Mercredi

30. Révélations

Il était 5 h 30 du matin et le jour pâlissait quand Drissa Kanté commença à passer l’aspirateur dans le bureau 2.84. Personne n’ambitionne de faire un métier qui consiste à nettoyer des moquettes et à dépoussiérer des bureaux et des ordinateurs, ce n’est pas ce à quoi rêvent les enfants — pas plus en Afrique qu’en Europe —, et pourtant c’était une occupation à laquelle, à sa grande surprise, il avait fini par prendre goût.

Même s’il n’y avait pas de temps à perdre d’un immeuble de bureaux à l’autre, même s’il fallait se lever quand les autres dorment encore et quitter son lit pour affronter les nuits d’hiver glaciales et les petits matins blêmes, la simplicité routinière de sa tâche lui plaisait. Il trouvait toujours le moyen de s’évader par la pensée en l’effectuant : dans son pays ou dans des réflexions inspirées par ses lectures. Contrairement à la plupart des travailleurs du matin qui se plongent dans celle des journaux gratuits, Kanté avait un budget pour l’achat de la presse quotidienne, qu’il épluchait consciencieusement pendant les trajets en bus d’un immeuble à l’autre. Il savourait le fait qu’aucun des employés qu’il croisait le matin — et dont certains le saluaient avec une extrême politesse pour compenser sans doute l’injustice que constituaient à leurs yeux son lieu de naissance et son métier — ne soupçonnait que l’homme qui nettoyait leurs bureaux avait fait de plus longues études qu’eux. Ce nouveau monde auquel il appartenait désormais était si différent, si éloigné de l’ancien que Drissa Kanté avait parfois l’impression d’être devenu une autre personne. Il savait que des millions de ses compatriotes auraient rêvé d’être à sa place mais, parfois aussi, quelque chose se brisait en lui quand il pensait aux plaines de son pays, aux nuits étouffantes dans son village natal pendant la saison chaude et aux couchers de soleil sur le fleuve Niger.

Ce matin-là, ce n’était pas la nostalgie qui l’étreignait, mais la peur de perdre cette situation que plus d’un habitant de son pays d’adoption aurait trouvé indigne. Il redoutait de tout perdre. La peur lui tordait tellement les tripes qu’il avait dû faire deux fois un tour aux toilettes, sous le regard étonné du reste de l’équipe, et il avait expliqué qu’il avait mangé quelque chose la veille qui l’avait rendu malade. Du djaratankaï, une recette à base de mouton, de gombos et de poivrons. Il ne pouvait se sortir de la tête les paroles de l’homme : « Tu veux vraiment redevenir un sans-papiers ? » Étrange, songea-t-il. Des milliers de mots prononcés, des milliers de phrases entendues chaque jour et la mémoire en sélectionnait une poignée avec laquelle elle ne cessait de vous hanter.

Comme lorsque la femme qu’il aimait l’avait quitté en lui disant : « Oublie-moi. Sors de ma vie pour toujours. » C’est précisément cet « oublie-moi » et ce « pour toujours » qu’il n’avait pas réussi à oublier.

Il éteignit l’aspirateur, attrapa un aérosol de mousse nettoyante sur le chariot de ménage et traita deux taches, puis il vida les corbeilles à papier dans un sac-poubelle noir. Il saisit un chiffon et un flacon de produit de nettoyage et s’approcha du bureau qu’on lui avait indiqué. Il prêta l’oreille. Rien à signaler, à part ses collègues qui caquetaient dans le couloir. Son cœur tambourinait. Il avait beau être tôt, il y avait des flics de permanence à l’autre bout du couloir : il les avait aperçus en passant. Quand le gros homme aux lunettes noires lui avait indiqué l’adresse, il avait compris que ses ennuis n’étaient pas terminés.

Sa main tremblait lorsqu’il sortit la petite clé USB de sa tenue de travail. Un seul ordinateur dans ce bureau, il ne pouvait pas se tromper. Il regarda le jour qui commençait à poindre derrière les immeubles, colorant le ciel d’un beau rose saumon. S’il ne le faisait pas maintenant, il savait qu’il n’en aurait jamais plus le courage. Il jeta un coup d’œil vers la porte.

Maintenant…

La petite clé USB s’enfonça sans difficulté dans la prise sur le côté. Il pressa du pouce le bouton de démarrage et quelque chose à l’intérieur de la machine s’ébroua… Il sentit sa nervosité augmenter tandis que l’appareil se mettait en marche et que la clé USB clignotait, indiquant que le programme se mettait en route. Il connaissait bien les ordinateurs. Le gros homme avait raison : la clé avait été visiblement conçue de façon à tromper la séquence de démarrage de la machine. Elle était aussi prévue pour contourner l’étape du mot de passe et tromper l’antivirus — mais Drissa savait qu’il était relativement facile de trouver des hackers capables de ce genre de performances sur Internet. La plus grande difficulté, au fond, consistait à parvenir jusqu’à la machine visée — et, dans ce cas, rien ne remplaçait le facteur humain. Plus vite… Il regarda sa montre. Le type lui avait dit que la clé cesserait de clignoter quand ce serait fini. Pendant ce temps, le fond d’écran s’affichait : un banal paysage. Si quelqu’un entrait maintenant, il s’apercevrait immédiatement qu’il avait allumé l’ordinateur, ce que, bien évidemment, il n’était pas censé faire. Il passa une main sur son visage. Il était fébrile et terrifié. Plus vite, bon Dieu ! L’homme avait dit pas plus de trois minutes ; cela faisait déjà deux minutes trente que le programme tournait.

Soudain, il se figea sur place. La porte du bureau venait de s’ouvrir… Il sursauta comme si on avait fait exploser un pétard sous ses pieds.

— Qu’est-ce que tu fais ?

Il fixa la personne qui venait de pousser la porte, pétrifié. Incapable de prononcer le moindre mot. C’était Aïcha — une collègue de l’équipe de nettoyage, une jeune effrontée qui passait son temps à se moquer de lui et à le provoquer. Il vit son regard brillant se poser sur l’écran de l’ordinateur, puis revenir sur lui. Dur et inquisiteur.

— Va-t’en, dit-il.

— Qu’est-ce que tu fais, Drissa ?

— Va-t’en !

Elle lui jeta un regard sévère, puis referma ia porte. Plus jamais ! C'était la dernière fois ! Quelles qu’en soient les conséquences, plus jamais il n’accepterait de faire quoi que ce soit d’illégal. Il s’en lit le serment, en silence, le cœur dans la gorge. La clé cessa de clignoter. Il la retira de son logement, la glissa au fond de sa poche et éteignit l’ordinateur.

Son visage était couvert d’une pellicule de sueur. Il s’approcha des fenêtres et tira sur les stores puis pressa la gâchette du spray bleu. Il en aimait le frais parfum. Derrière les vitres, le ciel se teintait de rose, de gris et d’orange pâle par-dessus les toits, de plus en plus lumineux à l’Orient… Ce soir, il rendrait la clé à l’homme et ce serait fini. Mais auparavant il avait prévu de prendre lui-même certaines précautions — pour être bien sûr que l’homme ne reviendrait jamais à la charge. Cette fois, il ne serait pas aussi naïf…


— Commandant Servaz ?

Il regarda son réveil. Il avait dû sonner sans qu’il l’entende. Il ne s’était pas endormi avant 4 heures du matin, et son sommeil avait été perturbé par des cauchemars dont il ne se souvenait pas mais qui lui laissaient une impression de malaise aussi collante qu’un chewing-gum. Le soleil entrait à flots et il cligna les yeux, ébloui par la lumière du jour qui avait chauffé tous les objets, y compris le téléphone.

— Hmm-mm.

— Commissaire Santos, de l’IGPN.

Servaz se redressa. L’inspection générale de la police nationale, les bœufs-carottes… Le type dans le parking, songea-t-il en s’asseyant au bord du lit. Les draps chiffonnés et moites témoignaient de sa lutte nocturne avec un surmoi semeur de troubles.

— Nous avons enregistré une plainte vous concernant, annonça Santos que la plupart des flics surnommaient San Antonio, sans doute par antiphrase car, morphologiquement, il ressemblait davantage au célèbre adjoint de celui-ci. Un dénommé Florent Mattera, domicilié 2 bis, boulevard d’Arcole, vous accuse de l’avoir agressé hier soir. Il prétend que ça s’est passé dans le parking du Capitale. Un homme correspondant à votre signalement lui aurait sauté dessus et l’aurait frappé avant de s’excuser et de partir à bord d’un Cherokee dont il a relevé l’immatriculation. La vôtre… Est-ce que vous niez les faits, commandant ?

Servaz réfléchit pendant une demi-seconde.

— Non.

Un soupir à l’autre bout du fil.

— Nous allons devoir vous entendre.

— Quand ?

— Ce matin.

— Écoutez… J’ai une enquête extrêmement importante en cours.

— Ne le sont-elles pas toutes ? dit la voix doucereuse à l’autre bout. Commandant, vous rendez-vous compte de ce dont vous êtes accusé ? C’est une faute d’une extrême gravité. Les temps où les flics se comportaient comme des voyous sont révolus, commandant, et je…

— C’est bon, c’est bon. J’arrive.


— Salut, Servaz.

— Salut.

— Bonjour, Martin.

— Bonjour.

— Bonjour, Servaz.

— Salut.

Ce matin-là, tout le monde semblait vouloir lui témoigner sa sympathie. Comme s’il venait d’attraper un putain de cancer. Il sortit de l’ascenseur, emprunta le couloir qui conduisait au Département des affaires criminelles. 8 h 16. Les mêmes visages d’enfants qu’à l’accoutumée le regardèrent passer, placardés sur les murs de briques. En dessous et au-dessus, les mots : « MISSING/DISPARUS », en anglais et en français.

— Salut, Martin.

— Salut…

D’ordinaire, il ne les voyait même plus, ces visages, à force de passer devant. Mais, ce matin, allez savoir pourquoi, il les voyait de nouveau. Tous ces enfants disparus, jamais retrouvés. Et les dates. Elles lui serrèrent le cœur comme la première fois où il les avait découvertes : 1991… 1995… 1986… Seigneur ! Comment faisaient les parents ?

— Bonjour, Martin.

— Mmm…

Tout le monde semblait au courant. Ce genre d’info se refilait plus vite qu’une grenade dégoupillée. Il se précipita dans son bureau. Il y avait un mot sur sa table de travail :

« Le directeur t’attend. »

L’écriture de Pujol. D’accord. Allons-y. Il n’accrocha même pas sa veste. Se dirigea vers le bureau directorial de l’autre côté du couloir. Quand il passait devant les portes ouvertes des bureaux, il entendait les conversations s’arrêter. Il n’avait qu’une envie : échapper à tous ces regards. Il franchit la porte coupe-feu, passa devant le petit coin salle d’attente avec ses canapés en cuir et devant le secrétariat. Frappa.

