrier qui eût jamais croisé sa route, mais il savait une chose : il n’était pas seulement l’enquêteur que le parquet avait désigné, il était directement concerné.


Ils rentrèrent à Toulouse sous une pluie battante, vers 4 heures du matin. Ils enfermèrent Hugo dans une des cellules de garde à vue du deuxième étage. À l’hôtel de police, les cellules de GAV étaient alignées de l’autre côté du couloir par rapport aux bureaux — de cette manière, les gardés à vue n’avaient que quelques pas à faire pour être Interrogés. Elles n’étaient pas grillagées, mais éclairées par d’épais carreaux translucides. Servaz regarda l’heure.

— OK. On le laisse se reposer, dit-il.

— Et après, on fait quoi ? demanda Espérandieu en étouffant un bâillement.

— On a encore du temps devant nous. Note bien les heures de repos sur le registre de garde à vue et dans le PV, assure-toi qu’il les émarge — et demande-lui s’il a faim.

Servaz se retourna. Samira était en train de décharger son arme dans le puits balistique, une sorte de poubelle métallique matelassée et blindée avec du Kevlar. Pour éviter les accidents, les agents rentrant de mission y vidaient leurs armes. Contrairement à la plupart de ses collègues, Samira portait son étui sur les reins. Servaz trouvait que cela lui donnait un peu l’air d’un cow-boy. Pour ce qu’il en savait, elle n’avait encore jamais eu à faire usage de son arme, mais elle avait d’excellents résultats au stand de tir — contrairement à lui, qui aurait raté un éléphant dans un couloir et qui faisait le désespoir de son moniteur, lequel l’avait baptisé un jour « Daredevil ». Comme Servaz n’avait pas eu l’air de comprendre, l’instructeur lui avait expliqué que Daredevil était un super-héros de bande dessinée très intuitif mais… aveugle. Pour sa part, Servaz ne s’était jamais servi du puits balistique. Primo parce qu’il oubliait de prendre son arme une fois sur deux, secundo parce qu’il se contentait de la ranger sous clé quand il rentrait de mission et que, la plupart du temps, le chargeur en était vide.

Il traversa le couloir et entra dans son bureau.

La nuit était loin d’être terminée, il avait encore un tas de paperasses à rédiger. L’idée même le déprimait. Il s’approcha de la fenêtre et regarda le canal étiré sous la pluie, au-delà de l’un des trois donjons de brique qui ornaient la façade du SRPJ. Dehors, la nuit pâlissait déjà, mais le jour n’était pas encore levé. Si bien que ce qu’il aperçut sur la vitre, ce fut un reflet : le sien. Son front, sa bouche et ses yeux étaient flous, mais — avant qu’il ait eu le temps de se donner une contenance — il surprit une expression qui lui déplut. Celle d’un homme inquiet et tendu. Un homme sur ses gardes.

— Quelqu’un veut te parler, dit une voix derrière lui.

Il se retourna. Un des flics de permanence.

— Qui ?

— L’avocat de la famille. Il demande à voir le gosse.

Servaz fronça les sourcils.

— Le gamin n’a pas demandé la présence d’un avocat et les heures de visite sont passées, dit-il. Il devrait le savoir.

— Il le sait. Mais il sollicite une faveur : pouvoir te parler cinq minutes. C’est ce qu’il a dit. Et aussi que c’est la mère qui l’envoie.

Servaz marqua un temps d’arrêt. Devait-il accéder à la demande du baveux ? Il comprenait l’angoisse de Marianne. Que lui avait-elle raconté à leur sujet ?

— Où est-il ?

— En bas. Dans le hall.

— OK. Je descends.


Lorsqu’il surgit des ascenseurs, Servaz surprit les deux plantons de permanence en train de fixer un petit téléviseur planqué derrière le comptoir semi-circulaire. Il aperçut du vert sur l’écran et de minuscules silhouettes vêtues de bleu qui couraient dans tous les sens. Compte tenu de l’heure, il devait s’agir d’une rediffusion. Il soupira en songeant que des pays entiers étaient sur le point de s’écrouler, les quatre cavaliers de l’Apocalypse avaient pour noms finance, politique, religion et épuisement des ressources, et ils cravachaient ferme — mais la fourmilière continuait de danser sur le volcan et de se passionner pour des choses aussi insignifiantes que le football. Servaz se dit que le jour où le monde finirait dans un déchaînement de catastrophes climatiques, d’effondrements boursiers, de massacres et d’émeutes, il y aurait des types assez cons pour marquer des buts et d’autres encore plus cons pour se rendre au stade et les encourager.

L’avocat était assis dans un des sièges du hall faiblement éclairé et désert. Dans la journée, ils étaient pris d’assaut par tous ceux qui avaient une raison ou une autre d’être là. Personne ne vient dans un commissariat par plaisir, et les plantons avaient à faire face à une foule de gens désespérés, furieux ou effrayés. Mais, à cette heure-ci, le petit homme était seul, sa serviette posée sur ses genoux serrés, en train d’essuyer ses lunettes dans la lumière tamisée des lampes. Au-delà des baies vitrées, la pluie continuait de tomber.

L’avocat avait entendu les portes de l’ascenseur s’ouvrir. Il remit ses lunettes sur son nez et leva les yeux dans sa direction. Servaz lui fit signe de le rejoindre et le bonhomme contourna l’accueil, la main tendue. Une poignée de main fraîche et molle. Après quoi, il lissa sa cravate — comme s'il s’essuyait la main.

— Maître, attaqua d’emblée Servaz, vous savez très bien que vous n’avez rien à faire ici. Le gamin n’a pas souhaité votre présence.

Le petit homme dans la soixantaine le jaugea, et Servaz fut aussitôt sur ses gardes.

— Je sais, je sais, commandant. Mais Hugo n’avait pas toute sa tête quand vous lui avez posé la question. Il était sous l’empire de la drogue qu’on lui a administrée, comme les analyses le démontreront. Je vous demande donc de reconsidérer votre position et de lui reposer la question — maintenant qu’il a peut-être recouvré ses facultés.

— Rien ne nous y oblige.

Un bref éclat derrière les lunettes.

— J’en conviens. Je fais donc appel à votre… humanité, et à votre sens de la justice — pas seulement au code.

— Mon… humanité ?

— Oui. Ce sont les mots exacts qu’a employés… la personne qui m’envoie. Vous savez, bien entendu, de qui je parle.

Les yeux de l’avocat restaient fixés sur lui, attendant une réponse.

Il savait pour Marianne et lui…

Servaz sentit la colère le gagner.

— Maître, je vous déconseille de…

— Comme vous vous en doutez, l’interrompit l’avocat, elle est très affectée par ce qui se passe. « Affectée » est un mot faible… « Désespérée », « effondrée », « terrifiée » seraient plus appropriés. C’est un tout petit geste, commandant. Je ne veux en aucun cas vous mettre des bâtons dans les roues. Je ne suis pas là pour vous rendre les choses plus difficiles, je veux simplement le voir. Elle vous supplie d’accéder à ma demande : c’est aussi le verbe qu’elle a employé. Mettez-vous à sa place. Considérez dans quel état vous seriez si c’était votre fille qui était à celle d’Hugo. Dix minutes. Pas une de plus.

Servaz le fixa. L’avocat soutint son regard. Le flic essaya de lire dans ses yeux mépris, affliction ou embarras, mais il n’y avait rien. Sinon son propre reflet dans les lunettes.

— Dix minutes.

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