— Entrez !

En le voyant, le directeur se leva, visage fermé. En face de lui était assis un type avec une nette surcharge pondérale, un gros noeud de cravate malgré la chaleur et l’air buté du fonctionnaire qui est du bon côté du manche. Il ne se leva pas, mais se retourna pour examiner Servaz de ses petits yeux jaunes comme des grains de muscat.

— Salut, Santos, dit Servaz.

Pas de réponse de ce côté-là.

— Martin, ce que me dit le commissaire Santos est vrai ? Tu as… confirmé les faits ?

Il fit oui de la tête. Stehlin secoua la sienne d’un air consterné. Le commissaire Santos regarda le divisionnaire en haussant les sourcils, l’air de dire « bon, alors, on fait quoi maintenant ? »

— Je… commença Servaz.

Stehlin l’arrêta d’un geste.

— J’ai parlé avec le commissaire Santos. Il accepte de… surseoir à ton audition… le temps que cette enquête soit bouclée.

Le regard surpris de Servaz passa de l’un à l’autre. Il s’était passé quelque chose… C’était impossible autrement. Jamais San Antonio n’aurait accepté un deal pareil sans un cas de force majeure. Et Servaz faisait partie de l’équation. Margot ! songea-t-il avec un triple salto de son estomac.

— Il y a du nouveau, dit le directeur, confirmant son intuition.

Servaz attendit la suite, la peur au ventre. La rumeur du boulevard entrait par la fenêtre ouverte ; la clim n’avait toujours pas été réparée.

— Tu te souviens d’Elvis Elmaz, le type que vous avez interrogé à l’hôpital ?

Servaz fit signe que oui.

— Il a été attaqué cette nuit. Il est entre la vie et la mort.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Apparemment, quelqu’un l’a ligoté sur une chaise avec de la viande et donné à bouffer à ses chiens.

Servaz regarda son patron en essayant de saisir le sens de ses paroles, puis de visualiser la scène, mais il s’empressa d’y renoncer — Il est à l’hôpital, poursuivit Stehlin. La moitié du visage arraché, les bras et le torse mordus et dévorés jusqu’à l’os en plusieurs endroits, plusieurs organes très sévèrement touchés, il a perdu énormément de sang. Il est tellement atteint qu’ils l’ont mit dans un service pour grands brûlés, sous tente à oxygène. Il paraît que c’est pas beau à voir… et qu’il a très peu de chances de s’en sortir. Il est tombé dans le coma au milieu de la nuit. S’il s’en sort, il le devra à son voisin, qui habite à cinq cents mètres de là, qui a vu passer une voiture en pleine nuit et entendu les chiens aboyer comme des enragés. Mais avant qu’il perde complètement connaissance, dans l’ambulance, il s’est passé un truc…

On y venait… Quel truc ? hurla le cerveau de Servaz. Stehlin tendit la main vers un endroit de son bureau. Servaz suivit son geste du regard et découvrit un sachet transparent pour pièces à conviction avec une étiquette.

— Il a réussi à faire comprendre à l’un des ambulanciers qu’il voulait écrire quelque chose. Il n’avait… plus de lèvres et plus de langue non plus, à ce moment-là, il était donc incapable de parler… D’autant plus qu’il avait un masque à oxygène sur la figure. Mais il semble que, devant l’agitation et l’insistance du type, l’ambulancier ait cependant fini par lui filer un bloc-notes et un stylo…

Stehlin attrapa le sachet à pièces à conviction et le tendit à Servaz.

— Et voilà ce qu’il est parvenu à écrire.

Le policier le prit. Il regarda le bloc-notes à l’intérieur. Une écriture tremblée, maladroite, fiévreuse.

À présent, il comprenait pourquoi, exceptionnellement, Santos avait accepté de reporter son audition. Il ressentit à la fois un intense soulagement et une dévorante curiosité.

— Tu as fouillé dans son passé ? voulut savoir Stehlin.

Servaz fit signe que non. La tête lui tournait.

— On a laissé tomber la piste Elvis dès lors que son alibi s’est avéré solide, répondit-il.

— Alors, je crois qu’il s’agit d’une faute d’orthographe, dit Stehlin.

— « Servaz, fouillez passé », rectifia le flic. De quel passé il parle ? Du sien ?

— Probablement.

Servaz sentait les rouages de son cerveau se mettre en branle.

— Peut-être qu’on a abandonné cette piste un peu trop vite, peut-être qu’on aurait dû s’assurer que Claire Diemar et Elvis Elmaz ne se connaissaient pas.

Martin, cela fait à peine quatre jours que vous êtes dessus. Vous avez fait ce qu’il fallait.

Servaz comprit que cette remarque était surtout destinée à Santos.

Et il y a autre chose, ajouta le directeur. Paris veut des résultats. Ils veulent surtout dédouaner Lacaze avant que tout ne fuite dans la presse et ne leur pète à la figure. Alors ils ont demandé où on en était, et ce matin ils ont fait pression sur les Stups. Ton « Heisenberg » est un de leurs indics et ils nous ont refilé son identité. Pour une fois, ils ne se sont pas fait prier. Tu penses qu’il peut avoir quelque chose à voir là-dedans ?

Servaz acquiesça.

Ils ne doivent pas être très nombreux sur le marché de la dope à Marsac, non ? Qui sait ? C’est peut-être lui qui a fourni la came à celui qui a drogué Hugo.


En ressortant du bureau de Stehlin, Servaz était en nage. Même à l’ombre, les atomes de l’air ambiant vibraient suffisamment pour produire une quantité de chaleur impressionnante et il n’était que 10 heures du matin. Il hésitait. Il avait désormais deux pistes nouvelles à explorer. Par où commencer ? Fouiller dans un passé aussi « riche » que celui d’Elvis Konstandin Elmaz risquait de prendre du temps, mais la dernière phrase écrite par l’Albanais avant de sombrer dans le coma brillait dans l’esprit de Servaz comme un néon.

Un type dans son état, qui sait qu’il ne ressortira peut-être pas vivant de l’hôpital, use ses dernières forces à envoyer un message. Ce message ne pouvait être que de la plus haute importance. Il disait : celui que vous cherchez est là.

Et ce message lui était adressé, à lui, Servaz.

Elvis Elmaz savait qui avait tué Claire.

Et c’était la ou les mêmes personnes qui l’avaient donné à bouffer à ses chiens…

Il franchit la porte coupe-feu. Un groupe s’était formé dans le couloir et, malgré lui, Servaz crut comprendre qu’il était question de football. Il essaya de passer au large, mais il ne put s’empêcher de capter quelques bribes de conversation.

— Putain, quelle chaleur ! On se croirait en Afrique du Sud ! dit quelqu’un.

Quelques rires fusèrent.

— Tu parles, on est loin du Pezula Resort ! s’exclama un autre. Et puis là-bas, c’est l’hiver.

Servaz avait beau tout faire pour ignorer les potins, les rumeurs et les innombrables articles, papiers, reportages télé ou radio et plaisanteries tournant autour de la Coupe du monde de football, il ne lui avait quand même pas échappé que l’équipe de France occupait l’hôtel le plus luxueux de toutes les délégations en compétition, et que ses frais de déplacement et d’hébergement dépassaient le million d’euros — une somme que, pour sa part, il trouvait parfaitement choquante et injustifiée. Même une ministre et une secrétaire d’État avaient trouvé bon de s’en mêler.

— Martin, qu’est-ce que tu en penses : tu crois que la France va gagner demain contre le Mexique ?

Personne au SRPJ n’ignorait son aversion pour le sport télévisé et même pour le sport en général. Il surprit quelques sourires narquois.

— J’espère bien que non, rétorqua-t-il en passant. Au moins, on pourra parler d’autre chose.

Il y eut quelques rires, mais sans grande conviction. Visiblement, cette perspective-là n’incitait pas à l’humour.


Margot avançait dans les couloirs avec le sentiment que tous les regards collaient à elle comme de la glu. Plus elle avançait, plus elle les sentait peser sur ses épaules. Elle devinait aussi les murmures, les coups de coude, les échanges de coups d’œil dans son dos. Heureusement que la fin de l’année scolaire approchait. Dans ses oreilles, Marilyn Manson lui confiait : « Je veux disparaître. » Oh oui, mon pote, moi aussi. Toi et moi, on se comprend, Brian Hugh…

Elle se demanda ce qu’ils savaient au juste. Quelle était la part de rumeurs et la part de fuites ? Qui avait bavé ? Certainement ni son père, ni Vincent, ni Samira. David ? Sarah ? Elle approchait de son casier lorsqu’elle vit de nouveau un mot épinglé dessus, et ses intestins se nouèrent. C’était donc ça… Elle imagina les langues qui se déliaient et le bruit qui se répandait à la vitesse du son à travers le bahut : « T’as vu ? Quelqu’un a encore laissé un truc sur le casier de Margot ! » Merde ! Bande de cons ! Il y a des fois où un putain d’Armageddon lui paraissait la solution.

En fonçant droit sur son casier, elle vit qu’il ne s’agissait pas d'un mot, mais d’un dessin. Plus exactement, quelqu’un avait modifié la célèbre affiche de recrutement de l’armée américaine où l'oncle Sam pointait son doigt en direction de l’observateur en disant I WANT YOU. Il avait remplacé la tête de l’oncle Sam par un portrait assez flou de Julian Hirtmann.

Putain de débiles ! Ils n’avaient donc rien d’autre à foutre ?

Elle arracha le papier, le froissa en boule et le jeta par terre. Puis elle déverrouilla son casier. Il y en avait un autre, à l’intérieur… Elle reconnut l’écriture. Elias, petit enfoiré, qui t’a autorisé à ouvrir mon casier et comment tu as fait ? Le mot disait : « Je crois que j’ai trouvé le Cercle. »


Servaz chercha une aspirine dans ses tiroirs, sans succès. Il passa dans le bureau de Samira et de Vincent, ouvrit le tiroir de ce dernier. Paracétamol, ibuprofène, codéine, tramadol… Vincent et ses molécules… On aurait dû accrocher une grande croix lumineuse à l’entrée de cette pièce et y ajouter un terminal pour cartes vitales.

Il retourna dans son bureau avec un comprimé effervescent, un verre d’eau, et constata que la touche des messages clignotait sur son poste fixe. Il avait reçu un appel. Il regarda le numéro, cela ne lui disait rien. Servaz le composa et aussitôt une voix de femme lui répondit :

— Suzanne Lacaze.

Il fronça les sourcils.

— Bonjour, madame Lacaze, vous avez essayé de me joindre ?

Un silence.

— Oui…

La voix était encore plus ténue qu’à l’ordinaire. Et tendue. Un murmure étiré comme un élastique sur le point de rompre. Servaz hésita sur la conduite à tenir, mais elle ne lui laissa pas le temps de réfléchir.

— C’est au sujet de mon mari.

La tension était là. Une tension extrême. Celle de quelqu’un qui s’apprête à commettre un acte lourd de conséquences. Il sentit son pouls s’accélérer.

— Je vous écoute.

— Il vous a menti l’autre soir… au sujet de son alibi.

Servaz déglutit. Nouveau silence.

— Mon mari n’était pas à la maison le soir où cette femme a été tuée. Et je ne sais pas où il était. Si nécessaire, je répéterai cela devant un juge. Et j’espère que vous trouverez celui qui a fait ça. Au revoir, commandant.

Elle avait raccroché. Il expira lentement. Putain de merde ! II allait devoir passer quelques coups de fil. Il pensa à la tête que ferait le procureur d’Auch et, tout à coup, il sentit que sa journée était sérieusement en train de s’éclaircir.

31. Heisenberg

Servaz l’aimait, cette sensation qu’il approchait du but, que, tout à coup, l’une après l’autre, les pièces commençaient de se mettre en place. Un son comme une caisse claire dans sa poitrine. Un souffle. Une cavalcade. Le bruit de la victoire. Son pied sur la pédale de l’accélérateur, tandis qu’il filait sur l’autoroute à l’air si chaud qu’il tremblait comme un mirage à l’horizon, sous le ciel d’un bleu pâle et laiteux.

Il repensa à Santos, à sa convocation. Il savait que s’il résolvait rapidement cette affaire, l’IGPN serait obligée d’en tenir compte et de lâcher du lest. Mais que se passerait-il s’il mettait en taule le chouchou des médias, le futur héraut du parti au pouvoir, le type qu’il fallait justement ne pas toucher ? Est-ce qu’ils ne seraient pas tentés de le lui faire payer ? Oh que si. Et il leur avait offert sa tête sur un plateau, dans ce parking… Mais là, tout de suite, il s’en fichait. Ne subsistait que l’excitation du chasseur quand un renard s’est pris dans le collet.


Le renard avait une sale tête. Le boxeur de la dernière fois semblait groggy. Éteint. Il n’en esquissa pas moins un de ces sourires dont il avait le secret, mais celui-ci se changea en une grimace qui n’atteignit pas ses yeux. Il avait écouté Servaz sans broncher, sans exprimer la moindre émotion devant la trahison de son épouse.

— Vous avez été à Marsac vous aussi, commandant, dit le député. C’est bien ce que vous m’avez dit ? Les cours de langue et de civilisation antiques, vous vous rappelez ? C’était mes préférés… Avec l’option théâtre. (Servaz pensa à Margot. Lacaze jouait avec un coupe-papier, il en éprouvait la pointe du bout de l’index.) Vous avez donc entendu parler de l'hybris

Servaz ne répondit ni par oui ni par non, il ne bougea pas, se contentant de fixer Lacaze. C’était encore une de ces histoires de mâles dominants, toujours la même question de savoir qui avait la plus longue, qui pissait le plus loin. Mais, cette fois, Lacaze savait qu’il avait perdu, il essayait juste de sauver la face.

— Celui qui voulait trop s’élever s’exposait à la jalousie et à la colère des dieux. Il semble donc que les dieux aient choisi ma femme pour être leur bras vengeur… Décidément, les femmes sont imprévisibles.

Servaz était d’accord avec Lacaze sur ce point — mais il ne le montra pas.

— Votre femme m’a-t-elle dit la vérité ? demanda-t-il avec une certaine solennité.

Ils étaient de nouveau assis dans la maison ultramoderne de ce quartier cossu au fond des bois. À la demande de Lacaze, que Servaz avait réussi à joindre à la mairie, ils s’étaient retrouvés là. Mais, cette fois, l’épouse était invisible. Le soleil entrait par les baies vitrées, à travers les stores verticaux, et zébrait les murs ébène couverts de photos à la gloire du maître des lieux.

— Oui.

— Est-ce que vous avez tué Claire Diemar ?

— Je suppose que je devrais vous rappeler que vous ne pouvez me mettre en cause sans garde à vue et donc sans levée préalable de mon immunité — et aussi que je devrais appeler sans tarder mon avocat —, mais, pour répondre à votre question, non, commandant, je ne l’ai pas tuée : j’aimais Claire — et Claire m’aimait.

— Ce n’est pas ce que dit Hugo Bokhanowsky. Selon lui, Claire s’apprêtait à vous quitter.

— Pour quelle raison ?

— Claire et Hugo étaient amants.

Lacaze lui jeta un regard surpris.

— Vous êtes sérieux ?

Servaz opina. Il vit le doute passer sur le front du député.

— Ce gamin affabule… Claire ne m’a jamais parlé de lui. Et nous formions des projets d’avenir…

— Pourtant, vous m’avez dit la dernière fois qu’elle refusait que vous quittiez votre femme.

— Exact. Tant qu’elle n’était pas tout à fait sûre de ce qu’elle voulait. Et, sans doute aussi, tant que Suzanne était… dans cet état.

— Vous voulez dire… vivante ?

Une ombre noire voila les yeux du politicien.

— Lacaze, avez-vous espionné Claire ces derniers temps ? Aviez-vous des doutes sur elle ?

— Non.

— Étiez-vous au courant de sa liaison avec Hugo Bokhanowsky ?

— Non.

— Étiez-vous avec elle vendredi soir ?

— Non.

Trois réponses fermes.

— Où étiez-vous, vendredi soir ?

De nouveau, le sourire revint — et le regard vide.

— Ça, je… Je ne peux pas vous le dire.

Lacaze avait prononcé ces mots avec un sourire plein d’ironie, cette fois, comme si, soudain, le comique de la situation lui apparaissait — en même temps que son côté désespéré. Servaz soupira.

— Nom de Dieu, Lacaze ! Je vais être obligé d’appeler le juge et il va sans doute décider de demander la levée de votre immunité si vous refusez de coopérer. Vous êtes en train de foutre votre carrière en l’air !

— Vous ne comprenez pas, commandant : c’est si je vous le dis que ma carrière est morte. D’un côté comme de l’autre, je suis coincé.


Espérandieu écoutait ce qu’il considérait personnellement comme l’un des deux ou trois meilleurs albums rock de l’année 2009, Wess Ryder Pauper Lunatic Asylum de Kasabian, et, à ce moment précis, le morceau intitulé Fast Fuse, sur le lecteur de la Mégane, lorsque l’on cogna à la vitre, côté passager.

Vincent baissa le son avant d’ouvrir la portière.

— On a quelqu’un à voir, dit Servaz en s’asseyant.

— Et Margot ?

— Il y a un fourgon de gendarmerie à l’entrée (Servaz désigna le véhicule bleu garé au bord de la route, tout au bout de l’allée bordée de chênes et de la prairie), Samira surveille derrière et Margot est en cours. Je connais Hirtmann. S’il doit agir, il ne prendra aucun risque. Et surtout pas celui de retourner dans une cellule.

— Et on va où ?

— Roule.

Ils entrèrent en ville et Servaz donna les indications à Espérandieu au fur et à mesure. L’entretien avec Lacaze avait dissipé tout son enthousiasme. Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi le député s’obstinait à refuser de dire où il était ce soir-là. Quelque chose clochait. Il avait senti que Lacaze avait de bonnes raisons de camper fermement sur ses positions. Pas du tout l’attitude de quelqu’un qui a commis un meurtre.

Mais peut-être que Lacaze était tout simplement très fort à ce jeu-là. Après tout, c’était un politicien, donc un acteur et un menteur professionnel.

— C’est ici, dit Servaz.

La résidence universitaire se trouvait sur une des collines qui dominaient la ville. Une série de cinq bâtiments. Tous identiques. Ils franchirent un petit portail, un panneau indiquait « Cité universitaire Philippe-Isidore Picot de Lapeyrouse ». Ils se garèrent sous les arbres, les pelouses étaient désertes. Contrairement au lycée de Marsac, la saison à la fac des sciences était terminée, la plupart des étudiants avaient déserté les lieux. Ils avaient l’air abandonnés. Extérieurement, le long bâtiment de quatre étages avait fière allure avec ses rangées de larges fenêtres qui devaient rendre les chambres claires et agréables, mais, dès le hall d’entrée, ils comprirent que quelque chose clochait. Des banderoles étaient tendues sur les murs : « NOUS PAYONS UN LOYER, NOUS EXIGEONS LE MINIMUM », « MARRE DES CAFARDS » OU encore « Crous = Crasse ». Il n’y avait pas d’ascenseur. En montant dans les étages, ils constatèrent vite que les banderoles étaient justifiées : les lames en plastique du plafond s’effondraient, la peinture jaune des murs s’écaillait et, sur la porte des douches, un écriteau annonçait « hors d’usage ». De fait, Servaz crut apercevoir une ou deux bestioles ramper sur le sol. Les Stups leur avaient donné un numéro de chambre. 211. Ils s’immobilisèrent devant. De la musique traversait la porte. À tue-tête. Espérandieu cogna et prit sa voix la plus juvénile.

— Heisenberg, t’es là, mon pote ?

La musique s’interrompit. Ils attendirent trente bonnes secondes en se demandant si « Heisenberg » n’avait pas filé par la fenêtre lorsque la porte s’ouvrit sur une fille maigre en débardeur et en short. Ses cheveux formaient des épis et leur blond était aussi peu naturel que les racines noires. Ses bras étaient si maigres qu’os et veines saillaient sous la peau bronzée. Elle battit des paupières dans la pénombre du store presque entièrement baissé et ses yeux délavés les examinèrent l’un après l’autre.

— Heisenberg est pas là ? demanda Vincent.

— Z’êtes qui, les mecs ?

— Surprise ! lança joyeusement son adjoint en exhibant sa carte et en repoussant la blonde pour entrer.

Les murs étaient presque entièrement recouverts de photos, posters, affichettes, prospectus. Espérandieu reconnut Kurt Cobain, Bob Marley et Jimi Hendrix parmi les photos, les idoles des jeunes gens épris de liberté mais aussi des camés — ce qui représentait un sacré paradoxe. Dès ses premiers pas dans la pièce, il identifia le fantôme d’odeur qui planait : THC, tétrahydro-cannabinol, sous sa forme la plus commune : hasch.

— Heisenberg est pas là ?

— Qu’est-ce que vous lui voulez ?

— Ça ne te regarde pas, dit Espérandieu. T’es sa meuf ?

Elle leur lança un regard haineux.

— Qu’est-ce que ça peut vous foutre ?

— Réponds.

— Foutez le camp.

— On partira pas sans l’avoir vu.

— Z’êtes pas des Stups, constata-t-elle.

— Non, Affaires criminelles.

— Appelez les Stups, z’avez pas le droit de toucher à Heisenberg.

— Qu’est-ce que t’en sais ? C’est ton copain ?

Elle ne répondit pas, ses grands yeux délavés allaient de l’un à l'autre avec une lueur mauvaise.

— Bon, moi, je me casse, dit-elle.

Elle fit un pas vers la porte, Espérandieu tendit le bras et la saisit au niveau du poignet. Aussitôt, comme un chat qui se rebiffe, elle fit volte-face et lui planta ses griffes dans l’avant-bras jusqu’au sang.

Aïe ! Putain, elle m’a griffé !

Loin de la lâcher, il lui saisit l’autre poignet avec force et essaya de maîtriser ses ruades tandis qu’elle se débattait comme une tigresse.

Lâche-moi, sale pourriture de flic ! Enlève tes sales pattes de mol, enculé de keuf !

— Calmez-vous ! Arrêtez ça ou on vous coffre !

— J’en ai rien à foutre, salopard ! Z’avez pas le droit de maltraiter une femme comme ça ! Lâchez-moi, merde !

Elle s’agitait, sifflait et crachait comme un animal déchaîné. Au moment où Servaz s’apprêtait à prêter main-forte à son adjoint, elle se donna un violent coup de tête contre la cloison.

— Vous m’avez frappée, gueula-t-elle, le front fendu. Je saigne ! Au secours ! Au viol !

Espérandieu tenta de la bâillonner avec la main pour l’empêcher de hurler. Elle allait rameuter tout le bâtiment, même s’il était probablement aux trois quarts vide. Elle le mordit. Il tressaillit comme s’il avait reçu une décharge électrique et il allait la gifler quand Servaz lui bloqua le poignet.

— Non.

De l’autre main, il avait verrouillé la porte. La fille se calma un peu, soupesant la situation, ses yeux caves lançant des éclairs de haine tandis qu’elle se rendait compte qu’elle était piégée. Son front pissait le sang. Elle se frotta les poignets, il y avait encore les traces rouges des doigts d’Espérandieu dessus.

— On veut juste parler à Heisenberg, dit Servaz calmement.

La fille s’assit au bord du lit, elle leva la tête vers eux, en tamponnant son front sanglant avec un pan de son débardeur, dévoilant un soutien-gorge mauve sur de tout petits seins.

— Pour lui dire quoi ?

— On a des questions à lui poser.

— C’est moi, Heisenberg.

Servaz et son adjoint échangèrent un regard. L’espace d’un instant, ils se demandèrent si elle essayait encore de les embrouiller, puis Servaz comprit qu’elle disait la vérité. Les Stups s’étaient bien gardés de leur dire qu’Heisenberg était une femme… Sans doute s’étaient-ils réjouis par anticipation de la surprise et des difficultés qui attendaient les deux policiers.

— Et vous pouvez me coffrer, je répondrai pas à vos questions. J’ai un deal avec vos collègues, moi. C’est même écrit quelque part.

— Rien à battre de ton deal.

— Ah bon ? Eh ben, je suis désolée, mais c’est pas comme ça que ça marche, les mecs. Je parle qu’aux Stups, moi. Même que le juge est OK. Vous pouvez pas me cuisiner comme ça !

— Eh bien, disons que les règles ont changé. Appelle ton contact si ça te chante. Vas-y. Appelle. Pose-lui la question… On veut des réponses. Tu n’as plus de protection, tu es à poil. Ou tu nous parles ou tu vas en taule.

Elle les sonda de son regard vert pâle en essayant de deviner s’ils bluffaient.

— Appelle ton contact, insista Servaz. Vas-y.

Elle inclina la tête, vaincue.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Te poser quelques questions.

— Du genre ?

— Du genre : Paul Lacaze est-il un des tes clients ?

— Quoi ?

— Paul La…

— Mon poussin, je sais qui est Paul Lacaze. Vous êtes sérieux ? Vous croyez qu’un type comme lui prendrait le risque de se fournir sa came chez moi ? Merde, vous rigolez ?

— C’est qui, tes clients, des étudiants ?

— Pas que. Des petits bourges de Marsac, des meufs BCBG avec de vraies têtes à claques mais pleines d’oseille, même des ouvriers — de nos jours, la came, c’est comme le golf : ça se démocratise.

— Tu dois avoir de bonnes notes en socio, toi, hein ? ironisa Espérandieu.

Elle ne lui fit même pas l’aumône d’un regard.

— Comment ça se passe ? voulut savoir Servaz. Où tu planques tes doses ?

Elle le lui dit. Heisenberg avait recours à une « nourrice », dans le jargon des flics une personne qui acceptait de garder les stocks, la plupart du temps un ou plusieurs toxicos qui rendaient ce service en échange de quelques doses. La nourrice d’Heisenberg n’était pas toxico : c’était une vieille dame de quatre-vingt-trois ans qui vivait seule dans un pavillon et chez qui elle passait une après-midi par semaine à faire la causette.

— Tes clients, dit Servaz, tu en tiens une liste ?

Elle le considéra avec des yeux ronds.

— Quoi ? Non !

— Est-ce que tu connais le lycée de Marsac ? demanda-t-il.

Elle lui lança un regard soupçonneux.

— Ouais…

— Tu as des clients parmi ses élèves ?

Elle hocha la tête, une lueur de défi dans les prunelles.

— Mmm.

— Quoi ? J’ai pas entendu.

— Pas seulement parmi les élèves.

Servaz sentit un petit frisson familier au bas du dos.

— Un prof ? D’où ?

Elle eut un petit sourire triomphant.

— Ouaip, un prof. De Marsac. Le lycée de l’élite. Ça vous la coupe, hein ?

Servaz sonda ses yeux verts délavés en se demandant si elle bluffait.

— Son nom, dit-il.

— Désolée. Vous aurez que dalle. Je moucharde pas.

— Non, sans blague ? Et les Stups ?

— Pas de cette façon, précisa-t-elle, butée, comme s’ils l’avaient offensée.

— Hugo Bokhanowsky, ça te dit quelque chose ?

Elle fit oui de la tête.

— Et David Jimbot ?

Même chose.

— Le nom de ce prof, insista-t-il.

— Peux pas faire ça, mec.

— Écoute, j’en ai marre… Tu me fais perdre mon temps, là… Les Stups ont un dossier épais comme le Talmud sur toi. Et, cette fois, le juge ne montrera aucune clémence. Il est prêt à te coffrer sur un simple appel de notre part. Tu vas rester à l’ombre pour un bon bout de…

— C’est bon, ça va, putain ! Van Acker.

— Quoi ?

— Francis Van Acker. C’est son nom. Il enseigne je sais plus trop quoi au lycée de Marsac. Un type avec une barbichette qui se prend pour le nombril du monde.

Servaz la regarda. Francis… Bien sûr, comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ?


Ils sont quatre dans la voiture. Ils roulent vite. Trop vite. De nuit. Sur la route qui slalome au milieu des bois, vitres baissées. Le vent de la course fait danser leurs cheveux, ceux de Marianne appuyée contre lui à l’arrière se mêlent aux siens et il respire l’odeur de fraise de son shampooing. Sur les ondes, cette année-là, Freddie Mercury se demande qui veut vivre pour toujours et Sting si les Russes aiment aussi leurs enfants. Francis est au volant.

Le quatrième est sans doute « Jimmy », ou peut-être Louis : Servaz ne s’en souvient plus. Francis et lui échangent des propos sans suite à l’avant, rient, chahutent. Ils ont une bière à la main, ils ont l’air joyeux, immortels et quelque peu éméchés. Francis conduit trop vite. Comme toujours, mais la voiture est la sienne. Et soudain, un joint apparaît dans sa main libre, il le tend à Jimmy, lequel glousse stupidement avant de tirer dessus. Servaz sent que Marianne est tendue contre lui. Elle porte ses mitaines strass qu’elle met en toute saison sauf l’été ; ses doigts chauds émergent de la laine et s’entremêlent aux siens, leurs deux mains unies comme les maillons d’une chaîne que personne ne pourrait rompre. Martin goûte ces moments-là, assis dans la pénombre à l'arrière de la voiture, où ils ne sont plus qu’une seule et même personne, elle et lui — même si Francis conduit trop vite et s’il fait frais. Les phares écorchent les troncs des arbres, la route défile à toute vitesse, ça sent l’herbe dans la voiture, malgré l’air de la nuit qui s’engouffre dans l’habitacle. À la radio, Peter Gabriel enchaîne sur Sledgehammer. Et, soudain, il sent le souffle tiède de Marianne contre le pavillon de son oreille et il entend sa voix dans un murmure :

— Si on doit mourir ce soir, je veux que tu saches que je n’ai jamais été aussi heureuse.

Et il pense exactement la même chose, que leurs deux cœurs battent à l’unisson, il a la certitude à cet instant-là que lui non plus ne pourra jamais être plus heureux qu’en ces jours-là, comblé par l'amour de Marianne, par l’amitié qui règne dans la voiture, par l'insouciance et la grâce de leur jeunesse, lorsqu’il surprend le regard de Francis posé sur eux dans le rétroviseur intérieur. La fumée du joint s’élève devant ses yeux en un mince tortillon. Toute trace de sarcasme ou d’humour en a disparu. Un regard de convoitise, de jalousie et de haine pure. L’instant d’après, Francis lui fait un clin d’œil et un sourire et il croit avoir rêvé.


Servaz se gara dans le centre-ville. Il avait passé tout l'après-midi à réfléchir. Il ne pouvait s’empêcher de se souvenir de ce que Marianne avait dit au sujet de Francis, la nuit précédente. Qu’il n’avait aucun talent et qu’il avait toujours été jaloux de celui de Servaz. Il revoyait à présent leur professeur de lettres en ce temps-là, un homme très élégant à l’épaisse crinière blanche et à la diction un peu précieuse, qui portait des foulards sous ses cols de chemise rayés et des pochettes à ses costumes. Servaz et lui passaient de longs moments à bavarder après ou entre les cours et, à présent, il se rappelait que cela faisait ricaner Francis, qui ne cessait de dénigrer le vieil homme et qui le soupçonnait de chercher la compagnie de Martin pour des raisons autres que purement intellectuelles.

À aucun moment, Servaz ne s’était dit que les sarcasmes de Van Acker étaient dus à la jalousie : Francis était le centre de l’attention à Marsac, il avait sa petite cour d’admirateurs — et si quelqu’un aurait dû être jaloux de l’autre, c’était Martin.

Les phrases prononcées par Marianne battaient sans cesse les rivages de son cerveau : « Ton meilleur ami, ton alter ego, ton frère… il n’avait qu’une seule idée en tête : te prendre ce qui t’était le plus cher au monde… » Même s’il avait haï Francis par la suite pour lui avoir pris la femme qu’il aimait, il avait cru, à cette époque, que cette amitié entre eux avait quelque chose de… sacré. N’était-ce pas ce que Francis avait ressenti, lui aussi ? Il se souvint de ses paroles, à Marsac, cinq jours plus tôt : « Tu étais mon grand frère, tu étais mon Seymour — et, pour moi, d’une certaine façon, ce grand frère-là s’est suicidé le jour où il est entré dans la police. » Pur mensonge ? Francis Van Acker était-il quelqu’un qui cherchait à se venger de ceux qui étaient plus talentueux, plus doués ou plus beaux que lui ? Son esprit sarcastique cachait-il un profond complexe d’infériorité ? N’avait-il manipulé et séduit Marianne que pour le compenser — et parce qu’elle était une proie facile à ce moment-là ? Une hypothèse se faisait jour dans son esprit. Mais elle était par trop absurde, par trop aberrante pour être prise en considération.

Marianne… Pourquoi ne l’avait-elle toujours pas appelé ? Attendait-elle qu’il le fasse ? Avait-elle peur qu’il interprétât son appel comme une tentative de sa part pour manipuler celui qui pouvait sortir son fils de prison ? Ou bien y avait-il autre chose ? L’inquiétude le rongeait. Il avait envie de la revoir le plus vite possible, il ressentait déjà ce manque dont il avait eu tellement de mal à se défaire. Dix fois depuis hier il avait été sur le point de composer son numéro. Dix fois il y avait renoncé. Pourquoi ? Et Elvis… Que venait-il faire dans le tableau ? Il venait d’échapper à ce qui ressemblait fort à une tentative de meurtre, il était entre la vie et la mort et il avait rassemblé ses dernières forces pour dire à Servaz de fouiller dans son passé. Enfin, il y avait Lacaze. Lacaze qui refusait de dire où il était vendredi soir. Lacaze qui avait un mobile et pas d’alibi… Lacaze dont l’audition en tant que témoin assisté se poursuivait dans le bureau du juge : elle avait débuté quatre heures plus tôt, mais le député s’obstinait dans son mutisme suicidaire… Elvis, Lacaze, Francis, Hirtmann : les acteurs de ce drame dansaient une ronde autour de lui comme dans une partie de colin-maillard. Il était le joueur central, celui qui avait les yeux bandés, les mains tendues, et il devait trouver l’assassin à tâtons.

Servaz descendit de la Jeep, la verrouilla et se mit en marche. La petite rue à l’écart du centre était bordée de grandes maisons bourgeoises entourées de jardins arborés. Un grand nombre de voitures étaient garées le long des trottoirs. Il repéra un emplacement, mais il y avait un lampadaire à proximité. Le soir commençait à tomber et il n’était pas encore allumé.

Il passa sans s’arrêter, retourna au centre-ville et repéra un magasin d’articles de pêche et de bricolage sur le point de fermer. Le vieil homme lui jeta un regard perplexe quand il lui expliqua qu’il cherchait une canne à pêche avec ou sans moulinet, mais suffisamment rigide et suffisamment longue. Finalement, il ressortit avec une canne télescopique en fibre de verre et carbone dont les six éléments déployés pouvaient atteindre quatre mètres.

Servaz revint dans la petite rue tranquille, sa canne sur l’épaule. Il longea le trottoir en jetant de discrets regards à droite et à gauche, s’arrêta sous le lampadaire et donna deux coups puissants et rapides avec le bout de la canne. Au deuxième, l’ampoule explosa. Cela ne lui avait pas pris plus de trois secondes. Il repartit aussitôt, tout aussi nonchalamment.

Il gara sa Jeep sur l’emplacement cinq minutes plus tard, en priant pour que personne n’eût repéré son petit manège. Quelques fenêtres avaient commencé à s’allumer aux façades obscures et la pénombre descendait lentement sur la rue.

Francis Van Acker habitait une grande maison en forme de T, datant du début du siècle dernier, un numéro plus loin. Servaz en distinguait la haute silhouette à travers les branches d’un pin et la chevelure d’un saule. Perchée sur une petite butte, émergeant de massifs et de haies noirs à cette heure, elle semblait écraser ses voisines de sa masse. De la lumière éclairait le triple bow-window du premier étage, sur le côté droit de la maison, juste au-dessus du jardin d’hiver de style haussmannien, avec ses colonnes, ses éléments cintrés et ses dentelures en fer forgé, que Servaz devinait dans l’obscurité naissante.

Il se fit la réflexion que la villa correspondait à son propriétaire : la même morgue, le même orgueil. Elle les projetait, ainsi que son ombre peu rassurante, autour d’elle. À part la lumière à droite, le reste de la bâtisse était plongé dans le noir. Servaz sortit son paquet de cigarettes. Il se demanda ce qu’il attendait de cette surveillance. il n’allait quand même pas revenir ici tous les soirs. Il pensa à Vincent et à Samira, et un frisson courut le long de sa colonne vertébrale. Il avait confiance dans ses deux adjoints : Vincent prendrait sa mission d’autant plus à cœur qu’il connaissait bien Margot. Et Samira, en dépit de ses tenues excentriques, était un de ses meilleurs éléments… Sauf qu’en face l’adversaire n’avait rien à voir avec ceux qui hantaient d’ordinaire l’hôtel de police et les salles d’audience du palais de justice.

Il passa les deux heures suivantes à observer la maison et les rares allées et venues dans la rue : des voisins qui rentraient tard de leur travail pour la plupart, ou qui sortaient leurs poubelles ou leur chien. Petit à petit, la lueur des téléviseurs se mit à palpiter dans les salons, et des fenêtres s’allumèrent aux étages. Il se demanda où il avait lu cette phrase : « Partout où luit la télévision veille quelqu’un qui ne lit pas. » Il aurait bien aimé être chez lui, à écouter Mahler en sourdine, un livre ouvert sur les genoux.


Ce soir-là, Ziegler rentra tard. Au dernier moment, elle avait dû régler une histoire de bagarre d’ivrognes dans un bar d’Auch : deux types qui n’avaient même pas la force de se battre tellement ils étaient bourrés, mais assez de force pour sortir une lame et qui s’étaient lamentablement apitoyés sur leur sort à l’arrivée des forces de l’ordre d’une manière si larmoyante et écœurante qu’elle aurait aimé qu’il existât un délit nommé « connerie au dernier degré » pour pouvoir les coffrer. Elle se débarrassa de son uniforme imbibé de sueur et passa sous la douche. Quand elle en ressortit, elle avait trois textos de Zuzka sur son portable. Ziegler grimaça. Elle ne se sentait pas le courage d’appeler son amie après cette journée éreintante et triste à pleurer. Elle n’avait rien à partager… Et puis, une autre tâche l’attendait.

Merci, Martin. Grâce à toi, je sens que je ne vais pas tarder à avoir des emmerdes dans mon couple. Consultante, tu parles !

Elle ouvrit les fenêtres pour laisser entrer l’air du soir à peine plus frais que celui étouffant de son salon. Le calme régnait dans la gendarmerie. Elle mit la télé en sourdine, glissa une pizza boulettes au bœuf, lardons, oignons, sauce barbecue et mozzarella dans le micro-ondes et traversa le salon en pyjama jusqu’à son Mac.

Tout en soufflant pour refroidir le fromage trop chaud de la pizza et en sirotant un grand gin tonic plein de glaçons, elle pianota sur son clavier.

Une photo des lettres « J H. », que Martin avait trouvées gravées sur le tronc, apparut sur l’écran. Espérandieu la lui avait fait parvenir. Elle ouvrit une deuxième fenêtre, tapa Marsac dans Google Maps, passa à l’image satellite et zooma progressivement sur la rive nord du lac jusqu’à atteindre le grossissement maximal, mais c’était flou, et elle rétrograda jusqu’à ce que trois centimètres égalent cinquante mètres. Elle déplaça lentement le curseur le long de la rive. Vues du ciel, certaines des demeures qu’elle avait devant les yeux étaient de véritables petits châteaux : courts de tennis, piscines, pool-houses, dépendances, parcs arborés, pontons sur le lac pour dériveurs légers ou canots à moteurs, voire une serre ou une aire de jeux pour les enfants. Une dizaine, pas plus : la partie urbanisée du lac n’excédait pas deux kilomètres de long. Celle de Marianne Bokhanowsky était la dernière avant les bois touffus qui colonisaient les rives occidentale et méridionale du lac et qui formaient ensuite une forêt s’étendant sur des kilomètres.

Elle déplaça le curseur jusqu’au moment où elle tomba sur une route qui traversait la forêt. À deux cents mètres environ de la limite ouest du jardin de Marianne. Elle décrivait un J dont l’extrémité supérieure était dirigée vers le nord et la boucle descendante vers l’ouest. Une aire de stationnement, avec ce qui ressemblait à deux tables de pique-nique, se trouvait au milieu de la boucle. Il y avait fort à parier que Hirtmann était parti de là. La définition de l'image et la densité des feuillages ne lui permettaient pas de voir s’il y avait un sentier. Elle décida d’aller y faire un tour le lendemain, si les raseurs de service se tenaient tranquilles malgré la chaleur. La police scientifique avait exploré les alentours de la source : à en croire Espérandieu, ils n’avaient rien trouvé — mais avaient-ils poussé leurs explorations plus loin ? Elle en doutait.

Elle sentait l’excitation croître : la piste était à nouveau fraîche. Elle n’avait plus besoin de compulser des informations et des dossiers sur lesquels d’autres s’étaient usé les yeux avant elle et qui avaient dormi dans des ordinateurs ou pris la poussière au fond des tiroirs pendant des mois : Martin s’était engagé à lui faire parvenir les informations au fur et à mesure qu’elles lui arriveraient. Avec cette enquête à Marsac, il n’avait pas le temps de s’en occuper lui-même. Et il avait collé ses deux adjoints à la surveillance de Margot.

C’est ta chance, ma belle. À toi de ne pas la laisser passer. Tu n’as pas beaucoup de temps.

La cellule de Paris n’avait envoyé personne sur place pour l’instant. Un e-mail et deux lettres gravées au couteau dans un tronc : un peu léger pour débloquer une ligne budgétaire. Mais, tôt ou tard, la surveillance de Margot cesserait, Martin bouclerait son enquête et la police reprendrait la main. Si elle parvenait à une percée décisive d’ici là, elle savait déjà que Martin n’était pas du genre à s’approprier les résultats des autres. Sa hiérarchie grincerait des dents de n’avoir pas été tenue informée, mais personne ne pourrait lui enlever qu’elle avait fait avancer un dossier dans lequel des dizaines d’enquêteurs s’échinaient depuis des mois.

Qu’est-ce qui te permet de penser que tu vas y arriver ? Elle passa les deux heures suivantes à préparer son attaque du système informatique de la maison d’arrêt où était incarcérée Lisa Ferney. La première manœuvre consistait à récupérer sur un forum de hackers un « botnet », un programme-robot. Ziegler connaissait plusieurs forums de pirates informatiques, elle les fréquentait peu, mais depuis suffisamment longtemps. Chez les pirates, l’ancienneté tient lieu de carte de visite ; comme dans les gangs, comme dans n’importe quelle organisation criminelle, les petits nouveaux, les « newbies », doivent d’abord faire leurs preuves. Bien entendu, elle veillait à se connecter de manière anonyme. La solution consistait à utiliser un site web conçu à cet effet, en d’autres termes un serveur proxy qui se connectait à sa place, dissimulait les traces qu’elle laissait sur Internet et modifiait son adresse IP et sa localisation. Elle en choisit un qu’elle savait particulièrement fiable parmi une longue liste d’anonymiseurs payants ou gratuits. Il s’appelait Astrangeriswatching.com. Elle se connecta et vit s’afficher le message suivant :

Welcome to Astrangeriswatching — Free Anonymous Proxy Service. Your privacy is our mission !

C’était loin d’être gratuit, et cela lui prit un certain temps, mais au final, elle se retrouva avec une variante écrite sur mesure du fameux programme Zeus, le roi des Chevaux de Troie (On ne sort pas de l’Antiquité, s’amusa-t-elle intérieurement.) Codé en C++, compatible avec toutes les versions de Windows, Zeus avait déjà infecté et investi des millions d’ordinateurs à travers le monde, dont ceux de la Bank of America et de la Nasa. La seconde manoeuvre consista à trouver une faille dans le système informatique de la prison. Pour cela, elle disposait de l’adresse mail du directeur lui-même. Elle la lui avait demandée avant de repartir. Elle l’avait à présent sous les yeux. Elle incorpora le botnet dans un document PDF, invisible pour les pare-feu et les antivirus du ministère de la Justice, puis elle passa à la phase 3 : le « social engineering », lequel consiste — là encore comme dans la célèbre scène antique — à convaincre sa victime d’activer elle-même le piège qui lui est tendu. Elle envoya le fichier au directeur via un mail expliquant qu’elle avait mis en pièce jointe un certain nombre d’informations concernant sa pensionnaire dont il devait prendre connaissance de toute urgence. La seule faille de sa méthode était l’obligation d’envoyer le cheval de Troie en utilisant sa propre adresse mail. Un risque calculé. Si quelqu’un se rendait compte de l’attaque, elle prétendrait avoir été elle-même infectée. Lorsque le directeur cliquerait sur le document, Zeus irait se fondre dans les fichiers sytèmes de son disque dur sans qu’il se rende compte de rien. Il ouvrirait le fichier, verrait apparaître un message d’erreur, supprimerait peut-être le mail ou l’appellerait pour avoir des explications. Trop tard. Le programme aurait fait son nid.

Une fois installée, sa version perso de Zeus dresserait une carte du système informatique de la prison, qu’elle recevrait dès que le directeur se connecterait sur Internet. Alertée en temps réel, elle lirait la carte et pourrait alors cibler les fichiers l’intéressant. Elle déposerait son ordre sur le serveur, Zeus en prendrait connaissance et, à la prochaine connexion, il lui enverrait les fichiers demandés. Et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle estime disposer de toutes les informations dont elle avait besoin. Elle enverrait alors à Zeus un ordre d’autodestruction, et le programme disparaîtrait. Plus aucun moyen de savoir qu’une attaque avait eu lieu. Plus aucun moyen de remonter jusqu’à elle.

Cette tâche terminée, elle passa à une autre. Elle eut un bref sentiment de culpabilité avant de s’introduire dans l’ordinateur de Martin. Mais elle se consola en se disant qu’elle agissait dans leur intérêt à tous, et qu’en puisant directement à la source des informations sans attendre qu’on les lui transmette, elle leur faisait gagner du temps. Après tout, c’était son ordinateur professionnel.

Elle supposa que, s’il avait des choses à cacher, il les réserverait à son ordinateur domestique. Elle passa en revue sa messagerie puis s’attaqua au disque dur. Tout en faisant glisser les dernières gouttes de gin et de tonic dans sa gorge, elle examina rapidement un certain nombre de dossiers de fichiers contenus dans C : \Windows et fronça les sourcils. Ce programme : il n’était pas là la dernière fois… Elle avait une mémoire remarquable pour ce genre de chose. Ce n’était peut-être rien. Elle continua son exploration et tiqua de nouveau. Son cerveau se mit à clignoter : nouveau fichier suspect. Elle lança un scan du disque dur et alla se servir un nouveau gin tonic. Quand elle revint devant l’ordinateur, le résultat la rendit perplexe. La sécurité du ministère de l’intérieur n’aurait pas laissé passer un logiciel analysé comme malveillant, et Martin n’était sûrement pas du genre à négliger les consignes de sécurité. S’il avait reçu un mail suspect ou provenant d’une personne qu’il ne connaissait pas, il ne l’aurait certainement pas ouvert, mais jeté dans la corbeille, ou bien il aurait demandé aux services informatiques d’y jeter un œil. il ne restait donc que l’éventualité d’un logiciel malveillant introduit directement par une personne s’étant trouvée physiquement sur les lieux.

Quelqu’un avait téléchargé le logiciel malveillant directement sur l’appareil…

Indécise, elle s’interrogeait sur la conduite à tenir. Elle devait prévenir Martin. Mais comment faire sans lui révéler la façon dont elle avait obtenu l’information ? Comment réagirait-il quand il l’apprendrait ? Elle fourrageait dans ses cheveux, pensive, le coude près du clavier, les yeux fixés sur l’écran. D’abord, en savoir davantage sur ceux qui avaient téléchargé le logiciel. Elle attrapa un bloc-notes et un stylo, et commença à faire la liste des possibilités, mais il lui apparut très vite qu’elles étaient peu nombreuses :

collègue

gardé à vue

visiteur externe

Dans les deux derniers cas, il était peu probable que Martin les eût laissés sans surveillance suffisamment longtemps pour leur permettre de passer à l’action. Elle ajouta une dernière ligne :

femme de ménage…

32. Dans les ténèbres

Vers 23 heures, un vieil homme sortit son chien et lui lança un regard suspicieux, en même temps qu’au réverbère en panne à deux mètres de la voiture. Servaz espéra qu’il n’allait pas prévenir les gendarmes. Il passa deux coups de fil à Vincent et à Samira à trente minutes d’intervalle sans cesser de surveiller la maison. La fenêtre était toujours allumée au premier étage.

Peu avant minuit, son attention s’accrut quand une silhouette passa derrière la fenêtre. Puis la lumière s’éteignit et une autre s’alluma derrière un petit vitrail, près de l’intersection entre les deux ailes, qui devait correspondre à la cage d’escalier. Une troisième fenêtre s’éclaira peu après au rez-de-chaussée, au-delà de la masse sombre du jardin d’hiver. Servaz se tordit le cou pour surveiller l’entrée, gêné par le tronc épais du grand pin et par l’écran des massifs entourant la bâtisse. Il vit quand même le vestibule s’éclairer quelques secondes plus tard, puis la porte d’entrée s'ouvrir et la tête et les épaules de Francis apparaître par-dessus les haies. La dernière lumière fut éteinte à l’intérieur de la maison. Van Acker sortait.

Servaz se laissa discrètement glisser le long de son siège en le voyant descendre la pente du jardin, ouvrir le portail et émerger sur le trottoir à moins de vingt mètres de son pare-chocs. Il vit son ancien ami se diriger vers sa voiture, un cabriolet Alfa Romeo Spider rouge garé un peu plus loin. La main sur la clé, il attendit que Francis eût démarré et atteint le bout de la rue pour mettre le contact et déboîter du trottoir. Il se dit que s’il était sur la défensive, ça allait être compliqué de le suivre dans la nuit sans se faire repérer. Mais il n’avait pas paru s’intéresser à ce qui se passait dans la rue après avoir refermé son portail : il s’était dirigé vers sa voilure sans jeter le moindre regard alentour.

Servaz atteignit à son tour l’extrémité de la rue. À temps pour apercevoir les feux arrière et le clignotant de la voiture sur sa droite en train de tourner à gauche à cent mètres de là. Il accéléra pour regagner du terrain dans les petites rues de Marsac et vira au même endroit. Devant lui, le cabriolet prit la rue du 4-Septembre jusqu’à la place Gambetta, qu’il traversa en direction du sud-est. En passant devant l’église, Servaz vit un étudiant en train de vomir dans l’ombre du presbytère, deux comparses l’attendaient en rigolant à la porte éclairée d’un pub, un verre à la main. Le Spider fila ensuite le long des rideaux de fer baissés des petites rues commerçantes, cahotant sur les pavés, contourna une fontaine et accéléra sur la D 939. Il quittait la ville. Servaz l’imita. La pleine lune brillait sur les collines boisées et noires. Après une longue ligne droite, la route s’éleva et se mit à slalomer dans les bois. Servaz avait pris ses distances, et il perdait régulièrement les deux feux arrière de vue avant de les retrouver à la sortie des virages. Son GPS lui indiquait qu’il n’y aurait pas d’intersection avant quatre kilomètres, aussi était-il inutile de rester au contact, mais, devant lui, Van Acker conduisait vite et il devait veiller à ne pas trop se laisser distancer.

Il était évident que Francis Van Acker aimait tester les performances de son bolide et qu’il roulait largement au-dessus de la vitesse autorisée. Francis avait toujours fait fi des règles — hormis celles qu’il instituait lui-même.

La route montait et descendait dans les collines, serpentant comme une couleuvre. Leur vitesse était telle que les roues de la Jeep soulevaient des feuilles mortes et du gravier à chaque virage. Il avait l’impression qu’on devait les entendre à des kilomètres. Les bois s’étaient épaissis, ses phares les illuminaient. Servaz voyait par instants la pleine lune au milieu du ciel, dans les trouées des feuillages, mais la plupart du temps, la voûte de verdure la masquait. Elle avait vaguement la forme d’un visage souriant qui suivait leur progression dans les collines avec intérêt. À deux ou trois reprises, il crut apercevoir des phares dans son rétroviseur — mais il était concentré sur ce qui se passait devant, pas derrière lui.

Alors qu’il atteignait le fond d’une vallée, Servaz vit le Spider tourner à gauche à deux cents mètres et s’engager sur une route encore plus étroite. Il l’imita et la petite route se mit aussitôt à grimper en décrivant des lacets. Ils traversèrent un hameau fait de trois ou quatre fermes accroché au faîte de la colline comme une rangée de dents cariées sur une mâchoire de travers. Il se força à ralentir pour ne pas se faire repérer. Au-delà, il devina, de part et d’autre de la route qui épousait la ligne de crête, des champs clôturés à la pente escarpée. Parvenu à un petit carrefour, il hésita sur la direction à prendre, jusqu’au moment où il aperçut les feux arrière loin sur sa gauche, entre les arbres. De nouveau, la route se mit à grimper. Puis elle atteignit un plateau et elle longea une grande futaie aérée, de hauts troncs droits régulièrement espacés comme les piliers d’une cathédrale ou d’une mosquée surdimensionnée. Il y en avait des centaines. La route était bordée de grandes coupes de bois qui formaient de hautes murailles de cylindres horizontaux.

Servaz sentait l’inquiétude le gagner. Où Van Acker allait-il comme ça ? Il avait choisi un itinéraire qui évitait les axes principaux de la région : une série de petites routes très secondaires et très peu fréquentées — surtout à une heure pareille. Servaz essayait de réfléchir, mais il était trop concentré sur sa conduite et sur la voiture devant lui.

Au carrefour suivant, au beau milieu d’un vaste plateau inhabité, couvert de lande et de boqueteaux et éclairé presque à giorno par le clair de lune, il découvrit un écriteau : « Gorges de la Soûle. » Il chercha le Spider des yeux mais ne le vit pas. Merde ! Servaz coupa le moteur et descendit. Le silence lui parut d’une qualité spéciale. Il n’y avait pas un souffle de vent et la nuit était étonnamment chaude. Il prêta l’oreille. Un bruit de moteur… Sur sa gauche… Il écouta, et de nouveau il perçut les changements de régime et le lointain crissement des pneus dans un virage. Il se remit au volant, fit décrire à la Jeep une large courbe et prit en direction des gorges.

Il les atteignit cinq minutes plus tard. Ralentit et gara le Cherokee au bord de la route. En plein jour, les gorges étaient un trou de verdure où la végétation bouillonnait, la forêt s’écartant seulement pour laisser passer quelques rayons de soleil et apparaître de hautes falaises de craie. Une rivière les longeait. Elle était large et peu rapide. Il y avait aussi plusieurs grottes sans profondeur au bord de la route, que les gens venaient visiter le dimanche quand Ils n’avaient rien d’autre à faire. À cette heure avancée de la nuit, elles n’avaient plus du tout le même aspect. Servaz y était venu plus d’une fois dans sa jeunesse avec Francis, Marianne et les autres.

Quelque chose comme un pressentiment lui disait que c’était peut-être là la destination de Van Acker. Il y avait toujours eu une part romantiquement sombre dans l’esprit de Francis et ce décor lui correspondait bien. Un peu comme les peintures de Caspar David Friedrich. Si Francis était garé quelque part dans les gorges et que Servaz s’y engageait, son ami ne manquerait pas de le repérer. Personne n’empruntait cette route très secondaire à cette heure de la nuit. Francis le regarderait passer et il comprendrait que Martin le suivait et le soupçonnait. Et si Van Acker avait continué sa route, il l’avait de toute façon perdu — mais il aurait parié que non.

Il y avait un chemin à deux mètres de son pare-chocs arrière. Il s’y engagea très lentement, à reculons, jusqu’à ce que le véhicule soit invisible de la route, au cas où Francis repasserait par là. Il éteignit les phares, coupa le moteur et descendit. Aucun bruit. À part le murmure de la rivière qui coulait de l’autre côté de la route, tout était silencieux. Il referma doucement la portière. Écouta. Un oiseau nocturne cria quelque part. Rien d’autre. Il tenta d’analyser la situation. Il n’avait pas trop le choix, sa seule option était d’entrer dans la gorge. Il se dit que Van Acker était peut-être déjà loin et qu’il était absolument seul au milieu de nulle part, en train de se livrer à un manège ridicule. Il sortit son portable de sa poche et l’éteignit. Puis il se mit en marche le long de la route plongée dans l’obscurité, sous le ciel étoilé.

En marchant sur l’asphalte, il se demanda ce qu’il savait de Van Acker aujourd’hui. Qu’avait-il fait durant toutes ces années ? Leurs vies avaient pris des directions si différentes… Il songea que Francis avait toujours été un mystère, il avait toujours été opaque. Peut-on avoir pour meilleur ami la personne que l’on connaît le moins ? Deux êtres si proches et pourtant tellement différents. Nous changeons. Tous. Irrémédiablement. Une part de nous-mêmes reste identique : le noyau, le cœur pur venu de l’enfance, mais tout autour s’accumulent tant de sédiments. Jusqu’à défigurer l’enfant que nous étions, jusqu’à faire de l’adulte un être si différent et si monstrueux que, si l’on pouvait se dédoubler, l’enfant ne reconnaîtrait pas l’adulte qu’il est devenu — et serait sans doute terrifié à l’idée de devenir cette personne-là.

Il s’enfonçait toujours plus avant dans la gorge. À présent, le son de la rivière proche couvrait tout autre bruit. La route décrivait de longs virages qu’il suivait en marchant de plus en plus vite. Il essayait de percer du regard les taillis qui la bordaient, mais en vain. L’obscurité était presque complète ici, au fond de la gorge. Toujours aucun bruit… Où était-il passé ? Il avait franchi quelques mètres supplémentaires lorsqu’il l’aperçut enfin. Entre les arbres et les taillis. Garé au-delà du virage suivant. Un bout de carrosserie et un phare : le Spider rouge… il s’immobilisa, se pencha légèrement. Deux autres phares apparurent entre les arbres : il y avait deux voitures garées là-bas. Et deux silhouettes dans l’Alfa Romeo. Il hésita sur la conduite à tenir. Était-il possible de s’approcher davantage sans se faire repérer ? Ou valait-il mieux attendre que la deuxième personne sorte pour rejoindre son véhicule ? Il se dit qu’il avait un avantage sur eux. De l’intérieur de la voiture, rien d’autre ne devait être visible que ce qui se trouvait dans le faisceau des phares, c’est-à-dire la falaise aveuglée par la lumière violente juste dans l’axe de la voiture, là où l’une des grottes peu profondes s’ouvrait, entièrement illuminée.

S’il se faufilait à travers les bois, il demeurerait invisible. La question était plutôt le bruit qu’il risquait de faire au cours de son approche. Mais les deux personnes étaient en pleine conversation et le bruit de la rivière le dissimulerait. Il commença à se faufiler parmi les arbres et les fourrés, mais sa progression se révéla très vite bien moins aisée qu’il ne l’avait escompté. Les taillis étaient si denses et si sombres qu’il était impossible de distinguer les nombreux obstacles qui se présentaient et il était sans arrêt confronté à des halliers encore plus impénétrables qui l’obligeaient à faire de longs détours. À plusieurs reprises, il manqua se tordre la cheville dans le noir à cause d’un accident du terrain ou d’une branche couchée en travers de son chemin. Des branchages bas lui griffaient les joues et le front, et sa chemise s’accrocha plusieurs fois à des ronces. Il s’arrêtait régulièrement. Observait les deux silhouettes dans la voiture, puis repartait. Au bout d’un temps qui lui parut très long, il se retrouva devant un obstacle infranchissable. Un ruisseau qui coulait, invisible dans l’obscurité et qui devait se jeter plus bas dans la rivière. Servaz devina sa présence à une brusque déclivité sous ses semelles, à l’absence de végétation et au bruit de l’eau. Il retira sa chaussure et sa chaussette, retroussa son pantalon et tenta une reconnaissance, mais sa jambe s’enfonça dans l’eau froide jusqu’au genou sans que son pied eût touché le fond. De l’autre côté, les deux silhouettes n’étaient plus qu’à quelques mètres, mais elles lui tournaient le dos. Il se déplaça latéralement le long du ruisseau et le passager lui apparut plus distinctement. Ou plutôt la passagère… Une femme… Cheveux longs… De quelle couleur, il n’en avait aucune idée. Pas plus qu’il ne pouvait deviner son âge de là où il se trouvait.

Tout à coup, il pensa à une autre solution.

La route traversait les gorges de part en part. Il y avait deux issues. Soit la femme était venue par l’autre côté, soit elle était là bien avant eux. Servaz aurait parié pour la première hypothèse. Ils ne voulaient pas être vus ensemble. C’était un risque à courir… Il rebroussa chemin, sans se soucier cette fois du bruit qu’il produisait. Le temps pressait. Dès qu’il eut rejoint la route, il se mit à courir vers sa voiture sur le gravier et l’asphalte. Il se rendit compte qu’il avait parcouru une distance bien moins longue qu’il ne l’avait cru à l’aller, mais il n’en était pas moins essoufflé quand il se mit au volant. Il mit le contact et roula hors du chemin au ralenti, s’éloigna à 30 kilomètres-heure sur la route, puis écrasa brutalement l’accélérateur dès qu’il eut la certitude que les occupants du Spider ne pouvaient plus l’entendre. Revenu au carrefour précédent, il vit une voiture garée sous les arbres, phares éteints, mais bien visible. Impossible de ne pas la repérer. Il la reconnut aussitôt. S’arrêta à sa hauteur et baissa la vitre.

— Qu’est-ce que vous foutez, nom de Dieu ?

Il vit Pujol et son acolyte se redresser.

— À ton avis ? s’énerva le premier. Tu as oublié ?

La filature ! Il avait demandé à Pujol de le suivre de loin au cas où Hirtmann se montrerait. Cela lui était complètement sorti de la tête !

— On avait dit « à distance » !

— C’est ce qu’on fait. Mais tu n’arrêtes pas d’aller et venir dans tous les sens !

— Pas mal le coup de la canne à pêche, ironisa l’équipier de Pujol dans l’ombre.

Servaz songea à Francis dans la gorge, qui pouvait passer devant eux d’un moment à l’autre.

— Rentrez à Toulouse ! Fichez-moi le camp d’ici ! Je ne vous veux pas dans mes pattes cette nuit !

Il lut la colère dans les yeux de Pujol, mais il n’avait pas le temps pour de plus amples explications. Il attendit que leur voiture eut disparu et repartit, tourna à gauche à l’embranchement suivant puis encore à gauche. Il parcourut environ deux kilomètres avant de trouver un nouvel écriteau « Gorges de la Soûle » près d’une bâtisse en ruine : un corps de ferme abandonné avec une grange. II gara sa Jeep en marche arrière tout contre le mur, à l’opposé des gorges, coupa son moteur, ses phares, et attendit.

Au bout d’un temps qui lui parut interminable et alors qu’il commençait à se demander si elle n’était pas repartie par l’autre chemin, la voiture inconnue passa devant lui. Il attendit qu’elle fût hors de vue et démarra. Pendant quelques kilomètres, il roula à vitesse réduite, puis il accéléra quand son GPS lui indiqua que la prochaine intersection se rapprochait.

Il la vit tourner à gauche et, de nouveau, il leva le pied, la laissant mettre de la distance entre eux. Il renouvela son manège à l’approche du carrefour suivant, juste à temps pour la voir continuer tout droit. La route de Marsac… Celle qui passait devant le lycée avant d’entrer en ville. Il devait se rapprocher s’il ne voulait pas la perdre dans les petites rues. Il était à deux cents mètres derrière elle et grignotait petit à petit son retard sur la longue ligne droite, quand il vit les feux stop s’allumer et la conductrice freiner avant de virer dans l’allée bordée de chênes qui conduisait au lycée. Il réfléchit à toute vitesse tout en ralentissant pour éviter d’arriver trop vite à sa hauteur. S’il s’engageait à son tour sur la longue allée conduisant au parking, il se ferait inévitablement repérer ! Et, à cette distance, il était impossible d’identifier l’occupante.

Une pensée lui vint. Vincent ! Il était garé quelque part en train de surveiller l’avant du lycée. Servaz finit sa trajectoire dans l’herbe de l’accotement, face au bâtiment principal éteint là-bas, tout au bout de la grande prairie, le pouce déjà sur la touche d’appel.

— Martin ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Une voiture s’approche du parking ! gueula-t-il. Tu la vois ? Son occupante, il faut que je sache qui c’est !

Un silence.

— Attends… Oui, je la vois… Une minute… elle descend… Une étudiante… blonde… Vu son âge, sûrement une prépa…

— Va la trouver ! II me faut son identité ! cria-t-il. Invente n’importe quoi. Dis-lui que la police surveille le lycée depuis le meurtre de sa prof. Demande-lui si elle a remarqué quelque chose. Dis-lui qu’elle ne devrait pas se balader toute seule avec ce qui se passe. Brode… Et demande-lui son identité.

Il vit Espérandieu descendre de voiture sans refermer la portière, à plusieurs centaines de mètres de là, et marcher rapidement on direction de l’autre silhouette, laquelle ne l’avait pas repéré et se dirigeait à présent vers le perron.

Il jeta un coup d’œil en direction du tableau de bord.

Les jumelles…

Il se pencha et ouvrit la boîte à gants. Elles étaient bien à l’intérieur, avec sa lampe torche, son bloc-notes et son arme.

Il s’en saisit. Espérandieu coupait par l’herbe à grands pas pour rattraper la jeune femme. Elle n’avait toujours pas remarqué sa présence. Servaz braqua les jumelles dans leur direction. Il colla ses yeux au binoculaire.

— Laisse-la filer, dit-il brusquement dans l’appareil.

— Quoi ?

— Ne te montre pas. C’est inutile. Je sais qui c’est…

Il vit Espérandieu s’immobiliser et regarder dans toutes les directions avant de le repérer enfin. Il coupa la communication, abaissa les jumelles, s'interrogeait fiévreusement sur la signification de ce qu’il venait de voir.

Sarah…


Margot vérifia que sa porte était bien fermée et revint vers son lit aux draps moites. Elle considéra le deuxième lit vide et sa poitrine se contracta. Sa coturne avait demandé à être changée de chambre depuis que la nouvelle s’était répandue dans le lycée que Margot faisait l’objet d’une menace.

Elle se rendit compte à quel point Lucie lui manquait, malgré le peu d’affinités qu’elles avaient et la façon maladroite dont elles communiquaient. Lucie avait emporté toutes ses affaires, vidé le mur de photos sur lesquelles apparaissaient ses cinq frères et sœurs et ce côté-ci de la chambrée avait un air triste et abandonné.

En tailleur sur le lit, elle contempla le sujet que leur avait donné Van Acker, mais sa tête était vide. Le devoir s’intitulait : Trouver sept bonnes raisons de ne jamais écrire un roman et une seule (valable) d’en écrire un. Margot supposait que Van Acker voulait ainsi ouvrir les yeux de tous les écrivains en herbe de la classe sur les difficultés qui les attendaient. Parmi les raisons de ne jamais écrire un roman, Margot avait déjà trouvé les suivantes :

1) il y en a déjà trop, chaque année un tas de nouveaux romans, sont publiés et ne parlons pas des milliers écrits qui ne le seront jamais.

2) écrire un roman demande une somme de travail considérable pour très peu de reconnaissance, quand tout ce travail n’est pas balayé d’une simple phrase assassine.

3) écrire n’enrichit personne, au mieux son auteur peut gagner de quoi se payer un restaurant ou ses vacances, les auteurs vivant de leur plume sont une espèce en voie de disparition, comme le léopard des neiges ou l’hippopotame nain.

Elle oublia les deux dernières mentions ; elle voyait d’ici un Francis Van Acker terriblement sarcastique lui disant : « Est-ce à dire que la moitié des génies de notre littérature auraient dû s’abstenir d’écrire, d’après vous, mademoiselle Servaz ? » Deuxièmement… deuxièmement, elle séchait… Son esprit ne cessait de penser à ce qui se passait dehors. Est-ce qu’il était là, quelque part dans les bois, à la guetter ? Est-ce que Julian Hirtmann traînait vraiment dans les parages ou bien est-ce qu’ils psychotaient tous comme des malades ? Elle repensa aussi au mot qu’Elias avait laissé dans son casier ce matin. « Je crois que j’ai trouvé le Cercle. » Qu’avait-il voulu dire, bordel ? Elle avait essayé de parler avec lui mais Elias l’avait arrêtée d’un geste en disant « plus tard ». Putain, Elias, tu fais chier !

Son regard tomba sur le petit appareil noir et compact posé sur le lit. Un talkie-walkie… C’était Samira qui le lui avait donné en lui montrant comment s’en servir et en lui disant : « N’hésite surtout pas, tu peux m’appeler à n’importe quel moment. »

Elle aimait bien Samira, avec sa tronche invraisemblable et ses fringues. Margot regarda une nouvelle fois l’appareil. Finalement, elle l’attrapa, l’approcha de sa bouche et pressa le bouton sur le côté avec le pouce.

— Samira ?

Elle relâcha le bouton, comme on lui avait dit de le faire pour que la fliquette puisse répondre.

— Ouais, poulette. Je suis là… Qu’est-ce qui s’passe, ma belle ?

— Euh… je… c’est-à-dire que…

— On se sent seule dans sa chambre depuis que sa copine est partie, c’est ça ?

En plein dans le mille…

— Pas vraiment cool de sa part, ça… (Un grésillement.) Ça commence à gratter sévère ici. C’est plein de saloperies de bestioles. Et puis, il fait un peu soif. J’ai deux bières fraîches dans une glacière. Ça te dirait ? On n’est pas obligées d’en parler au proviseur ni à ton père et, après tout, il m’a demandé de te surveiller de près…

Un sourire illumina le visage de Margot.


Il se sentait trop fatigué pour rentrer à Toulouse. Il se demanda s’il trouverait une chambre d’hôtel à cette heure-ci, puis il pensa à une autre solution. Il se dit que ce n’était pas une bonne idée, qu’elle l’aurait appelé si elle avait eu envie de le voir — puis il songea qu’elle faisait peut-être comme lui : elle attendait désespérément qu’il l’appelle. Il était dévoré par l’angoisse, le doute et l’envie de la voir. Il saisit son téléphone portable, avisa l’heure dans le coin de l’écran et le remit dans sa poche. Il ne voulait pas la réveiller au beau milieu de la nuit. Mais peut-être ne dormait-elle pas… Peut-être se réveillait-elle chaque nuit comme elle s’était réveillée deux nuits plus tôt pendant qu’il était dans son lit. Peut-être attendait-elle, espérait-elle son coup de fil et se posait-elle les mêmes questions que lui : pourquoi diable n’appelait-il pas ? Il sentit de nouveau le goût de sa bouche sur ses lèvres, le contact de sa langue, eut le parfum de ses cheveux et de sa peau dans ses narines et un gouffre se creusa dans son ventre. Il était affamé de cette compagnie là.

— Je rentre, dit-il à Espérandieu dans le téléphone. Bonne nuit.

Il vit son adjoint lui faire un signe de là-bas et retourner d’un pas lourd vers sa voiture. Dans une heure, une autre équipe prendrait la relève jusqu’au matin. Il ne put s’empêcher de penser à Margot, en train de dormir. Il se demanda ce que faisait Hirtmann en ce moment même. Dormait-il ? Était-il en train de rôder quelque part à la recherche d’une proie ? En avait-il trouvé une et l’avait-il enfermée quelque part pour jouer avec, comme un chat joue avec une souris ? Il chassa cette pensée. Il avait dit à Vincent de se cacher mais pas trop. D’être repérable pour quelqu’un cherchant les signes d’une surveillance. Il ne pensait absolument pas que le Suisse prendrait un tel risque. La liberté était un bien trop précieux pour lui désormais, il avait été enfermé pendant quatre années et demie dans des hôpitaux psychiatriques, sans visites, sans promenade, sans contact humain à part ses psychiatres et ses geôliers.

Servaz entra dans Marsac, traversa la ville endormie en roulant lentement sur les pavés à travers les petites rues désertes et se dirigea vers le lac. Il passa devant le Zik, le restaurant-café-concert sur pilotis. Il y avait du monde à l’intérieur et une bouffée de musique lui parvint par la vitre baissée. Il contourna la rive est, la plus proche de la ville, pour longer ensuite la rive nord. La maison de Marianne était la dernière de la rangée. Il ralentit en approchant du portail.

Il y avait de la lumière au rez-de-chaussée.

Il sentit les battements de son cœur accélérer. Se rendit compte qu’il avait terriblement envie d’elle, de l’embrasser et de la serrer dans ses bras. D’entendre sa voix. Son rire. D’être avec elle…

Puis son cœur tomba dans sa poitrine.

Une voiture était garée sur le gravier. Sous les sapins. Ce n’était pas la voiture de Marianne. Une Alfa Romeo Spider rouge. Servaz eut l’impression qu’une vague de tristesse se levait quelque part et il ressentit, une nouvelle fois, la douloureuse morsure de la trahison. Il chancela. Puis il décida de lui laisser le bénéfice du doute. Il s’en voulut de ses mauvaises pensées. Il décida d’attendre que Francis soit parti et de sonner ensuite à sa porte. Il y avait sûrement une explication. Il ne pouvait en être autrement.

Il roula un peu plus loin et se gara à l’ombre des bois, à la limite de la propriété, là où la route décrivait un virage devant la forêt pour repartir vers le nord et la lande. Il sortit une cigarette et mit Mahler dans le lecteur. À la fin du CD, il renonça à la musique. Un goût de bile dans la bouche. Le poison du doute infectait son esprit. Il songea aux préservatifs en réserve dans la salle de bains. Il regarda l’horloge du tableau de bord. Une deuxième heure passa. Lorsque le Spider rouge émergea du jardin en faisant crier ses pneus sur l’asphalte, Servaz sentit un froid glacial se répandre clans tout son corps.

La lune là-haut était une femme triste, la seule qui ne le trahirait jamais.

Il était 3 heures du matin.

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